lundi 17 décembre 2007

Remus Botar Botarro, sculpteur du rêve, successeur du grand Brancusi



Quand on entre dans le building de la place Des Moulins au 2° étage, on ne s’attend pas de voir dans un espace d’appartement une exposition prestigieuse présentée par le Maître roumain Botarro lui-même. Les sculptures sont si rapprochées que l’on a l’impression qu’elles sont dans notre propre maison de riche collectionneur ! C’est le 50° anniversaire de la mort de Brancusi et quelques chefs d’œuvres forment le noyau de l’exposition : une esquisse de la sublime Mlle Pogany, un autoportrait sculpté (improvisation corrigeant un travail d’élève), le coq abstrait, merveille architecturée de la dernière période… tout autour, rayonnent les rêves de son cadet spirituel Botarro, cadet car né en 1946, onze ans avant la mort du Maître.

(Brancusi : Mademoiselle Pogany 1913)

Lui-même roumain d’origine (il y naquit en 1876), Constantin Brancusi fut élève d’Auguste Rodin. En 1907, la même année que Picasso en peinture, il instaure les fondements de la sculpture moderne avec son « baiser » dans lequel le couple ne forme plus qu’un, introduisant dans ce thème rodinien la dimension de l’androgynie… Il devient le maître de la réduction aux lignes les plus nécessaires. Botarro, dont la démarche est très intérieure, nous a livré une lumineuse interprétation des œuvres de Brancusi : « quand, dans la lumière, le contour d’une personne se dessine, il ne reste plus que l’ombre : les yeux, les oreilles, les cils sont annexes, la forme acquiert une dimension mystique. Cette mystique est proche de la pensée japonaise qui veut qu’une idée trop simple à comprendre est sans valeur, tandis qu’elle acquiert beaucoup de prix en se livrant au bout d’une longue méditation ». Il ajoute dans la conversation d’autres belles réflexions : « que l’art débute là où s’arrête le quotidien ; que dans la création il faut mettre un peu de son « dramma » personnel, sinon cela ne fonctionne pas »… Botarro a sculpté lui aussi son « baiser », pour ainsi dire celui de la troisième génération artistique : il s’évade vers des espaces inconscients, le vide central pourrait être le cœur des époux. Botarro est le maître du rêve. On peut regretter en admirant cette sculpture dans l’exposition que la lumière la place pas ici en position de star, de « baiser star », en position d’idole du Subconscient, ce qu’aurait d’ailleurs méritées toutes les statues de l’exposition. Les œuvres de Botarro sont à admirer durant des heures : ici un geste, ici une habitation avec sa petite porte, là un mouvement qui progresse vers l’avant : l’axe de stabilité est aboli et la statue s’envole presque ! Elles ont ce quelque chose de percutant et de bien choisi, cet équilibre parfait qui parle sans que l’on ne sache vraiment où dans notre cœur, mais c’est bien parce qu’elles dialoguent avec notre monde enfoui intérieur, à tous. Elles ont tout simplement la profondeur d’un Gérôme Bosch et la fantaisie d’un Salvatore Dali, deux artistes d’ailleurs évoqués dans ses intéressants dessins graphiques. On dira d’ailleurs que le monde de Botarro est non pas formellement mais par la sensibilité très proche de celui de Gérôme Bosch et c’est cette dimension qui en fait un artiste majeur.

Monte-Carlo, Maison de l'Amérique Latine

dimanche 16 décembre 2007

Paul O'Dette, de façon divine, fait preuve d'une certaine liberté rythmique...


A propos d'un très beau disque qui n'a pas eu les honneurs de certaines revues françaises

Paul O'Dette pourrait jouer "do ré mi" avec une spiritualité innée. Tout ce qu'il joue est vocal, profond. Le son de son toucher est un plaisir inlassable. Le rythme souffre toujours chez lui, les gaillardes ne sont pas assez dansantes, mais on aime à penser, en lisant sa belle introduction, que c'est ainsi que Daniel Bacheler devait les interprèter, les irrégularités d'écriture en faisant foi. Paul O' Dette défend ce "parfait musicien" de la fin du règne d'Elisabeth, le plus reconnu jadis, le plus adulé, finalement relégué dans l'ombre des luthistes de l'expression tels Dowland et Johnson. On oublie qu'une manière d'opposition entre manièrisme et classicisme habitait déjà la Renaissance : Bacheler était moderne parce qu'il imitait la France, qu'il faisait respirer à ses contemporains la fraîcheur de l'élégance et de la ligne mélodique, qu'il pointe chez lui quelque chose de la grâce cultivée par le siècle suivant. S'il ne touche pas le coeur, sa fantaisie et sa perfection décorative (les arpèges) est celle d'un précurseur, comme nous en convainc "Mounsieurs Almaine" ou encore "La jeune fillette". Ce disque est fondamental parce qu'il restaure aux yeux de l'Histoire le couple Bacheler-Dowland à l'image du couple Praetorius-Schütz ou Mendelsohn-Schumann.

Daniel Bacheler de Paul O'Dette
Daniel Bacheler 1572-1619 The Bachelar's Delight, lute Music; Paul O'Dette,
luth; harmonia mundi Hmu 907389 78'50'' Recorded October 2004


Jan Ignaz Frantisek Vojta, un compositeur "à clef" de la trempe d'un Biber


A propos d'un disque dont la matière est capitale à la connaissance du répertoire violonistique

Dans l’Europe de l’Est, se profilait un courant associant la Composition à l’Alchimie des nombres, Vojta en est l’un des premiers exemples. Issu du même enseignement violonistique jésuite que son contemporain Biber, ce praguois compose trois sonates à forte symbolique trinitaire en « scordatura » qui sont, au thème près, jumelles des fameuses « sonates du Rosaire ». Bâties sur les chiffres ésotériques, elles développent un discours (Vojta était docteur en médecine et versé en astrologie) facilement accessible et émotionnel. Ces œuvres initient toute une tradition chambriste « spirituelle » qui aboutira aux sonates pour violoncelle solo de Bach, étrangement proche du cycle trinitaire de son prédécesseur : à la fois cycle « passion, amour, résurrection » et illustration « du Père du Fils et du Saint Esprit ». On entend en outre, dans la musique vocale de Vojta, l’enseignement d’une simplicité piétiste modelée pour dire la profondeur. Elle s’apparente à cette poétique, cette philosophie même qui, de Pachelbel à Buxtehude, fut en Allemagne, l’école de pensée de Bach. Enfin, sporadiquement, une influence française rappelle de façon troublante des fragments de Marc-Antoine Charpentier, autre compositeur dans le giron jésuite. Ajoutons que Vojta, comme Biber, a le don mélodique et sait peindre la méditation comme la joie spontanée, et l’on comprendra que le style si affirmé de Biber n’est pas le fait d’une personne mais d’une école dite « viennoise ». Vojta, « maillon manquant » entre Smelzer et Biber, aurait gonflé l’importance de cette école si la postérité ne nous avait pas laissé si peu de témoignages (27, tous contenus dans ce disque).
L’interprétation soignée arrive à restituer cet univers : elle choisie de belles couleurs dans le continuo et dans les voix. Cependant elle reste à mi-chemin entre l’intimiste et le théâtral, notamment pour la violoniste (Elen Machova) qui se restreint dans un jeu en demi-teinte, ou la soprano, une nouvelle Kirkby avec moins d’engagement, ou la basse, beau timbre mais en difficulté dans les coloratures. Le chœur festif final redore la prestation de cet ensemble « la Gambetta » laissant présager des futurs progrès dans son engagement expressif.

Jan Ignaz Frantisek Vojta, (bachelier en 1677- mort après 1715)
« Musicus salutaris »
Ensemble « La Gambetta »
65’54’’ Arta F10141
2006 (lieu d’enregistrement non indiqué) République Tchèque.

Jarzebsky, Mielczewski, de bons italianisants

A propos d'une anthologie qui étouffe son sujet

Architecture, peinture, musique brillent à Varsovie : les rois Zygmunt III et Wtadystaw IV sont des amateurs. Le premier rentrant d’Italie en l’an 1624 crée une compagnie d’opéra permanente, nouveauté à l’Est, le second s’offre Marco Scacchi comme maître de chapelle, théoricien moderne. Tout est là pour faire naître les talents autochtones. Ils furent donc nombreux (ils sont sept ici) et c’est désormais l’heure de découvrir les trésors cachés de cette Europe lointaine. Un Jarzebsky l’emporte par l’élégance de sa ligne, un Mielczewski convainc par la solidité de métier, un Förster a bien appris la leçon théâtrale du grand Carissimi, un Szarzynski apporte in extremis un peu de XVIIIème aérien et lumineux à la Corelli ou Biber. Ils sont pourtant tous surclassés par l’italien Merula (à Varsovie au début de sa carrière) qui innonde son auditeur d’une stéréophonie surnaturelle. C’eût pu donc être un beau disque, mais hélas pointe l’achoppement de l’effet « musée » : entassement et couleurs mortes. Trop de beautés similaires s’estompent, trop de rythmes allants, pas assez de variété des styles, du jeu. Un violon pincé, soit donne un cachet ancien, soit est victime d’une prise de son grisaille, soit encore supporte la triste discrétion du continuo. S’efface alors la lecture polyphonique obligatoire pour des canzone à due violini encore inscrites dans la lignée de la Renaissance. Reste l’éloquence quasi vocale inhérente à la Nuova pratica, car l’ensemble Il tempo, maîtrise tout de même suffisament le style italien. Mais c’est avec un son petit donnant un sentiment suranné, dont on ne sait s’il faut le croire charmant ou ennuyeux : on y trouve aristocratie, chorégraphie, nonchalance, pas de sensations fortes. Dommage, chaque pièce était là une pierre précieuse qui méritait d’être goûtée, une, dans des programmes plus habiles, ce que réclamait humblement ce minuscule vestige archéologique qu’est le prélude d’orgue mis en clôture du disque. Qui plus est, joué (pesamment) au clavecin, qu’introduit-il là, si ce n’est le vide ?

Muzika zamku warszawskiego – musique du chateau de Varsovie
Ensemble Il tempo
Agata Sapiecha, violon ; Maria Dudzik, violon ; Lilianna Stawarz, clavecin ; Marcin Zalewski, luth

Adam Jarzebski (ca.1590-1649) : concerti ; Adam z Wagrowca (†1629), Andrzej Rohaczewski (XVIIème), Marcin Mielczewski ((†1651), Tarquinio Merula (ca 1595-1665) : canzone ; Stanislaw Sylwester Szarzynski (XVII-XVIIIème), Kaspar Förster junior (1616-1673) : sonate ; Jan Podbiekski (XVII ème) : praeludium.

