mercredi 13 décembre 2006

Monaco. Grimaldi Forum : Wagner, Parsifal en version de concert. Saison événementielle des 150 ans de l'orchestre Philharmonique


Après la Deuxième symphonie de Gustav Malher, voici le deuxième temps fort de la saison des 150 ans du Philharmonique de Monte-Carlo. Un nouveau concert qui permettait d'écouter le niveau exceptionnel atteint par le Philharmonique monégasque. Marek Janowski retrouve les musiciens de l'Orchestre dans l'ultime opéra de Richard Wagner. Pourquoi Parsifal ? Parce que la partition eut sa première en dehors des murs de Bayreuth (1882), en 1913 à Monte-Carlo. Parce que l'oeuvre est l'aboutissement spirituel de la pensée musicale du compositeur. Autant dire que les interprètes conduits par le maestro se sont montrés à la hauteur de l'oeuvre.

Janowski manifestement inspiré, conduit l'intensité à son paroxysme se souvenant en son déroulement premier de la lenteur d'un Furtwängler. D'emblée, le chef a ce don de ne pas simplement interpréter une partition mais de la commenter. Comment ne pas céder au pouvoir de la musique, superbement gérée, accomplie avec cohérence et finesse? Imaginons ce qu'auraient pu être les critiques des oreilles en mal d'exigence critique : Des défauts ? Toujours l'acoustique écrasant les médium de la salle, met en difficulté les solistes, toujours le même problème. Qui est placé ici, aura trouvé que Robert-Dean Smith n'avait pas la stature wagnérienne pour Parsifal ; qui est assis là, aura trouvé que Konrad Jarnot, baryton clair, était un peu faible dans son interprétaiton d'Amfortas. Mais pour avoir entendu Villazon et Alagna dans cette même salle, pour avoir écouté les trois actes de Parsifal en trois endroits différents, votre témoin assure que Konrad Jarnot est brave et vigoureux, Robert-Dean Smith exceptionnel et magnifique.
 
Autres critiques ? Même problème pour le Rundfunkchor de Berlin dans la distinction des barytons et des ténors au timbre proche, la stéréophonie héroïque de certains airs masculins, tombe à plat encore à cause de l'acoustique et aussi de la disposition de la version de concert. Reprocherait-on qu'on y préfèrerait de vrais choeurs d'opéra ? On reconnaîtra que la puissance et la violence de certaines émotions ne peuvent être rendues que par une formation plus lyrique, mais quel choeur d'opéra pourrait fournir des pianissimi aussi merveilleux et appropriés au thème du Graal ? Quel choeur d'opéra peut prétendre à cette précision d'horloge
mécanique ?
De son côté, Petra Lang en Kundry, est une voix géante et splendide qui rappelle les interprètes de Karl Boehm, avec un physique de Marlène Dietrich. L'opulence du timbre envoûte le public, il est lui-même, soumis aux artifices de la vénéneuse séductrice, prêt à succomber aux maléfices de Klingsor. 
Et laissons ceux qui disent que les cloches avaient une sonorité plus "puccinienne" que celles de Bayreuth, dernier refuge de la critique, et louons le choix et l'effet des filles fleurs, aux timbres parallèles d'un côté et de l'autre de la scène, le premier registre, puissant, le second frais avec le timbre de l'innocence (en particulier Claudia Galli), le troisième, chaleureux. Mais on peut encore louer le choix de la basse vibrante et profonde Bjarni Thor Kristinsson pour un Titurel souverain, de Eike Wilm Schulte pour un Klingsor ferme et d'une prosodie maîtresse, et d'un Gurnemanz, Kristunn Sigmundsson, chargé d'émotion

Musicalement, on peut reprocher à Wagner qu'il ait favorisé la puissance du flux infini dans Parsifal, au détriment parfois de la richesse thématique et de sa force telle qu'il les synthétisa dans Tristan und Isolde. On peut regretter, surtout, le galbe naturel des thèmes des opéras antérieurs. On peut être agacé par sa vision philosophique du monde, certes prenante, mais que la transcription dans le texte fait paraître lente et fastidieuse : elle n'a pas le charme de l'inconscient qui abonde et s'écoule sous la plume d'un Maeterlinck. 
On peut se dire qu'il faut un temps de maturation dans la vie de chaque auditeur pour comprendre ce que la vieillesse apporte de simplification, de décantation et de maîtrise (comme pour le Falstaff de Verdi). On se dit qu'il faudrait être musicologue pour admirer tous les présages de Strauss et de Schoenberg dans la partition wagnérienne. Mais, quand, sous la baguette de Janowski, dans le tableau du Graal à la fin du premier acte, le choeur d'hommes s'empare du fameux thème, l'élève jusqu'à ce que tous les instruments et les choeur de coulisse le hissent aux cimes des fréquences sonores, c'est le public tout entier qui pleure.

Monaco. Grimaldi Forum, le 3 décembre 2006. Richard Wagner (1813-1883) Parsifal en version de concert. Saison événementielle des 150 ans  de l'orchestre Philharmonique de Monaco

mardi 12 décembre 2006

Interview de Jean-Claude Petit pour son opéra à Nice "Sans Famille"

Quelle est l’aventure qui vous a amené à accepter ce projet d’un opéra sur Sans Famille

Mes expériences différentes* m’ont amené à avoir des relations dans des milieux différents jusqu’à l’art lyrique. Avec Paul-Émile Fourny, nous avions un ami en commun, Petitgirard (qui a donné Elefantman à Nice). Il communiqua mon numéro à Paul-Émile Fourny, je reçus un appel. Il m’y fit part de son projet, à l’époque, de faire écrire une œuvre lyrique et grand public pour la salle Nikaïa : du grand spectacle. J’ai proposé un grand opéra sur Garibaldi et un Sans famille, il a choisi lui-même.

Pourquoi « Sans Famille ? »

C’est un souvenir de Jeunesse, je l’ai lu et relu. Ce qui m’a frappé dès l’enfance, et encore plus à l’âge adulte quand je l’ai encore une fois parcouru, c’est que c’est un roman de musique (les héros sont musiciens, Vitalis est un ténor italien virtuose par exemple). Cette « relation à la musique », il est curieux qu’elle n’ait jamais été exploitée dans les films et les dessins animés, on y constate même un effacement total du thème. J’ai proposé à Jean-Paul Rappeneau l’idée de faire une comédie musicale au cinéma, à l’époque, on travaillait sur Cyrano de Bergerac. Il était enthousiaste et puis on a fait le « Hussard sur le toit », abandonnant le projet parce que finalement, en France, il n’y a pas de vraie culture de film musicaux. J’ai donc récupéré l’idée au moment de l’appel de Paul-Émile et de cette chance d’une commande d’opéra.

Comme on voit que vous êtes la source de ce thème, c’est donc vous qui aviez choisi le librettiste ?

Oui, j’ai tout construit, j’ai appelé Pierre Grosz qui avait travaillé avec moi sur une chanson de Michel Jonasz « changer le toit », j’ai eu l’occasion d’admirer sa passion pour l’opéra et sa culture et tout ce qu’il avait déjà fait dans le domaine en homme qui excelle au travail des livrets.

Vous avez dû vous amuser avec tous ces personnages musiciens et aussi les animaux, comment avez-vous fait pour les caractériser ?

Il y a trois singes et un chien qui chantonnent, dansent et miment, qui seront là pour accompagner la petite troupe. Il y a des effets comiques comme dans « nous sommes une troupe », c’est un peu comme dans les dessins animés. Rémi sera toujours avec sa mini harpe, Mattia avec son violon que joue en vrai le premier violon de l’orchestre : je me suis beaucoup amusé à glisser entre les textes des numéros à part, comme au music-hall. J’affectionne la scène en Angleterre avec des faux nègres, des masques qui dansent un charleston écrit, c’est incongru, pour le grand orchestre symphonique ! une rareté. Cela fait partie de l’atmosphère « début de XX siècle » qu’on a voulu donné comme cadre à notre Sans Famille.

Tout cela vous a certainement poussé à jouer avec les mélanges de types de voix ?

C’est cela qui fait le charme, la forme tient de l’Opéra et le langage de la comédie musicale, c’est le mariage de la grande musique et de la chanson. Tout balance entre les deux genres, la présence des voix d’enfant, le jeune garçon qui fait Remy et la Maîtrise d’enfant de Nice, les animaux ont par force une voix non lyrique, Mrs Milligan, interprétée par Jeanne Manson… et la belle voix de ténor de Jean-Paul Lafont en Vitalis (il s’est investi après l’écoute du Play-Back du disque au-delà même de la présente production). C’est un mélange que l’on trouve dans les opéras de Gershwin et jamais en France. Le goût de travailler sur ce caléidoscope me fait attendre avec un plaisir curieux la mise en scène, le décor : j’ai écris ce que j’entendais, mais les réalisations sont toujours pleines de nouveautés excitantes ! Voilà pourquoi je suis ravi de travailler avec cette grande machine qu’est l’opéra de Nice.

Vous avez participé au choix du petit Remy ?

