lundi 31 juillet 2006

Andreas Staier passant à la Roque


Lundi 31 juillet 2006 à l’Etang d’Aulnes pour le Festival de la Roque d’Anthéron, Andreas Staier donne la première partie d’un programme mettant en lumière l’écriture pour piano et orchestre de Mozart en compagnie du concerto Köln, et sur un pianoforte de Salvatore Lagrassa de 1815, restauré par Edwin Beunk. Deux concertos, le n°17 en sol, et le n° 24 en ut mineur : dégustation rapide, courte voire légèrement frustrante pour l’amateur.

Un pèlerinage qu’il faut préparer sur plusieurs jours . La Roque d’Anthéron, c’est un livret de 330 pages recouvrant les concerts des plus importants pianistes et clavecinistes de l’heure avec des thématiques - évidement mozartiennes pour cette année - se développant sur plusieurs jours (Anne Queffelec y joue à nouveau une intégrale). Le concert du lundi 31 juillet n’était qu’une préparation au concert du 1er août où Andreas Staier jouait les concertos des fils de Bach, couronnés par le concerto n°19 en fa majeur de Mozart. Second concert qui comparait les styles, montrait les sources, identifiait les parentés, scrutait l’apport d’un « petit plus » qui fait le « sublime » dans l’art de Mozart. Nous n’entendrons hélas pas ces génies issus de Johann Sebastian Bach ; nous ne pourrons pas nous forger des tendresses pour le romantisme de Wilhelm Friedemann Bach, le préromantisme subtil et rompu de Carl Philippe Emmanuel Bach, le classicisme de Johann Christoff Bach et l’élégance, la spontanéité du petit dernier, Johann Christian Bach, modèle et source poétique pour la personnalité de Mozart.

Cela est dommage pour deux raisons : la première susdite, de n’avoir entendu qu’une partie du programme (deux concertos de Mozart en mise en bouche), la seconde pour ne pas avoir une idée complète de l’ambiance « Roque d’Anthéron ». Ce festival a un rythme, il faut pouvoir rentrer dans ce rythme. Voir tant de voitures arriver au milieu du désert (où la Mireille de Frédéric Mistral vécut son agonie), puis repartir sans mot dire, après à peine une heure (bis compris), ne permet pas de comprendre qu’il s’agit d’une passion, de plusieurs histoires racontées à un public conquis et connaisseur. Un pèlerinage tel qu’on en reconnaît les signes à Bayreuth.

Un pianoforte magnifique met à nu le système d’écriture de Mozart. On ne restera que sur la surface donc : une grange immense ouverte sur le devant permet une acoustique miraculeuse et un vaste public, quoique, pour un pianoforte, il faille tendre l’oreille. Andrea Staier est un musicien d’un beau phrasé, ce n’est pas un secret. Il mène les réponses de l’orchestre qui imite parfaitement tout ce qu’il fait. Du reste, entendre Mozart sur un son aussi petit permet de comprendre tout l’art de son écriture, comment, en ce temps, les couleurs sont soigneusement posées pour que l’attention soit toute entière portée sur le piano ; comment les caractéristiques du style des violons et fagots sont reprises dans les idées du piano au point que quand Staier donne à l’improviste une inflexion, c’est naturellement que l’orchestre la retrouve. 

Parlons des « forte » du piano qui ne sont pas d’intensité sonore mais d’énergie de jeu (à cet époque l’accord était tassé sur lui-même pour donner la violence du geste) : tant de syncopes et de silences dans l’écriture classique sont vraiment nées de la force percussive du pianoforte, où le forte était plus un touché qu’une ampleur. De nos jours, les Steinway rendent ces effets plus difficilement, malgré la grande dynamique entre le piano et le forte, parce que le son est plus lent à se répandre et que la subtilité n’est plus la même. Nous ne dirons pas assez la beauté de l’instrument Lagrassa (1815), joué devant l’étang d’Aulnes. Pas simplement à cause du meuble vernis qui à l’œil nu donne sa date comme un objet dans une vitrine d’antiquaire, mais surtout à cause de ce son particulier : viennois, incisif, feutré, si proche de l’esthétique d’un quatuor à cordes. Le site de la maison de facture et de restauration Edwin Beunk (http://www.fortepiano.nl),  narre les étapes de restauration précisément pour cet l’instrument-là.

Le son du Concerto Köln résulte d’une longue amitié. Parlons enfin des bassons allemands, étranges et ingrats mais finalement beaux dans leur austérité. On comprend que le basson français plus chaleureux n’ait jamais gagné totalement la bataille. L’instrument attire l’attention sur l’amour des instruments à vent, et les emplois dramatiques qu’en fait Mozart. Les cheveux grisonnants du bassoniste, et ceux du premier violon (très souple et en symbiose avec Andreas Staïer), pousse le regard à comparer l’âge de tous les musiciens : le Concerto Köln est un groupe d’amis qui débutèrent  ensemble, qui trouvent l’âge mûr ensemble. Pas de trahison ni de défection : c’est beaucoup dire sur l’unité de leur son.

Le son d’antan est plus romantique qu’un son moderne. Retrouver le son d’antan permet aussi de retrouver la poésie préromantique des œuvres : dans le premier concerto, en apparence espiègle, on retrouve l’imprévu et la versatilité affective de Mozart, qu’a souligné le Maestro Bussotti dans notre interview pour classiquenews . Mozart, vêtu des dentelles du siècle des Lumières, en est le parangon de son angoisse. Nous vous invitons à lire les « Enchanteurs » de Romain Gary pour comprendre ce qu’était le XVIII ème siècle. En quoi il fut, en sauvagerie et en science, réellement précurseur du romantisme malgré ses apparences polissées, éduquées, ritualisées.  Le concerto en ut mineur est lui franchement dramatique. 

C’est déjà le bis : ce fut trop court, pas assez de temps pour réaliser la beauté de la musique.  

Festival de la Roque d’Anthéron, Le 31 juillet 2006. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Concerto pour piano et orchestre n°17 en sol majeurK.453Concerto pour piano et orchestren°24 en ut mineurK.491.Andreas Staier, piano forte. Concerto Köln.

 

vendredi 28 juillet 2006

Festival Pablo Casals : Concert Mozart et l’Espagne, avec l’ONCA, orchestre d’Andorre.


Pour fêter l’année Mozart (né 120  ans avant Pablo Casals !), après le feu d’artifice du concert d’ouverture (26 juillet : Brigitte Engerer au piano et i Solisti di Perugia), Michel Lethiec, Directeur Artistique du Festival, choisit affectivement d’unir le divin compositeur autrichien à l’Espagne d’une part, d’une autre à son propre instrument, la clarinette. Michel Lethiec interprète en compagnie de l’Orchestre National de Chambre d’Andorre (ONCA) le concerto pour clarinette en la majeur K 622 ; s’ajoute une messe « Alma redemptoris mater » d’un  compositeur de la même époque, Anselm Viola (1738-1789), attaché au monastère de Montserrat (Catalogne) influencé par Vienne. Une preuve évidente que le style de Mozart dit « viennois » est une stylisation de la manière du grand opéra napolitain, bien présent en Espagne. Toute la magie du concert naît de l’alliance de cette révélation musicale à la chaleur du pays.

Tout n’est que cœur catalan. Qui n’aurait jamais entendu parler del’abbaye de Saint-Michel de Cuxa à qui la révolution et le XIX ème siècle furent fatals ? Lieu mythique qui, dans l’état de ruine, inspira Pablo Casals pour fonder l’un des plus vieux festivals de France (55 ème édition) ? Une tour s’est effondrée, le cloître aux chapiteaux de lions dévoreurs n’est plus que la moitié de lui-même, mais la langue espagnole des musiciens (ils se préparent à répéter) y fait toujours résonner une hautaine paix. L’abbatiale, toute nue et abrasée à l’intérieur, mais avec des arcades mi-byzantines, mi-arabes, semble pleine de la gravité des prêtres qui y ont tantôt célébré un office silencieux. On croirait que le temps n’a dévêtu ce sanctuaire magique de tout luxe décoratif que pour le restituer à son but primordial : mystique. C’est pourquoi, à Cuxa, la musique ne peut jamais se colorer d’autre reflet et le public y vient par milliers parce qu’il revit inconsciemment ce sentiment au travers des concerts laïcs.

Un concerto de Mozart, dédicacé. Expert en tout ce qui fait une école de clarinette – n’est-il pas le professeur du CNSM de Paris et du CNR de Nice en sus d’une éclatante discographie et d’un rayonnement d’interprète mondial ? – agilité, clarté, musicalité, force et douceur, Michel Lethiec n’a pas choisi de montrer la bravoure de son « sotto voce » (filet de voix pianissimo) juste pour l’artifice mais pour la profondeur de l’œuvre écrite dans la maturité, peu de mois avant la mort du compositeur. Et c’est en effet une quintessence à la fois de la rhétorique baroque héritée et du nouveau style galant bâti par ses contemporains. Tout de la joie à l’indicible (mouvement lent) est taillé dans du marbre. Qualité que Mozart n’aura partagée qu’avec Corelli avant lui et qui fait de lui le créateur d’un nouveau classicisme. Dans la répétition, lors du fameux mouvement lent, au moment du conduit qui mène à la reprise du célèbre thème, Michel Lethiec descend dans un silence apte à forger un piédestal au retour de la mélodie. Plein d’humour il s’arrête juste là, se réservant pour le concert… mais l’effet est d’autant plus fort sur les chanteurs du Chœur Leider Càmera (qui chanteront très professionnellement la messe sous la direction de Joseph Vila i Casañas) : ils lui font un public improvisé et l’ovationne en avant scène. Pour les autres mouvements, Michel Lethiec danse, se tourne vers telle et telle partie des pupitres, dialogue. C’est un joyeux tempérament, telle est la force des musiciens qui savent utiliser leur nature dans l’art. 