DUX 0414
2004 TT : 41’22

Cocchi & Alovisi : dans la ville de Mikulov, deux italiens expatriés brillèrent d'un éclat comparable à Monteverdi


A propos d'un autre disque de la Societas incognitorum

Tout de festif en ce disque 1630. Encore un mécène, en Moravie, le Cardinal Franz von Dietrichstein et deux italiens, maîtres de chapelle, qui expatrient leur talent : Claudio Cocchi, génois un temps à Mikulov avant Trieste - psalmodie brillante, son œuvre ne pâlit pas devant Monteverdi son modèle - et surtout Giovanni Battista Alovisi, bolognais champion ès chromatismes expressifs à la Gesualdo, qui passa sa vie entière auprès des princes tchèques. De très grands compositeurs « oubliés » en somme, dont l’écoute souple ne lasse pas. Pour compléter le portrait de cette cour, on entendra le luth qui y fut roi en la présence, jadis, d’un certain virtuose, Jan Prazak. L’ensemble invite aussi son virtuose de liesse dynamique : Stephen Stubbs. Ses suites de danses sont peut-être plus de convention, et la dernière mélange dates et styles français, germanique, anglais ; mais cet éclectisme là fut certainement de règle dans cette Europe-carrefour des influences. On aurait pu être gêné par le passage soudain des chœurs à la douceur de la corde pincée, de la chapelle à la chambre, mais le ton est si parfaitement le même, et le programme si bien agencé, si adapté aux exigences de repos de l’écoute moderne, que l’on accepte aisément d’entendre deux disques croisés comme l’on s’habitue, au cinéma, aux doubles plans séquencés. Remarquable la qualité du programme autour des psaumes et des motets à la vierge (il en était de même pour le disque de Cernohorsky). En un élargissement théâtral de l’espace en fin de programme (litanies), la basse solo dialogue avec un chœur doublé de violons et d’un grave violone. Remarquable la suavité constante de l’interprétation qui tient en haleine le public jusqu’au bout, toute qualité qu’il faut imputer à Eduard Tomastik, le chef et ténor. Les voix typées des quatre principaux solistes deviennent vraiment très attachantes ; on se sent en famille dans cette écoute, ce n’est pas une « société d’inconnus » qui nous parle. Le timbre de basse est impressionnant, on s’y attache malgré la lourdeur de l’émission dans le registre aigu - cela fait aussi partie de son caractère. Vraiment, si l’on n’avait pas relevé une légère maladresse dans le montage, ce disque serait une merveille parfaite. Il ne manque qu’à l’ensemble de servir un compositeur hors norme (ce qu’il avait peut-être déjà fait avec Adam Vaclac Michna ou encore Sances chez le même label) pour s’imposer définitivement comme l’un des plus remarquables d’Europe.

Trésors oubliés du premier baroque morave, musique de la cour de Dietrichstein

Psaumes et motets de Giovanni Battista Alovisi (1600 – 1665) et Claudio Cocchi, dances pour luth de Michelangelo Galilei, Robert Ballard, Charles Lepin, Ennemond (?) Gaulthier, John Dowland, Georg Leopold Fuhrmann, Michael Praetorius.

Societas incognitorum – Eduard Tomastik ; Stephen Stubbs, luth.

Rosa classic RD 1319
Enregistrement le 14 mars 2005 et le 13 mai 2005 TT : 79’55’’

Rathgeber, joli contemporain de Bach

A Propos d'une anthologie de ses musiques pour la table bourgeoise.

Charmant patchwork populaire et savant que ce disque. Des mini-concertos à la Telemann côtoient les quodlibets du Tafel-Confect, chantant le mérite du vin, du tabac, du nez, sous forme de jolis solos ou de parodies d’oratorios. Cette musique de table d’un moine bénédictin de Banz, Valentin Rathgeber, contemporain de Bach fut un succès de l’époque, manne pour l’éditeur qui fit même publier une suite signée JC Seyfert (présent aussi dans l’enregistrement). On trouve là un témoignage d’une période de mutation où apparaît un nouveau marché, la bourgeoisie. Elle veut des œuvres simples imitant celles destinées aux princes - eux-mêmes en privé suivent la tendance. Or la pensée germanique aime sacraliser l’intime, le familial : c’était encore un acte religieux que de s’amuser à table ou de parler tendrement à sa femme. Dans cette lignée sont la Tafelmusik de Telemann, plus sélecte, la Kaffee-Kantate de Bach, le Schemelliche Gesangbuch et même le Nötenbuchlein für Anna Magdalena tout plein d’amour sacré et profane. D’où ce moine, spécialiste réputé du genre, qui à quarante-sept ans eut la permission tacite de défroquer quelques années, le temps nécessaire pour mieux se mettre au goût du jour et apporter bénéfices financiers à son ordre. L’œuvre reflète cette aventure en alliant les archaïsmes savoureux des récitatifs (die Bettelzech en est un bel exemple) rappelant Schütz ou Buxtehude, et le dépouillement préclassique (Von Erschaffung Adam und Eva) de quelque comptine d’un Pedrillo chez Mozart. On comprend qu’un groupe d’amis rassemblés autour de la basse Peter Kooij, le Canto tanto à quatre voix, veuille défendre cet esprit au point de remplir le disque à ras bord. Ils sont parfaits dans l’oratio comique, souvent rurale, notamment Monika Frimmer. Das Neu-Eröffnete Orchestre dirigé par Jürgen Sonnentheil est subtil quoique parfois timide ou plutôt desservi par une prise de son lointaine. De l’enthousiasme certes, mais le programme convainc-t-il ? Peut-être faut-il être allemand pour apprécier (pas de traduction française des paroles)… Car la plastique musicale des œuvres ne suffit pas pour éviter l’écueil de la monotonie inhérente à toute anthologie collée à son sujet.

VALENTIN RATHGEBER
1682-1750

Augburgisches Tafel-Confect (sélection) et concertos – Johann Caspar Seyfert (1697-1767), Tafel-Confect, Tracht IV (sélection)
« canto tanto » Monica Frimmer (soprano), Christa Bonhoff (alto), Dantes Diwiak (ténor), Peter Kooij (basse),
Das Neu-Eröffnete Orchestre, Jürgen Sonnentheil (direction & orgue)
CPO 999 995-2 Bayerischer Rundfunk
(CD, ??? €). 2003. TT : 77’42’’

Musique protestante dans l'Est de l'Europe baroque

A propos d'un disque sur le répertoire de la ville de Wroclaw

Wroclaw est une des capitales de l’Est avec une vie musicale développée, mais son foyer, plutôt qu’une cour italianisante (cf Mikulov en Moravie), est l’église luthérienne Sainte Elisabeth avec sa riche bibliothèque. On entend ici Wolf-Ernst Rothe, compositeur secondaire, le sensible Johann Hermann Schein et surtout Christoph Bernhard, élève de Carissimi et de Schütz, référence pédagogique en Allemagne, profonde influence sur Buxtehude. Son « Gott, sei mir gnädig » fait à lui seul toute la valeur du disque. L’ensemble Harmonologia comporte quatre voix, complétées par des violons et surtout par les trombones et les cornets de l’excellent Concerto Palatino. Ce choix est bon puisqu’il illustre une pratique courante de l’époque, expliquée dans les écrits de Michael Praetorius, qui consiste à remplacer quelques chanteurs par les instruments. Or, est-ce une volonté de Jan Tomasz Adamus, chef et continuiste raffiné à l’orgue ? Un tempo lent (émouvant peut-être en concert) donne l’impression que la musique va mourir à chaque instant. Les chanteurs manquent de sens rhétorique, leurs mélismes sont peu phrasés : anémique pour de la musique de 1676. Plus grave est le contre-emploi de Marzena Lubaszka : pureté de l’enfance, harmoniques aiguës propices à la musique française, sacrifiés dans la tessiture grave du soprano allemand. L’ « Exaudiat te Dominus » de Schein à 3, avec ses longues tenues à la voix de basse annonce Biber. Or ici un trombone remplace le chanteur et accentue l’effet abrupt des ruptures de souffle. Les voix, mal agencées dans la balance du son, sont couvertes sitôt que les cuivres parlent avec elles en polyphonie. Le montage de ce semi-live laisse passer certaines prises peu justes. In fine s’esquisse une sensation d’une perte des belles possibilités.

Muzyka w dawnym wroclawiu « Musique de l’ancienne Wroclaw »
Ensemble Harmonologia, direction jan Tomasz Adamus, Concerto Palatino

Marzena Lubaszka, soprano ; Sebastian Kaniuk, contre-ténor ; Piotr Szewczyk, ténor ; Jacek Ozimkoski, basso ; Dymitr Olszewski, violon ; Adam Pastuszka, violon ; Teresa Piech, viola da braccio ; Joanna Kostylew, viola da braccio ; Petr Wagner, viole de gambe ; Jan Tomasz Adamus, orgue et direction.

Bruce Dickey, cornet ; Doron David Sherwin, cornet ; Simen van Mechelen, trombone ; Charles Toet, trombone ; Wim Becu, trombone.

DUX 0485 distribution EMA Cddvd
Semi-live recording, décembre 2003 61’47’’

Robert de Visée est un compositeur harmonique plus que mélodique

Petite polémique sur le Robert de Visée pensé par Pascal Monteilhet

Pourquoi ce disque de Pascal Monteilhet, avant son départ aux Philippines, n’est pas l’événement attendu ? Ce n’est pas dû au plateau prestigieux : à Monteilhet une sérénité, à Amandine Beyer une préciosité, à Amélie Michel, la fantaisie, à Marianne Muller un son, une invitation au voyage. Et de fait, la première écoute est une berceuse nostalgique, mais cela ne suffit pas. Le problème viendrait-il du compositeur ? C’est impossible pour un élu qui jouait en compagnie de Marais, Forqueray et Couperin pour Louis XIV. Il faut donc qu’il y ait eu de grands dangers dans les choix d’historicité du disque. Le premier est de proclamer dans la notice « les règles du bon goût », judicieuses mais brides à l’imagination, beauté du « rien de trop » - mais que devient la rhétorique ? Le deuxième danger fut d’avoir cru trop fortement à la qualité mélodique de De Visée quand celui-ci édita ses œuvres de théorbe ou de luth mises « en partition pour dessus et basse (continue)». Or, s’il y a bien une mélodie chez De Visée, ce n’est pas celle d’un Marais rompu à des instruments imitant le chant, mais une autre, proche du discours parlé. Quand le théorbe joue seul, la ligne de basse soutient la mélodie par son enrichissement harmonique, ce qui pallie le son éphémère. Les accords constituent ainsi une mélodie rhétorique, souvent en de beaux arrêts théâtraux, tels qu’ils s’expriment dans le tombeau des Demoiselles de Visée, sous les doigts d’un Hopkinson Smith. A la viole, pour cette même pièce, Marianne Muller, pas assez fusionnelle avec la basse, se trouve dans une position difficile et se lance, comme précédemment le violon et la flûte, dans une lecture quasi monodique d’une œuvre avant tout harmonique. D’autant que les interprètes ont renoncé à un accompagnement au clavecin et à la basse de viole, comme le recommandait l’auteur, pour laisser au discret théorbe le soin d’assurer une unité avec ses pièces en solo. Dans cette situation, seule la flûte, très éloignée de hauteur et de timbre, permet de garder une bonne lecture. Déséquilibre accoustique ou transcription insuffisante ? Aurait-il fallu grossir le lien de la basse et du dessus en faisant un travail d’orchestre, par exemple en rajoutant un deuxième dessus comme chez Gaspard Le Roux pour complèter l’harmonie ? En soliste, Pascal Monteilhet ne rachète pas ces difficultés, appauvri par une prise de son applanissante. On est loin de la verve d’un Egüez (au théorbe « de pièces », plus aigu d’une quarte que le théorbe « d’orchestre » et plus historique). Pour découvrir De Visée, mieux vaut donc retourner au premier disque de Pascal Monteilhet et considérer que la dernière mouture ne peut constituer des « adieux » et nécessite « un retour »…

Robert de Visée
(1658/60 ? – ca 1732)
Suites pour théorbe mises en partition 1716
Pascal Montheilhet, théorbe, Amélie Michel, traverso, Amandine Beyer, violon, Marianne Muller, viole
Zig Zag ZZT051101 distr. Harmonia Mundi
Enregistrement 7, 8 juin 2004, 19 et 20 avril 2003. TT : 67’28’’

