lundi 6 février 2012

Notes étrangères, discussion du livre de Nicolas Bacri

Notes étrangères

Tombant par hasard sur Notes étrangères du compositeur Nicolas Bacri au conservatoire, je me disais « tiens, pourquoi ce titre qui évoque les notes subversives à l’attraction tonale classique » ? Si je vous dis par le menu pourquoi le titre, iriez-vous tirer cet essai de la bibliothèque comme je le fis ? J’évite donc !

Pour ma part, curieux de l’opinion d’un compositeur d’aujourd’hui, j’y trouve un écho à toutes mes réflexions personnelles et un interlocuteur de ma génération pour les discuter, d’où cet article. Le fascicule tourne autour des réflexions sur la mission du compositeur et sur la valeur de son matériau. Le ton est d’un bon avocat, la structure d’un envoûtement debussyen, une agréable sensation alla Montaigne d’une digression constante pour une badine discussion. Ce faisant le compositeur déverse des idées philosophiques étayées d’une solide culture, et recherche une ouverture hors des carcans, reste hélas souvent à mi-chemin vers l’altérité et le partage : il est sur la voie et son prochain ouvrage sera plus doux !

Il me semble que s’il fallait classer ce que l’auteur a si heureusement non classé, on obtiendrait trois grands axes : synchronisme, diachronisme, hiérarchisation. A savoir que le compositeur doit lutter contre les pièges que l’art possède dans ses querelles du temps présent (synchronisme, en grec « avec »-« temps ») pour atteindre les idéaux du créateur humain permanents (diachronisme, en grec « à travers »-« temps ») et élever son art aux plus hautes exigences (hiérarchisations) quant au moi personnel, au partage, et au moi du public.

SYNCHRONISME

L’éducation et l’académisme

Pour Nicolas Bacri, l’éducation doit assumer son académisme pour susciter la subversion de l’élève et son affranchissement. A un moment donné de la trajectoire, par la maturation de l’élève, l’enseignement finit par être ressenti comme un carcan qu’il faut rompre. Si c’est bien dans un univers esthétique précis que l’on naît à la composition, il est outil de formation, il influence, mais on peut s’en dégager, et même c’est un devoir.

La première analyse de ce bel argument me pousserait à dire que chacun est libre de son choix dans son attitude face à l’enseignement. Il faut tenir compte que les impressions d’enfance sont primales et peuvent être recherchées toute une vie, parfois dans la modernité (Picasso, Schumann), que l’on peut par tempérament trouver son compte sans rébellion dans l’enseignement reçu (Poussin, Charpentier, etc.).

Prenez Masaccio, d’instinct, il est neuf, en face Luca Signorelli ? qui lui refuserait le génie sans subversion (exceptons l’éducation de Pan, tableau malheureusement détruit à Berlin). De fait, Signorelli clos le Moyen-âge en beauté. Mais la subversion peut nous attendre là où l’on s’y attend le moins, subrepticement dira-t-on, et c’est Botticelli épigone du Moyen-âge, pourtant ange annonciateur de la Renaissance : en face Leonardo totalement tourné vers le futur, proclamateur de la révolution. Si je prends des exemples chez les peintres, c’est pour montrer que des idées simples, voire même reçues peuvent bousculer un argumentaire.

La seconde analyse qui découle est cette question : qui refuserait à l’art égyptien qui s’auto copie sur deux millénaires (exception faite du merveilleux Akhenaton), où la question de la spécificité du créateur est exclue, le nom d’art authentique ? Le débat de la postmodernité et de la caducité des anciens systèmes devrait être jugé à cette aune temporelle. Combien nous nous précipitons, nous autres aujourd’hui, pour du neuf !