Mais au concert, Michel Lethiec retient avec peine ces larmes en jouant. Mozart le vainc : il ne se trompe pas sur cette musique qui exprime « autre chose », il sait habiter cette simplicité du sublime. L’admiration du public exprimée, le bis du mouvement immortel est nécessaire en plein milieu du concert : Michel Lethiec, revêtu de ce double statut de Directeur Artistique du Festival et clarinettiste, le dédit au père de Gérard Claret qui fut un grand ami de Pablo Casals. Gérard Claret joue à sa droite, premier violon et chef de l’Orchestre National de Chambre d’Andorre. Les pleurs ne cherchent plus se cacher : c’est pour nous la seconde fois que l’on voit un interprète profondément ému par ce qu’il sert (cf. Agnès Melon, festival Pietre Sonore).

Une messe magnifique éditée par le Père Daniel Codina, Prieur de l’Abbaye Saint-Michel de Cuxa
Pourquoi l’écueil de la confrontation d’une œuvre mineure d’un inconnu avec un chef-d’œuvre n’échoue pas ce soir ? Avant tout grâce à l’extrême qualité de l’écriture d’Anselm Viola, plus haydnien que mozartien ; aussi grâce à une interprétation nette, vive et classique du Chœur Leider Cámera. L’intérêt est toujours relevé par une alternance des effectifs (quatuor soliste et masse chorale) entre le grand motet à la française et les oratorios viennois. Somme toute, une messe comme celle-ci d’un petit compositeur vaut mieux qu’un médiocre essai d’un grand compositeur (cf. la messe de Gloria de Puccini). 

Anselm Viola entra à dix ans dans la prestigieuse Ecole Chorale de Montserrat, toujours en activité aujourd’hui, unique école religieuse qui ait survécu depuis le XIII ème siècle et qui possède un site sur le net  www.escolania.cat. L’abbaye bénédictine du festival lui est religieusement liée.  Anselm Viola fait ses études musicales à Madrid uniquement pour revenir servir son monastère, une trentaine d’année, comme maître de chapelle jusqu’à sa mort. De lui, peu d’œuvres subsistent, autant religieuses que profanes (un concerto, un  villancico).

Naples, Venise, Dresde, Paris, Londres, Vienne, Madrid et Montserrat.On nous a parlé d’un grand attachement du monastère à Haydn et à Vienne. C’est pourtant bien dans la création d’un style international par le biais de la musique de l’Opéra qu’il faut chercher les parentés. Farinelli à la cour de Madrid, comme éminence grise, a imposé en Espagne les styles des Giacomelli et Hasse (que reprennent les auteurs comme Soler et notre Viola) en montant des saisons lyriques, faites des reprises des grandes œuvres métastasiennes jouées au Hollywood de l’époque : le théâtre « Grisostomo » de Venise ; scène sur laquelle il avait triomphé dans sa jeunesse. 


Or dans la messe de Viola, les gigantesques ritournelles introductives des sections, pleines de rythmes lombards, de soupirs, sont galantes à la manière des Jomelli, l’un des derniers grands napolitains. Les duos, avec leurs suaves frottements harmoniques, sont des témoignages d’une étude approfondie du « Stabat Mater » de Pergolesi. Les grandes masses fuguées sont autant proches des grands Requiems, comme celui de Campra, joués au « Concert Spirituel » à Paris à cette époque où, dans toutes les capitales, on commence à mélanger le meilleur de la France au meilleur de l’Italie. Bientôt Graun, Hasse (oratorio de Saint Augustin), Telemann, Haendel, récupèrent cet héritage et forgent un nouveau style. Si Haydn plus tard, entre baroque et romantisme, possède dans son écriture des ressemblances avec cette messe d’un inconnu catalan, c’est que lui aussi reflète les mêmes mélanges, à plus forte raison lorsque l’on songe qu’enfant, il suivait le cercueil de Vivaldi à Vienne et que vieillard, il écoutait, en tant que dédicataire et professeur, les premières sonates de Beethoven.
 
Quant à Mozart, déjà placé par son propre père dans ces mêmes courants, il eut la révélation de son style en découvrant les œuvres de Johann-Christian Bach. Or ce Bach-là, adolescent quand son protestant de père meurt, avait têté au berceau le lait des grands représentants du style galant comme Telemann et Hasse. C’étaient des familiers à la table de Johann Sebastian Bach : « allons écouter, disait le père, la chansonnette de Hasse à l’opéra de Dresde ». Il fit bien vite le voyage en Italie, devint un napolitain et, comme Haendel, finit sa vie à Londres, cité vaincue à la cause italienne. Que Mozart le viennois, fit du style de Johann-Christian Bach de l’or, relève d’un de ces miracles injustes (comme Chopin par rapport à Field) mais salutaires à l’humanité. Il n’en demeure pas moins que l’ « Opéra » fut l’auteur du « style viennois » à Montserrat comme à Londres.     

Festival Pablo Casals, le 28 juillet 2006. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Concerto pour clarinette en la majeur K 622.
Anselm Viola (1738-1798): Messe "Alma redemptoris mater". Michel Lethiec, clarinette. Orchestre National de Chambre d'Andorre.Gérad Claret, direction. Choeur Lieder Camera.Josep Vila i Casanas, direction.Elena Copons, soprano. Marisa Roca, mezzo. Francesc Garrigosa i Massana, ténor. Francesc Javier Comorera Tramuns, baryton.  

 

jeudi 27 juillet 2006

Petite répétition et bref entretien avec J-P. Brosse


Paris, début juillet 2006. Deux grands musiciens, le ténor Hervé Lamy et le claveciniste-organiste Jean-Patrice Brosse, jouent la complicité dans un programme conçu autour de la figure mariale. Envoyé spécial pour classiquenews.com, Cédric Costantino assiste à la répétition à Paris, interroge les artistes sur leur récital, programmé le 26 juillet au festival de l'Escarène.

Répétition. Plongez vous, devant la Seine, dans le décor feutré d’une maison parisienne du XVII ème siècle, clavecins et orgue de salon. Là, Hervé Lamy, alias « Orfeo », tout azimut,  chante « Beata Viscera » de Pérotin, scintillante et vive sculpture sonore gothique, accompagnée à la quinte sur l’orgue par Jean-Patrice Brosse. C’est dit-il en ouverture d’un concert qui va balayer plusieurs siècles et parcourir la France et l’Italie ; voilà qui montre, qu’au Moyen-âge, avant l’arrivée de l’Humanisme, la beauté musicale était un reflet de la beauté de Dieu, alors qu’au temps de Monteverdi la musique acceptait des éléments de douleur musicale (laideur pour les réfractaires à cette révolution) comme l’expression de l’homme qui parle à Dieu. Ainsi l’auditeur sera préparé aux pièces montéverdiennes et baroques. 

Puis Jean-Patrice Brosse se met à jouer seul : un magnifique « prélude sur chacun ton d’Attaingnant » (éditeur parisien au temps de François Ier). A Paris, sur le son étouffé de l’orgue de chambre, le jeu fin du musicien attend le moment pour déployer des splendeurs religieuses sur l’orgue Grinda de l’Escarène véritable petite merveille et rare témoignage de l’art de la facture française au XVIII ème siècle en Ligurie (Côte-Azur en France) pays de transition. Le prélude passionne par toutes les amorces des futurs genres organistiques mais aussi, curieusement des préludes non mesurés de luth et de clavecin. Tout est toujours plus profondément ancien et ancré dans des traditions oubliées. 

Puis ce ne sont que des merveilles comme les joyeux ballets de Picchi et divers virtuoses. Un jeu vocale ouvre la section XVII ème siècle italien du concert : le « Ricercare » de Frescobaldi à quatre voix manuelles et une cinquième chantée (Frescobaldi était ténor), non écrite sur la partition mais à trouver comme un jeu d’esprit : à l’interprète de choisir les possibilités de contrepoint. Cela amuse Hervé Lamy qui refuse d’être interviewé en prétendant qu’ « il est connu que les ténors n’ont qu’un neurone et qu’il faut laisser parler les gens qui savent, c’est à dire les instrumentistes ».

Bref entretien avec Jean-Patrice Brosse à mi parcours de la répétition.

Comment vous vous êtes rencontrés ?