Bohuslav Matěj Černohorský, talentueux compositeur


A propos d'un disque de la Societas Incognitorum, ensemble Tchèque

Enfin un contemporain de Bach assez personnel pour échapper à toute comparaison ! Forte de ce constat, la Tchéquie se fait fière de fêter cette année Černohorský, moine franciscain praguois qui vécut par deux fois à Padoue, enseigna à Tartini et fut bien plus honoré en Italie qu’en Bohème où son Ordre lui créa quelques tracas. Improvisateur, il nous laissa peu d’exemples de son métier d’organiste. C’est aux œuvres vocales que revient la tâche de le défendre à la postérité : invention, pulsation vigoureuse, don de la prosodie latine (Quare Domine Irasceris), souplesse des tournures mélodiques qui rappellent curieusement celles de Charpentier. Parfois la couleur des chœurs évoque un Lotti ou un Vivaldi extatique ; les harmonies l’âme grave d’un Bach, surtout lorsqu’une longue pédale retient le souffle. Ici (Regina Coeli), une soprano solo déploie dans un idiome français une virtuosité italienne tout en dialoguant en un contrepoint germanique avec le violoncelle ; là (Laudetur Jesus Christus), un éventail violonistique se métamorphose en habiles syncopes vocales. On ne s’ennuie donc jamais, excepté dans les soli d’orgue ; mais cela est du à l’interprète lui-même qui, au mépris des belles respirations tout juste entendues dans le chant, étouffe ses fugues par souci de solennité. Hormis ce détail, l’appétit s’aiguise et voilà que déjà le disque s’arrête. D’où vient cette sensation ? De l’attachement pour Černohorský ? Certainement de la richesse interprétative et de la dynamique dont fait preuve la Societas Incognitorum accompagnée par l’Hipocondria Ensemble. On est ému par la qualité des masses sonores (Memento Abraham) malgré un premier violon dont l’harmonique suraiguë perce et finit par irriter. Mais il se mêle à une pâte rustique reflétée aussi dans les timbres typés des solistes. Ce choix est compensé par leur technique parfaite, leur liberté et connaissance du style, agréablement servies par une prise de son très présente et évidente dans un travail si soigné.

Pavel Černý - varhany, Hipocondria Ensemble, Jan Hádek - um. ved., Societas Incognitorum, Eduard Tomaštík - um. ved. Produkce: Vítězslav Janda. Text: Č, A. Nahráno: 3/2004, 6/2005, kostel Nejsvětější Trojice, Smečno, 7/2005, kostel Farního sboru Českobratrské církve evangelické, Nymburk. Vydáno: 2005. TT: 49:10. DDD. 1 CD Arta F10139 (distribuce 2HP Production).

Bach uma atmosfera musical

Notice de disque pour le pianiste Jean Dubé

“Comment ne pas être émerveillé en pénétrant dans l’œuvre de Jean Sébastien Bach ? Il semble qu’on enfonce dans quelque forêt sonore dont les végétations luxuriantes s’enchevêtrent harmonieusement », telles sont les métaphores de sensibilité française proférées par Paul Dukas, auxquelles répondent les mélodies suspendues de la fugue en si mineur de Lekeu. Chez Bach, le contrepoint, art de traiter les voix en imitation, enlasse les mélodies puisées dans le patrimoine d’Allemagne, de Thuringe, de la longue et noble famille de musiciens des Bach. Le contrepoint devient fugue où de grands thèmes se poursuivent en flexibles lianes et tracent un chemin épique : Bach est l’aboutissement d’un beau trajet du simple vers le complexe.

Le Brésil qui inspira Villa-Lobos chantait spontanément chaque voix avec indépendance et les mélangeait dans la danse de sa fête. Lors des grands concerts publics et « prolétaires » organisés par Villa-Lobos, ce Brésil se retrouva non pas dans Chopin, mais dans Bach, acclamé. Une forêt de Thuringe ou une Amazonie sonore : c’est peut-être un monde végétal où l’humanité toute entière se reconnaît. « Bach, disait Villa-Lobos, est une fontaine de folklore universel riche et profonde comme sont toutes les matières de tous pays ». Et d’ajouter que ses matrices « procèdent directement du peuple : en quoi Bach constitue un intermédiaire entre les races. Sa musique vient de l’infini astral. Elle s’infiltre dans la terre sous forme de musique folklorique : un phénomène, selon les différentes régions du globe, avec une tendance naturelle à s’universaliser ». Ainsi, au Brésil, « Bach est plus proche de l’esprit de Modinha que la Modinha elle-même » et Villa-Lobos mélangea les atmosphères du « bled (Sertão) » et du « petit train » de son pays, à la méditation religieuse, aux grandes pédales d’orgue, aux conversations de fugues et aux impulsions rythmiques du vieux maître ; il mélangea pendant plus de vingt ans de sa vie, en écrivant les Bachianas Brasileiras (ici la quatrième pour piano seul).

Bach est enseignement

Certes, fille austère de l’âme allemande et du protestantisme, la musique de Bach n’en puise pas moins ses racines dans un patrimoine naïf, de chansons d’amour reconverties à la foi chrétienne de la foule fervente, de petits canons chantés à table, images de la subtilité du monde, miroirs des nobles et géantes fugues de l’église. Cette profondeur d’âme dans chaque acte, du plus petit au plus grand, se retrouve dans la place des chorals de Luther, au milieu de l’architecture des cantates : un cheminement du simple au compliqué, dans lequel s’identifient autant les gens de cœurs que les grands intellectuels. Schönberg, le grand intellectuel, voyait dans les harmonisations des Chorals par Bach une main inimitable et en fit l’apologie dans son « Traité d’Harmonie ». Berg, affectivement, en prit un pour traduire la perte douloureuse d’une jeune âme dans son concerto pour violon.

Ainsi donc, les monuments complexes d’un Bach, mais avant lui d’un Praetorius, d’un Schütz, d’un Buxtehude, ont poussés à partir de petites branches innocentes et pures. Chez Bach, elles s’appellent, « Petit Livre d’orgue », « Petit Livre pour Anna Magdalena Bach » - pieu recueil des premiers pas des enfants, livre de la table d’hôte où les invités laissaient un souvenir musical, mots d’amour en musique et chants sur la mort ; ou bien encore « Petit Livre pour Wilhelm Friedemann Bach », où toute la pédagogie de Bach suit les progrès de l’enfant et où sont jetés les fondements harmoniques des grandes œuvres.

Bach fut toujours situé dans l’enseignement, depuis son enfance où il recopiait dans le noir les œuvres savantes de Pachelbel (un Bach-Elbel), depuis sa jeunesse où il fit le voyage à pied pour entendre et apprendre la musique et la philosophie de vie d’un Buxtehude (prolongeant son séjour au prix des graves sanctions de son employeur), jusqu’à sa vieillesse, lorsqu’il écrivait « Quand je dois comparaître devant ton Trône » et achevait l’ « Art de la fugue ». L’amour des autres (il disait : « avec autant de travail, tout le monde peut arriver au même résultat ») lui a permis d’être universel tout en restant personnel.

Bach apprenti

Quand il apprenait à faire des fugues, il rendit de nombreux hommages à ses prédécesseurs, dont Reinken (on entend ici une fugue en sol mineur propre au vieux maître). De ce vénérable compositeur, il amplifie et développe les idées en transcrivant des suites pour violes. Reinken était ami de Buxtehude et organiste à Hambourg sur un orgue dit français à cause de la couleur de ses anches. Entendant Reinken improviser dans son extrême vieillesse (il mourra à 100 ans), Bach lui aussi s’empare du même choral et rend hommage au vieux maître dans un monument d’une extrême complication, « Au bord du fleuve de Babylone ». On retrouve ce chemin allant de la simplicité à la complexité dans cette rencontre avec un compositeur à deux âges différents. Il agira de même pour maîtriser le style italien, d’abord en transcrivant ses contemporains, Vivaldi et Marcello, puis en livrant à l’édition des trésors comme le concerto à l’italienne.

Bach enseignant

Souvent les grands chefs d’œuvres de Bach débutent par une modeste leçon devenue in fine grande démonstration. On se rappellera du thème royal offert par Frédéric de Prusse, métamorphosé en « Offrande Musicale ». Le « Clavier bien tempéré » est de cette transfiguration. Werkmeister, un ami et élève, propose à Bach un accord nouveau du clavecin, suffisamment juste pour plaire à l’oreille, suffisamment faux pour permettre de s’éloigner dans des tonalités audacieuses, jusqu’ici horribles à cause de ce que la résonance harmonique naturelle n’était pas tout à fait égale au découpage traditionnel des notes (à la manière des 365 jours du calendrier). Bach relève le défi d’un tempérament audible dans toutes les tonalités, il le fera deux fois avec les deux tomes du « Clavier bien tempéré ». Mais ce n’est pas le défi qui a motivé Bach, simplement l’amplification de sa méthode pédagogique. Il débute en effet par un petit prélude écrit à quatre mains par son fils (tiré du petit livre), une bagatelle anodine, mais où tout son être est investi. C’est une signature harmonique (on l’expliquera plus loin) qu’il fait suivre d’une fugue bâtie sur le même thème mais identique à un « Sanctus », et annonçant en 24 entrées qu’il écrira désormais une grande oeuvre de 24 tonalités. Simple, complexe. Le « Clavier bien tempéré » deviendra une école où tant de générations se retrouveront : Chopin avec ses 24 préludes (tout élève de Chopin devait savoir par cœur les deux tomes de Bach), Chostakovitch et Prokoviev. La Russie en effet dans son amour pour Bach fut amenée à développer une école d’orgue brillante dont l’un des premiers élèves fut Tchaikovsky ce qui assura une emprunte profonde de Bach sur ce temps d’éveil russe en écriture musicale. Ainsi Glinka, père de la musique Russe, fut de ceux qui écrivirent de belles fugues en hommage à Bach : la fugue en la mineur présente dans ce disque en est un exemple. Prokoviev, lorsqu’il se présenta au concours Rubinstein, était orgueilleux de son style abrupte qui giflait les maîtres outrageusement. Il présentait, sûr de sa victoire, son propre concerto qu’il distribua au jury apeuré, grâce à son éditeur. L’autre épreuve obligée était une fugue de Bach. De même Prokofiev éditait en même temps que sa Toccata révolutionnaire des Préludes (ici numéro 7 de l’opus 12) et donnait ainsi une preuve indirecte de l’effective place de Bach dans son apprentissage.


B.A.C.H. une signature mélodique et harmonique

Comme un don de Dieu, le nom de Bach, si banal (« ruisseau » en allemand), inclinait l’âme du compositeur vers une profusion inépuisable et généreuse. Non pas seulement parce que sa transcription musicale « si bémol, la, do, si bécarre » forme sur la portée comme la croix du Christ et représente l’homme sur terre, le fils dans la Trinité. Mais encore parce que les harmonies qui sous-tendent ces lettres sont comme le B.A.B.A. de la pédagogie compositionnelle. Do majeur, Fa majeur, Sol Majeur et un retour à Do majeur est le premier itinéraire d’une musique. Cet itinéraire, dans le premier volume du « c
Clavier bien tempéré », Bach le donne comme porte d’entrée, comme incipit, à son fils (en remplaçant fa majeur par la relative mineure : ré mineur), puis l’applique, décalqué en mineur, dans le deuxième prélude (dont tout le début est strictement égal au premier prélude) et en fait une clef pratiquement de tout les préludes qui suivent avec quelques variantes. Déjà dans un petit prélude (BWV 939) d’un livre pour un autre élève (Kittel), Bach utilise cette harmonie en forme de signature : Do majeur septième (avec le « si bémol » au soprano), simplement arpégé, précède Fa majeur (avec le « la » au soprano) ; puis l’accord de fa majeur (avec « do » au soprano) précède un sol majeur (avec « si bécarre » au soprano) sur la basse de do (accord de septième superflue), ce qui permet de revenir à Do majeur. Bach signe symboliquement l’initiation aux enfants « débutants », rien n’est chez lui futile. Dans les « Variations canoniques » sur le choral « Du haut du ciel je descends vers toi », épreuve scientifique pour entrer dans une association prestigieuse, Bach utilisera les mêmes harmonies avec des emprunts un peu plus complexes au mineur pour introduire un chromatisme, et signe sa partition en bas en droite. C’est encore une autre source de la puissance universelle de son écriture : une autre explication du charme de Bach sur les auditeurs brésiliens des soirées de Villa-Lobos.