On a fait un casting à Nice et à Paris pour la scène. Le choix était déjà fait pour le Disque où joue l’orchestre symphonique bulgare, en partie les choeurs à Nice et la Maîtrise de Nice, en partie la Maîtrise de Haute Seine : C’est un jeune garçon de cette dernière qui à été choisi. On a fait beaucoup de voyage pour faire ce disque Sony BMG qui sort mi-janvier. Pour la scène à Nice, sans conteste, le dynamisme de Gustav Jürgens m’a convaincu.

Voyez vous dans cet opéra le début d’une investigation plus large dans la grande musique de votre carrière, qui a cette belle qualité de l’éclectisme ?

La place de la musique classique dans ma production a déjà était conséquente avant « Sans Famille », je considère cependant que mon « « éclectisme » n’est pas une qualité mais un défaut, celui de ne jamais s’être arrêté à une musique particulière. Pourtant j’aime ce défaut, j’aime bien changer car j’ai la chance de fréquenter et d’écrire toutes les musiques jusqu’à la musique contemporaine. J’aime bien poursuivre une expérience, dans la vie, j’approfondis des choix, c’est avec ma conscience que je vois si je me les reproche - parfois je me refuse de rendre publics quelques quatuors, ils sont mon « expérience intime ». De toute façon j’estime qu’il y a deux sortes de créateurs : ceux qui comme Monet dévouent leur vie à l’étude d’une perception, ceux qui, comme Picasso, ont des périodes bleues ou roses. Les périodes, c’est ce que j’aime, j’abhorre l’unique.

Pour finir revenons tout de même au choix de « Sans Famille », comme pour Mozart pour « Dom Giovanni », on ne choisit pas en tant que créateur un tel sujet sans avoir une raison profonde et personnelle, qu’en pensez vous ?

Puisque vous posez la question Doktor Freud ! J’ai une sensibilité assez particulière aux enfants, elle tient autant de mon enfance que de mon expérience de parent. Mon père qui est instituteur a voulu que je fasse de la musique en parti parce qu’il n’a pas pu en faire lui-même. Il a voulu une éducation pour moi. C’est cela qui me plaisait dans l’histoire : l’éducation d’un père, d’un maître qui vaut pour le père (le fameux Vitali), m’a frappé. En tant que parent, j’ai eu deux filles puis deux garçons. Des deux garçons, il ne me reste que le cadet qui était juste né quand j’ai accepté le projet, j’ai écrit « Sans famille » en souvenir de l’un et en cadeau à l’autre, en hommage aux deux. À mon petit Raphaël de six ans, j’apprends la musique et il viendra regarder l’opéra avec moi à Nice. Ce « Rémi » est mes fils.

*Jean-Claude Petit, parti d’études précoces et brillantes au conservatoire supérieur de Musique de Paris a vécu l’expérience passionnante d’être un pianiste affectionné des célèbres jazzmen à leurs passages à Paris durant toute son adolescence, avant que d’être amené à l’écriture pour le show business, en dotant les grands noms de la chanson puis la filmographie française.

samedi 2 décembre 2006

Marco Scorticati : un jeune milanais prometteur à Berlin


Berlin, samedi 26 novembre à 11 heures. Musée des Instruments de Musique de l'Institut d'Etat, Tiergartenstrasse. Rencontre organisée en collaboration 
avec l'Institut Italien de Berlin et enregistrée par Kulturradio. Un jeune ensemble de Milan dirigé par Marco Sorticati, l'Estro Cromatrico,  triomphe 
dans le répertoire du concerto baroque en un lieu magique et devant un public d'amateurs.

Le lieu est prestigieux, il a l'autorité des instruments les plus anciens. Des épinettes de la Renaissance, des clavecins Rückers, des Hasse, un orgue 
magnifiquement peint, d'autres marquetés, le clavecin brisé de voyage Markus que le Roi de Prusse portait dans ses dentelles à la guerre, des fagots 
géants, des luths, des violons et des trompettes marines, le portrait de Graun... que de merveilles. 

L'auditorium offre une acoustique remarquable : les bois neufs ont un effet amplificateur, le son est comme retransmis par un 
micro. Pour les instrumentistes il est quasi impossible de juger de la projection, l'émission étant certainement sèche à leur niveau. Une acoustique 
typiquement moderne donc.

Remarquons un programme composé avec un sens de l'équilibre et du dosage : pas trop long, eu égard à l'absence de pause, serti pour le plaisir du public avant tout, soignant l'alternance d'oeuvres célèbres et d'oeuvres peu connues, prenant garde au changement des couleurs et à la mise en valeur des solistes qui se succèdent. Il n'est pas donné à tous les groupes de savoir  un composer un programme XVIII ème où l'ennui n'affleure pas, où les concertos se dépouillent de leur aspect "tafelmusik".

Marco Scorticatti : une flûte engagée "à l'italienne"
Le concerto en do mineur RV 441 de Vivaldi permet à Marco Scorticati d'ouvrir le concert sous son autorité de soliste. Son jeu s'inscrit dans 
l'esthétique qui fait aujourd'hui le succès des interprètes italiens. Il s'agit d'être outrancieusement baroque et expressif dans une démesure qui 
retrouve les excès du Romantisme, excès certes désormais filtrés par les techniques solidement acquises du jeu à l'ancienne. Dire qu'avec l'école 
italienne, la boucle de la redécouverte du Baroque s'est refermée sur elle-même, n'est pas impossible : nous y voyons la preuve que le Romantisme avait 
en lui un héritage que nous n'étions pas encore prêt à sentir aux moments pionniers du renouveau baroque.

Il n'est pas aisé de jouer de la flûte à bec, instrument très ingrat. Soit on le rend expressif et la justesse en pâtit, soit on le rend "cantabile" et 
l'expression devient systématique et froidement élégiaque. Notre expérience d'auditeur s'est affinée, tant les choix techniques de 
Marco Scorticati étaient parlants. En effet nous avions eu l'occasion d'entendre deux autres grands artistes : Lorenzo Cavazzanti, au son parfait 
et à la maitrise totale, et Mikael Form qui dans une virtuosité et une platicité étourdissante, quasi naturelle, nous avait camoufflé combien grand 
est l'effort sur la justesse pour rendre l'instrument expressif. Entendre d'autres choix permet de mieux cerner la personnalité de l'interprète.

Dans les passages de tutti, Marco Scorticati fait entrer le son de sa flûte dans celui du premier violon afin de créer une couleur unique; dans les 
passages solistes, il enfle le son sur la plupart des notes longues et même moyennes : ainsi son engagement est l'expressivité, le dynamisme, la 
vocalité. C'est au prix de la justesse de certaines finales, mais le choix est de dépasser les possibilités de l'instrument. C'est d'ailleurs en osant 
que l'on trouve dans une carrière, les possibilités pour pallier ce problème typique de cet instrument, dès lors que l'on veut explorer un son 
qui touche le public. Un exemple typique du travail de l'artiste, dans les mouvements lents, est sa gestion du souffle et la façon de 
reprendre imperceptiblement sa respirartion avant la note finale pour la poser, à la manière d'un coup d'archet. Cela permet de mettre en valeur le 
conduit vers la phrase suivante dans le même souffle qui vient de poser la note finale. C'est d'un grand effet, employé deux fois, tant que cela ne 
devient pas une habitude systématique, c'est d'un grand prix. Le même engagement se ressent dans les traits de virtuosité qui privilégient à la 
qualité du son, l'impact sur le public, tenu en haleine, et le phrasé proche de celui d'un violon. Scorticati a indéniablement une belle présence sur 
scène.

Un quattuor de corde qui ne se contente pas d'accompagner
Il est rare d'entendre l'opus V de Haendel. L'exemple des l'opus II et III du du grand maître romain, Corelli, que Haendel a connu intimement, ainsi 
que celui des livres de sonates en trio et des sonates méthodiques de Telemann, fait que cet ouvrage (le numéro d'opus fait hommage à l'opus V de 
Corelli) est bien plus important qu'on ne le croit. L'auteur y a mis du soin, y a réduit des pages d'orchestre célèbres, y a ajouté une partie 
d'alto (viola), facultative dans une sorte de "jeu de lego" qui est une constante dans son oeuvre.

La sonate 4 débute par la fameuse Ouverture d'Attila, élégante et guindée, british. La formation à deux violons, viole et violoncelle fait aussi effet 
sur le public qui possède dans son imaginaire la noble tradition du quattuor. C'est donc encore un choix théâtral que celui de cette sonate, 
voulu par Scorticati. Le violon original, anonyme du XVIII ème siècle, de Monika Toth, d'un timbre mezzo-soprano profond et doux n'est pas en osmose 
avec la copie Amati d'Ayaki Matsunaga, lumineux et puissant, mais les artistes savent s'écouter. Le violoncelle de Marco Testori (que l'on avait 
entendu en soliste à Colle di Val d'Elsa dans un concert de Francesco Cera) est très puissant, énergique, exhalté, c'est d'ailleurs une constance dans 
l'école italienne du violoncelle (lire notre commentaire sur Marco Scandelli au festival Pietre Sonore de Milan). La viola de Raul Orellana, très belle, 
rend cependant difficile l'équilibre sonore de certaines parties de la sonate, en particulier la passacaille dont le thème est un peu brouillé par 
les sauts de quarte du remplissage harmonique. C'est que la difficulté technique est vraiment dans l'extrême délicatesse du rendu. Cela vaut le 
coût et reste méritoire d'oser affronter le danger, l'intérêt est de permettre l'alternance des tutti et des solis qu'assument les deux violons, 
ce qui est, encore une fois, très démonstratif pour le public. En définitive, la solution est un travail poussé de la balance sonore pour une 
bonne lecture des deux violons par l'auditeur. Le menuet final est, il va sans dire, exquis.