Au Chœur grégorien de Paris, au Val de Grâce. Hervé est soliste de ce chœur. Dans cette formation nous avons enregistré pas mal d’œuvres ensemble comme les messes de Couperin. Pour ce concert, c’est une prospection de mon association du « Siècle des lumières » qui en a fait l’heureuse fortune. Roger Baraya y a répondu pour le festival de musique ancienne de l’Escarène, il s’est montré satisfait du programme qui va du Moyen-âge (très présent dans sa programmation) jusqu’au milieu du XVIII ème siècle (répertoire très adapté à l’orgue) avec dans notre partie française : Balbastre et le très beau « Salve Regina » de Campra

Hervé Lamy précise : il y a aussi le XVII ème avec  deux petites pièces de Charpentier pour la vierge et le « In lectulo meo » de Henri Dumont sur un texte du Cantique des Cantiques qui représente les noces symboliques de la Vierge. J’aime ce motet poignant, entre la musique italienne et française, avec des effets d’écho. Et puis la grande partie consacrée à Monteverdi, juste après la partie Moyen-âge et avant la partie française. Je chante un autre texte du cantique des Cantiques le « Nigra sum » du Vespro, puis le « Salve o Regina », et cette pièce que je m’accapare honteusement, mais tellement belle qu’il faut s’en donner le droit : « il pianto della Madonna ». Ce lamento reprend celui d’Ariane délaissée par Thésée dans l’opéra aujourd’hui perdu, mais avec des paroles de la Madone au pied de la Croix : « O Teseo » devient « Mi Iesu ».


Jean-Patrice Brosse, vous vous êtes spécialisé, en entendant vos nombreux enregistrements, dans le répertoire XVIII ème siècle, mais à vous entendre jouer Attaingnant, c’est un plaisir pour vous les sources du clavier ?

Mais j’ai commencé par ce répertoire, autrefois j’étais claveciniste et organiste pour l’Ensemble Polyphonique de Charles Ravier à la Radio. L’Ars Antiqua fut mon pain de jeunesse. Très jeune je naviguais dans Monteverdi et le courant de la vie m’a fait abandonner ce répertoire pour les Lumières. C’est étrange parce que la Renaissance est fondamentale et c’est presque ce que je préfère le plus au monde : ce Picchi est jubilatoire…


Comment votre association est-elle née?

C’est la passion pour la recherche. Pour approfondir pour éditer des fac-similés, récupérer des fonds, la structure de l’association s’est imposée. Les partitions chez Fuzeau, les disques chez Verany sur le XVIII ème siècle et le livre sur le Clavecin des Lumières sont financés par l’association.


La recherche est votre grande passion ?

Oui plus que le grand répertoire, c’est le répertoire à découvrir qui m’attire. Même pour les livres que je recherche, les éditions anciennes m’intéressent. Par exemple j’ai trouvé un écrit de 500 pages rien que sur la vie de la grande Demoiselle. Je me suis régalé avec les manuscrits de Balbastre inédits et dont j’ai fait juste maintenant un enregistrement qui est au montage. Je me suis amusé avec les « amusements du Parnasses » de Corrette qui sont en réalité plus nombreux que le livre I (le livre VIII n’a jamais était retrouvé) et restent encore peu accessibles.


Et dans le XVIII ème siècle des Lumières, quel est votre compositeur favori ?

Celui toujours que je travaille, c’est changeant ! Duphly, Armand-Louis Couperin – merveilleux, d’un raffinement extraordinaire : il y a chez lui une fantaisie, et pour la main un geste souple et délié, une allure incroyable, très aristocratique. Son oncle lui a fait beaucoup d’ombre comme il en a fait à son propre oncle, Louis l’ancien. Simon c’est très joli ! Il y a les femmes, charmantes et délicieuses, comme  la femme de l’architecte Victor Louis (grand théâtre de Bordeaux) qui édita une quantité énorme de sonates en 1780, dernières expressions du clavecin.


Et Marie-Antoinette ?

Charmante et délicieuse aussi surtout son air « Si parfois de votre village » que j’ai fait tout récemment avec Marie-Christine Barreau

Nous avons profité, ajoute Hervé Lamy, des possibilités limitées de l’orgue XVIII ème de l’Escarène (somptueux au demeurant) pour délaisser l’habituel répertoire des suites de Magnificat en alternance (grégorien et orgue) et découper plutôt une magnifique chaconne de Louis Couperin en sol mineur. C’est un jeu et la qualité de la musique se prête à proposer au public une alternance en miniature. Cela permet à Hervé Lamy de chanter entre les belles phrases abruptes et graves du premier des Couperin, un grégorien sombre et ornementé. Souplesse, finesse et spiritualité sont sa réputation dans ce répertoire qu’il affectionne. A ces qualités il ajoute plus loin dans le « Pianto della Madonna », la véhémence qui prend son auditeur par la main et le sens de la théâtralité dans la langue latine. Chacun sait d’ailleurs que ce mélange de spiritualité et de virilité vocale, fait tout son charme qui rappelle les cornets symbolisant la guerre et la terre chez Monteverdi, les violons symbolisant l’amour et le ciel. Hervé Lamy ajoute dans sa voix encore ce plus, la poésie, qui dans l’Orfeo, après les cornets et les violons, insuffisants pour attendrir l’Enfer, est symbolisée par la harpe, spirituelle au-delà de l’indicible.

Poignant Dufay. Nous avons gardé pour la fin de la répétition le clou du programme. Une consolation de Dufay (le rapport est symbolique avec Marie dans le programme), le texte poétique est certainement écrit par le compositeur et, nous dit Hervé Lamy, « j’ai tenu à apprendre les trois strophes parce qu’à la fin l’auteur offre « trois chapiaux ». 

Voici le texte intégral de ces trois chapiaux :

I.
Mon chier amy, qu'avés vous empensé
De rettenir en vous merancolie,
Se Dieux vous a un bon amy osté
Et dessevré de vostre compagnie?
Ne mettés pas en abandon la vie;
Priés pour luy, laissiés ce dueil aler;
Car une fois nous fault ce pas passer.

II.
Vous savés bien, contre la volunté
De Jhesucrist, ne la verge Marie,
Nuls hom ne puet, tant soit hault eslevé
De science ne de noble lignie.
Tous convenra fenir, je vous affie;
Il n'i a nul qui en puist eschaper,
Car une fois nous fault [ce pas passer.]

III.
Pour tant vous pri, soiés reconforté
Et recepvés en gré, je vous supplie,
Ces trois chapiaux en don de charitté;
Autre nouvel ne truis en no partie,
Puor remettre vo cuer en chiere lei.
Ne pensés plus a celui recouvrer:
Car une fois [nous fault ce pas passer.]

Envoi
Amis, la mort ne poons eschever;
Car [une fois nous fault ce pas passer.]

mercredi 26 juillet 2006

Bavouzet, un piano émotif au Rayol bleu azur


Domaine du Rayol, 24 juillet. Un concert mémorable donne la mesure d’un talent poétique :  Jean-Efflam Bavouzet, « perle cachée de la France » est un pianiste à part. C’est l’expression qu’avait rapporté un journal anglais, de Pierre Boulez et de Georg Solti, avant que le succès populaire ne vienne à lui. Mais dorénavant, l’expression perd son sens : Bavouzet devient la « perle retrouvée de France » : pour preuve, la foule qui s’est pressée pour entendre le concert. Voyons de plus près les composantes de ce talent.

Un artiste émotif. Jean-Efflam Bavouzet, dès la première note, est l’opposé de la froideur. On craint toujours d’entendre un programme congelé lorsque l’on voit un pianiste débuter un concert « in medias res », sans l’ombre d’une peur. Ici, c’est tout le contraire : Jean-Efflam Bavouzet, attend inquiet que l’avion passe jusqu’à sa dernière résonance, joue avec émotion une pièce crépusculaire (comme la nuit qui tombe sur la mer en face), l’adagio de la sonate « au clair de Lune ». Et il est évident que ce choix est pour lui autant que pour le public. Emotion et trac dominé offrent un rapport intime et humain, tacitement instauré avec le public. Ce fluide, proche de nous, fait la valeur du vrai artiste. La marche funèbre (la mélodie martelée de l’adagio), perdue dans le bruissement des feuilles du Rayol (les célèbres triolets), abouti à l’effet voulu par la directrice du festival Edith Walter (lire notre interview). Symbiose de l’air des arbres au soir, respiré ici, et de la musique (Beethoven est un amoureux de la nature). Nous sommes envoûtés. 

Une lecture claire et rythmée… L’allegretto de cette sonate, « une fleur entre deux abîmes » (Liszt), n’a jamais était aussi bondissant et ciselé. Le piano Steinway ne manquait pas (malgré ses basses creuses et ses aigus grinçants) de restituer l’ambiance « pianoforte » de l’œuvre : Bavouzet est le pianiste des ambiances. Nous verrons plus loin d’où vient le secret de cette réussite. Le final de la Sonate est « dynamique et poétique ». Hélas, le piano n’était malheureusement pas à la dimension de l’artiste : il manquait de ventre. Plus que la réalité sonore, c’est le pied trépignant du pianiste qui témoignait de la puissance insufflée à l’œuvre par le tempérament. L’effet est tout de même électrisant.