Le conflit des générations

Nicolas Bacri souligne ainsi que le changement dans l’art est souvent générationnel. Il me semble que sa réflexion cherche positivement à se dégager de la notion de progrès qui a gâté nos pensées depuis les XVIIIème et XIXème siècles. C’est ici que je voudrais affirmer que les générations s’opposent à la précédente en choisissant ce qui est imparfait dans la perfection antérieure pour créer une nouvelle perfection. Je voudrais voir les changements comme une succession de perfections imparfaites en fondu enchaîné. C’est dans le préromantisme qu’est puisé le romantisme, j’ai dit ailleurs combien le baroque avait en germe le romantisme (notice sur Carissimi). C’est dans Dumont et les clausules de la vieille prosodie latine que Lully a trouvé les sources de sa déclamation française et de son opéra, etc.

Bacri a pour lui cette analyse : le Quatuor n° 20 de Schoenberg est l’abolition de la tension des notes en attraction et répulsion. Ce tournant vient de la part d’un compositeur qui assimila a fond l’art de Bach et des romantiques, dont Wagner, prit le matériau et le poussa à l’extrême pour en tirer du neuf : le premier système atonal. En résumé est antitonal ce qui rejette l’attraction répulsion.

Autre analyse : Une modalité par échelle (différentes des piliers attractifs forts traditionnels) est vivante aujourd’hui, elle est issue de Moussorgski par filiation de Debussy, Stravinsky et Bartók. On doit donc proclamer la toute actualité et modernité du sentiment tonal en face de la désuétude du système tonal hérité. Il résume par cette phrase : est tonal ce qui relève de l’attraction répulsion, y compris modalité.

Je complèterais volontiers ces dires, malgré mon immense admiration pour Moussorgski : Moussorgski ne pouvait pas ne pas exister, il est même une subversion réactionnaire. La Russie avait besoin de se retourner vers le grand père, vestiges de sa propre musique passée, pour réaliser son identité.

C’est la même subversion réactionnaire des excès de son temps (le bel canto à l’église) qui pousse la Scola Cantorum a retourner au chant grégorien, l’abbaye de Solesmes a décrypter les sources, créer le système de Mocquereau (déjà hélas en soi un académisme arbitraire) pour faire chanter les foules ( hélas ce qui était chanté jadis par peu de personnes) et se figer dans cette tradition qui aura aujourd’hui in fine malheureusement détruit l’étude paléographie authentique à Solesmes. Un beau résumé d’une réaction devenue dogmatisme. Or D’Indy et ses émules, les grégorianistes, ont beau ne pas avoir le talent de Debussy, il représente une branche de modalisme en France.

La même attitude est la résurrection de Monteverdi par Malipiero en Italie, ce Monteverdi qui par la Schola Cantorum fut l’autre fer rouge de Debussy pour la prosodie (Monteverdi, s’oppose lui-même à la polyphonie, se fait partisan du retour à la monodie antique, devient le premier auteur réellement tonal, ce qui a de la saveur puisque Debussy est en France le premier compositeur néomodal…).
Ce retour aux sources ne signifierait-il pas que c’est le modalisme qui est atemporel et c’est le système tonal classique aujourd’hui périmé qui fut une impasse, et peut être l’impasse historique ne serait-elle pas sa clôture : le système atonal lui-même ?

Bacri démontre nettement et longuement dans son livre comment Darmstadt en Allemagne après la guerre, au début ouverte respectueusement au sentiment tonal fut le théâtre d’une bataille entre tonal et atonal gagné par l’atonalisme qui dès lors fit sa propagande par les cours et les concerts.

Le conflit tonal et atonal se résout dans la postmodernité

Il n’y a pas une définition précise de la postmodernité dans le livre de Bacri pour la bonne raison que c’est tout le livre qui dans son raisonnement en spirales cherche à cerner cette toute nouvelle notion et à la saisir, lisez le livre et le sentiment final qui en reste est la postmodernité. Elle est cependant axiomisée, on le verra plus loin, lorsqu’il définit ce qu’est la modernité atemporelle : l’élargissement du champ de l’expression perpétuel. La postmodernité assimile donc toutes les contradictions, et selon l’image qu’utilise Bacri, visite tout le château de la musique en n’y prohibant aucune pièce… mythe de Barbe Bleue… J’ajouterai que cet éclectisme est ce qui fait le brio du courant ludique actuel en France, ou la particularité personnelle-ethnico baroque d’un Thierry Pécou.