Sur le talent prometteur du virtuose Davide Pozzi
Le célèbre concerto la "notte" de Vivaldi avec ses effets descriptifs permetle retour du soliste chef Marco Scorticati. Mais il est ici pretexte à 
aborder la manière du continuo de Davide Pozzi, élève de la Scola Basiliensis. il en a le soutien rythmique très fort, on dira même que son 
continuo est trop rythmique et manque de fantaisies, de broderies qui fassent étinceler le clavecin de bouffées impressionnistes. Cependant il a 
su mener de belles lignes au soprano, diriger les instruments vers une détente très ouverte dans les cadences, répandre des effets d'unisons dans 
les légères basses des mouvements lents, en compagnie du violoncelle, s'abîmer dans des plongées profondes pour évoquer "la nuit" et autres 
procédés figuratifs. Le clavecin, copie d'un  Nicolaus Nitcke du début du XVIII ème, avec des chinoiseries laquées (l'original est au chateau de 
Charlottenbourg), très sonore dans cette salle, ne lui permettait pas des nuances dans son registre "piano".

Mais c'est surtout en tant que soliste, dans le concerto en sol mineur de Bach, que ce jeune interprète a démontré qu'il sera une vedette qui comptera 
très fortement sur la scène du nouveau siècle. Remarquable son assurance, pas une égratinure ! c'est déjà beaucoup. Si dans les mouvements rapides le 
jeu est encore trop legato, ne privilégiant que les accents de temps, sa  recherche d'expression dans le mouvement lent est impressionnante, et son
emploi du rubato subtil "XVIII ème siècle" très beau : notamment pour les "notes décalées" entre la basse et le soprano. S'il complète cette recherche 
par une étude de l'expressivité de l'étouffoir, il fera bientôt parti de ces rares "happy few" qui savent faire chanter l'instrument avec le coeur.

Le concerto pour flûte piccolo RV 444 de Vivaldi, une oeuvre que Bach a transcrite pour clavecin, achève d'impressionner le public, qui lors du 
débat après le concert, posera beaucoup de question sur les registres des flûtes, sur les transcriptions et les notes de Vivaldi pour ses concertos 
d'exceptions où on faisait appel à des solistes virtuoses invités plutôt qu'aux jeunes et belles violonistes de l'hospice. Dans cette conférence le 
public germanique s'est montré très savant, échangeant du savoir avec un jeune Marco Scorticati, habile en allemand, et secondé par notre femme 
musicologue et présentatrice ainsi que le directeur du musée.

Le Bis ne pouvait être qu'un Telemann tiré de la "Tafelmusik", en pizziccati, avec cet entrain galamment folklorique qui fait la marque 
indélébile de ce génie.

Berlin. Musée des Instruments de Musique de l'Institut d'Etat, Tiergartenstrasse, le samedi 26 novembre 2006. AntonioVivaldi (1678-1741) : Concert en do mineur RV441, Concerto "la Nuit" en sol mineur"  RV 104, Concerto per flautino en do majeur RV444. Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : Sonate n°4 de l'opus V en sol majeur HWV 399. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Concerto en sol mineur pour clavecin BWV 1058. Estro Cromatico, Marco Scorticati, flûtes et direction. Ayaki Matsunaga, violon. Raul Orellana, viole (alto). Marco Testori, violoncelle.Davide Pozzi, clavecin.

mardi 28 novembre 2006

Concert d'ouverture du festival Manca


Jeudi 9 novembre 2006, théâtre Francis Gag, Nice. Ouverture du festival Manca avec la présentation du forum des étudiants en électroacoustique et musiques mixtes. Des personnalités affirmées  se sont fait remarquer, soit  que l'électroacoustique ait donné seule sa valeur sonore, soit que  les instruments, notamment des flûtes étranges, aient magnifié le genre.

Sur l'électroacoustique seule
Signe de l'époque, l'électroacoustique se fait "New Age" et l'eau y tiens  une place primordiale. C'est le cas de l'oeuvre "Raga de printemps" de Remi 
Mezzina mais aussi "Aux calmes" de Benjamin Crousillac. Ces deux oeuvres furent séparées dans la soirée, chacune ornementant une mi-temps, fort 
heureusement pour l'équilibre.  Dans la première, l'eau et la nature sont superposées au son du sitar indien que l'on devine au loin et dont l'oeuvre 
cherche à  épouser les mouvements d'improvisation ; dans la deuxième l'eau nous submerge. C'est, de toutes les oeuvres éléctroacoustiques  présentées 
ce soir là, la plus belle : la fonction quasi SACD de l'octuple bande, c'est à dire une stéréophonie totale, nous plonge dans un focus amplifié. Nous entendons le  ressac  comme avec un microscope sonore : nous sommes nous mêmes ces petits crabes d'eaux qui sont environnés de mouvements d'évier, 
constants dans les rochers de la mer, mouvements violents,  dangereux, fragilisants si l'on se sent tout petit. Puis, cette mer se transforme, c'est un ruisseau, c'est de l'eau douce. Et pourtant, si nous cessons d'être des liliputiens, cette eau est bien calme ... et  justifie le titre de l'oeuvre.

"Transe Lucide" d'Eric Allietta, autre oeuvre électroacoustique,  procède aussi d'un même mouvement, entre apaisement et angoisse. Cette musique là 
agence les bruits savamment. C'est cela, la découverte  de l'électroacoustique : la musique depuis son origine est cet  agencement savant et harmonieux des bruits - Mozart sous sa  perruque ne fait pas autre chose que d'agencer "des sons qui s'aiment". Et les bruits quittent leur statut anodin dès que l'oreille de l'artiste sait les mettre en situation, pour que notre propre oreille y découvre, elle aussi, ce qu'ils ont d'expressif et d'unique. Nos oreilles, s'étaient trop laissées aller à la banalité, l'artiste est là pour les mettre en garde : désormais les bruits deviennent art et se nomment sons. Nous nous référons à l'idée de l'artiste que se fit Bergson ("la Pensée et le Mouvant") :  l'artiste renonce à voir le monde globalement, dans cette forme simplifiée pour l'usage courant, pour y voir des particularités que nous ne voyons plus dans la vie de tous les jours. L'électroacoustique se donne cette mission-là.

Sur les flûtes prolongées ou soutenues par l'électroacoustique
La tendance "New Age" des jeunes générations se retrouve également dans les choix sonores de tous le concert et dans les traitements  particuliers des pièces. Un besoin de retour à la Nature ! La flûte à bec : un symbole ! Instrument venu du fond préhistorique, balbutiement et science profonde de l'humanité, sonorité à la foi liquide douce et violente, eau qui dort et eau qui court ... deux personnalités, bien représentées par  Monica Lopez Lau et Simone Schmid, l'une méditerranéenne, l'autre flamande, l'une bibelot, l'autre statue, mais s'interchangeant la douceur et la violence, le jeu mélodique et le jeu percussif et  jusqu'aux paroles dramatiques dans certaines pièces et même, une fois, la même flûte, geste de communion sensuelle tout comme spirituelle. Ce sont deux élèves du conservatoire de Lausanne (classe d'Antonio Politano) surtout deux interprètes de 
distinction.

La pièce de Danièle Gugelmo, que l'on qualifiera de féminine,  commente la pensée spirituelle de Balzac telle qu'il l'a exprimée dans son roman "Seraphîta" en 1835. Cette jeune compositrice a  trouvé en elle un matériel pour les flûtes si remarquable que l'accompagnement électroacoustique en devient quasi superflu. Les sons enregistrés qui débutent le premier mouvement de l'oeuvre, sont certainement l'inspiration d'origine des effets heureux envahissant bientôt les flûtes de voix. Mais paradoxalement, ces sons enregistrés montrent leur limite, en tant que matériel froid, dès que la chaleur du matériel instrumental et humain apparaît. C'est ainsi pour chaque idée de chaque mouvement. Le  traitement de la flûte de seize pieds, flûte géante au son de tuyau  d'orgue, mais octavant rapidement et permettant un effet percussif  des touches à vide, rappelle les émotives fragilités que l'on entend dans les oeuvres de John Cage. Enfin une tendance à la polyphonie se fait sentir dès le début de  l'oeuvre, tendance qui met l'auditeur entre deux eaux : la musique y sera-t-elle expressive à partir des seuls effets de son, où sombrera-t-elle dans  l'harmonie classique (un passage entier entre les deux flûtes est  carrément mélodique) ? est-ce un atout, est un embarras ? Dans le dernier mouvement, ce sera une réussite : un orgue enregistré dans la bande magnétique débute un Choral de Bach que  les deux flûtes vont élégamment "flouter", comme dans un rêve  "drogué", au point que la basse d'orgue se fera un temps totalement discrète avant que de conclure, in fine, exactement sur un accord  parfait  avec les deux flûtes. Espace onirique entre harmonie et son vague : toute la  matière poétique d'un Bério. Danièle Gugelmo y montre un talent certain qu'elle saura approfondir.