Bach est Fugue

Dans son opéra théorique, « Ariana », un manifeste du véritable art de la scène, le prince Benedetto Marcello, contemporain de Bach et partisan des vieilles valeurs du contrepoint (délaissées à l’époque des castrats pour un style soi-disant plus naturel et galant), donne un témoignage de la célébrité de Bach à son époque. Marcello était propriétaire du théâtre San Angelo de Venise, et il ne se prive pas de parodier dans son opéra (en tant que Prince il n’a certainement pas du le faire représenter en public) les gloires de son temps, en commençant par l’impresario de son théâtre qu’il détestait - mais que faire quand il s’agissait de Vivaldi ? Bach y trouve sa place dans un air de basse bouffe. Une petite fugue précède malicieusement le célèbre thème du B.A.C.H. (en notation allemande : « si bémol, la, do, si bécarre »), thème martelé comiquement sans que l’on sache si c’est pour reprocher à Bach son admiration pour Vivaldi ou si c’est une plaisante marque d’affection. Marcello dans son humour dit mieux que tout texte (il y eut des controverses menée par Sorge attaquant le style chargé de Bach et affectant profondément sa vieillesse) que Bach est fugue ; Tel, il devient un exemple pour les nations.

Que l’on n’aille pas s’imaginer qu’il connut un purgatoire, jamais il ne fut oublié et, pour ainsi dire, sa réputation survécut un temps à son œuvre. Pour préparer sa nécessaire résurrection, il fallut l’abnégation d’une princesse, Amélie de Prusse, qui réunit l’héritage dispersé dans sa collection, le fanatisme d’un baron viennois, von Swieten, qui fit découvrir à Haydn, Mozart et Beethoven dans ses soirées privées, la musique du vénérable ancêtre, et aussi le courage de son fils Carl Philippe Emmanuel Bach, qui peu de temps après la mort de son père, lança l’édition des « Chorals pour le culte », sans compter la célèbre biographie de Falk, qui ne tarda pas après le décès du maître. Les initiés savaient. Mozart pleura en déchiffrant le motet « Jésus ma joie » devant le Cantor de Leipzig, l’un des derniers élèves de Bach : celui-ci ému par le jeu de Mozart de dire : « on croirait entendre mon vieux maître ! ». Enfin Mendelssohn, enfant, se vit offrir l’autographe de la « Passion selon Saint Mathieu », à partir duquel il éleva vite une statue à Bach dans sa retentissante direction de cette oeuvre en 1828, cent ans environ après la première de l’œuvre.

Aucun compositeur allemand ne pouvait, ne serait-ce que par le quotidien des chorals protestants, échapper à la communion de l’esprit Bachien : tel ce prélude en fa mineur Wo055 explorant toutes les tonalités de Beethoven, à cause certainement de son enfance d’organiste, peut-être via l’enseignement de Neefe son maître (ce genre de prélude est traditionnel dans l’enseignement). Là, à l’aube de sa carrière, entend-on des accents de Bach. Beethoven qui participera à la première édition du « Clavecin bien tempéré » faite par son élève Czerny (Beethoven donne ses propres nuances), retrouvera l’inspiration bachienne dans ses dernières sonates et dans sa Messe solennelle. Il fut aussi, selon ses propres dires, redevable autant à Mozart et Haydn qu’à Karl Philipp Emanuel Bach dont il réclamait les oeuvres oubliées dans les tiroirs des éditions Breitkopf. De leur côté, les romantiques Mendelssohn et Schumann découvraient passionnément l’œuvre d’orgue. Mendelssohn écrivait à Schumann à propos du choral « Pare-toi ô mon âme bien aimée » : « si la vie devait t’enlever la foi et l’espérance, ce choral à lui seul te les rendraient ». C’est en émule de Bach qu’ils se lancent dans l’écriture pour orgue. Et d’ailleurs Schumann ne composait-il jamais sur un thème sans l’avoir auparavant fait subir toutes les contraintes de la fugue – à y réfléchir, son œuvre est toute entière une fugue, une poursuite jusqu’aux rives du Rhin et ce suicide manqué, porte de l’asile. Il en est ainsi de la solide fugue sur le nom Bach opus 60, numéro 6, à l’origine pour piano pédalier, tandis que Mendelssohn propose un prélude émotivement romantique comme portique à son amour de Bach, évidemment exprimé en l’espèce d’une fugue sévère. L’abbé Liszt, entre amour mondain de sa jeunesse et amour mystique de sa maturité, lui aussi grand auteur pour l’orgue, n’aura pas manqué dans son appétit pianistique de transcrire Bach, dont ce prélude et fugue en la mineur ; quintessence de l’esprit brumeux et fantastique de l’Allemagne du Nord, manifestement redevable des ancêtres – mais ne sont-ils pas nouveaux ces accords exceptionnels et surtout ce thème violonistique de la fugue ? Quoique sans source populaire, ce thème reproduit le miracle de la fugue en sol mineur sur un air hambourgeois (c’était au concours d’orgue après la mort de Reinken) : être simple et complexe à la fois, racine et architecture. Lizst rend hommage à Bach en composant pour l’orgue sa fantaisie et fugue sur le nom de B.A.C.H. dans l’esprit lyrique et enthousiaste de la fantaisie de Dante et autre Prométhée. Le thème y est obsessionnel, microcosmique et pulsation, géant et hymnique. Il devient évidemement fugue (avec un développement qui pourrait être de Bach lui même). Un thème présent dans chaque seconde, chaque souffle : mais on ne peut difficilement se sortir de Bach, devait penser Liszt.


Bach un monde spirituel


Lorsqu’il découvrait la chaconne en ré mineur de Buxtehude, Brahms décida de lui rendre hommage dans sa propre symphonie. Savait-il – forcément il le savait – que cette œuvre était ésotérique, qu’elle décomptait l’horloge de la vie (Buxtehude était maître en astrologie) et montrait le monde comme un cycle fermé sur lui-même avec son extraordinaire vitalité s’épuisant sur une basse obstinée, une image de la Création divine. Un autre compositeur de ce temps Biber parachève dans la même valeur symbolique ses sonates du Rosaire par une passacaille (la passacaille est généralement sur quatre notes descendantes) pour violon solo sans accompagnement qui inspira l’écriture pour instrument de Bach. Autant dans sa chaconne pour violon que dans sa passacaille pour orgue (ce qui forme un chiasmepar rapport à ses prédécesseurs !), Bach poursuit cette tradition de la gravité, pleine des lectures de Luther, de la Bible mais aussi des mathématiques, perfection de Dieu, des symboliques des nombres (le 14 et le 41 signatures de Bach). Rien chez lui n’échappe à cette profondeur : écrit-il pour le violoncelle, et c’est la Trinité qu’il célèbre, copie-t-il un manuscrit français de De Grigny et la plus belle mesure de la plus belle pièce du Gloria, déjà au milieu de l’œuvre, se retrouve à la page 41 (c’est ainsi également dans l’édition imprimée de De Grigny). Lui-même dans ses 18 chorals de Leipzig écrit trois « Gloria », dont un sous la même forme d’écriture que le maître français (encore un hommage). Et il ne faut pas parler de l’ « Art de la fugue », avec sa symbolique des quatre thèmes et des nombres de contrepoints et fugues. Nous parlions des « Variations canoniques » qu’il écrivit pour entrer en la société des Musiciens : c’est à la 14 ème place qu’il est introduit. Après Bach, pas même le genre de la variation ne pourra rester anodin : comme l’affirment les « Variations Goldberg » qui s’achèvent sur un quodlibet citant les propres variations du maître Buxtehude.

Nielsen, inventeur du renouveau danois pianistique, cherchera dans sa propre Chaconne en ré mineur opus 32 à conquérir dans une voûte calculée, une quiétude philosophique : de la douceur en passant par l’énergie sans fiel, il mène un monde plein de sensibilité contrapuntique, rappelant celle de Bach, et d’impulsions puissantes et félines, évoquant celles de Beethoven, pour obtenir ce qu’il cherchait au départ. Nielsen n’a pas acquis ce moyen d’expression par l’enseignement d’autrui, c’est une recherche intérieure. Ce sont ses propres harmonies, ses propres envies, mais qui rejoignent la profondeur universelle des intentions bachiennes et empruntent une forme voulue du compositeur. N’est-il pas juste de retrouver de telles influences autant au Danemark qu’au Brésil ?

La réflexion de Bach est abyssale, la profondeur de sa simplicité n’a d’égale que la richesse de sa complexité, l’influence qu’il exerce sur la musique de toutes les nations ne peut que rester actuelle (notamment en Jazz) et universelle.

mardi 11 décembre 2007

Viatcheslav Chevliakov, la perle cachée de la Russie

Pour les organistes actuels, force est de constater que le milieu parisien ou lyonnais, les enseignements reçus en France voire les tribunes, font plus volontiers les gloires que l’oreille. S’il est indéniable qu’un Olivier Latry, qu’un Olivier Vernet, une Kei Koito méritent amplement leur réputation, qui sait que Viatcheslav Chevliakov est d’une pointure phénoménale ?


Organiste de Saint Léon de Paris, ce russe de trente sept ans (génération de la Perestroïka) a eu le mérite pour s’imposer en France dans sa discipline de refaire totalement son cursus musical. Pourtant il a été auparavant premier prix du conservatoire de Moscou, non seulement en orgue mais aussi en piano, harmonie, ce qui fait déjà de lui l’égal en études des grands interprètes qui tiennent le devant de la scène pianistique internationale aujourd’hui (Lugansky, Berevzosky, etc.). Comme eux, il est une des « bêtes de scène » imperturbables à la technique irréprochable, telles qu’en a toujours produites l’URSS (un enfant pleurait lors du concert qui n’a aucunement perturbé son jeu !)

Mais ce n’est pas tout : c’est aussi une sensibilité magnifique. Comme le pianiste Mikhaïl Rudy, entendu aux Nuits musicales de Cimiez, Viatcheslav exprime la plus belle musicalité à travers l’harmonie et l’analyse du matériau thématique. Cela fait toute la différence avec l’école française (peut-être plus superficiellement dans le sensitif), cela s’entend d’emblée : on sait d’où l’on part, on sait où l’on va, on comprend l’écriture de l’auteur. C’est ce qui fait le souffle épique de son élocution et l’impression narrative qui ressort de l’écoute. Et surtout, quel romantisme dans les phrasés magnifiés par la tenue de main ! Tenue du poignet souple, marque des grands professeurs moscovites !