… presque baroque .Ce dynamisme n’est pas le propre d’un musicien simplement romantique : Bavouzet est un enfant de notre temps, il pense comme pense un Jean-Christophe Spinosi, par phrases rythmées dans le corps, ce qui donne à ce final une allure quasi flamenco ! Bravo pour le troisième thème (les croches martelées), subitement assoupli sur sa conclusion : c’est d’une musicalité jusqu’ici rarement pensée par d’autres dans une œuvre usée par les multiples interprétations. Bavouzet possède un jeu baroque - non pas qu’il soit baroqueux (les trilles beethovéniens sont même sacrifiés au prix de l’emportement) - mais parce qu’il pense la musique comme une danse. Notre époque s’habitue à écouter la reconstitution de tous les styles. Après tout Beethoven (en passant sur Haydn, Mozart, Neefe et K.P.E. Bach) est dans le temps plus près de Bach et de Vivaldi que Brahms et Debussy. Quelque chose du jeu primordial de Beethoven passe dans l’interprétation de Bavouzet. 

Que Debussy colle à la personnalité du pianiste. Voici donc un des secrets du charme poétique de Bavouzet : l’utilisation subtile de la pédale harmonique. La pédale est l’essence même de la musique de Debussy. Jean-Efflam Bavouzet affirme que son professeur lui transmit cet art. C’est humble : croyons-le, en affirmant que c’est le naturel et l’oreille qui lui permettent une telle réussite. Jamais une harmonie n’est troublée, jamais une prolongation du son n’est de trop, et pourtant, c’est un concert en plein air. 

Debussy, l’impressionniste, révèle Bavouzet, le peintre, grâce à « la fille au cheveux de lin », « la sérénade interrompue », « la cathédrale engloutie », « la danse de Puck », « les tierces alternées », « feux d’artifice ». Autant de mondes qui habitent encore le dernier accord de deux notes, longuement et théâtralement tenu par un interprète qui y vit encore une histoire intérieure. Bavouzet est donc de ces artistes qui parcourent un chemin spirituel lors d’un concert.

Mais un Chopin et un Liszt, plus décevants, révèlent que Bavouzet est un rêveur plus qu’un aventurier. Liszt avec son « Invocation », son « Hymne à la nuit » et son « Hymne au matin », trois esquisses de la « Bénédiction de Dieu dans la solitude » (joué avec maestria par Dominique Merlet quinze jours auparavant), n’étaient pas des plus convaincants. Ces pièces sont exhumées récemment. Bavouzet est l’un des premiers à les jouer et le cadre s’y prêtait. Mais l’ »Invocation » ne vaut pas la version définitive, plus développée, et les deux jolis hymnes ont gagnées à être supprimées.  

Est-ce simplement Liszt le responsable ? Il nous semble pourtant que Bavouzet est l’homme des portraits intimistes et que les grandes constructions épiques de Liszt lui laissent pas de répit pour agripper son auditeur par la main, pour le diriger, lui soutenir la tête au-dessus des vagues lisztiennes. Etonnant, puisque Bavouzet est un homme des voyages poétiques. Ne serait-il pas un Cyrano de Bergerac au lieu d’un Victor Hugo ?

A l’opposé, pas assez tendre et douloureux (le cinquième doigt de Bavouzet n’est pas un fragile enfant), Chopin, malgré la « Berceuse », nous fait comprendre que Jean-Efflam Bavouzet est un rêveur plus qu’un homme blessé.   Bavouzet est donc un bien un musicien « dynamique et poétique » mais situé entre deux pôles : la force épique et l’élégie douloureuse, s’en y parvenir. Pour citer Horace, poète au tempérament similaire : la « juste mesure est d’or ». Autrement dit le jeu de Jean-Efflam Bavouzet est une sorte de classicisme de l’interprète français. L’interprète est comme la poésie de Lamartine : elle pleure tout en restant élégante, elle s’emporte tout en étant douce. 

Sur un enchaînement d’œuvre : le monde lunaire de Bavouzet. Quand on entend dans un programme, bâti avec un soin particulier des tonalités, une finesse comme la reprise de la dernière note de la Tarentelle en la bémol majeur de Chopin, par la première note de l’étude opus 10, on comprend que Bavouzet entraîne son auditeur dans un itinéraire délicat et nocturne. Subtilité des climats. Science des enchaînements. Art des correspondances. D’ailleurs c’est ce qu’il fait dans son dernier disque, thématisé sur le monde de la nuit. Bavouzet (comme on l’a remarqué pour Debussy, point fort du concert) construit son propre imaginaire avec les œuvres des autres. Parfois les interprètes, timidement, s’arrêtent sur le seuil de l’interprétation, en deçà de la composition : la poétique de Bavouzet, nous donne envie de le voir dans ce rôle-là. On sent, chez lui, la sensibilité d’un probable compositeur racé.

 

mardi 25 juillet 2006

Saint-Maximin. Festival d’Art-Baroque-en-Provence, les 25 et 26 juillet. Hervé Niquet joue Charpentier et Campra.


A Saint-Maximin, Hervé Niquet propose deux programmes opposés, entre jansénisme et « jésuitisme » : la première soirée, austère et élitiste, est consacrée à la « Messe de Port Royal » de Marc-Antoine Charpentier, chantée par les femmes du Vlams Radio Koor. La deuxième soirée, lumineuse, présente un Marc-Antoine Charpentier plus festif et orchestré, avec le Magnificat et le Motet pour la Messe Rouge, chantés par le Concert Spirituel, ainsi que le Requiem  de Campra au propos universel. 

Le Vlaams Radio Koor nous abîme dans les profondeurs de la foi. Le célèbre chœur flamand adopte ses chefs, c’est une alchimie, Niquet fait partie des élus. Le Vlaams Radio Koor se dispose en cercle autour d’Hervé Niquet à l’orgue portatif (une splendeur, à l’oreille quasi XVII ème, de Johan Deblieck). Elles ont à leurs côtés des hautes lampes tamisées, elles sont assises telles les lectrices d’une bibliothèque. Le motet de Danielis qui débute le concert, à deux voix, chanté ainsi par le chœur féminin, est indicible. De ces moments où le seul commentaire est : « il fallait être là pour savoir ». Elles sont souples, font un même trille, professionnalisme ultime. Elles pourraient avoir chanté du grégorien depuis l’enfance … et pourtant elles n’en sont pas spécialistes, puisque la musique contemporaine est leur prédilection. Le son qu’elles produisent, la plénitude de la respiration, la longueur de la résonance, la conduite de la ligne, rappellent la perfection d’un ensemble spécialisé dans l’art médiéval, tel « Dialogos ». 
L’œuvre, « messe de Port Royal », mérite d’être davantage écoutée. 
Cette petite messe n’exigeait pas de donner autant, mais c’est pour Dieu que Charpentier dépasse la beauté commune, comme l’interprétation du Vlaams Radio Koor, nous le rappelle.
Les motets à trois voix de Bouzignac, ajoutés pour compléter le propre de la messe, mais surtout les improvisations de François Saint-Yves, en introductions, en alternances, donnent un visage complet de cette oeuvre. François Saint-Yves, assurément fut l’élève de Jacques Thomelin et Jean Buterne, deux organistes dont on a perdu les œuvres et qui furent les premiers de leur temps (1650-70, temps des maîtres de De Grigny, lyriques et contrapuntistes).

Messe sombre, mais c’est pour Port-Royal : beaucoup d’appelés et peu d’élus à l’écoute de cette tragédie épurée (une messe relate toujours le dernier repas du Christ), exactement dans l’inspiration du passé janséniste du monastère (l’œuvre est de 1687). Charpentier, pourtant futur jésuite, en traduit génialement les aspirations. C’est un Christ sur la Croix, les bras levés très haut, quasi fermés (symbole de l’acceptation de privilégiés à la Grâce de Dieu). 

Le 26 juillet. Le Concert spirituel vibre en échos aux émotions des compositeurs.
 Tout autre chose le lendemain. Le Magnificat en appelle aux humbles, le motet pour une longue offrande à la Messe rouge, avec ses fugues extraordinaires, ses trios asymétriques et théâtraux (à l’opposé de Lully) et surtout le Requiem de Campra, emportent autant le public que les interprètes, dans une émotion généreuse et universelle. Charpentier, élève du jésuite Carissimi, et finissant sa carrière dans cette corporation, en a tout le tempérament altruiste.

Ainsi les chanteurs dans le Requiem, ferment les yeux aux moments précis où le poil de l’auditeur se dresse, point exact où la réception de la beauté devient physique. Hervé Niquet y est sensuel, il y est symbolique lorsqu’il fait le geste du son qui se répand dans la basilique pour diriger la valeur temporelle du silence obtenu. Tout bat d’un même cœur : la basse soliste (un peu moins la taille) mais surtout le ténor à la française, haute-contre, sans compter la soprano remarquable, tous bien plus en forme que l’année passée, font un équilibre parfait ; le premier violon, Alice Pierrot, semble anticiper la volonté du chef par leur symbiose. Le hautboïste réalise impeccablement une partie étrange et modulante chez Campra, presque germanique : où va le compositeur ? Mais il change de tonalité ! magnifique, naturel ! Sans compter le continuo, notamment le violoncelliste,Tormod Dalen, déjà entendu à l’Hôtel de Ville de Tours il y a trois ans (il y cassa son archet, le même qu’au concert de Saint-Maximin), musicien d’une force titanesque et d’une grande beauté de phrasé. Que conclure ? Excellence et émotion. Longue rémanence de l’impact du concert dans les heures qui le suivirent.