La pièce de Gaël Navard où les résonnances des flûtes étaient  prolongées par les moyens de l'électroacoustique, présentée dans la même partie, a pris, en regard de l'oeuvre de la jeune compositrice, un aspect plus âpre et masculin : "asile", soit l'asile d'un "si",  soit d'un "la", sorte de jeu théâtral.

Après la méditation "New Age", le choc théâtral.
Il y eut d'ailleurs dans la soirée d'autres moments théâtraux,  notamment dans les jeux d'improvisations des flûtistes jouant avec  l'électroacoustique (Anders Forslund) mais aussi avec l'apparition  de texte et de scénographie "quasi érotique" (l'échange de la même  flûte ?) dans l'oeuvre d'Oskar Lissheim-Boethius. La notion de ligne musicale surgit : l'oeuvre exprime, crie, touche l'auditeur.

Evidemement, le clou spectaculaire est le grand closter de l'oeuvre de Florian Gourio et Manuel Rosas Gutierrez, "SOAP Machine #3", avec des saxophones, trombones, trompette et un arrosoir (buggler), un écran de cinéma rétro et une soprano folle aux cheveux dénoués. Des  "warum", des "perché", le tout lyrique, quodlibet et fortissimo.  C'est l'occasion d'admirer la souplesse vocale, la musicalité - que dire ? la  beauté de la ligne du son, allant du filet de voix au lyrisme  chaleureux de la soprano. Tant de merveilles pour caractériser Liesel Jürgens, l'un des immenses talents vocaux sur Nice. Pour la première fois, on la voit  très heureusement se produire dans un  concert contemporain, où d'habitude, sur la scène locale niçoise, où nous avions vu régner la seule Tanya Laing, dont l'émission et la présence sur scène font une digne héritière de Kathie Berberian.

Un peu de philo
Cependant que l'on parle de théâtre, c'était la clôture de la première partie. La deuxième se clôturait plutôt sur une séquence philosophique : un solo de clarinette basse, par trop intellectuel d'Aaron Einbond. L'auteur se cherche là : ce n'est pas une critique ! Qu'il ne nous en veuille pas si l'on pense qu'il ne s'y est pas encore trouvé. C'est déjà un grand effet, si on peut  susciter chez l'auditeur cette curiosité de sentir une direction, une recherche, plutôt que l'ennui d'une oeuvre élégante mais vide. On retrouve ce sympathique compositeur, le mercredi 15 novembre, toujours dans le cadre du Festival  MANCA au CNR avec Gaël Navard, dont on a parlé auparavant, pour nous faire découvrir à travers un "Atelier- concert",  "leur  travail" en France et aux Etats-Unis dans le cadre du programme  d'échange pédagogique F.A.C.E. qui unit le CIRM, au CNR, à  l'Université de Nice-Sophia-Antipolis, l'Université de Berkeley et le  CNMAT.

Crédits photographiques
© service photo CIRM 2006

jeudi 12 octobre 2006

Monaco. Grimaldi Forum : Concert Gustav Mahler.


Monaco, Forum Grimaldi, 30 septembre 2006. Pour les 150 ans de Monaco, un début plus que brillant à la « Marek Janowski » : une 2ème Symphonie de Mahler avec l’orchestre au complet et le Rundfunkchor de Berlin, plusieurs fois habituer du forum Grimaldi.Quand une interprétation est si magistralement pensée, menée, que chaque impulsion artistique est issue de l’architecture d’un cerveau redoutable (redoutable pour les chefs jaloux), la critique ne peut qu’avoir peur : que dire quand tout est parfait, fort et intense ? Son enthousiasme !

Peu de chefs savent mener la narration de Mahler. Beaucoup d’orchestres craquent, couinent sous le poids des cuivres. Ici la lecture est impeccable et c’est sur Mahler que les réflexions surgissent :, encore une fois preuve que Marek Janowski réfléchit et fait réfléchir sur ce qu’il interprète. L’essence première de ce compositeur, que nous montre Janowski, est sa force épique, Malheur parle, tel un aède, il raconte une épopée qui lutte pour acquérir la lumière : certes, tous les commentaires de l’œuvre le disent, mais notre chef le fait ressentir pour chaque auditeur. 

Mahler prend du temps pour parler, il est comme Balzac (ou plutôt Zola) : Le trivial, le banal, le folklore trouvent leur place dans un message narratif sublime au-dessus  des considérations esthétiques, ils sont même des moyens pour atteindre le sublime, celui qui parle de l’expérience de la vie tout simplement (lire notre présentation de la deuxième Symphonie de Mahler). C’est là un héritage de Beethoven et de Wagner, c’est une leçon que retiendra Chostakovitch, et cela est dur, sans concession, comme la prose d’un Céline. Mahler est à la fois populaire, proche de son auditoire, et pourtant le fond de sa pensée est si abstrait, si complexe que toute première lecture est déroutante, paraît décousue, un labyrinthe. C’est pourquoi le public est généralement très averti voire initié. Bruckner dans son grand hermétisme ne comporte pas cette difficulté, on ne le comprend pas toujours, mais on le ressent. Mahler, plus mondain, nous donne l’impression qu’on le comprenne, mais l’essentiel reste voilé. Janowski, avec sa force prophétique, tient le fil d’Ariane, initie quiconque. 

Mahler dans cette symphonie propose des thèmes d’envolées et d’espoirs (qui peut oublier les fanfares de trompettes en coulisse ?), bâtis sur un format post-wagnérien. Ses harmonies mouvantes pleines de retards suaves, -qu’il partage avec Richard Strauss - comme dans le second mouvement paisible ( ces harpes !), annoncent la pâte mélodique qui lui donnera sa renommée mondiale auprès  de la masse et dont abusera toute une armée de compositeurs américains après la guerre pour faire couler les larmes. Mais ils ne seront que de pâles larmes : comment imiter le frisson du message de l’Ange (attendu depuis plus d’une heure d’orchestre), marmoréennement chanté par la mezzo-soprano Iris Vermillion : timbre splendide, profond, sonore, technique souveraine et sans détours pour imposer ses volontés expressives. Ce frisson de paix sera amplifié par vingt nouvelles minutes terrifiantes d’orchestre avant que le chœur , la mezzo-soprano et la soprano Ruth Ziesack dans un texte édifiant arrachent la foi et la volonté à la lutte de l’orchestre.

Mahler a le génie de trouver des sons nouveaux, des spatialisations extraordinaires, cinglantes, modernes. Ils sont nombreux les passages de cette symphonie que Chostakovitch va plagier presque notes pour notes, registre pour registre : et pourtant chez Chostakovitch l’effet est plus direct, le discours plus concis, l’élève semble dans sa leçon de dire un message dépasser le maître en matière d’impact sur l’auditoire.

C’est une question de goût mais aussi d’habitude : il faudrait écouter en concert au moins trois fois cette symphonie de presque deux heures, puis y retourner encore et encore, pour comprendre tout ce qu’elle a donné à la musique du XX ème siècle : son message personnel à l’humanité et la force d’un compositeur qui, comme l’on fait Beethoven, Hugo, Dostoïevsky… s’élève au niveau d’un engagement philosophique à travers l’art. Inoubliable concert qui fut marque aussi le lancement de la saison événementiel des 150 ans de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo.
   
Monaco. Grimaldi Forum, le 30 septembre 2006. Gustav Mahler (1860-1911) : Symphonie n°2 "Résurrection"Iris Vermillion, soprano. Ruth Ziesak, mezzo. Rundfunkchor Berlin.Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo. Marek Janowski, direction.

 

Monaco. Grimaldi Forum : Concert Gustav Mahler.


Monaco, Forum Grimaldi, 30 septembre 2006. Pour les 150 ans de Monaco, un début plus que brillant à la « Marek Janowski » : une 2ème Symphonie de Mahler avec l’orchestre au complet et le Rundfunkchor de Berlin, plusieurs fois habituer du forum Grimaldi.Quand une interprétation est si magistralement pensée, menée, que chaque impulsion artistique est issue de l’architecture d’un cerveau redoutable (redoutable pour les chefs jaloux), la critique ne peut qu’avoir peur : que dire quand tout est parfait, fort et intense ? Son enthousiasme !

Peu de chefs savent mener la narration de Mahler. Beaucoup d’orchestres craquent, couinent sous le poids des cuivres. Ici la lecture est impeccable et c’est sur Mahler que les réflexions surgissent :, encore une fois preuve que Marek Janowski réfléchit et fait réfléchir sur ce qu’il interprète. L’essence première de ce compositeur, que nous montre Janowski, est sa force épique, Malheur parle, tel un aède, il raconte une épopée qui lutte pour acquérir la lumière : certes, tous les commentaires de l’œuvre le disent, mais notre chef le fait ressentir pour chaque auditeur. 