Ne soyons pas étonnés que la Russie ait produit un tel organiste – qu’assurément les jalousies chauvines n’ont pas encore mis à sa place ! – car ce pays a, depuis l’époque romantique (redécouverte de Johann-Sébastian Bach), un amour intellectuel (et non religieux) pour cet instrument. Qui sait que Tchaïkovski a appris à écrire la musique sur l’orgue à Saint-Pétersbourg ? Qui sait que le conservatoire de Moscou s’est doté très tôt d’un magnifique Cavaillé-coll inauguré par Camille Saint-Saëns ? C’est sur cet instrument que Slava Chevliakov a trouvé sa vocation, et il n’est pas étonnant qu’à l’époque du Dégel, il fût attiré par la France et qu’il décidât d’y faire sa carrière. Aussi, ce qui fait de cet organiste un cocktail détonnant, est l’acquisition des plus belles élégances françaises à la musicalité profonde russe.

On comprend que l’entendre à Notre Dame de Paris ce dimanche 8 décembre était capital : une rencontre entre un magnifique instrument et un interprète de talent. Le public ne s’y est pas trompé qui l’a ovationné, tout emporté par cette Epopée. Que dire de la Symphonie de Vierne du début ? Un rythme échevelé, une orchestration superbe, des crescendi émotionnels. Le Prélude de Franck ? des basses mélancoliquement posées, des lignes mélodiques en legato, vocalement menées, une merveille toute en nuances sur les vieux fonds romantiques célèbres de la cathédrale. Les Métamorphoses de Mödler, pièce contemporaine : un choix de la belle harmonie ! Mödler, quoique très moderne, pousse au plus loin les acquis des retards romantiques. On entend deux thèmes fameux dans cette œuvre : « Christ gisait dans les liens de la mort » et le « Dies irae », le tout entrecoupé de récitatifs déchirants.

Viatchelav Chevliakov est le meilleur défenseur de la musique organistique russe. En 1999 on l’avait entendu à la cathédrale de Monaco interpréter l’œuvre de Mouchel donnée ici à Paris. Georg Mouchel est issu d’une famille descendante d’un soldat napoléonien. Il fut exilé en Ouzbékistan par le régime communiste. A Monaco, nous tenons à le dire, Chevliakov avait aussi permis de découvrir les préludes intimes et désarmés de Poltoratsky, compositeur mort très jeune, d’une profondeur égale à Chostakovitch. La suite ouzbèque de Mouchel est un chef d’œuvre plus formel. L’aria, par exemple propose d’emblée une rythmique souple et particulière que l’on croirait écrite par l’un du groupe des Cinq. Dès la première phrase, tous les éléments de l’architecture développée sont annoncés. Il en sera de même pour la toccata, dont le dernier accord permet à l’auditeur de prolonger indéfiniment dans sa tête ce thème inoubliable, facile et pourtant si riche, égal de ceux de Stravinsky et Prokofiev. Grande architecture, parfaite simplicité, violence taillée au couteau : essence même de la Russie des années 20 à 50. À noter que l’édition de Peters est en deçà des éditions originales inaccessibles d’après lesquels joue, évidemment notre interprète !

Enfin, sous les doigts et les pieds de Chevliakov, la toccata de Gigout, pièce typique de l’inspiration parisienne post-romantique, décharge, dans son énergie contenue par le pianissimo initial, le frisson des éclairs au milieu d’un ciel lourd et finit par rugir en des accords redoutables à l’équilibre des vitraux de Notre Dame de Paris !

vendredi 30 novembre 2007

Une fleur malade d’ombre : le philharmonique de Montecarlo en attente

Adieux, aspirations et transition

Avant d’aborder ce que produit en ce moment le magnifique philharmonique monégasque, on voudrait dire ici deux mots sur le départ nostalgique de l’élégant Monsieur Walter Coomans, directeur de la programmation, lequel survécut quelques mois au départ en beauté du chef Marek Janowski pour les mémorables Gurrelieder de Schoenberg. C’était dans une soirée Bernstein exceptionnelle, tous les chanteurs étaient en chemises multicolores décontractées, ils entraînèrent au bis tout le public pour danser dans l’auditorium… Déjà, au tout début, très ému, l’homme des si belles programmations pour les années Janowski, remerciait jusqu’aux machinistes, car c’était un humble, un qui savait la valeur de tous. Les affaires culturelles de Monaco étaient présentes, Monsieur Rainier Rocchi fut lui aussi salué de Walter Coomans. Aussi, c’était sa fête, et l’on vivait tels les rythmes jazzés de Bernstein sous la baguette swinguée du non moins carrurée du Maître Wayne Marshall … Adieux émouvants donc. On se serait attendu à ce qu’un responsable si raffiné fût honoré d’une décoration pour son travail, mais la page était déjà tournée, à Monaco, on voulait résolument aller vers un chef d’orchestre jeune, une programmation moins ardue, on reconnaissait que le mérite de Marek Janowski fut d’élever très haut le niveau de l’orchestre tout en attendant une brise légère et plus italianisante.

Emotion romantique et plaisir pour cette année

Or la saison transitoire de cette année, belle et sous le nom « émotion depuis 1856 », propose, à l’image de la harpe en boucle d’oreille de l’affiche, une relecture des plus merveilleux classiques en compagnie de prestigieux invités, les plus brillants sous les feux de la rampe. Une année plaisir.




Qualité mais manque d’inspiration

Notre concert : loin d’être mauvais évidemment ! qualité et plaisir lui-même se sont invités indéniablement et plusieurs auditeurs ne virent que du feu … le feu jouissif avec au programme l’élégant Nikolaï Lugansky qu’on a eu l’occasion de critiquer pour Resmusica.com il y a quelques années. Même constatation : pianissimi ravissants, délicatesse extraordinaire et technique phénoménale. On peut même dire qu’il est le plus français de tous les Russes. C’est poétique, mais cela manque de poids, non pas simplement lorsqu’il s’agit de faire ressortir la force sarcastique d’un Prokofiev (merveilleuse capacité donnée à une Ludmila Berlinskaïa ou à un éreintant Denis Matsuev), mais aussi pour quitter l’esprit superficiel… Ce pianiste est trop doux. On ne peux qu’admirer la prouesse, l’élégance, la musicalité, en regrettant ce supplément existentiel, pourtant fil conducteur du deuxième concerto de Prokofiev. Ce pianiste était tout à fait à son aise dans les rêveries à la Caspar David Friedrich des années 1840 : l’intermezzo schumannien du Carnaval de Vienne, en bis ici.


Emmanuel Krivine, à la baguette, ne nous a pas plus convaincu. Dans l’ouverture « Le Corsaire » de Berlioz, était-ce la difficulté du compositeur à la première écoute ou le chef ? Est-on réellement emporté par le romantisme échevelé tout de convenance ? Pour la neuvième symphonie de Dvorak, c’est bien la célébrité de l’œuvre qui en fit le succès du soir, car le tout est acquitté d’une lecture intelligente sans plus. On a entendu dire par quelques langues moins consensuelles : « il a joué trop vite les allegros, trop lentement l’adagio ». Non, du tout, tout était au bon pas ! Mais jamais habité tout simplement ! Le chef, plus analytique que romantique, semble mettre tout élément sur le même plan : plus d’intensité émotive, de poésie tapie, d’inquiétude surgissant dans les contre-chants de l’auteur. Le final fut peut-être tout particulièrement peu réussi, l’effet étant coupé par un accro des cuivres (l’élément qui a toujours amené un peu de faiblesse dans cet orchestre si beau), il ne restait de l’œuvre que les efforts du compositeurs pour résumer tous les thèmes en même temps avec une simplicité frappant l’imagination.

Mais bientôt, avec un nouveau chef et jeune, se lèvera le nouveau soleil de cet orchestre ! Pour l'heure, on a l’impression, et ce depuis le si mauvais concert Bela Bartok au festival du Printemps des Arts, (une intégrale trop gourmande travaillée à la vas vite sous les commandes d’un chef mal compris) que l’orchestre est une beauté laissée à l’attente, une fleur malade d’ombre.

jeudi 13 septembre 2007

Combas poète cinéphage

La féerie du monde imaginaire de Combas n’a d’égale que sa force symbolique et psychologique. Comme Ben, Combas a lancé en 1979 le mouvement de figuration libre. Il commence à Saint-Etienne avec des Mickeys puis, à Paris, il est frappé par l’iconographie ethnique des enseignes populaires. Pour lui, un peintre naïf, quand il est tellement mauvais, en devient bon parce qu’il exprime au-delà de sa volonté. On le voit : Combas est aussi poète et rimeur. Son dessin, pas tout à fait naïf, part de la bande dessinée pour sortir du réalisme et se tourner vers l’abstraction mais avec une force brute, sexuelle, rock et plongée dans notre monde vulgaire. Evidente influence de Picasso, de l’art africain, du Pop-art mais aussi et surtout une imagination foisonnante proche de la culture de l’Amérique latine ou la candeur des gravures grossières des XVI° et XVII° siècles. L’utilisation du noir pour les contours, marque personnelle, a trouvé à Cannes dans cet hommage au Cinéma un degré de sophistication radical. Les personnages en sont à la fois lumineux et prisonniers dans leur foisonnement de péripéties et d’humours sarcastiques. Ce qui frappe, notamment dans la grande salle, c’est que sa technique de contraste est aujourd’hui si poussée que l’on a l’impression à la fois d’un bas-relief mais aussi d’une pellicule de film, en négatif, éclairée par une lumière derrière l’œuvre. On peut aimer, ne pas aimer, mais comprendre l’artiste est une belle démarche artistique : une expérience forte.

Cannes Malmaison

jeudi 6 septembre 2007

Chagall, le poète marieur

Le poète de la peinture Marc Chagall n’a jamais cessé de porter son regard d’enfance sur le monde, il puise son inspiration dans l’amour de son village russe toujours présent et protecteur. Il y connut les animaux domestiques. Son père vendait des harengs, son oncle boucher apaisait les vaches d’un mot doux pour l’épreuve de la mort. Il les mélangea à sa culture juive pour peindre toute son expression de l’amour, du couple, de l’acte charnel, du bonheur et de la souffrance. L’humanité des animaux leur donne des bras pour jouer du violon, tenir le chandelier comme figure tutélaire au moment crucial du mariage, symbole de « La vie ». Dans une série d’esquisses, le repas sous le toit de la maison et la lampe, le vagabond, l’union, la fête, l’au revoir sont « La vie ». Le bouc est le peintre exilé et missionnaire. Le coq est le peintre qui va vers le renouveau mais c’est aussi le lit protégé des époux. Le poisson tenant le parapluie est comme le messager de Dieu qui veille. Levé de soleil sur le village, village dans le ventre du coq, couple dans ses plumes, époux-horloge comme Christ-horloge (symbole des juifs sacrifiés) sont poésie de la vie qui passe. Ce n’est que la tendresse, l’espoir, le nid musical, fleuri, animal, de l’unique et première chimère, première figure hybride de Marc Chagall : les époux. On dirait que tout le cœur de Chagall s’est cristallisé dans son ressenti sous la tente du mariage. Et tous les animaux et les anges ne font que veiller sur cet unique moment de fusion comme sur une nouvelle naissance.