L’univers esthétique où Bacri naquit en musique, vécu comme un carcan académique, fut le bain ambiant de la Vienne de Webern passé au filtre français des architectures et rythmes de Messiaen, de la sensibilité sonore Debussy/Varèse. Puis, dans sa subversion, Bacri trouve un ferment créatif dans l’impossibilité de réconcilier système tonal et système atonal. Ce champs de recherche qui ne se préoccupe pas d’aboutir à une conclusion mais d’investiguer est donc son propre postmodernisme. Une idée qui lui est très propre est : être moderne est être hors du temps.

Le néo classicisme est une impasse

Voilà pourquoi Bacri s’exprime négativement à propos de la tentation d’imiter le passé classique occidental. Il part de cette remarque que l’antitonal est soit l’effacement à priori qui renie d’emblée le système tonal classique, soit une nostalgie qui l’évoque pour le nier (Stravinsky, néo-classicisme).

Il en découle que le néo-classicisme est l’impossibilité de perpétuer les modèles qu’on feint d’imiter, c’est pourquoi il s’oppose certes aux excès du post-romantisme et au post-impressionnisme, mais surtout il finit par critiquer le classicisme historique auquel il se réfère. Car le Néoclassicisme, en prenant l’incongruité comme matière première, pousse le créateur à s’imaginer que cette incongruité est la nouveauté de son génie.

J’ajoute que toutefois ces créateurs pourront se dire au moins talentueux s’ils trouvent leur singularité au-delà même de cette incongruité, ils deviennent alors ce que j’aimerais dénommer des compositeurs « post-anciens. »

En effet ne faudrait-il pas aussi combattre l’idée d’impossibilité de perpétuer les modèles que l’on ne feint plus d’imiter mais que l’on imite familièrement. L’enseignement de la basse chiffrée à crée aujourd’hui toute une génération de musiciens qui parlent véridiquement la langue ancienne depuis leur enfance, on ne joue plus le clavecin en imitant les traités mais en symbiose avec l’instrument, on n’écrit plus pour lui comme le firent les compositeurs du vingtième siècle de façon percussive, mais de façon simplement mélodique et baroque.

La post ancienneté est une réponse à la postmodernité

Avec le passé il y a trois dialogues, Bacri en défini deux : de descendance (on veut dépasser le père), historicisant (on idéalise le père). Mais il en oublie un troisième : de contemporanéité (on revit comme à l’époque du père). Si post-modernité signifie indépendance par rapport à ce père, post-ancienneté, en s’en faisant paradoxalement prisonnier (clone) mais en l’égalant, signifie tout autant affranchissement, c’est une autre manière de sortir de la marche du temps, en l’abolissant, comme le firent les égyptiens susdits.

Pour être plus concret, je citerais volontiers l’argument de Thomas Leininger (auteur de die Dino und die Arche, l’un des premiers opéras baroques modernes sur argument contemporain) : on ne reproche nullement aux auteurs de rock d’être « has been », pourtant c’est un art défini dans le temps passé, laissons donc ceux qui veulent s’exprimer en baroque le droit de le faire. Le passé à désormais de l’avenir.

J’ai trouvé, aujourd’hui, une même démarche dans le domaine du chant dit grégorien, comme par exemple la musique de la Vision de Tongal recrée par l’ensemble Dialogos, et leur chef Katarina Livljani. Dans celui de la polyphonie, j’ai rencontré des compositeurs se justifiant en revendiquant le droit d’être de simples artisans et non des artistes… (Plus complexe et néo-classique, la manière de Bruno Ducol de prendre seulement le matériau de l’antiquité - puisque l’esprit est trop partiellement connu - comme source d’investigation).

C’est donc une autre manière de résoudre le conflit des générations. On peut dès lors compléter ce que Bacri écrit de la marche historique de la musique :
Avant le XX° siècle les compositeurs travaillaient à partir d’un système clos et
leur style se forgeait en en repoussant les limites.

Depuis le XX° siècle les compositeurs travaillent à partir d’un système ouvert et leur style se forge en créant les limites de cet espace sonore.