Illustrations
Philippe de Champaigne, Ecce Homo
Philippe de Champagne, Vanité
Hervé Niquet, photographie (DR)

 


Saint-Maximin. Festival d’Art Baroque en Provence. Les 25 et 26 juillet 2006. Les Vêpres et les Complies, confiées à Rolandas Muleika pour la direction des chanteuses, et à François Saint-Yves, pour celle des organistes, encadrent la prestation d’Hervé Niquet (motets et messes par le Vlams Radio Koor puis le Concert Spirituel), en la Basilique de Saint-Maximin. Les reconstitutions d’offices, alternant le plain-chant et l’orgue, sont l’aboutissement des « Académies Baroques en Provence Verte » pour les jeunes chanteuses et pour les organistes en apprentissage. Elles sont sujettes à polémique autant pour l’équilibre du spectacle que pour la place laissée à l’organiste titulaire héritier de l’orgue. Elles sont en France d’un concept neuf et prometteur. Pourtant leur intégration dans le déroulement des concerts publiques ne convainc pas. Réflexions sur les options de programmation d’un festival à suivre. 

L’archéologie d’expérience est un avenir pour l’art. Oui, le concept de ces concerts est unique ( A :  Vêpres ; B : Grands motets ou messes ; C :  Complies ). Il attire et attirera un monde de plus en plus nombreux de spectateurs immergés dans un projet musical qui s’accomplit et se réalise sous leurs yeux. Archéologie d’expérimentation, voici un trésor en France. Initiative qui fera ici et là des enfants, c’est un point de départ, tel qu’il y en a déjà eu à Saint-Maximin : ici ressurgit (lire le témoignage de Pierre Bardon), dans les années 1950, le courant de la renaissance du Baroque en musique. Aujourd’hui, à nouveau, à Saint-Maximin, se matérialise le courant d’expérimentation de l’alternance plain-chant avec improvisation de l’orgue. Ce courant est en vogue un peu partout mais n’avait pas jusqu’ici trouver son festival. Avec ces Vêpres (office de l’après-midi, quand le soir tombe) et ces Complies (office du soir, quand la journée est « accomplie »), et sur des orgues fameuses, alternant avec les stagiaires de chant grégorien, dans une acoustique royale, il y a matière plus qu’ailleurs, à retrouver les réalités musicales de la pratique du temps.

Mais l’expérience de deux années enseigne sur quelques limites modernes de cette archéologie. Non, trois-quarts d’heures de Vêpres, une heure et demie de concert et une demi-heure de Complies, ce n’est pas facile pour le public d’aujourd’hui. L’expérience de l’année passée et celle de cette année en donne la raison. Les Vêpres sont de trop, la longueur du temps n’est pas la seule raison de ce constat…

Un mauvais choix pour les Vêpres. Pourquoi ? Parce qu’on y fait grâce à Pierre Bardon, en tant que titulaire, d’y jouer l’alternance d’orgue en la matière de longues pièces de Nicolas de Grigny. C’est joué avec goût, mais suivant ce que l’âge permet. La place hypertrophiée de l’orgue, rompant l’équilibre avec le plain-chant, plus bref, mange l’énergie de l’auditeur  qui, comme dans un festin, après une salade copieuse voire huileuse, n’a plus de goût ni d’appétit pour le plat de résistance qui suit. Du reste, Pierre Bardon n’y voit pas un hommage mais une façon d’esquiver son autorité sur le lieu. Il tient à sa participation, mais n’y porte pas d’effort et devient réticent au Festival. Sa critique est axée sur le concept lui-même, qu’il ne peut comprendre, si différent de ce qu’il a vécu ici, loin de la tradition des organistes interprètes qu’il invite depuis des années dans sa propre série de concerts. Ainsi, il n’appréciera pas les superbes improvisations de François Saint-Yves (pour lui un « claveciniste ») dans la partie centrale du concert. Il n’apprécie pas non plus la présence des jeunes stagiaires d’orgues lors des Complies. Stagiaires qui, à son avis, ne devraient pas toucher un orgue royal en concert, même dirigés par leur enseignant. Tel sera donc le défit futur du festival : persuader le titulaire de l’orgue de réellement prêter l’instrument … ou s’adresser à une autre autorité.

Une différence de niveau avec ce qui suit. La deuxième raison de notre critique vis-à-vis des Vêpres est la qualité des stagiaires, attachante mais perfectible, musicale mais en deçà de ce qui va suivre, cette année, même, un peu raide (lire la préparation des stagiaires). Si bien que le niveau plus bas, précédant en hiatus le grand concert d’Hervé Niquet, provoque une opinion défavorable, que chacun sait difficile à dissiper par la suite, même si l’excellence surgit subitement en deuxième partie. Tel sera donc le second défi du festival : gérer le travail des stagiaires de façon à ce qu’il charme la critique et le public - au lieu de bémoliser l’enthousiasme et la beauté de l’entreprise.

Or les Complies sont touchantes et magnifiques. Ce qui est défaut en introduction devient poésie en conclusion. Après le repas, en dessert, le travail des jeunes trouve un public bien disposé. Un public abandonnant la tension de l’écoute, qui se laisse porter par l’émotion, repu de l’ « entracte dînatoire » (avec fameuses pâtisseries et champagne). La nuit transforme les lieux, donne le sentiment d’entendre des organistes dans l’intimité de leur hautaine solitude ; aux chandelles, la prière affleure des voix grégoriennes. La fragilité fait là, merveille : merveille des jeunes organistes qui sortent d’eux le meilleur - malgré le quidam qui frappe sur les structures métalliques de l’orgue pour gâcher l’enregistrement par France musique. La brièveté attendrit : « Je rentre métamorphosée à la maison, dit une amatrice. Mon mari me demande d’où me vient ce sourire paisible sur mon visage. Je lui réponds que je suis encore baignée de la quiétude où m’ont plongée les Complies. C’est pour cela que je suis revenue ce soir. »

Les Complies sont donc « la solution », si le concept veut survivre, et si Pierre Bardon  en conçoit l’humanisme et la valeur, sans s’arrêter à ce qu’un autre (que lui ou que les organistes qu’il aime), François Saint-Yves, choix du directeur du festival, Gilles Colombani, et du chef, Hervé Niquet, en soit le maître d’œuvre (en compagnie de Rolandas Muleika). Ces Complies seront toujours l’atout « sensible » du festival.

Ultimes réflexions sur les malheureuses Vêpres. Quant aux Vêpres, pour la beauté du spectacle, par pitié, qu’elles soient supprimées ou bien confiées à un chœur d’hommes professionnels (pour différencier avec les stagiaires sopranos) et en alternance avec un consort de violes sur le parvis (du type « office du Saint Sacrement ») ou bien encore en alternance avec un autre organiste d’importance ! Ou alors, encore tenues par Pierre Bardon, qu’elles n’excèdent plus les vingt minutes de leur rôle introductif ! Il vaut mieux préférer des pièces minimalistes du livre d’orgue de Marguerite Thierry qu’un somptueux Nicolas De Grigny, au demeurant mal à propos.

Pour savoir l’incroyable effet des nobles morceaux d’anthologie dirigés par Hervé Niquet lors de ces deux soirées, au milieu des reconstitutions d’offices religieux,il faut attendre le compte rendu.

vendredi 21 juillet 2006

Saint-Maximin. Festival d'Art-Baroque-en-Provence. Première journée des Académies baroques.


Saint-Maximin, Festival d’Art Baroque en Provence. Le 20 juillet 2006. Premier jour des Académies Baroques en Provence Verte. Les classes pédagogiques qui ouvrent le festival d’Art Baroque de Saint-Maximin (deuxième édition en 2006), se déroulent dans le réfectoire du Convent Royal de Saint-Maximin. Au matin, 10 chanteuses, mais aussi un haute-contre, découvrent le plain-chant baroque. Ils sont guidés par les conseils de Rolandas Muleïka, professeur au CNR de Toulouse et chef de l’ensemble Antiphona. Comment produire la sonorité du plain-chant ? Qu’est-ce que le plain-chant ? Quelle est son histoire jusqu’à l’âge baroque ? Comment lire une partition de plain-chant ? Autant de questions qui sont utiles aux apprentis chanteurs. Voici l’essentiel de leur initiation au chant grégorien.

Prélude. Mise en bouche, hier soir, par le tour de table amical où chaque vocaliste se présentait avant de se restaurer. Mise en bouche, ce matin, par une écoute du bourdonnement, bouches fermées, du son produit par toute l’équipe.  Une écoute attentive de chacune pour l’autre. L’important est, dans cet exercice collectif, de mieux se connaître. L’équipe, dans la pierre résonnante du réfectoire médiéval, s’est placée en demi-cercle. L’enseignant dispose le maintien de son propre corps avec souplesse, un pied en avant (recommandation de Couperin pour les clavecinistes), les bras déliés. Des bouteilles d’eau attendent les stagiaires.

