mardi 15 février 2011

Le livre « le chant grégorien » de Dom Saulnier et le problème des cordes mères


Il est peu aisé de résumer ici un livre déjà fort condensé et succin dont le grand mérite et d’ouvrir les esprits à la clarté syncrétique des grandes lignes de l’histoire du chant médiéval liturgique. Dom Saulnier nous explique ce que furent les chants anté-grégoriens du V° et VI° siècles et quelles régions nous en laissent les vestiges, chant bénéventain, romain, milanais hispanique et gallican.

Puis il met l’accent sur la frontière majeure que fut la seconde moitié du VIII° siècle : les territoires du Pape Etienne II sont menacés par les lombards. Sous l’instigation du Roi des francs, Pépin le Bref, voulant affermir sa légitimité, s’engager à protéger les territoires pontificaux, le Pape vient en France à Saint-Denis, sacre le roi en 754. Pepin le Bref puis Charlemagne décrètent alors l’adoption de la liturgie romaine en vue de l’unité religieuse et politique.


Livres de textes et chantres sont envoyés de Rome. Suivant l’article de Philippe Bernard, « sur un aspect controversé de la réforme carolingienne (« Vieux romain » et « Grégorien », Ecclesia orans, anno VII-1990/ 2, p 163-167), un métissage se fit entre le répertoire gallican et romain qui supprima le répertoire local gallican préexistant. Dans ce chant romano-franc, le texte romain fut pris comme référence, le chant se partagea en deux : l’architecture modale et la forme furent romaines, l’ornementation gallicane. Tel est le tonaire der Saint Riquier (VIII°).


On fit propagande de ce nouveau chant comme authentiquement romain grâce à l’invention de l’écriture musicale et à l’attribution légendaire des mélodies à Grégoire le grand. Des musicologues codifièrent et étudièrent ce nouveau répertoire. C’est ainsi que nacquit le concept de chant grégorien.

Nous n’irons pas plus loin dans le résumé du topo historique passionnant qui raconte aussi la naissance de l’écriture sur le livre et celle des structures de la liturgie qui expliquent toutes les formes musicales du plain-chant médiéval, de la cantilation à l’hymne versifiée. L’histoire de l’évolution du plain-chant est lâchée par Dom Saulnier après le concile de trente et la contre réforme au moment où le plain-chant donne naissance à des genres plus modernes dans des métissages particuliers donnant naissance en Allemagne par un mariage avec la chanson à la ligne de la mélodie choral et en France surtout avec un mariage avec le motet, au plain-chant mélodique qui passionna au XVIIème et XVIIIème siècles les compositeurs royaux Dumont (dont la messe royale figure au répertoire de Solesmes), Nivers et Madin et trouva dans Lebeuf un compositeur liturgique acharné à la solde de Monseigneur de Vintimille, évêque de Paris sous Louis XV.

Cette omission de toute une partie du plain-chant aujourd’hui si prisée des interprètes musicaux n’est pas anodine, car c’est d’elle et contre elle qu’est né l’histoire de la « réforme grégorienne » et celle de la communauté qui en 1833 retrouva les lieux de Solesmes après la rupture de la révolution.

Dans sa clarté, le livre aborde la profonde question de la structure même des chants ainsi que l’explication des modalités médiévales dégagée par Dom Cardine à partir d’une analyse étymologique des sources remontant aux cordes mères, aux récitations primitives. Sur toutes les questions qui naissent de ce point majeur, nous parlerons dans un prochain article, celui-ci étant destiné à mettre l’accent sur l’importance majeure du petit livre de Dom Saulnier sur le chant grégorien. Avec ce livre, Solesmes démontre qu’elle a su être contestataire d’elle-même et fille d’elle-même, suivant la même route que tous ses contestataires actuels, tous fils de Solesmes, dussent-ils chercher à le réfuter.

Problèmes des modalités mères


Nous avions parlé d’un petit livre de l’abbaye de Solesmes : « le chant grégorien » de Dom Saulnier »., il faut lui ajouter maintenant une autre synthèse très complète, « les modes grégoriens.


Dans ces deux livres, Dom Saulnier, clarifie la place du chant dans la liturgie chrétienne. Une notion historique que nous ne devons pas oublier, est qu’il fut dès l’origine deux types de liturgies.

La première est celle des prières dans le cycle des Heures, où le chant des psaumes était accompagné de la lecture de l’écriture, deux éléments de source hébraïque. Il s’y est ajouté une poésie non scripturaire, représentée par l’hymne et les compositions ecclésiastiques, réprésentées par les litanies, bénédictions et oraisons. Mais le type de la liturgie qui en est le cœur même est l’Eucharistie ou messe.

Dès les temps apostolique, le culte synagogal du matin du sabbat fut à l’origine de la première partie de la messe qui a choisi le dimanche plutôt que le samedi comme mémorial de la Résurrection. Comme les juifs on lit les Ecritures, on chante des spaumes, on prononce des homélies et on fait des prières (Tertulien De anima IX, 4), d’où le lectionnaire pour le lecteur, le cantatoire pour le chantre et le sacramentaire pour le prêtre. Au deuxième et troisième siècle, le lecteur est chanteur et le peuple se limite à des réponses acclamations simples.