Au XXI° siècle (c’est notre complément) certains compositeurs abolissent le temps en recherchant leur singularité à l’intérieur de systèmes clos du passé.

Le créateur et ses racines

Je suis d’accord avec la notion d’Illusion du novateur qui nie les racines (illusion du Bauhaus) : le novateur a toujours des racines même malgré lui : on ne peut pas effacer la mémoire de l’hypertexte (même en employant des moyens génocidaires). Pour Bacri, le novateur peut opérer une transmutation abstraite, l’hypertexte devient méconnaissable (Schoenberg, Kandinsky), il peut aussi opérer une transmutation figurative (Stravinsky, Picasso) : il s’agit de provoquer en duel, le novateur en sort victorieux et le modèle reste reconnaissable. Pour moi enfin, il peut encore opérer une identification de contemporanéité, il n’y a plus de transmutation.

Ces trois notions répondent à une autre idée de Bacri : l’éclectisme et altérité sont le fruit de notre époque, il y a la place pour les auteurs contemporains comme pour les auteurs anciens, comme pour les auteurs contemporains/anciens. Je pense donc que le courant de la musique ancienne aujourd’hui qui pose en rivaux des composteurs contemporains des morts, morts que l’on ressort de l’oubli, est l’un des besoins de l’éternité du regard-écoute et du rêve sur le passé.

Imiter par identification n’a pas été le ressort de la Renaissance, bien au contraire, Michel-Ange étant fier que son élève ait dépassé le modèle antique, Vincenzo Galilei étant fier d’utiliser un texte chrétien, les Lamentations de Jérémie, pour la renaissance de la monodie antique. Par opposition, notre époque a peut-être besoin d’une période d’identification pour trouver une nouvelle identité moderne, elle opère une mue larvée…

C’est pourquoi je suis un ardent défenseur des reconstructions architecturales du passé que l’on appelle « archéologie expérimentale », mais qui pourrait accéder à l’existence réelle avec le nom d’architecture post-ancienne.
J’applaudis à la reconstruction de la Frauen Kirche, du château de Berlin, et si la vie me prête d’avoir une plume écoutée, je militerais bien volontiers pour des reconstructions utiles, celles des Tuileries (pour moi à placer dans une vision contemporaine et non historique parrallèlement au Louvre et non pas comme une barre coupant la perspective (argument qui est fatal à la reconstruction) : nous avons besoin de l’espace des galeries et de la salle du concert spirituel), celle d’un forum de Trajan à l’identique à la place d’une gare laide comme Saint- Lazare, et en général dès que possible la reprise de plans antiques de bâtiments jamais nés ou bien détruits et regrettés… le tout lié à la notion d’utilité qui pérennise toujours un temps le monument.

Il ne suffit pas de la simple notion de conservation et de la simple utilité des sacro-saints exemples à voir. Les monuments anciens étant voués, un jour ou l’autre, à la poussière, que restera-t-il pour l’éducation de l’œil humain ? Comme pour la musique ancienne, il y a désormais une place pour les architectes morts comme pour les architectes vivants modernes. Il semble que ce serait même le seul moyens pour éviter aux architectes d’être réduit à l’état commercial : les lâches resteraient sans goût, les amoureux du passé défendraient les morts avec abnégation, attendant que des jeunes à venir parlent les vieux langages depuis leur naissance et y deviennent créatifs, les modernes iraient plus loin encore dans les limites d’un langage, devenu, depuis presque cent ans, un système clos en attendant que d’autres systèmes naissent.

Les systèmes clos sont-ils dangereux ?

Nicolas Bacri, avec beaucoup de violence, partisan de la subversion et de la quête de la singularité authentique, dénonce avec raison le danger des systèmes clos, et des révolutionnaires qui deviennent potentats amoureux du territoire conquis. Le dogmatisme envenime les courants révoltés contre ce qui précède : l’avant-garde de Darmstadt, d’abord en opposition, devient un nouveau mot d’ordre. De nouveaux systèmes clos se forment ; il faut s’en méfier, dit-il. L’attitude de Bacri est de chercher à distinguer les contours de la vérité en s’opposant aux abus.