Mahler prend du temps pour parler, il est comme Balzac (ou plutôt Zola) : Le trivial, le banal, le folklore trouvent leur place dans un message narratif sublime au-dessus  des considérations esthétiques, ils sont même des moyens pour atteindre le sublime, celui qui parle de l’expérience de la vie tout simplement (lire notre présentation de la deuxième Symphonie de Mahler). C’est là un héritage de Beethoven et de Wagner, c’est une leçon que retiendra Chostakovitch, et cela est dur, sans concession, comme la prose d’un Céline. Mahler est à la fois populaire, proche de son auditoire, et pourtant le fond de sa pensée est si abstrait, si complexe que toute première lecture est déroutante, paraît décousue, un labyrinthe. C’est pourquoi le public est généralement très averti voire initié. Bruckner dans son grand hermétisme ne comporte pas cette difficulté, on ne le comprend pas toujours, mais on le ressent. Mahler, plus mondain, nous donne l’impression qu’on le comprenne, mais l’essentiel reste voilé. Janowski, avec sa force prophétique, tient le fil d’Ariane, initie quiconque. 

Mahler dans cette symphonie propose des thèmes d’envolées et d’espoirs (qui peut oublier les fanfares de trompettes en coulisse ?), bâtis sur un format post-wagnérien. Ses harmonies mouvantes pleines de retards suaves, -qu’il partage avec Richard Strauss - comme dans le second mouvement paisible ( ces harpes !), annoncent la pâte mélodique qui lui donnera sa renommée mondiale auprès  de la masse et dont abusera toute une armée de compositeurs américains après la guerre pour faire couler les larmes. Mais ils ne seront que de pâles larmes : comment imiter le frisson du message de l’Ange (attendu depuis plus d’une heure d’orchestre), marmoréennement chanté par la mezzo-soprano Iris Vermillion : timbre splendide, profond, sonore, technique souveraine et sans détours pour imposer ses volontés expressives. Ce frisson de paix sera amplifié par vingt nouvelles minutes terrifiantes d’orchestre avant que le chœur , la mezzo-soprano et la soprano Ruth Ziesack dans un texte édifiant arrachent la foi et la volonté à la lutte de l’orchestre.

Mahler a le génie de trouver des sons nouveaux, des spatialisations extraordinaires, cinglantes, modernes. Ils sont nombreux les passages de cette symphonie que Chostakovitch va plagier presque notes pour notes, registre pour registre : et pourtant chez Chostakovitch l’effet est plus direct, le discours plus concis, l’élève semble dans sa leçon de dire un message dépasser le maître en matière d’impact sur l’auditoire.

C’est une question de goût mais aussi d’habitude : il faudrait écouter en concert au moins trois fois cette symphonie de presque deux heures, puis y retourner encore et encore, pour comprendre tout ce qu’elle a donné à la musique du XX ème siècle : son message personnel à l’humanité et la force d’un compositeur qui, comme l’on fait Beethoven, Hugo, Dostoïevsky… s’élève au niveau d’un engagement philosophique à travers l’art. Inoubliable concert qui fut marque aussi le lancement de la saison événementiel des 150 ans de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo.
   
Monaco. Grimaldi Forum, le 30 septembre 2006. Gustav Mahler (1860-1911) : Symphonie n°2 "Résurrection"Iris Vermillion, soprano. Ruth Ziesak, mezzo. Rundfunkchor Berlin.Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo. Marek Janowski, direction.

 

lundi 9 octobre 2006

Concert au Zoo de Saint-Jean Cap Ferrat


Concert au Zoo de Saint-Jean-Cap-Ferrat pour les enfants ; « pour charmer nos cinq sens laissons la parole au Maître Saint-Saëns » dit la comédienne Sabine Venaruzzo qui interprète le texte de Francis Blanche, tandis que les musiciens sous leurs masques d’animaux, rivalisent d’interprétation théâtrale. 

Ce Zoo enchanteur est un rêve d’enfant mais aussi une douleur
. Cinq sens …. avec l’odorat déjà plongé dans un autre monde au Zoo ; avec le goût, celui des plats incroyables servis à la fin du concert, sous l'aile généreuse, autoritaire et artiste, de la directrice du Zoo ; avec l’ouïe, par les révoltes régulières des perroquets et des lémuriens qui répondent à la musique ; avec la vue sur ce jardin foisonnant, ancien lac du roi des Belges, transformé en enclos pour zèbres, loutres, chèvres et flamants roses ; avec le toucher enfin, grâce à la fascination des mains des instrumentistes et l’envie qu’ont toujours les petits de toucher les animaux. 

Mais les animaux sont lassés des paparazzi, les tigres derrière leur vitre, hautainement, méprisent l’humain qui les prive d’espaces à parcourir ; les loutres dorment collées les unes aux autres ; l’ours plonge son postérieur et sa tête dans l’eau pour supporter la chaleur. Malgré l’humanité de la patronne, son amour pour les nouveaux nés de son zoo (l’année dernière une tigresse sauvée par un sevrage au biberon, cette année deux zèbres), les efforts pour préserver les espèces, malgré le rêve et la tendresse, il fait peine de voir une prison dorée. Heureusement quelques inséparables ont fait une belle colonie au Cap-Ferrat et à Beaulieu-sur-mer, les ibis, tout en revenant chez eux au parc, aiment visiter la colline entière dans une semi liberté. La nature prend le dessus et « Jurassic Park » nous guète au détour d’une forêt, nous qui voulons brimer la planète Terre.

Quel sens de l’humour ! Devant plusieurs enfants émerveillés, dont une petite, habillée en fée puisque c’est le carnaval, notre actrice Sabine, dans une robe « arte », force l’indiscipline des parents et nous parle du jardin enchanté. C’est autant  le monde de « Casimir » de notre enfance télévisuelle que celui de Saint-Saëns : c’est l’ « Île aux enfants ». Reconnaissons que notre pays a une belle tradition dans la littérature musicale pour l’enfance, il n’y a guère que les russes (Pierre et le Loup, L’histoire du soldat, donnés l’année passée ici même) et Janacek (la petite Renarde rusée) qui rivalisent, encore que leur œuvres parfois ont une double lecture philosophique. Sans compter le côté parodique et satyrique bien français de ce « Carnaval des Animaux », qui échappe aux enfants, mais qui rappelle aux initiés, historiens, musiciens ou simplement amateurs, les luttes artistiques de l’époque (Saint-Saëns lui-même s’est représenté dans les fossiles). Autant de clés à décrypter sous l'apparente bonhommie du texte et de la musique, qui donnent un sel incomparable à cette partition jouée à l'heure du goûter. Pour les enfants, on a omis la pièce « les pianistes » (il faut deux pianos) qui se moque des interprètes, épinglés comme bêtes de cirque.

Francis Blanche, dans son texte accompagnant l’œuvre, ne recule devant aucun lieu commun pour faire rire. Sa parole serait-elle un peu vieillotte pour les enfants d’aujourd’hui ? Ne nous avançons pas trop, nous autres adultes, trouvons certainement plus compliqué ce que les enfants plus intelligents que nous comprennent quand ils sont captés par le visage illuminé de l’actrice. 

Une œuvre merveilleuse portée par des bêtes de scène.
 Ce carnaval des animaux, qu’il est fané sur le papier, dans les transcriptions pour piano seul, qu’il donne l’apparence des pacotilles usées ! Mais qu’il est vivant dès que les interprètes font surgir ses petits trésors, donnés d’abord en concert privé pour Liszt et que Saint-Saëns hésitait à livrer à la publication. Chef-d’œuvre de la musique française, ce rêve liquide des poissons dans l’aquarium imité par le piano et les cordes rêveuses ; perle, la douce mélodie du Cygne ; merveilles, la bonne humeur des fossiles et l’embonpoint des éléphants (dessiné par le basson), et la mélancolie du coucou et le duel entre le violon et l’alto qui imitent l’âne (animal que l’on craint toujours un peu) , et les tortues qui dansent lentement le « french cancan » d’Offenbach « sur le rythme de Jean-Sébastien Bach » …  Tout cela est joué par des jeunes interprètes qui ne se prennent pas au sérieux, qui s’amusent à bondir derrière le comptoir du bar du Zoo pour se présenter aux enfants. Nos musiciens semblent issus de "l’Enfant et les sortilèges" de Ravel. Tout le monde s'entend à dominer avec bonne humeur, l’acoustique difficile, couverte par les cris des animaux. 