Nice, Musée Chagall

samedi 21 juillet 2007

Arts et souffrances de l'Arménie

Le théâtre de la photo participe à l’année de l’Arménie par le témoignage dur de quatre artistes. La beauté solitaire et pierreuse de cette terre tinte de noblesse chaque détresse, chaque horreur. Là des entrailles sous la main des médecins, là un soldat nu se lave sans déposer sa mitraillette. Ruben Mangasaryan isole une église détruite par le tremblement de terre de 1988, centre sur un enfant les impacts de tirs autour d’une fenêtre, arrête la marche innocente d’un accordéoniste qui sera mort la semaine suivante, montre les visages noircis d’une familles réduite à se chauffer avec des sacs plastiques (clichés finalistes aux grands prix internationaux de Reportage Humanitaire). Max Sivaslian hisse le capuchon esseulé d’un archevêque comme symbole d’une région, le Haut Karrabakh, martyrisée par les guerres sans obtenir son rattachement à l’Arménie. Six camps de détresse dévoilent leurs tendresses et leurs peurs dans une série qui porte le nom traditionnel des camps de concentrations soviétiques : « ils sont assis ». Karen Mirzoyan montre le dénuement de l’équipe de football arménienne qui se douche avec un tuyau d’arrosage et quelle triste maison est un château pour chaque enfant. Patrick Artinian part aux traces de Khatcher son grand père dont les années d’errances lors du génocide furent marquantes à travers les générations. Cent paysans révoltés sous la neige sont, malgré eux, une certaine beauté : expression d’une terrifiante épopée, âme d’un peuple et fierté du regard engagé des artistes.

Nice, théâtre de la Photographie

jeudi 19 juillet 2007

Matisse : fertilité de la grenade

Le musée Matisse, fraîchement climatisé, beau et lumière, propose cet été une exposition bouleversante parce qu’elle nous fait entrer dans le cœur de la poésie de Matisse. Est recrée l’année 1947 à la Villa le Rêve à Vence dans une « rencontre » de deux œuvres, l’une actuellement à Düsseldorf et l’autre au musée de Nice. Des palmiers donnent sur la fenêtre, symbole des couleurs et des formes concentrées. Dans Intérieur Rouge, nature morte sur table bleue (l’œuvre invitée) le rouge est irradié de stries noires, flashs électriques. Incandescence qui annonce le chef d’œuvre de Nice, Nature morte aux grenades, où la lumière rouge devient noire, le ciel encore plus bleu. Placées au premier plan, les grenades dans leur orange nécessaire sont une essence vitale, comme les oursins de Picasso au musée d’Antibes. Fécondité, féminité, seins emplis de chair, Aphrodite, Vierge mais aussi Afrique du Nord et Méditerranée sensuelle, les grenades sont prolongées par de superbes toiles d’autres peintres fascinés, comme Desportes au XVIII° siècle. Arras, Lille, Valence, Bâle, Washington les ont prêtées, le Louvre une poterie de Corinthe, époque de Périclès : quatre grenades liées par un serpent. De grenades passionnelles, Matisse illustre encore, de la fleur jusqu’au fruit, les affres de la religieuse des Lettres portugaises. « Je vais en ce moment, dit Matisse, tous les matins faire ma prière, le crayon à la main devant un grenadier. Et je fais en sorte de rendre évidente pour d’autres la tendresse de mon cœur. »

Nice, Musée Matice

dimanche 8 juillet 2007

Barcelone : feu intellectuel

En 1947 Maeght exposait Miró à Paris, en 1974 il crée à Barcelone une fondation. D’où à Vence cette imposante exposition de 60 ans de peinture en Catalogne. Raison-passion, sensualité-intellectualisme. Miró mène la danse : souveraine « joie d’une fillette devant le soleil » ! Années 40 : Tapiès fait surgir les yeux du chat. Ponç étête une perdrix à coup de fouets jaunes, comme Cuixart, il peint des hallucinations sexuelles. Époque résumée par 3 hommages de Tharrats : végétal pour Gaudi, stellaire pour Alban Berg, en fond marin pour Paul Klee. C’était le mouvement « Dé au sept ». Zush est l’héritier de cet art : ses langues mêlées des années 90, ses yeux rieurs sont d’un inconscient dissocié. « Mai 68 » : les jeunes et austères conceptuels. Plus charnel, le mouvement minimal autour de Broto aux signes cabalistiques orange monumentaux. Un film catalogue de Samtos : paupérisme pour les costumes du pianiste, de la sœur au pompier ; répétition minimale des notes « la ré mi la ». C’est maintenant l’Arte povera : sommier, grillages …par Tapiès ! 1980 : Amat est post-Gaudi pour sa maison pulpeuse avec seins au lieu de tuiles. Barcelo peint « Mapa de carn » : Un oiseau-flamme à 3 yeux domine un homme noir, dévoreur d’un cheval-loup dont l’estomac et les poumons deviennent personnages, bouches, louve, fuites et rencontres sur fond d’une ville en feu. Parmi les jeunes, Pimstein propose un délicat marais japonais, Fontcuberta roches et eaux d’après le crépuscule de Dali, les bleus de Pollock. Sévilla réinvente Miró en culture aztèque.

Vence, Fondation Maeght

jeudi 28 juin 2007

Michelangelo Pistoletto, grand de l'Arte Povera


Parmi les prophètes engagés : Pistoletto. Rien qui ne soit profond et abyssal que son message. Il fait partie de cette génération des années soixante, de la région de Turin, qui s’engagea dans le communisme, aujourd’hui il tient sa propre fondation où politique et humanisme se côtoient. Dès son premier travail, c’est une ascèse : l’autoportrait. Voyant qu’en peignant sur fond noir luisant et mirant, le miroir pour se peindre n’était plus utile (ce premier tableau est la clef de l’exposition), il fit une série de portraits où l’artiste regarde du côté du métal poli. De là, sur métal, des collages de photos de journaux grandeur nature, des nus en positions réalistes qui peuplent tout l’étage. L’architecture de la salle se reflète dans ces tableaux qui sont ainsi des œuvres du passé, présent (vous participez à l’œuvre avec votre image), futur dans la prochaine exposition. Salle suivante : Pistoletto casse les apparences en refusant d’avoir un seul style. Il est « Arte Povera » en recouvrant une statue féminine classique de chiffons : elle aussi nous montre son dos … trois bouilloires avec la vapeur sur le verre cachent leur existence. Intimité ludique : un tableau salon donne envie de faire un pique-nique, une barre de discuter accoudé avec son voisin. Du geste théâtral : une boule de journal dans la cage fut poussée par l’artiste-scarabée à Turin et plus loin sur une voie romaine, un empereur vous conduit dans l’au-delà philosophique du miroir : est-ce le regard lointain qu’on vit à l’artiste lors de l’accrochage ?

Nice, Mamac

dimanche 17 juin 2007

L'or éblouissant de Médée

Géorgie ou Colchique mythologique : « l’or, selon Strabon, est charrié dans ce pays des montagnes par les torrents, les barbares le recueillent au moyen de peaux de moutons perforées : c’est l’origine du mythe de la toison d’or ». Jason et les héros grecs firent l’expédition pour arracher l’or et la fille du pays, Médée la tueuse. Au XIX° siècle, on fit des fouilles dans la colline où la pluie se change en or : elle ramenait souvent des bijoux dans la rivière. On découvrit Vani, ville aux tombes richissimes. Ce fut matière à recouvrer l’identité nationale de la Géorgie, tandis que les plus spectaculaires bijoux ne furent déterrés qu’en 2004, d’où cette exposition venue de Paris en privilège national pour la participation du Département. Mesdames, vos beaux bijoux n’auront jamais autant d’âme, aujourd’hui où le laser remplace la main de l’homme ! Une petite fille eut un fabuleux diadème avec des lions dévorant un taureau, symbole mortuaire du solstice du printemps (passage de la vie à la mort). Dédatos le guerrier eut une pièce de monnaie dans la bouche, un cheval à roue, d’étranges cavaliers traînant un grand et un petit oiseau, un lion mangeant un homme. Cinq courtisanes ont des sceaux érotiques, des melons, des carapaces de tortues. Enfin c’est l’extase de voir la broche au cerf ! Des oiseaux par milliers ont des plumes à petits points en billes granulées. Soleils, sphinges, torse féminin, motif abstrait du bélier, nous plongent dans le monde doré de la Grèce antique.

Nice, Musée des Arts Asiatiques

jeudi 19 avril 2007

Nice to meet you


C’est l’heure d’une rétrospective des nouveaux talents issus de la niçoise villa Arson. Il y en a beaucoup et une grande feuille conceptuelle vous attend à l’entrée du Mamac. Toutes les expériences touchent, mais la plus forte est un mur fait d’une purée de pomme de terre et de betterave, éphémère, fragile et soyeux, comme les merveilles que la nature nous offre en passant : le fait de savoir que l’œuvre ne durera que pour nos yeux, plonge dans un vertige métaphysique de toute beauté. De même sa « nature molle » englue dans une délicate colle à papier des légumes sur une table ronde. Il y a beaucoup de violence dans cette exposition et aussi une quête de la douceur. Les dessins inspirés du monde de l’enfance et proposant des drames de l’inconscient par Béatrice Cussol en sont un symbole, comme les photographies ambiguës de Jean-Luc Verna, où la dureté gothique d’un corps nu percé, tatoué côtoie l’académisme le plus maniéré, inspiré d’œuvres célèbres. Un film montre un suicide collectif de tous les artistes et semble un orgasme. Philippe Gronon nous propose cannibalisme et vomissures, tandis que Bertrand Lamarche projette en sans giratoire des paysages urbains anonymes sur des personnages banals dont la tragique solitude ressort par ce procédé. Enfin l’ultra blancheur sous une lampe médicale des maisons miniatures et traumatisées de Berdaguer & Péjus nous plonge dans une liqueur ombilicale qui fait écho au basses fréquences de Pascal Broccolichi, inondant toute l’exposition dans la rumeur inquiétante du monde. Même dans les extrêmes de l’abstrait (Cedric Teisseire et Marc Chevalier), l’art exprime toujours les souffrances et les rêves du temps.

Nice, Mamac

vendredi 13 avril 2007

Aimé Maeght, un amateur de génie

Se poursuit l'exposition « dialogue avec le siècle » relatant la vie d’Aimé Maeght, au début petit marchand de tableau dont « l’optimisme grave » a conduit a « l’acceptation de la condition humaine en accompagnateur des artistes ». Nous accueille une lettre d’Aimé Maeght à Rouault, confession ou supplique qui révèle tout son engagement sensible. A elle seule commentaire des dessins, parfois très célèbres, de Giacometti, Miro, Braque, Matisse, Bonnard, Chagall, Léger, Picasso, Childira, et tant d’autres. Plusieurs sont dédiés aux époux « à Guiguitte et Aimé ». Une chambrette reconstituée impressionne avec son mobilier tout improvisé de ces génies. Telle peinture giacomettienne angoissée sans angoisse résumerait le siècle s’il n’y avait eu dans l’exposition une « nature morte aux grenades » subjuguant dans sa nécessaire et ultime lumière. S’inaugure toujours au printemps et à l’automne, dans la grande salle ensoleillée donnant sur une cour aux statues immortelles (là où jouent les enfants en visite), une exposition dédiée aux artistes vivants : le grec Takis est légèreté, verticalité, évanouissement, musique. Deux groupes de fourches suspendent en hauteur les éclats d’obus tel des tulipes ; Au centre de fausses sirènes dont les pavillons flottent, grâce aux électroaimants étonnamment détachés du tronc : l’effet reproduit la stylisation de traits de crayons mais dans la réalité dimensionnelle. On est vraiment ému d’entendre la sonnerie aléatoire et stéréophonique des frêles carillons (plombs de sculpteur) suspendus devant une corde et rythmés par dix grandes et blanches caisses de résonance.