Pourtant la notion d’abus est-elle toujours négative ? Peut-être, en suivant Machiavel, faudrait-il chercher à comprendre pourquoi certains abus ne peuvent se maintiennent en leur état de pouvoir. J’en conclus pour ma part que si des systèmes clos ne survivent pas longtemps aux compositeurs qui y travaillant cherchent à en repousser les limites, c’est qu’ils ne sont pas assez puissants. Il ne faut pas pour autant leur refuser la gloire : la polyphonie franco-flamande elle-même ne survit pas en son entier à un Palestrina qui la résume pour un but qui n’était pas son esprit (la clarté de la parole exigée par la contre-réforme), comme elle ne survit pas non plus aux maniéristes, Orlando di Llasso, Stefano Rossetti da Nizza, Gesualdo da Venosa et les Gabrieli qui la pousse à son extrême limite.

Pour ma part encore, j’aimerais à dire que c’est quand ils sont définis publiquement comme systèmes clos, réputés stériles historiquement, dès lors qu’ils ont perdus leur dictature, que les dits systèmes deviennent poétiques, inoffensifs, sources d’inspiration. Ils sont prêts à revivre une nouvelle vie et à attirer à eux des compositeurs postanciens. Ce n’est pas encore le cas du système atonal et en particulier du dodécaphonisme.

DIACHRONIE

En ayant démêlé la situation actuelle (excepté la tentative de vivre dans l’ancien temps sa contemporanéité), Nicolas Bacri se dirige vers ce qu’il reste pour l’atemporalité et donc l’éternité d’une création artistique aujourd’hui. Il va donc définir ce qu’est pour lui la musique, ce qu’est le rapport de communication avec autrui et les devoirs du compositeur, en fin de compte ses idéaux.

La musique est un langage

C’est ma conviction, c’est aussi la sienne et celle de la plupart des profonds musiciens, excepté Stravinsky (mais l’idéologie l’aurait aveuglé ou bien fut-il provocateur ?). Je trouve là un écho fort à des idées qui avaient illuminées mes vingt ans en réaction à la musique inexpressive proclamée par Hanslick (« c’est le texte qui exprime des sentiments sur la musique » disait ce musicologue) : pour le jeune homme que j’étais, le son est lui-même un impact et la musique est une frustration subtile de la résonnance harmonique aboutissant à un mouvement langagier due à une fuite et un désir du point stable. Cette définition est directement issue de la « note fondamentale » de Schopenhauer, faisant de la musique une expression de la volonté humaine et que Wagner illustre par la monumentale note mi bémol ouvrant l’or du Ring et ressurgissant après l’extrême perversion dissonante de l’harmonie à la fin du Crépuscule des dieux, comme une satisfaction du retour point stable, signifiant l’arrêt même du discours langagier.

Pour Nicolas Bacri, Le son est une énergie ondulatoire qui rentre en relation avec celle de l’auditeur, énergie viscérale, affective, intellectuelle est spirituelle. Lier toutes ces énergies est atteindre au véritable classicisme atemporel.
De là l’affirmation que la musique est langage et de la nécessité directionnelle de la musique : l’auditeur doit comprendre (prendre avec lui) se retrouver s’identifier. Je souligne que cette notion est héritière de Bergson, et que le compositeur qui poussa le plus loin le modelé sur le discours humain est Janacek.
Bacri a raison de souligner que le statisme des atonaux surtout postsériels perd le public, le pire est le statisme dans la vitesse même. Seul un adagio extatique peut permettre un vrai charme du statisme sur le public, c’est l’exception, elle ne peut s’inscrire dans la durée.

L’altérité et le public

Une des grandes préoccupations de notre compositeur est justement l’équilibre entre le moi du compositeur et sa réception par l’autre, auditeur, public.