Mais parlons des animaux : Pascal Oddon, le violon ou iguanodon, joue à l’âne avec son masque de singe. Il transmet une part de son caractère quotidien qui est d’un grand comique. Son jeu est souple et taquin. Anne-Aurore Anstett, tantôt lugubre, du son grave de son alto plane sur nos têtes comme un ptérodactyle ou bien galope comme un hémiole : « un hémiole est un cheval, des hémioles sont des chevaux (…), ils ont leur placent dans notre carnaval comme dans tous les carnavaux » - « Oh ! » hurlent tous les musiciens devant la faute de grammaire si attendue… Patrick Langot, le violoncelle, avec son masque de Zèbre (c’est son vrai caractère !) serait-il un plésiosaure qui nage profondément dans les océans de l’ère tertiaire (les fossiles en effet sont venus respirer au Zoo « l’air quaternaire ») ? Non c’est un cygne très émouvant ! « Sur les lacs profonds et calmes, le cygne chasse l’onde avec ses larges palmes » : c’est là notre commentaire pour cette interprétation en citant un poème de Sully Prud’homme, aussi sublime que la musique de Saint-Saëns. Laurent Bienvenu à la clarinette, est un coucou mélancolique et tout le monde se cache derrière ses mains pour montrer furtivement le visage à chaque « coucou ». Cécile Cottin à la flûte, allonge hors de l’eau le long cou de l’Elasmosaure qui veut dévorer le ptérodayctile au-dessus de sa tête. Naturellement, elle jubile comme un oiseau (quelle beauté cette pièce « volière » qui imite le froissement des ailes avec les cordes et le chant des becs avec les vents !). Guillaume Deshayes est un « pikachou », pardon, c’est une erreur : un coq, tandis que les cordes lui répondent par une extraordinaire imitation des poules. Jessica Rouault, le basson est un brontosaure solide, un éléphant joyeux. Il s’en faut de peu qu’elle provoque le même carambolage de brontosaures que celui du film « King-Kong » : heureusement, sa virtuosité est sans faille ! Romain David est un poisson vif et délicat mais certainement pas un « claviosaure », suivant l’allusion de Francis Blanche à la dimension satyrique de la musique de Saint-Saëns.

Tout cela est illustré version manga (le hautboïste s’était échappé de ces illustrations dans notre commentaire) par l’assoc’piquante (http://www.lassocpiquante.com), jeune collectif de dessinateurs et de plasticiens dont les techniques fraîches et pimentées, offraient aux enfants, les collages astucieux pour les masques de cette ménagerie humaine et animale. Il s’agit d'illustratrices dont plusieurs parlent le langage des sourds et des muets. Le Zoo, séduit par le « Pierre et le Loup » donné l’année passé dans le cadre du même festival, multiplie désormais les activités alliant musique, peinture, gastronomie, comme à Pâques les œufs et à Halloween les citrouilles, sans compter les conteurs pour enfants qui sont légions,  en région Paca. 

Tout est beau, tout est charmant, tout est féerique, « c’est l’île aux enfants, que c’est un paradis ! ». Vivement l’année prochaine.

Festival de musique de chambre de Beaulieu-sur-mer Saint-Jean-Cap-Ferrat, le 9 août 2006. Camille Saint-Saëns (1835-1921) :Le carnaval des animaux.

lundi 7 août 2006

Antoine Landowski à Saint-Jean


Saint-Jean-Cap-Ferrat, église. Lundi 7 août : Antoine Landowski, au violoncelle moderne, et Patrick Langot, au violoncelle baroque, interprètent trois suites de Bach. Ils initient au baroque le public du festival de musique de chambre, habitué au romantisme mais venu nombreux. Un public absorbé par l’ambiance euphorique et chauffé par des afficionados, visiblement venus soutenir leurs musiciens favoris. Autant dire que l’ovation affleurait avant même la première note.

Présentation du concert très amicale. Le coucher du soleil, face au portail de l'église est à lui seul un tableau idyllique : comment donc ne pas venir !  La nef engloutit avec peine les amateurs de Bach et du Festival. Il fait chaud. Nous faudrait-il un peu de fraîcheur, qu’aussitôt les deux musiciens se livrent à une sorte de show spontané et stéréophonique pour parler des instruments différents. L’un est d’un bois clair, marqueté et orné d’une tête de femme, l’autre est doté d’une pique, d’un bois foncé, vernis comme une commode de la Restauration. L’un est « un instrument ancien datant de 1999 », et l’autre un instrument moderne datant de 1850. Mais en fait, les manières dont sont fabriqués les instruments, et leurs buts musicaux divergent. Sur la copie d’ancien, jouée par Patrick Langot, les cordes sont en boyaux de mouton. Au fur et à mesure que l’instrument cesse d’être accompagnateur des solistes (voix, violons, flûtes, etc.) pour s’exprimer seul (Bach est l’un de premiers à le traiter ainsi), il veut se faire entendre, grossir le son. Les boyaux sont renforcés par un filage d’acier et finalement l’acier remplace totalement le matériau boyau. Le violoncelle 1850 d’Antoine Landowski possède des cordes en acier, son chevet supporte une tension de quatre cents kilos, ce qui permet au son de porter loin. Celui de l’instrument baroque ne supporte que la moitié de cette tension : il émet une sonorité plus diffuse et cependant claire. L’archet ainsi que bien d’autres détails sont adaptés à des exigences musicales différentes ; l’évolution de la technique suit celle de la musique - concluent nos deux musiciens.

Antoine Landowski : un violoncelle moderne pour une interprétation quasi baroque. Est-ce l’effet d’un hypertexte d’interprétation ? On ne peut plus, une fois que l’on a entendu un jour le son et le rythme reconstitués de ce temps-là, si bien adaptés au texte de Bach, revenir à des versions plus romantiques, pleines de vibrato. Sans compter qu’on lit aujourd’hui des éditions modernes reproduisant les coups d’archet originaux, dites éditions « sources » ou « Urtext »… Il y a donc un son Bach. 
La leçon de la violoniste Mihaela Martin, à laquelle nous avons assistée, lors de notre venue à l’Académie de Prades, vous en dira les principes. 

Antoine Landowski en cherchant une densité spirituelle du son, en ne vibrant que rarement, en accentuant les accents rythmiques, retrouve sur son violoncelle sombre et romantique, une parenté avec l’intensité de deux violes de gambe qui jouent ensemble. C’est l’effet ressenti en maints passages, notamment la sarabande de la seconde suite, jouée avec intériorité : on songe à la couleur du  « Tombeau des Regrets » de Sainte Colombe au XVII ème siècle. 

Quant au rythme véritablement baroque de son interprétation, la lumineuse introduction de la première suite en sol place d’emblée le concert sous le sceau de la dynamique de la danse. Ces suites de Bach sont chorégraphiques comme on l’oublie parfois. Plus loin, le trio du menuet - joué si souvent de façon rêveuse (même par des musiciens dits baroques) - trouve sous les doigts d’Antoine Landowski, le rythme taquin et villageois qu’il faut. Ou plutôt qu’il faudrait, une fois qu’on l’a entendu de cette manière et que l’évidence s’impose. 

Toutefois, la recherche d’un son grave, pour ainsi dire « épais », ne réussit pas à certaines courantes et gigues. Il fallait bien laisser un intervalle de jeu baroque à son successeur qui n’aura pas d’autre choix, souhaitant sonner différemment, que de chalouper « à  la Spinosi ».
D’ailleurs, Patrick Langot n’est-il pas violoncelliste dans l’ensemble Matheus ?

Une sarabande s’invite en bis au milieu du concert. Il arrive parfois que les musiciens, dans le feu de l’action, commettent un oubli. Parfois un lapsus de mémoire suscite de belles improvisations : comme cette fin d’une sonate cantabile de Scarlatti, inventée par la claveciniste Huguette Gremy-Chauliac. Ces sortes d’oublis ajoutent souvent à l’ambiance – déjà sympathique ici – d’un concert. Antoine Landowski avait omis la sarabande de la première suite. Il la joue après la suite n°2 en ré mineur, ramenant la sonorité de son instrument vers la lumière (sol majeur). Et c’est une preuve remarquable du miracle des tonalités sur les instruments à cordes, lesquels changent véritablement de visage.

Patrick Langot : une aérienne démonstration du jeu baroque. « Maestria », c’est le mot qu’il faut employer. Il restait bien quelque chose de nouveau à donner au public pour lui faire entendre le style baroque. Ce quelque chose est « à la Lully » : l’art de dire avec élégance les choses profondes. Ainsi Patrick Langot se joue des ornements à la française - qu’il ajoute (avec parcimonie) dans le texte de Bach - comme un chat d’une pelote. Son corps tout entier, engagé dans la danse baroque de son instrument, participe à la rhétorique quasi vocale qu’il donne au texte. Patrick Langot est toujours suspendu sur ce fil aérien qui maintient surélevée la tête du danseur louis-quatorzien dans son pas. Tout semble passer avec naturel, caresser à peine les cordes, et nous parle pourtant du cœur. Le musicien baroque est l’aimable compagnon et confident tel que le fut Montaigne pour son lecteur. 

Le violoncelle baroque moitié sentimental moitié galant. Le son lumineux de l’instrument ajoute à l’effet de facilité et d’élégance. Du reste, le chemin vers la lumière, pour l’auditeur, est à son comble avec la tonalité joyeuse de la troisième suite en do majeur. La douceur de ce son, sa fluidité et sa richesse en harmonique (particulièrement la quinte), nous font comprendre pourquoi le violoncelle supplanta la viole de gambe sans pourtant faire taire ses adeptes. Cette dernière, avec ses entraves techniques qui donnent à son jeu les couleurs de la plainte et surtout de la gravité, évoque tout un ancien monde très philosophique, que l’on pouvait à juste titre regretter au temps superficiel du style galant. Au XVIII ème siècle, en effet, le plaisant et le vif camouflaient la douleur de la vie : le violoncelle baroque possède toute cette ambiguïté-là. Il est vif-argent et expressif à la fois, capable d’assumer la transition au travers des maquillages galants vers le romantisme. Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans les sonorités du violoncelle romantique 1850 quelque chose du XVII ème siècle et de la viole, si tristes et humains (dont Bach était nostalgique), tandis que le violoncelle baroque, rutilant, positionne Johann Sebastian Bach exactement dans son temps de frivolité. Cependant Bach fut, à l’époque, l’une des dernière voix à parler de profondeur. Et cette profondeur lui a semblé appropriée à la voix du violoncelle. C’est ainsi que ses suites, en surface musique de cour, sont fondées sur l’ésotérisme des nombres et des tonalités pour parler, en cachette et uniquement aux initiés, de la Sainte-Trinité. Bach écrit là pour le violoncelle dans la tradition des compositeurs pour violon soliste du XVII ème  siècle (Biber et Vojta).