Son, corporalité, couleur. Les profils s’avèrent différents : certaines ont un matériel technique solide, d’autres un joli timbre naturel. Rolandas Muleïka invite les unes à enrichir leur palette vocale, il incline les autres à accéder au type d’émission demandé, doux et souple. « Vous avez des profils différents, dit-il, chacune doit se mettre dans le même nid, il ne faut pas se retirer derrière les autres, chaque voix doit trouver sa place ». Dans les vocalises de préparation, Rolandas Muleika crée déjà les matériaux sonores, en faisant attention à la projection extérieure sur la syllabe « NI », dont la voyelle fermée est choisie pour la création d’un son moins large que le son lyrique. Prenant chaque élève une à une, il travaille la souplesse psychique qui agit sur la corporalité. Chacune, spontanément le dos droit et détendu,  se concentre et cherche à améliorer le point d’appui initial de la vocalise ainsi que le relâchement qui suit, mais sans perte de son. En fait, il s’agit de poser le son et de le mettre en action. Puis il reprend les onze voix ensemble en exigeant que le pouce soulève la lèvre supérieure pour définir la projection extérieure et serrée du son.  Il cherche ainsi à régler l’instrument vocal, accorder l’unisson en partant de la couleur et du timbre qu’offre la prononciation latine à la française. Ainsi souligne-t-il, en dernière vocalise de préliminaires, la souplesse de la syllabe de «son »  (prononcer « s-o-ne ») dans « eleison ». Cette introduction à la séance met d’emblée les stagiaires sur un rail précis : la couleur du plain-chant baroque.

Plain-chant et grégorien. Un peu d’Histoire. 
Délaissant un temps la pratique, notre savant homme pose la définition du plain-chant. A l’époque même les spécialistes se disputèrent l’explication et se partageaient en différentes visions. Aujourd’hui, il faut distinguer le chant grégorien et le plain-chant. Dans la pratique l’un englobe l’autre : le plain-chant est le terme donné à « une manière de chanter l’unisson  appelé monodie (une seule ligne mélodique) » qui inclue le chant grégorien proprement dit, « un répertoire historique ». Rolandas Muleïka aborde alors un bref aperçu d’histoire musicale. Le plain-chant trouve ses racines dans les premiers siècles de la Chrétienté, d’abord religion des catacombes, et à partir du III ème siècle, religion officielle. Libérés du silence de la clandestinité, les chrétiens bâtissent des répertoires vocaux en même temps que des églises. Autant de répertoires que de sources d’implantations géographiques : en partant de l’Orient et de Byzance, en allant vers l’Italie, la Gaule et la Péninsule ibérique, sans oublier sur l’autre versant de la Méditerranée, la Palestine, l’Egypte copte, et toute l’Afrique du Nord, très florissante dans la culture chrétienne au temps de Saint-Augustin.
Plus tardivement, pour des raisons politiques à la fin du VI ème siècle, un pape, Grégoire le grand, codifie l’Eglise d’Occident et décide des textes du répertoire de l’année liturgique. Plus tard (la dernière année du VIII ème siècle) un autre pape Léon III se place sous la protection de Charlemagne, lequel rêve de ressusciter l’empire romain et unifie un empire où il souhaite un répertoire musical unifié. Lors de la rencontre de Saint-Denis en 754 où le pape Etienne II sacre Pépin III, deux grands répertoires, gallican et romain, fusionnent. Tous les autres répertoires vont disparaître à quelques exceptions près comme le chant ambrosien encore en usage aujourd’hui à Milan.
 
Ainsi, par l’initiative du pape Grégoire, naît au VII-VIII ème et IX ème siècles, le répertoire que l’on appelle chant grégorien. De même qu’il fut issu d’un large passé, de même il ne restera pas figé et se transformera. Il subit une « mise à jour », véritable chirurgie esthétique, à chaque époque, au point qu’au XIX ème siècle, la volonté de faire cesser la défiguration, de « restaurer » le chant grégorien s’impose. C’est le début d’une attitude paléographique, retour à la source des manuscrits du VIII ème et IX ème siècles.

Improvisation et alternance dans la messe préservent la vitalité du plain-chant.  En tout temps le déroulement de la messe laissait la place à une pratique vivante et improvisée du Plain-chant. Quand on composait une messe, écrite et figée sur manuscrit en plain-chant, ce n’était qu’une partie de l’office, ce que l’on appelle le « commun » de la messe : le reste  était sur le champ, inventé par les chantres dans le style du plain-chant. Or le chant grégorien, tout en restant fondamental et dominant en tant que chant officiel de l’Eglise d’Occident, trouva dans ces espaces de liberté liturgique une place pour évoluer. C’est de lui que naît l’aventure de la polyphonie. Le langage musical va évoluer, la musique polyphonique pourra changer encore, mais le chant grégorien existera toujours et restera intact à travers le temps. Pourquoi ? parce que la messe permettait la cohabitation de la polyphonique, la présence de motets en contraste avec le vieux style du plain-chant, or grâce au principe de l’alternance, le plain-chant a su préserver sa raison d’être. Notamment en vivant en étroite symbiose avec l’orgue, symbole qui relie la terre et le ciel, et prend en charge l’alternance. C’est ainsi que naîtront les principes et le style du plain-chant baroque, adaptés aux goûts des XVII ème et XVIII ème siècles.

L’œuvre et le style vocal de Guillaume-Gabriel Nivers (1632-1714). La France est, au XVII ème siècle, la fille aînée de l’église. A ce titre, une tradition gallicane se distinguait de Rome : chaque monastère, bénédictin, dominicain, etc., avait son répertoire propre. On ne cessa pas, non plus, de composer du plain-chant. On rédigeait même des méthodes de composition du grégorien : tout un répertoire, grâce aux recherches actuelles, ressurgit. Il ressemble à des partitions du Moyen-âge oubliées, mais fut inventé tardivement. Evidemment, à cette époque aussi, il y avait des divergences quant à l’interprétation du plain-chant anciennement hérité. Chacun défendait sa conviction. Certains, comme Jumilhac et Dom Le Cler, voulaient chanter les notes de façon égale suivant le sens de « plain-chant » (« planus-cantus » : chant plat). D’autres défendaient la prosodie du texte latin avec des valeurs rythmiques qui la soulignait, c’est la tradition de Saint-Sulpice que reprend son organiste titulaire à partir de 1650 jusqu’à sa mort : Nivers.

Rolandas Muleïka doit lui-même choisir son camp d’interprétation. Ses goûts le portent vers l’école de Nivers : rappelons que celui-ci fut le maître que choisit Madame de Maintenon pour les demoiselles de Saint-Cyr,  avant Clérambault. Nivers reste l’un des compositeurs fondamentaux de la littérature organistique française. Il fut l’un des quatre à partager les quartiers de l’orgue de la Chapelle Royale avec Jean Buterne, Jacques Thomelin et Nicolas Lebègue. Nivers défendit très fortement le répertoire grégorien, composa lui-même dans ce style, collecta les répertoires anciens, notamment de la ville de Paris, pour en éditer toutes les variantes, il écrivit des traités.

Quelques clefs pour interpréter le plain-chant baroque. 
En prenant un simple répons de Nivers, « quam magnificata sunt », Rolandas Mukeila débute l’enseignement du plain-chant sur des remarques matérielles. Les portées se font sur quatre lignes au lieu de cinq car l’ambitus vocal ne nécessite que rarement d’ajouter des lignes. Si l’on monte ou l’on descend, on change la position de la clef d’ut ou de fa. Il n’y a effectivement que deux clefs, ut et fa. La clef d’ut est une décoration de la lettre C (c’est la lettre qui désigne le do dans l’ancien temps et encore aujourd’hui en Allemagne et Angleterre) et la clef de fa, une décoration d’un F (idem pour le fa, encore aujourd’hui en Allemagne et Angleterre). Pourquoi ces clefs ? car le do et le fa succèdent chacun à un demi-ton : un demi-ton entre le mi et le fa, un demi-ton entre le si et le do, alors qu’il y a un ton entier entre toutes les autres notes. Cela permet à l’oeil et donc à la voix de trouver la place de ce court intervalle sur les lignes.

La double barre marque la respiration et la fin d’une phrase, la demi-barre est une césure qu’il faut interpréter soit comme une courte respiration soit comme un petit arrêt. Elle sert surtout à nettoyer la résonance dans l’acoustique. A la fin de chaque portée au bout des lignes, un guidon indique la hauteur de la note que l’oeil va chercher à la portée suivante. Ainsi le chanteur se rappelle instantanément de ce qu’il doit entonner à la ligne suivante. Spatialement ce début de ligne pouvait être bien loin car  les antiphonaires étant géants et lus par plusieurs à la fois : cela permettait de ne pas se perdre !

Des notes losanges et carrées. Dans les antiphonaires écrits par Nivers, les notes sont écrites en losanges et en carrés, distinction qui marque la différence rythmique en accord avec la prosodie.  C’est, rappelons-le, un choix esthétique à l’époque. Deux notes losanges sont deux brèves, équivalentes à peu près à une note carrée. Mais l’équation d’égalité n’est que relative et suit les appuis prosodiques, l’accent de mot. Une note carrée peut être plus large ou plus courte (dans les mots longs ou composés qui ont deux appuis). 