Pour établir la relation avec le public, Nicolas Bacri passe par une analyse de la perception de la musique. Il distingue deux niveaux de lecture : l’une sensuelle, l’autre intellectuelle, se fécondant mutuellement. L’alchimie fusionnelle serait purement française entre ivresse et raison, l’alchimie dialectique serait allemande. Le combat entre l’affectif et le cérébral et leur fusion aurait, selon lui, trouvé son premier grand créateur en Bach. Dans le sens que toute une civilisation trouve sociologiquement un point de mire en ce compositeur pour cette fusion, son idée est juste. Mais historiquement, c’est bien Monteverdi qui clame le premier cette recherche du créateur, et Nicolas Bacri pourrait bien être étonné, en remontant le temps, de tomber sur un Mésomède de Crète, compositeur de l’empereur Hadrien comme prétendant à cette palme, avec la sensualité de sa musique et le cryptage de ses vers mallarméens. C’est encore une occasion d’établir la perfection de chaque époque en révolte avec la précédente, de transmuter l’idée de progrès en idée de subversion. Et surtout ici d’établir l’éternité de la perception de la musique.
Ce rapport intellect/sens se retrouve dès lors dans l’attitude du compositeur avec son public. Bacri dit qu’aujourd’hui il y a contradiction entre le devoir du moi sincère sans concession du compositeur et la séduction pour être plébiscité.

Le compositeur doit alors faire un choix :

Soit il opère une rupture avec le public (le compositeur souvent regrette amèrement le décalage du refus de flatter le grand public mais s’y résout) : il se réfugie dans les institutions d’Etats qui remplacent prince et église des anciens temps, c’est la création d’une nouvelle cour hors public. C’est alors le grand danger d’une cour snobe qui évalue sur le degré de dissemblance avec le vieux consensus public. Ici, nous devons disputer de cette pécore intelligentsia afficionado de musique contemporaine. Il me semble qu’en s’éduquant peu à peu l’oreille, elle peut devenir compétente, s’élargir, devenir un véritable nouveau public. Malgré son aspect agaçant, il faut donc être tolérant, assumant le fait que c’est dans les défauts humains (snobisme, tartuffisme) qu’apparaissent, une fois apaisées les querelles, le temps passant, des consensus nouveaux, des sagesses autres. Tout le monde sait que par inverse ? de grandes et belles idées comme le communisme ont achoppé cruellement sur ces mêmes défauts humains.

Bacri poursuit en dénonçant l’écueil de la difficulté confondue avec la profondeur. S’y livrent souvent les compositeurs qui courtisent une telle cour (cette cour se délectant elle-même de n’y rien comprendre). Très justement il appelle malhonnêteté le fait de faire du décalage le but créatif : c’est rompre la communication et il n’y a pas d’art sans partage.

Soit le compositeur cherche un consensus avec le public par sa connaissance intuitive de l’œuvre. Dans ce cas on doit injustement combattre sur le terrain des anciens, se voir comparés à eux : c’est très courageux, car viser l’accès facile n’est pas aisé à réaliser, l’écueil de la démagogie surgit. Il faut viser le clair, le saisissable.

La quête de la vérité dans le temps : les courants éternels, la mission du compositeur.

Dans sa recherche d’un tel but, notre compositeur rencontre encore une fois la comparaison avec le passé, il en tire des conséquences. L’étude des anciens permet de discerner ce qui a élu certains d’entre eux plutôt que d’autres. Cet argument vaut dans la limite des aléas historiques qui tempère toujours la suspecte foi aux choix de l’Histoire. L’archéologie nous a retrouvé l’épopée de Gilgamesh, texte fondateur de l’humanité et les études sur Bach ont rendu Vivaldi a nouveau populaire. En règle générale, nous n’avons pas le recul suffisant pour juger de toute la pérennité de toutes résurrections, excepté en musique, Monteverdi.
Bacri est plus juste en tirant de tels axiomes de tout ce qui précède : Le classicisme atemporel est la rigueur de l’expression intemporelle. Le romantisme atemporel est la densité de l’expression intemporelle. Le modernisme atemporel est l’élargissement du champ de l’expression perpétuel. Par opposition, le conservatisme est la rigueur d’expression en focus synchronique et non diachronique. Il faut donc viser ce qui est permanent en l’homme.