Vence, Fondation Maeght

mercredi 28 mars 2007

Peintres arméniens exposés à Cagnes-sur-mer

On trouvait déjà à Cagnes-sur-Mer la plus belle collection française d’œuvres arméniennes à la « Maison du Souvenir Roupen Sévag ». Autour d’elle, des prêts de musées prestigieux (centre Pompidou) ont permis cette exposition virtuose dans le cadre de l’année « Arménie mon amie » parrainée par les présidents Chirac et Kotcharian. Tous les courants de peinture du XX° siècle sont traversés par une seule âme. Solitude du poète arménien en face de paysages silencieux, déshumanisés, sous une lumière directe, souvent d’un aplomb brûlant. En ouverture des « marines » de nuit (Chabanian) nous plongent déjà dans le sublime dangereux. Eclate vite la couleur aveuglante de l’Orient dans une foule de peintres néo-impressionnistes ou fauves (Katchadourian). Surgit le Mont Ararat (Alhazian, 1920), aux grands aplats francs comme l’Arménie. Dans la plaine, devant ce géant, une petite église. Cet isolement devient pierreux et anguleux dans la version d’Hagopian (1984), surdimensionné et angoissé chez Jansem (2001). On le croirait surgi de l’Antiquité avec « l’Olivier » de Mikhitarian. Une méditation qui tourne au cauchemar pour les rues mortes d’Erévan (Koupetzian puis Eghiazarian, qui les hantent d’une procession de Saints fantômes) ou le « port de Rêve » de Corzou. Emotion quand une petite fille marche perdue dans un village (Arakelian) ou quand une femme (Ihmalian), entre Orient et Abstrait, nous regarde en face. A l’étage - après la modernité (le rythmique Arabadjian) ou l’étonnant « carrefour caucasien » d’Hamalbachian qui transforme les icônes byzantines en pop-art - Orient, couleurs, lumière et solitude se résument dans le génie unique de Sarian : « Chien courant – chaleur d’été ».

Cagnes-sur-mer, musée du Château

Interview de René Koering à l'occasion de sa mise en scène de la "Veuve Rusée" de Wolf Ferrari à Nice

Pourquoi et comment avez-vous fait cohabiter en vous le créateur et le responsable de grands organismes ?

Que faire quand on commence une carrière de compositeur à l’âge de vingt ans ? Un sondage à l’époque prouvait qu’une seule personne dans la musique savante pouvait en vivre : Olivier Messiaen, les autres montraient des situations aléatoires, même Pierre Boulez ne vivait pas de sa seule composition. Les droits d’auteurs ne suffisaient pas, une commande demandait un à deux ans de travail pour l’équivalent de six mille euros, le compositeur était garant de mourir de faim. Deux solutions se proposaient à l’époque pour vivre : soit devenir chef d’orchestre, soit faire une carrière dans les émissions de radio. Je suis alors rentré à France Musique très jeune pour gagner mon pain. En 1980, Pierre Vozlinsky m’a demandé de devenir directeur de France Musique, en 1985 je fondais le festival de Radio France, je cherchais une ville qui pouvait l’accueillir et ce fut Montpellier où j’habite maintenant. Comment j’ai pu concilier les deux ? Pour vous faire comprendre, je retourne en arrière. Mon premier travail était copiste : calligraphie lisible et esthétique. Je recopiais le matériel d’orchestre et y passais quatre à cinq heures chaque nuit. Je me suis donc fait à un gros travail ! J’y ai beaucoup appris sur ce que faisaient les autres de bon, de moins bon ; puis la confiance qu’on me fit aboutit à des propositions de travail de nègre, compléter telle ou telle orchestration. Dès lors ce métier de copiste devenait pénible, je l’ai quitté pour la radio tout en le recommandant toujours : on y gagne bien sa vie. Aussi à votre question sur la manière de faire cohabiter la composition avec un travail de responsabilité, je réponds par la nécessité et l’habitude.

Comment en êtes-vous venu à la mise en scène ?

J’ai beaucoup travaillé avec Bruno Maderna et j’ai fréquenté nombre de metteurs en scènes talentueux des années soixante et soixante-dix, j’appris beaucoup. Comme directeur de festival à Montpellier, je souffrais régulièrement de ce que certains metteurs en scène dépassaient le budget qui m’était possible de leur allouer, quand bien même je savais, par mon acquis, qu’il leur était possible de ne pas le faire. Ce fut donc là aussi une nécessité qui me poussa vers une carrière si attrayante par ailleurs. La seule chose que je ne fais pas est de mettre en scène mes propres œuvres. J’en fis une fois l’expérience qui eut ce constat : on tourne en rond, s’enferme en soi, réalise l’utilité du regard des autres.

Qu’est-ce qui vous a amené à cet opéra léger repris à Nice ?

J’ai un certain goût pour la comédie. Déjà Zemlisky proposait une comédie florentine, certes assez grinçante ( ?) mais toute empreinte de la tradition. L’âge d’or du théâtre vénitien me fascine et en particulier Goldoni dont la pièce est le livret ici. J’avais fait le disque de cette œuvre avec Marco Guidarini, ce fut un grand succès ; je décidais de la porter à la scène, le chef, par les hasards des programmations, en fut un autre : à charge d’une revanche matérialisée par la présente reprise à Nice.

Vous avez donc trouvé en Goldoni de quoi vous amuser…`

Goldoni est comme Molière, sublime. Sa finesse psychologique, ses situations scéniques… il est une manne pour tout amateur de théâtre. Cette rencontre avec la musique de Wolf Ferrari est une merveille : moitié munichois, moitié vénitien, en ce début de XX ème siècle, il était seul à posséder encore cette légèreté vénitienne qu’exprime le texte. Quoi de plus agréable à mettre en scène ? Voilà une comédie de mœurs au sujet piquant : une dame riche voulant se remarier subit les assiduités de quatre prétendants ; en contrepoint sa camériste française repousse Arlequin, tout en étant très attirée. Amour récalcitrant et couple contradictoire, source de comique. Quant aux quatre prétendants, ils sont déjà, à l’époque de Goldoni, les caricatures actuelles : l’espagnol est arrogant, le français futile, ne s’intéressant qu’à la coiffure, l’anglais distingué mais vrai petit voyou, l’italien séducteur, évidement celui qu’elle va épouser : de tout temps on aimait dire en Italie que l'italien est naturellement supérieur en tout point aux autres ! Je me suis amusé à reproduire ces caractères, je me moque des traits de nos pays, j’y fais vivre le peuple de Venise d’hier et d’aujourd’hui : des nones y côtoient des playmates et ces hommes-statues de la rue qui sont nos saltimbanques modernes. Les décors sont eux-mêmes modernes, avec en fond une grande toile de Francis Bacon. Vous comprenez que je me suis amusé du monde contemporain … Je finirais volontiers par une petite maxime : dès lors que vous voulez amuser les autres, si vous ne vous amusez pas vous même, votre travail rate.

lundi 26 mars 2007

Biographie subjective by Sylvano Bussotti himself (I)




PREMIERE PARTIE A L’USAGE DU PROGRAMME DE SALLE DES JOURNEES BUSSOTTI A PARIS



Il m’est difficile de savoir si , dans mon enfance , j’ai commencé par peindre, par composer ou par écrire des textes pour la scène, en utilisant ce qui était original : l’ancien langage vénitien. Je parlais le vénitien à la maison avec mes parents, et je mélangeais ce langage antique et toujours vivant avec le toscan que parlait ma famille venue de la campagne florentine. Dessin, poème et musique : musique parce que tout petit on m’envoya chez une dame et, de là, chez un professeur du conservatoire qui m'y fit entrer, une année avant l’âge prévu par la loi. Dix années ainsi, jusqu’au moment où, entre l’adolescence et la toute première jeunesse, je rencontre Dallapiccola, je fréquente spectacles et concerts du festival « Maggio Musicale Fiorentino » en alternance avec la vie artistique de Padoue, très ancienne ville universitaire. Padoue, voilà un moment que je n’ai jamais dit : je rencontre des personnages du milieu musical qui allaient devenir des célébrités dont quelques composants du Quartetto Italiano. De là l’académie de Sienne, quatuors à cordes, pianistes, cantatrices, tout un ensemble de musiciens caractérisés par une attitude très respectueuse des traditions : sommet de l’académisme ! Un jeune homme comme moi, prêt à fracasser au pied l’académisme en personne, en contact avec eux ! voilà bien une pierre de feu et l’incendie dans le cœur de ces artistes impressionnés par mon talent : un petit qui dessine dans la trempe de son oncle célèbre et de son frère, à la graphie musicale de très haut niveau, sans aucune étude conventionnelle ! Entre 1943 et 1946 et plus intensivement lorsque les soldats américains remontaient du sud jusqu’à la région vénitienne en libérateurs – j’ai dit que ma famille était mi florentine, mi padovaine –, en jouant sur les deux argots, voilà le Silvano acteur qui vient à la surface en jouant selon l’ancienne technique des canevas de la commedia dell’arte. Qu’est-ce qu’un canevas ? En voici un : un jeune homme assis tape sur l’ordinateur et l’interviewé lui répond (avec un sourire). C’est une indication de jeu, le sourire est mis entre parenthèse. Retournons cependant au contenu de l’interview : à partir de ce moment, une exigence puissante de quitter les lieux s’est levée en moi : pourquoi quitter un lieu aussi prestigieux que celui qui m’a donné naissance ? Etait-ce un patelin ? non, c’était Florence ! l’alternative était Venise. Venise, lieu des affamés de culture, immédiatement après la guerre. A Florence je dévorais le Mai Florentin, où j’ai vu des spectacles mémorables de Luchino Visconti, Giorgio Strehler ; des pièces capitales du théâtre musical et non musical. Brecht venait, Serge Lifar, danseur choyé par Diaghilev, la compagnie de Paris. A Venise, c’était la création de l’opéra de Stravinsky « Carrière d’un libertin », premier acte dirigé en confusion par l’auteur lui même, puis la suite relevée avec dévotion par un excellent chef-assistant.

A l’époque j’ai reçu une première sollicitation, je ne me rappelle pas par qui, pour me rendre au cours d’été du festival d’Aix-en-Provence, et là, j’ai fait mon premier voyage en France. Aix me fit rencontrer Maria Casales, Jean Vilar, Gérard Philippe et Albert Camus. Luigi Nono, en sachant que j’étais à Aix, vint me sommer de donner mes partitions pour les montrer à quelqu’un qui cherchait des jeunes talents. Cet ami faisait une création mondiale au Casino d’Aix. J’y assistais : ce n’était rien moins que « le Marteau sans Maître ». Luigi Nono apporta donc ma musique à Pierre Boulez. Il était d’ailleurs question que je m’installe à Paris. Là, Boulez me confia quelques parties de sa « Deuxième Sonate ». Je m’en suis allé les étudier chez une amie qui vivait à la campagne de la banlieue parisienne. J’ai rapporté la partition à Pierre, qui entre temps allait diriger à Naples une création de mon maître Dallapiccola, dont la mise en page préfigurait les espaces calligraphiés dans mes œuvres à venir. Boulez me fit une commande pour le Domaine Musical, il donna un concert à Paris où l’on assista aux débuts de Cathy Berberian : elle chantait dans une version de chambre mon œuvre « La passion selon Sade ». Elle avait interprété aussi, avec ma participation d’auteur-acteur d’autres œuvres telles que « Torso » et « Pièce de Chair II » que j’avais ainsi intitulée car la mode était de composer des séries I, II, III, alors que cette pièce ne se voulait précédée ou suivie par aucun mécanisme.