Des ornements syllabiques. Le neume qui liait jadis plusieurs notes ensemble sur une syllabe avait disparu au temps de Nivers, il est remplacé par une liaison. Cette logique, héritière de l’écriture neumée, transcrit surtout un geste, un agrément, sur une syllabe, ce que l’on appelle un « port de voix ». On pose  et l’on déroule les notes de manière esthétique en même temps que graphique ( la – appui ; -si et la, désinence).  Il faut ici remarquer que lorsque Rolandas Mukeïlas reprend, après ces explications, le travail vocal, c’est précisément sur cette figure ornementale (la, si, la) inscrite par Nivers sur le « fi » de « fi-lio ». Car comprendre et entendre ce geste vocal est une véritable initiation au plain-chant : la première note de l’ornement est une brève et la seconde une longue : le paradoxe consiste à s’appuyer sur la brève pour relâcher la voix sur la longue dans une sorte de « huilage » permettant de revenir sur la finale du mot –lio. On réalise que la prosodie n’est pas simplement dans la durée des notes mais aussi dans leur intensité.  

Du tremblement et de l’altération. Il y a trois principaux agréments selon Nivers, Une petite croix (+) sur une note est un ornement appelé tremblement. C’est un battement sur la note supérieure. Le signe d’altération (# ou b) est appelé flexion. Il élève la note d’un demi-ton (# ou x), il l’abaisse d’un demi-ton (b).  Quand il élève la note d’un demi-ton, il peut entraîner naturellement, chez Nivers, un ornement de cadence (aussi noté x) qui est le dernier type d’agrément. C’est la raison pour laquelle, nous le trouvons parfois placé à la manière de la croix au-dessus de la note et non à côté. Mais Nivers recommande de ne pas surcharger la cadence sur les altérations.  Il faudra donc doser la légèreté et la durée du battement.

Des agréments dans la ligne mélodique : dynamique du grégorien. 
En plus de la flexion, du tremblement et de la cadence, le plain-chant possède des agréments intégrés à la ligne mélodique et ce sont ces agréments qui, dosés dans leur intensité vocale, font l’objet d’un travail de repérage par les stagiaires et de travail stylistique. Il y a le port de voix qui fait monter la ligne ou bien descendre ou encore combine montée et descente. Il y a le coulé ou coulade, qui relie deux notes séparées par un intervalle de tierce. D’autres formes d’assouplissement mélodique comme une certaine écriture ornementale rappellent le type d’improvisation vocal que Nivers nomme « passage ». Enfin l’agrément peut allier à la fonction ornementale à une fonction prosodique et aide à la dynamique du mouvement du chant grégorien dans la langue latine. 

Grâce à cette écriture souple et appropriée aux besoins du XVII ème siècle, Nivers et ses contemporains ont pu noter ainsi des motets entiers avec la même richesse de subtilité que l’écriture moderne, mais certainement aussi avec plus de souplesse prosodique ce qui devait être la raison de leur choix de notation.

Après les explications, tout au long de la journée, patiemment, toutes les phrases sont dites puis chantées suivant leurs accents de groupes de mots et de mots, leurs ornements. Autant d’appuis qui lancent le son, puis le laisse chuter et se dérouler sans pour autant perdre en intensité. Le son vient se poser à la fin  sans lourdeur et meurt dans la large acoustique du réfectoire du Couvent Royal de Saint-Maximin. La répétition et la pratique fait entrer dans les esprits les manières de chanter plus que les discours.

Demain, au Val, dans une autre acoustique, Rolandas Mukeïla nous dévoilera quelques secrets  pour équilibrer les voix disparates, en explorant le répertoire et en travaillant l’art de la psalmodie. Après-demain à Cotignac, la répétition sera enregistrée par France Musique. Nous vous donnerons aussi l’occasion de découvrir les profils des stagiaires. 

Crédits photographiques
© Marielle Serre 2006

 

jeudi 13 juillet 2006

Domaine du Rayol. Concerts romantiques près de Saint-Tropez


Lundi 10 juillet, concert d'ouverture des Soirées Romantiques du domaine du Rayol, sous les accents du pianiste Dominique Merlet. 
Le Rayol est un lieu enchanteur qui se prête aux concerts de musique classique. Domaine idyllique et même utopique : on y est accueilli dans une nature riche et apaisante. La musique, quoique tourmentée, s'élève doucement rapprochant les coeurs, berçant les âmes. Tout y est calme, réconfortant, en face des îles d’Hyères. 

Un jardin est une allégorie de la musique
Venir jusqu'au Rayol, c'est d'abord se délecter d'un lieu dont le miracle est végétal. Kelly Ingargiola, attachée de presse, chargée de mission (concerts) nous accueille avec l’hospitalité varoise et nous dirige dans le jardin, elle nous explique que la propriété est un domaine de l’Etat et fait partie des sites préservés, rattaché au Conservatoire du Littoral. Lisa Bertrand, chargée du suivi scientifique (accueil, pédagogie, communication), tombe d’accord avec nous sur la comparaison avec les jardins Handbury de Vintimille : un grand escalier traverse des immenses jardins pour descendre jusqu’à la mer, une villa joliment décrépite, année trente, est le caisson de résonance du piano.  Pour une fois, c’est l’artiste qui bénéficie du  panorama sur la mer coupée d’îles enchantées. Kelly nous a quitté ; en marchant, Lisa nous parle des graines méditerranéennes « sensibles au renouveau des incendies, elles ne germent que grillées à la poile » ; notre guide nous montre dans le vallon humide et abrupte, transformé en jardin Néo-Zélandais, des fougères arborescentes qui sont des plantes fossiles ; elle raconte un projet de livre pour enfant sur la préhistoire des plantes : « les enfants retiennent déjà tous les noms des dinosaures... ».
La jeune femme passionnée par son sujet, narre encore la vie du cycas, si vite stressé qu’il passe à l’état de femelle et se fait rare en mâle ! Elle donne la définition de l’arbre, mais aucune caractéristique de l’arbre ne se suffit à elle même, le figuier est une liane mais fait un tronc, le palmier est une herbe... l’arbre est  l'union de plusieurs individus, son patrimoine génétique n’est pas le même d’une branche à l’autre. Et l’on s’interroge sur le miracle de la vie, au bord d’une fontaine ombragée, non loin d’un géant boursouflé par son écorce de liège. L’on passe dans les bambouseraies sur le tapis mort des feuilles laissées là pour que le visiteur participe et ne soit pas que spectateur. 
De retour de la mer et sa posidonie, un jus de pomme gingembre et un gâteau subtil confirme que l’art du jardin est ici aussi aristocratique et soigneux que celui des châteaux de la Loire : son ordre, sa fragilité, sa fugacité (un rien peu détruire des années de labeur) sont autant de définitions de la musique. 

La musique est une réponse à la Nature. Edith Walter, directrice artistique, continue de nous immerger dans cet autre monde en présentant le concert par les paroles même de Chopin et George Sand sur l’île de Majorque où furent composés les 24 préludes de la première partie, ou encore celles de Schumann sur Chopin. Puis, ce sont les vers de Lamartine qui illuminent la « Bénédiction de Dieu dans la solitude » extraite des « Harmonies poétiques et religieuses » que Liszt osa mettre en image sonore dans le filtre du piano et qui parle de la gratitude de l’homme pour la lumière du matin.

Dominique Merlet, en ouvrant le jeu, semble ajouter lui aussi à la simplicité de la Nature : il enchaîne les préludestels les feuilles de l'album schumannien. Il laisse surgir un toucher nu, à peine orné de décalages précieux de la basse et du chant à la manière des clavecinistes. Son jeu parle au coeur. La virtuosité effective ne se jette pas au visage de l’auditeur mais sert l’expression, l’architecture de multiples plans sonores, à peine organistique et soutenue par une pédale très (trop ?) active, emporte l’auditeur dans un voyage... à Majorque peut-être. Quand aux Préludes, ils sont, dans les tonalités diésées, parfois d’inspiration fugitive, tandis que d’autres livrent des chefs-d’oeuvre immortels. Au milieu de l’ouvrage, Chopin, par deux fois, cède à la tentation du long nocturne et s’échappe du cadre qu’il s’est imposé. Ce n’est que dans les rares occasions d’entendre tout le cycle, comme ce soir, que l’ouvrage prend tout son sens, d’hésitations et d’emportements liés à l’amour pour George Sand, malgré la maladie poitrinaire qui débute, autant de moments spécifiques qui « vous charment l’oreille et vous navrent le cœur »

Un oiseau prophète s’envole dans la nuit. Liszt ce soir, semblait remercier, à n’en pas douter le cadre pour sa beauté, en tout cas l’inspiration du compositeur venait d’une nature comparable au domaine du Rayol. Qu'il est bon d'entendre ici la douceur de la bénédiction et ses immenses crescendos, le rêve d’amour et ses palpitations, les épiques obsessions de la fantaisie et fugue sur Bach, mais aussi – sans signes de fatigue après le B.A.C.H. ! - en face de la lune rousse sur la mer, trois bis tendres comme l’Oiseau Prophète de Schumann qui chantait peut-être du haut d'un eucalyptus, celui qui depuis de nombreuses années dépose sa barbe d’écorce sur le sol, jalousement préservée, grâce à quelques "Eusébius", ces rêveurs à l'âme Schumanienne qui sont les amoureux du beau naturel. 
Nul doute que le site du Rayol se prête idéalement à la musique. Et l'on se félicite que les conservateurs ait accepté d'accueillir  les grands romantiques, Liszt, Chopin, Schumann, sous les arcs végétaux d'un domaine  paradisiaque.

mercredi 5 juillet 2006

Le Requiem de Campra


Au programme du Festival d'Art Baroque de Saint-Maximin, le Requiem de Campra est une partition méconnue qui  dévoile la maîtrise d'un musicien inspiré par l'opéra. Pour préparer votre soirée, voici l'essentiel de ce qu'il faut savoir de cette oeuvre capitale de la ferveur baroque.