En prérequis, notre compositeur distingue entre le beau qui est ce qui nous met en relation avec le sublime et le joli qui relève de la sensation objective de l’agréable. Il rappelle aussi pour la facture, deux principes français : ce qui se conçoit bien s’énonce clairement (Boileau), le secret d’ennuyer est celui de tout dire (Voltaire). Ce serait bien la place ici d’évoquer Aristote et dans une autre culture Zeami, et bien d’autre texte de culture qui m’échappent. (Je renvoie encore à la notice sur Carissimi qui parle des deux axes : maniérisme et classicisme)

Ce qui compte : intensité, démesure, puissance d’évocation (Prométhée), défi à soi, aux autres à Dieu. Ce que l’on doit refuser c’est l’expression jolie, le savoir-faire pur qui se prend pour but, la légèreté qui se ferait passer pour frivolité (art plus subtil et difficile). Il faut donc écrire la musique qui suscite la qualité d’être de l’interprète au-delà de la technique et de la perception.
Enfin devant les questions d’aujourd’hui, les tentations des systèmes clos, l’éclectisme, le chemin est bien plus important que la destination : il comporte : plaisir ; nécessaire et perpétuelle frustration ; solitude ; quête de soi ; volonté de singularité, à ne pas confondre à celle d’originalité, une impasse.

Le plaisir de la musique


Cette notion me semble l’aboutissement des réflexions de notre compositeur sur la création actuelle. Bacri rappelle pourtant ce but fondamental de la musique juste au passage, lorsqu’il évoque des quatuors faits pour le jeu en société, musique sans autre ambition que d’être lue ensemble par jeu, musique vouée à ne pas être écoutée. Et aujourd’hui on assiste à un véritable engouement pour écouter cette musique faite pour ne pas être écoutée, engouement pour redécouvrir ces compositeurs dits secondaires ! Bacri ne va pas jusqu’à évoquer la consommation de la beauté du passé et les musiques de table, car il se méfie de la notion de consommation. Mais il rappelle qu’en occident c’est dans la philosophie plotinienne (néo platonicienne) de la Concorde dans la Discorde qu’est né la polyphonie, dans ce plaisir de jouer et chanter ensemble sans couvrir le discours de l’autre mais en s’imbriquant en l’autre.

Le plaisir de l’auditeur a un écho dans le plaisir du compositeur, voilà pourquoi ce plaisir pourrait exister même en brûlant l’œuvre, comme le fit Duparc, mais avec toujours ce secret espoir de pouvoir partager.

HIERACHISATION

Il a été défini dans cette analyse que le compositeur Nicolas Bacri est en quête d’un idéal, ceci ne se départit pas d’une certaine conception élitiste, chez lui, malgré sa volonté d’ouverture. Il se place avec franchise dans une préoccupation de notre époque, la grande vulgarisation, l’accès à tout par tous, au même niveau, sans outils de discernement.

Le danger du tous, l’importance du chacun

Bacri déclare une vérité : le tout égal tout neutralise l’esprit et fait tomber dans la servitude de l’hédonisme. De là Bacri déclare néfaste voire meurtrière l’absence de hiérarchie des genres. Appeler le Tag un art moderne serait donc si néfaste ? Que deviennent les grandes idées d’un Jack Lang ? Ont-elles abouties au nivellement par le bas, au despotisme de la masse inculte ? Je n’en suis pas si sûr, mais pour l’heure restons-en aux idées de notre auteur : Bacri voit le signe de la vraie démocratie non dans le règne absolu de la majorité mais dans la garantie du droit d’organisation et d’expression des minorités. J’entends là un écho aux idées du sculpteur Duffau, dénonçant en France l’existence d’un Ministère de la Culture décidant pour les artistes, donnant la parole au snobisme, et aboutissant fatalement à la bureaucratisation de la direction des Beaux-Arts, à la mort de leur créativité, à la disparition de l’enseignement des techniques : idées mélangeant réactionisme passéiste et clairvoyance à propos du nivellement en la bêtise. Sans trop entrer dans le débat, j’accolerai cette citation du grand (et pourtant génial) responsable, je dirai même fautif de cette situation, Malraux, citation où se trouve condensée la beauté et le danger de notre époque : « la culture si ce n’est pour tous, du moins pour chacun ». Mais le chacun s’y noierait-il ?