Une autre sarabande, en vrai bis, transcende la matière des instruments. Le concert, par hasard, confirme ce paradoxe d’un Bach profond dans un temps léger, en proposant en bis au violoncelle baroque, la sarabande en do mineur (tonalité des tombeaux) de la cinquième suite.  Patrick Langot, avec cette autre sarabande, voulait  se piquer d’humour à propos de la sarabande surajoutée tantôt par Antoine Landowski. Mais emporté par la musique, au-delà de son instrument, plongé dans le ruban de croches de ce que l’on appelle « la mélodie infinie de Bach », il descend au plus profond des cœurs. Il nous touche comme seul de jeunes interprètes peuvent aujourd’hui le faire, qui ne sont pas blasés par la routine. Cet engagement est au prix d’une parfaite justesse. On saura lui pardonner, en lui souhaitant une belle carrière de soliste baroque. Et le public  – c’est son moment – d’ovationner ses poulains…

Festival de Beaulieu-sur-mer, Saint Jean Cap FerratEglise de St Jean Cap Ferrat, le 7 août 2006. Jean-Sébastien Bach (1685-1750) :Suite n° 1, 2, 3 pour violoncelle. Antoine Landowski, Patrick Langot, violoncelle.

dimanche 6 août 2006

Monaco, Palais Princier. Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, le 6 août 2006


Dimanche 6 août 2006, jour de pluie : auditorium Rainier II au lieu de la Cour d’Honneur du Palais Princier. 2 fois 5 pour Beethoven : cinquième concerto, l’Empereur, et Cinquième symphonie, dite du destin.  Emanuel Ax au piano, et Marek Janowski à la direction. Force dynamique pour l’un des plus beaux concerts de la saison du Philharmonique cette année. 

Nos lecteurs qui ont suivi les articles sur le Philharmonique regretteront que l’on ne leur parlera pas de la beauté du lieu, la cour du Palais Princier. On les renvoie à la lecture de l’article d’un concert Bruckner, l’année passée. Ce fut pourtant une chance d’entendre le concert de ce soir dans l’acoustique de la salle Rainier II, sans perdre une note de la prestation violente de Marek Janowski. 

Un grand pianiste dynamique et nuancé. Le fait que le concert commença plus tardivement dans la nuit a peut-être aidé à donner à ce concert une dimension électrique propice à la musique prophétique de Beethoven. Entendues et réentendues, ces deux œuvres là sont bien au-delà de la simple « belle musique », et le septuor de jeunesse entendu à Prades n’en arrive même pas à la cheville. 

Emanuel Ax, malgré le petit accro du début, joue comme dans un enregistrement, c’est déjà énorme d’entendre toutes les nuances habituelles des plus grandes interprétations usées par la consommation (se reporter par exemple à la version signée Michelangeli, entre autres), c’est éviter toute frustration pour nos émotions de jeunesse. Mais il ajoute dans le final chaloupé, une dynamique bondissante personnelle, tandis que Marek Jarrousky a son coup de pinceau, dont on pourrait définir les caractéristiques en parlant de la terminaison du trille dans ce même dernier mouvement : à la fois énergique, hautaine et grandiose, marque du tempérament d'un grand chef. 

Emanuel Ax, puisqu’il joue avec la facilité d’un long métier, donne à la partie de piano une couleur de bibelot qui contraste avec la violence de l’orchestre, yin et yang. Tel fut le second  thème du premier mouvement, celui qui joue avec les harmonies naturelles des cors : martial à l’orchestre mais d’abord rivière de tendresse pour le piano. 

Emanuel Ax joue en bis la valse lente de Chopin (pas si lente), on y voit les mêmes qualités : une architecture orchestrale du son. Violoncelle, cordes d’accompagnement et chant s’invitent dans les dix doigts. Mais aussi raffinée soit-elle, cette valse est une danse de salon. A force d’être polissé comme du marbre, un grand pianiste peut cesser de toucher les cœurs.

Marek Janowski aime transmettre la force des grands prophètes. On dira de Marek Janowski que sa première qualité est de faire oublier que Beethoven est mort, de faire oublier qu’un orchestre du XX ème siècle joue, et de nous plonger dans la seule écoute de l’œuvre, claire, totalement assimilée, et d'une vision entraînante.  Alors que l’on connaît le coup de l’orchestre après le scherzo et qu’aujourd’hui nous n’en somme plus étonnés, Marek Janowski nous fait ressentir épidermiquement ce que vécurent le petit enfant, qui se blotti contre Schumann et qui lui dit « j’ai peur », ou ce dragon de Napoléon, qui le cœur palpitant se lève et crie dans la salle « Vive l’Empereur ». La fougue avec laquelle il joue n’est pas simplement la sienne, c’est celle de Beethoven, c’est Beethoven  qui nous parle. Peut-être Janowski fut-il emporté de zèle à cause de la belle énergie dont le pianiste avait fait preuve dans la première partie, peut-être était-il d’une humeur irascible, ce jour là, en parfaite symbiose avec le texte Beethovénien ? Mais en tout cas nombre de monégasques ont distingué cette interprétation de celle réalisée l’année passée dans le cadre de l’ « intégrale Beethoven ». La foule a su l’en remercier en se dressant d’un bond, pour une seconde fois dans l’année (cf. concert Villazon) 

Comparaison de deux grands chefs. Pour qui d’autre s’est dressée la foule ? Pas simplement pour Rolando Villazon, aussi pour le chef accompagnateur, Maurizio Benini. Profitons en pour faire la comparaison : Benini captive par sa lecture de l’œuvre d’une netteté toscaninienne. Il sait relever tous les effets théâtraux d’une ouverture, « la Force du destin de Verdi », et dirige l’auditeur comme un commentateur. Janowski utilise ce qu’il a de vie, de puissance et de souplesse, en lui, pour mettre en valeur la voix du compositeur. L’un est comme un acteur dont la personnalité ne s’efface pas devant le rôle qu’il joue, l’autre comme un acteur qui devient son rôle et fait oublier sa propre personne. Cependant prenons garde d’étendre trop loin cette souplesse « caméléon » de Janowski : il choisi généralement une musique adaptée à son caractère, principalement allemande et française selon ses goûts. Janowski ne se coule dans el moule que des auteurs qu’il aime.

Du reste tout est dit avec cela car c’est la seconde fois qu’en écoutant Marek Janowski surgit la sensation d’entendre parler l’œuvre, nous vous renvoyons encore pour cela au concert Bruckner de l’année passé à la Cour du Palais Princier. Est-ce un hasard que ce double renvoi ?  Ce soir,  la princesse Caroline était présente. Peut-être Janowski donne-t-il consciemment un plus « princier » aux concerts exceptionnels de l’été.

Palais princier de Monaco. Le 7 juillet 2005. Concert d’été du Philharmonique de Monte-Carlo. Bruckner par Janowsky. 
Ici le costume et la cravate sont de rigueur. La musique est chose sérieuse : le millier de personnes présentes dont Roger Moore, partagent ce plaisir élitiste d’être convié dans l’intimité princière, dans la cour du Palais monégasque. Parée de fresques comme une tapisserie, fenêtres aux proportions classiques (mais store modernes), tourelles toscanes et cheminée vénitienne (telle qu’elle n’existent presque plus dans la Sérénissime)… Devant la galerie d’Hercule (après avoir tué sa femme et ses enfants, le héros de l’Antiquité se fit ermite ici-même), les célèbres escaliers offrent une scène à gradins, idéale pour l’orchestre. 
Arrive la jeune et belle Janine Jansen qui sur un violon mythique, un Stradivarius ayant appartenu au compositeur, joue finement de Mendelssohn, le Concerto. Beauté du son (on en attendait pas moins de l’instrument), pianissimos de miel, douceur et transparence du style : l’instrument était princier dans un lieu princier. 

