mardi 11 décembre 2007

Viatcheslav Chevliakov, la perle cachée de la Russie

Pour les organistes actuels, force est de constater que le milieu parisien ou lyonnais, les enseignements reçus en France voire les tribunes, font plus volontiers les gloires que l’oreille. S’il est indéniable qu’un Olivier Latry, qu’un Olivier Vernet, une Kei Koito méritent amplement leur réputation, qui sait que Viatcheslav Chevliakov est d’une pointure phénoménale ?


Organiste de Saint Léon de Paris, ce russe de trente sept ans (génération de la Perestroïka) a eu le mérite pour s’imposer en France dans sa discipline de refaire totalement son cursus musical. Pourtant il a été auparavant premier prix du conservatoire de Moscou, non seulement en orgue mais aussi en piano, harmonie, ce qui fait déjà de lui l’égal en études des grands interprètes qui tiennent le devant de la scène pianistique internationale aujourd’hui (Lugansky, Berevzosky, etc.). Comme eux, il est une des « bêtes de scène » imperturbables à la technique irréprochable, telles qu’en a toujours produites l’URSS (un enfant pleurait lors du concert qui n’a aucunement perturbé son jeu !)

Mais ce n’est pas tout : c’est aussi une sensibilité magnifique. Comme le pianiste Mikhaïl Rudy, entendu aux Nuits musicales de Cimiez, Viatcheslav exprime la plus belle musicalité à travers l’harmonie et l’analyse du matériau thématique. Cela fait toute la différence avec l’école française (peut-être plus superficiellement dans le sensitif), cela s’entend d’emblée : on sait d’où l’on part, on sait où l’on va, on comprend l’écriture de l’auteur. C’est ce qui fait le souffle épique de son élocution et l’impression narrative qui ressort de l’écoute. Et surtout, quel romantisme dans les phrasés magnifiés par la tenue de main ! Tenue du poignet souple, marque des grands professeurs moscovites !

Ne soyons pas étonnés que la Russie ait produit un tel organiste – qu’assurément les jalousies chauvines n’ont pas encore mis à sa place ! – car ce pays a, depuis l’époque romantique (redécouverte de Johann-Sébastian Bach), un amour intellectuel (et non religieux) pour cet instrument. Qui sait que Tchaïkovski a appris à écrire la musique sur l’orgue à Saint-Pétersbourg ? Qui sait que le conservatoire de Moscou s’est doté très tôt d’un magnifique Cavaillé-coll inauguré par Camille Saint-Saëns ? C’est sur cet instrument que Slava Chevliakov a trouvé sa vocation, et il n’est pas étonnant qu’à l’époque du Dégel, il fût attiré par la France et qu’il décidât d’y faire sa carrière. Aussi, ce qui fait de cet organiste un cocktail détonnant, est l’acquisition des plus belles élégances françaises à la musicalité profonde russe.

On comprend que l’entendre à Notre Dame de Paris ce dimanche 8 décembre était capital : une rencontre entre un magnifique instrument et un interprète de talent. Le public ne s’y est pas trompé qui l’a ovationné, tout emporté par cette Epopée. Que dire de la Symphonie de Vierne du début ? Un rythme échevelé, une orchestration superbe, des crescendi émotionnels. Le Prélude de Franck ? des basses mélancoliquement posées, des lignes mélodiques en legato, vocalement menées, une merveille toute en nuances sur les vieux fonds romantiques célèbres de la cathédrale. Les Métamorphoses de Mödler, pièce contemporaine : un choix de la belle harmonie ! Mödler, quoique très moderne, pousse au plus loin les acquis des retards romantiques. On entend deux thèmes fameux dans cette œuvre : « Christ gisait dans les liens de la mort » et le « Dies irae », le tout entrecoupé de récitatifs déchirants.

Viatchelav Chevliakov est le meilleur défenseur de la musique organistique russe. En 1999 on l’avait entendu à la cathédrale de Monaco interpréter l’œuvre de Mouchel donnée ici à Paris. Georg Mouchel est issu d’une famille descendante d’un soldat napoléonien. Il fut exilé en Ouzbékistan par le régime communiste. A Monaco, nous tenons à le dire, Chevliakov avait aussi permis de découvrir les préludes intimes et désarmés de Poltoratsky, compositeur mort très jeune, d’une profondeur égale à Chostakovitch. La suite ouzbèque de Mouchel est un chef d’œuvre plus formel. L’aria, par exemple propose d’emblée une rythmique souple et particulière que l’on croirait écrite par l’un du groupe des Cinq. Dès la première phrase, tous les éléments de l’architecture développée sont annoncés. Il en sera de même pour la toccata, dont le dernier accord permet à l’auditeur de prolonger indéfiniment dans sa tête ce thème inoubliable, facile et pourtant si riche, égal de ceux de Stravinsky et Prokofiev. Grande architecture, parfaite simplicité, violence taillée au couteau : essence même de la Russie des années 20 à 50. À noter que l’édition de Peters est en deçà des éditions originales inaccessibles d’après lesquels joue, évidemment notre interprète !

Enfin, sous les doigts et les pieds de Chevliakov, la toccata de Gigout, pièce typique de l’inspiration parisienne post-romantique, décharge, dans son énergie contenue par le pianissimo initial, le frisson des éclairs au milieu d’un ciel lourd et finit par rugir en des accords redoutables à l’équilibre des vitraux de Notre Dame de Paris !

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