Il y eut les voyages aux Etats-Unis où je fis la connaissance de Bernstein. Au Carnegie Recital Hall, il écoutait « Sette Foglie » que j’avais commencé de composer à Darnstadt, où quelques fragments furent dirigés par Stochkhausen. Nous sommes dans une sorte de planétarium que j’ai connu dans un éclair, les uns à la suite des autres. L’aspect visuel de mon travail a séduit. Il y eut David Tudor pour qui j’écrivis des oeuvres pianistiques. Enfin John Cage qui, lui aussi, dessinait souvent ses partitions. Point final de la toute première partie biographique personnelle. Pour en connaître la suite (et notamment ma rencontre avec Rocco Quaglia) allez lire le blog de mon interviewer. (sur le blog même , comprenez de suivre à l'article suivant)

Biographie subjective by Sylvano Bussotti himself (II)


DEUXIEME PARTIE DE LA BIOGRAPHIE DE SYLSANO BUSSOTTI

Fermée la première période de voyages, je reste en Italie avec le musicologue qui m’avait fait connaître Adorno, Heinz-Klaus Metzger. J’accélère un peu en arrivant à cette chance d’avoir pu devenir metteur en scène et scénographe à une époque où mon attitude était éminemment soupçonneuse : on n'en était même pas à accuser Stravinsky de modernisme mais encore le dernier Debussy dont on boycottait les « Jeux » ; on détestait le « Pierrot lunaire » et on jouait plus volontiers « la Nuit transfigurée ». Je venais de renouer avec ces amis d’enfance devenus un célèbre quatuor. Ils me commandent une œuvre pour quatuor et orchestre, ce fut « Quartetto Gramsci ». Ceci a fini par me mettre en contact avec le Mai Florentin, puis la Fenice, la Scala à Milan et l’Odéon à Paris. Dans tous ces théâtres : mises en scènes, accompagnées par des expositions de ma peinture. Un exemple parmi beaucoup , une petite galerie près du théâtre de l’Odéon : on y exposa des photos de Jacques Cloarec entièrement consacrées à mes costumes. Lors du vernissage, dans cet espace de quatre mètres de largeur, Rocco, au milieu de la foule, y danse, se faufilant, une œuvre spécifiquement écrite pour ces occasions, œuvre de mime – les grands bonds étant exclus. Ainsi arrive dans notre conversation le nom de Rocco , le danseur que j’avais connu au Mai Florentin, et qui fut Aladin dans mon ballet « Raramente ». Voilà donc Rocco que je persuadais de quitter le théâtre et de me suivre dans mes déplacements dans le monde. A ce moment, on créa le « duo expérimental », qui devenait parfois trio. Pour cette formation on réalisait « Per tre sul piano », dans, sur, avec le piano comme objet scénique , tantôt à l’intérieur des cordes, tantôt avec le clavier et Rocco s’appuyant comme si l’instrument était une barre d’école de ballet. Là aussi, on élaborait pas mal de créations jusqu’au moment où - comme j’avais déjà inventé tant de mises en scènes pour Puccini, Monteverdi, Mozart, Malipiero et d’autres auteurs - j’ai finalement commencé à diriger des festivals d’opéra, principalement le Festival pucciniano di Torre del Lago. J’y fis sept saisons et montai presque tout Puccini. « Turandot » fut la mise en scène principale dans cette série. Je montai mes propres opéras, dont « Lorenzaccio », « Phèdre », « le rarità, Potente » et les ballets « Bergkristall », « le bal Mirò », « aussi Satie », « ce Faune » et d’autres. Je commençai l’élaboration de quatre volumes d’œuvres pour grand orchestre, « Il catalogo è questo ». L’œuvre vient d’être produit avec l’orchestre Philharmonique du Luxembourg, dirigé par Arturo Tamayo.

De mes dessins et de mon œuvre peinte, il existe un catalogue Electa. Un livre particulièrement important, parce qu’il a répandu un visage bussottien d’un ordre du travail très inhabituel. Enfin je referme cette biographie essentielle par mon activité littéraire dont je cite seulement « I miei teatri » édité à Palermo, ou tout récemment « Disordine alfabetico » édité à Milan par Spirali. Pour mon activité la plus récente : deux opéras. L’un est « Pater Doloroso », l’autre est « Izumi Schikibu ».

J’en ai beaucoup dit, cependant je dois un hommage à Martine Joste pour conclure : au cours des dernières années, j’ai intensifié l’activité d’interprétation au piano, ce qui m’a amené à écrire plusieurs œuvres. Bien sûr tout cela a commencé bien longtemps avant , surtout avec « pour clavier » de 1972 et mon travail autour de « Solo », œuvre pianistique qui compénétrait la « Passion selon Sade ». Je joue souvent moi-même la Sonatina Gioacchina qui a été écrite pour Martine Joste. Enfin les « 111 tocchi a Stefano », qui est la base harmonique du « Pater Doloroso » dont la monumentalité y est toute comprise et germée.

Bob 3 X 3 INTERVIEW - Sylvano BUSSOTTI (III)


Quels sont, pour votre vie créatrice, en partant de l’enfance, vos trois premiers souvenirs ?

Lorsque j’étais tout petit et que j’avais un frère âgé de six ans de plus que moi, j’ai vécu très fortement la sensation qu’il était la toute première incarnation de l’amour vrai. Il m’entourait en effet d’un amour absolument intégral : total. Lors d’une fête de la ville de Florence très courue par les enfants, « la festa del grillo (du grillon) », nous nous rendions au parc de la ville où se vendaient des petites cages pour les enfants, chacune contenant un grillon. Et la rumeur populaire voulait que les grillons mâles chantassent et les femelles point. Mon frère obtint son grillon et moi le mien naturellement. Là dessus, ce fut une crise épouvantable de ma part, car je ne tolérais pas que les deux grillons ne fussent ma pleine et seule possession ! Ce furent des larmes jusqu’au moment où mon frère, avec toute la tendresse que je lui savais, s’est sacrifié pour me le donner. Cela me caractérise fortement et symbolise le fait que je ne serais pas apaisé si je ne possédais pas la littérature, la peinture, la musique, la danse, le théâtre … Inconsciemment, tout cela était déjà dans mon âme à cet âge innocent.

Le souvenir suivant se rapporte à ma fuite de l’Italie. Elle advint…. pas bien longtemps après : une dizaine d’années, à mon adolescence. Je pris un train de nuit pour la France. Il m’amenait à Marseille, ville sur laquelle on avait les plus épouvantables rumeurs : on la figurait comme une sorte de Sodome et Gomorrhe et donc, adolescent, j’y allais dans l’espoir que cela soit vrai car j’avais envie de m’amuser ! Bien au contraire, je trouvais une ville absolument marchande et stupide. Heureusement que quelque aixois vint me chercher et je pus fortuitement assister à l’un des premiers spectacles du Festival d’Aix dans la cour du palais de l’Archevêché.

Par la suite - puisque la fantaisie de mes souvenirs s’est fixée aujourd’hui dans ce mélange des arts, paysages et voyages – je me retrouvais, encore tout jeune, à New York pour la création mondiale d’une très courte oeuvre de musique de chambre au Carnegie Recital Hall. La salle est célèbre car chaque fauteuil porte, inscrit, le nom de celui qui l’a offert, Chaplin, Disney, Rockefeller… Ma composition fut bissée immédiatement, je dirais (modestement) à cause de sa brièveté mais on pourrait penser aussi pour un réel grand succès. J’ai dû moi-même diriger ce bis. Mais la vraie cause de cet engouement était Bernstein ! Au fond de la salle, il criait à tue-tête : « bis ! bis ! bis ! ». On peut comprendre que le public n’avait pas le courage de démentir une claque d’autorité comme celle de Bernstein.

Quels sont vos trois souvenirs les plus récents ?

Des Etats-Unis encore, (cela me vient par association d’idées) une nomination est advenue dans l’âge mûr. J’étais promu chevalier de l’ordre de Mickey Mouse. Ordre un peu spécial car cette nomination dure une vie entière, il n’y a pas d’autre chevalier ou commandeur, chaque fois qu’un commandeur de cet ordre disparaît, on nomme son successeur. Celui qui me précédait, monté au ciel : Jean Cocteau ! C’est en démonstration de cette distinction que souvent j’arbore une veste Mickey Mouse acquise à l’aéroport de Londres.

Toujours dans une date récente, à l’occasion d’une exposition-concert qui a eu lieu au musée d’Orsay à Paris, on créait une œuvre musicale tout en exposant mon travail de peintre à côté des impressionnistes et plus précisément Van Gogh. Ma peinture, fraîche car faite pour l’occasion, est restée dans ce voisinage trois jours. Elle est rentrée chez moi toute pleine de ses souvenirs.

Enfin pour finir je reviens à une impression forte mais cette fois-ci toute récente, elle servira de pendant, je l’espère, à celle que j’ai donnée de mon enfance au début de votre interview : actuellement installé dans la ville de Milan, au dernier étage d’un modeste gratte-ciel, j’observe un paysage d’une chaîne de montagne qui dépasse la Suisse et qui semble cacher Londres, Paris et Berlin. En passant par mon imagination au-dessus de ces crêtes, le son de ces grandes villes européennes rejoint ici, à Milan, une synthèse que je me plais à reconnaître telle que le Bussotti Opera Ballet (BOB), depuis longtemps, oeuvre à la concrétiser.


En ter de l’interview : Aspect autobiographique de l’œuvre « Silvano Sylvano » qui sera interprétée à la salle du Triton en Avril à Paris.

« Silvano Sylvano » trouve son origine également en France. C’était au moment de mes premiers concerts et expositions de partitions graphiques en France. Un quotidien, le Nice Matin, publia quelques articles de Paul Juif. Ce journal avait imprimé mon prénom sous forme d’hybride francisé - quelqu’un dans la rédaction ayant sans doute pensé que cela s’écrivait avec l’ « y » que l’on trouve dans la forme « Sylvain », bien qu’en italien c’est « Silvano ». Cela a donné « Sylvano ». J’en ai souri et je ripostai immédiatement à Monsieur Juif. Lui, avec quelque amicale rhétorique de me répondre : « à votre place je garderais cette variation qui est un très beau symbole typographique d’un homme aux bras ouverts ». J’adoptai donc comme définitive cette graphie dans mon prénom. Récemment dans la rédaction d’une oeuvre à la fois musicale , picturale , littéraire et théâtrale, j’employai ce titre « Silvano Sylvano » pour signaler de façon légère qu’il s’agit d’une sorte d’autobiographie au style extrêmement mobile, varié, promettant des développements futurs. L’oeuvre a été créée avec une version minimale au sens que l’auteur se trouvait tout seul au piano dans une salle comble à Florence. La salle était peut-être comble du fait que tonnait un orage terrible : les gens de passage se réfugiaient dans le théâtre où ils ne s’attendaient pas à’écouter la naissance de cette musique encore neuve et flexible. Successivement l’oeuvre à été présentée dans de nombreux endroits, à la Zarzuela de Madrid notamment, en tant que lever de rideau, avant la création espagnole de la « Passion selon Sade », dans une mise en scène de Rocco Quaglia . Rocco, puisqu’il a dansé plusieurs rôles écrits pour lui, est devenu nouvellement le metteur en scène le plus compétent pour le corpus bussottien. « Silvano Sylvano » sera en France pour la première fois à la salle du Triton à Paris encore une fois interprété par l’auteur. Je désire souligner derechef sa malléabilité : d’un effectif pas très grand mais peuplée de plusieurs formes d’expressions musicales, théâtrales, picturales, elle constitue un work in progress.