Les musiques mineures

Bacri, au nom de la générosité du rôle du compositeur, générosité de l’exigence spirituelle d’élever le genre humain, cite Marcel Proust « Il ne faut pas mépriser la mauvaise musique, il faut la haïr. ». C’est alors une évocation du bon et du mauvais en art. Curieusement Bacri commet l’erreur de mettre des guillemets aux notions énoncées, préconçues certes, mais néanmoins manipulées telles quelles : ainsi les « petites musiques » restent légères irrémédiablement, leurs compositeurs peuvent être « véritables (je ne dis pas de génie) » [sic !]. S’ajoute sa répulsion avouée et personnelle pour le musique hall et la « nouvelle musique » (exceptant le génie éclatant d’Adams), le dénigrement du rock, techno rap, l’exaltation du jazz comme seul frère noble de la musique classique par sa puissance d’improvisation, sa science harmonique (je placerai volontiers à ses côtés la suavité harmonique et rythmique de la salsa). La Variété, en tant qu’expression de la masse consommatrice, se voit diabolisée...

Pour ma part, ayant lu quelque texte de la fonction publique territoriale de Jack Lang, il est né un grand respect pour ses idées qui sont de tempérance. Il faut plutôt prôner une tolérance sociologique : il ne faut pas mépriser la mauvaise musique, il faut avoir de la tendresse pour elle. Sans cette attitude Victor Hugo n’aurait pas élevé les âmes en utilisant du populaire, l’exemple le plus éclatant étant la chanson en argot dans le Condamné à mort.

Toute science savante est un jour née du populaire, elle se hiérarchise vers le haut dans les aléas du temps. L’exemple parfait le plus proche de nous est l’art de la beat génération qu’illustre la magnifique page sur la note bleue dans On the Road de Kerouac.

L’art de s‘identifier

Preuve que Nicolas Bacri n’est pas tout entier dans ce mélange de clairvoyance et de réactionnisme dénoncé plus haut, c’est lui-même qui donne la clef à cette impasse de la perte des repères de notre société de consommation. Cette impasse est évitable si l’on considère que l’on ne doit pas confondre l’art d’identification, produit commercial et politique, avec l’art qui permet la potentialité d’une identification, principe bergsonien.

Aussi, contrairement à ce qu’il dit, dès lors que ce principe de potentialité d’identification se produit réellement, on peut tout aimer en musique avec passion, et l’on peut tout consommer ! Consommateur n’est pas toujours égal à tiédeur (le tiède est celui qui s’adonne à l’art d’identification commercial). En appliquant cette règle, comme Marcel Proust qui, en fait, fait l’éloge sentimental de la mauvaise musique (« détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas » et encore « qu’elle vous soit par-là vénérable »), la tolérance naitra, l’élitisme s’effacera, le mi-chemin vers l’ouverture d’esprit sera comblé, et cette banale maxime de Duke Ellington : « il n’existe que deux sortes de musiques, la bonne et la mauvaise», prendra un poids plus humain.

Conclusion

Faut-il chercher une réponse à la question de la pluralité de style aujourd’hui ? La qualité de la question peut l’emporter sur la valeur des réponses. Au jardin japonais on pourra peut-être préférer la forêt ? vierge. C’est l’espace de création de Nicolas Bacri : l’impossibilité d’en sortir est peut-être l’intérêt. L’essentiel n’est-il pas l’authenticité absolue du créateur ? L’évocation de Marguerite Yourcenar, l’auteur de l’Œuvre au Noir, évocation in extremis dans « les Notes étrangères » de Nicolas Bacri, permet de comprendre que cette écrivaine (elle n’aurait pas aimé ce féminin !!) est pour notre génération, le rigoureux modèle de penser pour une quête de soi sans concession.