La musique en France, au début du règne de Louis XV. La place d’André Campra (1660-1744).

Avant que le Romantisme ne fonde l’idée d’artiste inspiré, l’œuvre d’art était une réalisation collective, le fait de toute une civilisation, et une grande quantité d’excellents artistes y participait. Seules quelques personnalités aux caractères plus forgés trouvent aujourd’hui des admirations sélectives, tels Lully, Charpentier, François Couperin, Rameau, mais d’autres, comme Lalande, Brossard, Desmaret, Campra, n’ont pas moins écrits de chefs-d’œuvre aussi beaux, quelque fois même encore plus exceptionnels. 

Le destin de Campra est lié, d'une certaine manière, à celui de Gilles. Celui-ci, de neuf ans son cadet, fut fauché par le destin, tandis que Campra put devenir maître de musique du Régent et connaître la Cour. Ils furent  tous deux élèves dans le chœur de Saint-Sauveur d’Aix-en-Provence, auprès de Guillaume Poitevin. Excellente école. Tandis que Gilles, après avoir laissé un Requiem qui le fit regretter de l’Europe entière, mourrait à trente six ans à Toulouse , Campra lui, quitta le Sud de la France à trente quatre ans pour Notre-Dame de Paris, puis succombe à l’opéra à partir de 1697, en créant « l’Europe Galante », « Tancrède », « les Festes Vénitiennes » et bien d’autres œuvres jusqu’à sa vieillesse. Il doit attendre - et ce fut là ce qui le brima aux yeux de la postérité - que Lalande adoucisse son monopole royal et renonce à trois de ses quartiers de sous-maître de la Chapelle Royale de Versailles. Notre provençal accède enfin au rêve des grands musiciens du temps et partage l’honneur d’avoir un quartier comme Bernier et Gervais. Bien que la dernière période de sa vie fut consacrée principalement à la production religieuse, il devient inspecteur puis directeur de la musique à l’Opéra, et donnera un dernier ouvrage lyrique, en 1735, « Achille et Deidamie ».



Style de Campra
Comme Gilles, Campra avait hérité de Poitevin, le goût d’une mélodie humble, belle et fraîche, une phrase claire, élégante, d’un charme infini, qui était déjà une main tendue vers l’Italie quoique le maintien français ne cessât jamais d’inspirer la moindre note de ce compositeur. Dans les premières œuvres, sa mélodie était incroyablement naturelle, presque naïve. L’opéra y ajoutera l’ampleur et la grande noblesse, le sens du théâtre et  des effets italiens. Le sud de la France lui laisse aussi le goût de la polyphonie, des imitations : dans ses motets, on retrouve des basses continues qui s’amusent à répondre en imitation (à la manière allemande) du chant. Les fugues lui étaient en affection : il s’en montre aussi digne que les meilleurs créateurs de la littérature nordique qu’il devait connaître. Au final, l’esprit de Campra devait être ouvert et curieux, il précède les musiciens des Lumières et participe aux Goûts Réunis.


La légende du Requiem
Le fameux Requiem, composé dans les années trente, additionne les acquis d’une carrière théâtrale, fait la somme d’un tel parcours et en tire sa force. D’une expressivité en rien moins inférieure au Requiem de Gilles (plus spontané), il a, pour cette seule raison, subi la légende d’être en partie composé par Gilles, à qui l’on a attribué les séquences les plus naturelles, les moins lullistes, les moins guindées. Est-ce l’effet d’une contamination des deux œuvres dans les concerts ? La légende s’est construite, en tout cas, au mépris de la stylistique de deux époques séparées par un quart de siècle et par une ample pénétration des rythmes et des formules transalpines dans le langage français.


Un Requiem de lumière
L’œuvre débute dans une douceur éthérée que l’on a souvent comparée à celle d’un Fauré. Erreur ! Si l’on veut, à tout prix, commettre un parallèle anachronique, il faut faire appel à la douceur du début du Requiem de Verdi. L’œuvre de Campra, on ne le dira pas assez, est issue de l’opéra. C’est plutôt la tendresse du genre des tombeaux qui inspira Campra au début de son épopée sur la mort, tendresse héritière du modèle doux pour clavecin de d’Anglebert (tombeau de Monsieur de Chambonnières). Campra mène habilement son ascension théâtrale en allant de ce calme aux mouvements de la lumière avec la scansion du mot « luceat » véritable refrain. La lumière marquera toute l’œuvre de son empreinte : un Requiem de lumière.


Surprises et dissymétries
Usant de l’effet de masse et des soli dans un découpage certes hérité du motet lullyste, Campra joue pourtant sur l’attente de l’auditeur, perpétuellement surprise par les ruptures de symétrie, les nouveautés et les exotismes, italianismes, atmosphères de poncifs d’opéra. Mais le miracle est que tous ces effets restent bien appropriés au dramatisme du texte médiéval. Là, (Kyrie), les solistes vous envoûtent dans des mélodies sensibles, là (Sanctus) c’est un dialogue imitant à la voix, les jeux et les traditions des orgues, vite changé en récitatif martial de la basse lui même retournant, sur le même ton vainqueur au dialogue coloré avec le chœur (Hosanna). Tout d’un coup, (fin du Graduel) une ritournelle des cordes à l’unisson évoque l’univers vénitien de Vivaldi, tandis que plus loin (pour l’Offertoire) une mélodie centrée sur une note longue et expressive, typiquement lulliste, est bientôt animée par les battues de la basse frémissante et tragique comme dans une passion allemande, ou plutôt un concerto italien.


Un tableau d’opéra
L’Agnus Dei est le sommet du don mélodique de Campra. C’est un jardin enchanté issue d’une Armide, un sommeil où la flûte dialogue avec le songe du ténor, réponse irrésistible de l’instrument à vent, que  seul Bach  ou plus tard Gluck, surent ciseler. A lui seul, ce moment fait la réputation du compositeur, surtout lorsque le chœur apparaît : il y joue le même rôle  que les chœurs de consolation au théâtre comme dans « Didon et Enée » de Purcell, ou dans les grands oratorios romains (Jephté et Jonas de Carissimi).
D’autant plus que par surprise, le chœur laisse surgir les interventions solistes du ténor, toujours accompagné par la flûte.


Couleur pastorale de la postcommunion
Il faut, dans la postcommunion, prendre garde de mal interpréter les intentions de Campra. « Lux aeterna » est entonné dans une sorte d’air à boire spiritualisé. Qui voudrait s’en offusquer doit se rappeler l’aria « Je me réjouis de ma propre mort » chantée par Siméon dans la cantate de Johann-Sebastian Bach. Le chœur apparaît sur de grandes basses statiques, à la fois l’expression d’un sublime religieux et une grande pastorale. 

Campra en appelle aux forces de la nature. C’est une fête, certes sacrée, mais bien une fête de village. Ici rappelons encore que le siècle va vers les aspirations de Rousseau : la société a perverti l’homme, c’est  dans la simplicité  que réside l’élévation. Cette inspiration bucolique  n’est pas sans rappeler, toute proportion gardée, l’univers de Beethoven, celui de la Symphonie Pastorale mais aussi de la Messe solennelle et du chœur final de la Neuvième Symphonie. C’est aussi, en restant dans la chronologie, un pas vers le naturalisme de Michel Corrette et le figuralisme des Eléments de Rebel (Chaos, Eau, Feu), sans omettre la sensibilité atmosphérique du Vivaldi des Quatre Saisons, alors très connues en France.


Une fugue finale et humaniste
Vision du bonheur sur terre comme dans le ciel, très fortement liée au repos de la mort, l’œuvre s’achève par une grande et vigoureuse fugue, comme, étrangement d’ailleurs, beaucoup d’œuvre à dimension philosophique – n’en donnons que quelques  exemples (sans compter Bach) : sonates et quatuors de Beethoven, « Falstaff » de Verdi, etc. Un geste théâtral - d’un grand maître de la scène évidemment - est cet arrêt brusque, quelques mesures avant la fin, respiration saisissante sous forme de ritournelle orchestrale figurant une chute. L’idée fut habilement camouflée dans le fil du discours auparavant pour s’imposer subitement, maintenant à l’auditeur. Par ce « Deus ex machina », Campra concentre l’attention de l’auditeur vers l’intimité des derniers mots. Il exprime ainsi, presque à la première personne du singulier, un amour pour l’humanité.         


Illustrations
Watteau, les deux cousines (dr)
Rubens, paysage du soir à l'oiseleur (dr)
Watteau, la fête villageoise (dr)