Surgit la musique de Bruckner. La puissance émotionnelle de l’orchestre désigne la maestria du chef, Marek Janowski, indiscutable meneur. Davantage qu’une figure de la direction musicale, c’est aussi un grand orchestre que nous découvrons ce soir. Il a donné sa mesure dans la montagne brucknérienne. Le thème principal est héritier du début de la neuvième de Beethoven. Philosophique, il est une puissance de la nature. Accord parfait (éclatante résonance harmonique !) bâti comme un thème de l’Or du Rhin de Wagner. Mais c’est aussi, dans sa ré exposition, un souvenir du tremblement de terre du début de la Passion selon Saint-Jean de Bach où les vents attaquent l’auditeur de toute part. Bach, Beethoven, Wagner : Bruckner relit et réinvente, gravement. Cette gravité vous touche perpétuellement. Et puis il y a cette force des couleurs, la magie des masses, ce scherzo étrange et grinçant et ce final que l’on croit nouveau mais qui est une gigantesque introduction au retour du premier thème. Bruckner avec son matériau simple est déjà dans le travail qu’accomplira Schönberg à l’aune du dodécaphonisme. Travail inépuisable, inépuisé, mais qui vous plonge dans des abîmes d’émotion. 
Au dernier étage du palais, dans une pénombre bleue, une silhouette écoute dans l’intimité de chez soi, est-ce la princesse de Hanovre, protectrice du philharmonique ?

Crédit photographique
© DR. Emmanuel Ax

samedi 5 août 2006

Festival Pablo Casals de Prades, les 2, 4 et 5 août 2006


Festival Pablo Casals de Prades. Les 2, 4 et 5 août 2006. Un couple d’exception : le pianiste Itamar Golan forme avec la violoniste Mihaela Martin, un duo mémorable: Sensualité du son, discours épique, symbiose des intentions.  Jeu des deux musiciens mais aussi leçon recueillie lors de l’Académie et portrait de Mihaela Martin, expliquant la sonorité au violon moderne pour Bach. Par notre envoyé spécial Cédric Costantino.

1. Deux concerts d’Itamar Golan
Itamar Golan souffre pour le son
Le mercredi 2 août, dans l’église du village de Molitg, on découvre une grande personnalité, Itamar Golan, dans la fantaisie en fa mineur de Franz Schubert  en compagnie de sa femme Natsuko Inoué. Excellente pianiste, avec beaucoup de force mais un jeu bien plus traditionnel, Natsuko Inoué n’est pas, à quatre mains, la moitié d’Itamar Golan, qui ne sait pas atténuer pour autrui, le travail d’une vie. 
Car s’il se tord, s’il transpire, s’il grimace, ce n’est pas par manie, ni par défaut ou par angoisse, c’est uniquement pour le son. Quel son ! la musicalité même, il suffit donc de ne pas regarder pour comprendre qu’un travail sur la corporalité, aussi laid soit-il, peut produire une musique d’une sensualité extraordinaire. 

Itamar Golan mène la danse. Dans la sonate pour violoncelle de Richard Strauss, en compagnie d’un Philippe Muller, pour l’occasion violoncelliste roque et virtuose, Itamar Golan mène une ballade folle. Il transcende l’esprit sauvage de l’imagination du compositeur. La musique hystérique et pourtant quelque part mozartienne, est l’extrême crépuscule de la musique viennoise.

Passion et maîtrise dans le piano d’Itamar Golan comme dans le violon de Mihaela Martin. Mais la rencontre la plus forte fut celle de ce pianiste et de la violoniste Mihaela Martin. On s’en est convaincu en écoutant le 4 août, au célèbre monastère de Cuxa, le trio d’Antonin Dvorak en compagnie du violoncelliste Frans Helmerson, d’un grande musicalité, mais comme guidé par les deux autres musiciens ; l’impression est qu’Itamar Golan dirige le trio par la puissance de sa partie de piano et que tous ses choix sont appréciés, assimilés ou simplement partagés par Mihaela Martin.

Mihaela Martin donne une générosité de son, alliée à la finesse du phrasé, toujours en adéquation avec les sentiments exprimés par le compositeur. Elle possède le sens de l’architecture de l’œuvre, le souffle de la phrase. Ces qualités sont les mêmes qu’Itamar Golan. Elle impose aussi une présence scénique autoritaire, hispanique, une sorte de passion et de maîtrise, deux qualités que l’on retrouve dans sa sonorité.

2. Une répétition passionnée
Or une répétition pour le quatuor opus 60 de Johannes Brahms (en concert le 5 août) donne la clé du rapport entre les musiciens. Un grand plaisir au festival de Prades est de déambuler dans le lycée du village (les auditeurs y sont conviés), où élèves et musiciens répètent : les uns prennent des cours, les autres enseignent ou préparent les concerts. Les sons tournoient et se mêlent dans les couloirs. On ouvre chaque porte sur un trésor : celui de la répétition de Brahms permet de comprendre comment Itamar Goalan au piano, Mihaela Martin au violon, Nobuko Imaï à l’alto et François Salque au violoncelle, travaillent leur œuvre, chacun approfondissant son jeu, mais à l’écoute des autres instrumentistes.

A ce niveau, tout n’est que suggestions et politesse entre confrères. Itamar Golan cependant dirige les discussions. François Salque prend un tempo lent pour une très belle phrase. Cachée derrière le piano et donc un instant sans nom de musicien, son éloquence et son émotion, nous a touché pour une seconde fois, confirmant définitivement qu’il est l’une des plus grandes figures de cet instrument. Mihaela Martin reprend la même phrase. Itamar Golan trouve qu’il faut aller plus vite. La violoniste est parfaitement d’accord, François Salque s’exécute. Mihaela Martin impose cependant un tempo juste un peu plus lent que la vitesse maintenant adoptée par le violoncelliste. Itamar Golan est parfaitement d’accord, la musique continue. Plus loin, c’est un phrasé : Nobuko Imaï le propose,  Mihaela Martin et Itamar Golan le discutent et l’adoptent. Les musiciens ne parlent pas un langage technique mais un langage physique, leur dialogue est celui des sentiments. Abordé ainsi, Brahms passionne, pas simplement l’auditeur, surtout les musiciens qui sont simplement beaux dans leur amour de la musique.

3. Une leçon à l’Académie de Prades
Mihaela Martin explique le « son Bach » sur violon moderne. Son vibré, pour ou contre, et comment ? Le violoniste se révèle pédagogue fine et imagée. 


Quelle sonorité on doit avoir pour jouer Bach ?  "C’est la question à laquelle une jeune fille doit répondre après avoir joué son allemande. Réponse psychologique mais peu connectée avec la technique d’instrument : « la sérénité ». La violoniste enchaîne :  « C’est une qualité de son, un son  Bach. Tu as un bon son de violon mais stylistiquement, trop de vibrato cache l’esprit polyphonique. Je ne suis pas adepte de jouer sans vibrato, car il faut aujourd’hui trouver un équilibre entre ce qui se pratiquait à l’époque où les instruments étaient autres (ce que reconstituent les musiciens baroques) et ce que l’on a maintenant, technique, cordes en acier, violons modernes.  Tu dois tout le temps te demander, est-ce que je vibre, est-ce que je ne vibre pas ? Par quels moyens je mets la sensibilité : est-ce que je fais un crescendo dans une note sans vibration mais avec l’archet où est-ce que j’ai l’espace pour mettre une vibration et est-ce que l’idée du compositeur est assez lyrique pour cela ? »

Clarté et vibrato d’archet. « Il y a des principes. En premier lieu, éliminer les doigtés compliqués, plus un changement de position est pur, plus c’est facile, plus c’est clair, et la clarté est à rechercher. Ensuite, il faut un vibrato d’archet, c'est-à-dire que c’est l’archet et non la main qui fait l’expression sur la note. Par exemple, il faut « s’éloigner » sur les appogiatures. Un autre principe est toujours d’analyser la musique : souvent chez Bach, il y a des marches harmoniques mais il faut savoir quand la musique change de chemin, et pour ce compositeur, les embûches sont nombreuses, c’est un maître des surprises. Il faut laisser son instrument un temps et chanter physiquement pour savoir quelle longueur donner à la phrase, lui donner sa spécificité naturelle et intéressante parce que pas trop carrée. » La jeune fille joue, et son jeu est ponctué de recommandations : « Ouvre, ferme ». 

Le violon imite le clavecin. « Je te conseille de t’imaginer que tu ne joues pas avec un instrument à cordes mais avec une  percussion qui aurait la possibilité faire parfois un legato : articule de façon « sèche » avec plus d’économie d’archet, que ta résonance soit celle des « timpani » ; fais sonner et laisse subitement le son mourir, pour imiter le son du clavecin qui meurt après la percussion de la corde. Donne plus de force à la note par cette idée percussive. » 

La polyphonie du violon. « Chez Bach, souvent, une idée est suivie de sa réponse, comme s’il s’agissait d’un autre instrument qui répond : il faut trouver une autre qualité de son, et c’est souvent une qualité de rondeur avec une sonorité plus foncée sur les basses. Cette sonorité est à obtenir avec l’archet et, en tout cas, pas avec du vibrato de la main. Cela donne deux couleurs différentes. Il faut distinguer la structure de l’ornement et poser ses coups d’archets en fonction du squelette harmonique. Chaque fois qu’il y a une dissonance, il faut plus de tension. » La jeune fille joue la cadence de la première partie de l’allemande : elle consiste à un accord franc suivi d’une péroraison plus détendue : « C’est décidé, c’est la fin à ce moment et après, c’est à jouer comme une improvisation, pour finir ».

Crédits photographiques
Itamar Golan et Mihaela Martin (DR)