Le célébrant lui-même chante sobrement dans un récitatif syllabique sur une échelle sonore réduite avec simples ponctuations du texte. Encore une fois : des réponses simple du peuple, bientôt élaborées en des thèmes populaires pour le Kyrie, les hymnes de l’office et chants de procession. La schola Cantorum (la maîtrise de chant) s’élabore ensuite, elle chantera les formes savantes des chants processionnaux de l’introït, l’offertoire, la communion des moments sont ménagés pour les solistes ornementeurs, des professionnels.

C’est ici même qu’intervient l’élément majeur de l’analyse actuelle de Solesmes : l’histoire de la cantillation ou le chant des psaumes. L’ethos de l’acte religieux de cantillation et d’amplifier les mots par l’éclat et la portée d’une déclamation solennelle à mi chemin du chant, une stylisation du débit parlé suivant le mot de Jacques Viret, (Le Chant grégorien, L’Age d’homme, 1986). On dit cantillation et non psalmodie parce que ce type de lecture avec chant, ancêtre du chant sacré occidental, s’applique à un cantique scripturaire puis à un psaume (où l’on dit psalmodie), parce que cette méthode de chant vise tout enseignement oral pour des fidèles analphabètes.

La cantillation sur une corde principale se meut à peine dans un ambitus d’une quarte et utilise trois ornements essentiels : l’accentuation qui est traditionnellement une élévation sur la syllabe accentuée, le mot pouvant prendre une forme de courbe mélodique en arc parfait. La ponctuation primordiale pour l’intelligibilité et la respiration, dites minimes, moyenne ou majeure ; c’est l’éclosion des premiers signes musicaux qui témoignent des césures au degré grave inférieur à la corde de récitation. Le jubilus, ou mélisme est archaïque et déploie une vocalise sur la syllabe en interrompant la récitation pour chanter « au-delà des mots » : le chant s’affranchit alors des limites des syllabes (Saint Augustin, Enarationes in Psalmos 32, 1.8 et 99, 4). Le Jubilus est traditionnellement situé à l’avant dernière distinction logique du discours sur la syllabe finale.

Les cantillations les plus anciennes ont des cordes mères : un degré principal que l’on maintient soit au dessus du demi-ton ; soit au milieu de deux tons ; soit au dessous du demi-ton : on doit cette théorie à Dom Jean Claire. Après une cantillation, le chant du psaume qui suit aura un note de récitation tenue (dite tenueur) plus haute que précède, c’est ce que l’on appelle la montée des tenneurs. De même dans le psaume parfois, le refrain du peuple reste sur un teneur bas, mais la partie du soliste monte sur une teneur de trois ou quatre tons plus haut. Il en va de même pour les accents de mots qui s’élèvent de plus en plus haut.

Cependant la fin des pièces elle est attirée vers le grave. Ceci aboutira grosso modo à deux pôles de la composition, teneur et finale, qui furent ressentis comme une modalité « bipolaire » et théorisé dans le tableau de l’octoéchos, de huit modes ainsi construits. Cependant que dans un mode on peut trouver une corde mère originelle plus basse que le teneur ayant subit une montée et repéresentant le pôle haut, ou par inverse une corde mère originelle représentée par la teneur et une finale qui s’est effondrée vers le pole bas.

Ces lois sont étymologiques et découlent des tableaux comparatifs de milliers d’exemples , elles sont très profondément expliquées avec exemples, pour chacun des huit modes retenus par l’histoire médiévale, dans le livre de Dom Saulnier « Les modes grégoriens ». Cependant ces lois posent, comme en linguistique le problème des reconstitutions des schémas originaux, des « formules mères » : à quelle époque placer le type de chant originel dont parfois le modèle type nous échappe et doit être reconstitué entre crochet ? Et de même qu’en linguistique la recreation entre crochet avec des astérisques des racines trilitères de mots des langues indo-européennes dans un dictionnaire très hypothètique (le dictionnaire de Pokorny) ne répondra jamais à la question : quand a existé la langue indo-européenne et où ? dans les steppes de l’Asie centrale ? Partout à l’âge de pierre ?

De même le livre de don Saulnier ne répond pas à la question « quand a existé ou exista jamais une époque des « cordes mères pures » ? où ? Et comment ce principe si naturel, si clair et évident a pu coexister (car il coexista forcément), avec le système si complexe et si sophistiqué du monde païen dont témoignent les vestiges écrits grecs et latins et qui ne semble pas la même langue ? Il en est de même pour le système de gamme à note défective, dite « pien » et propre à tant de civilisations et de peuples, présentent dans les analyses de Dom Saulnier ? D’où vient-elle ? Quel est son âge ? Son rapport avec le système défectif grec existe-t-il ?

Toute la question de la perception auditive et de sa chronologie s’ouvre, ainsi que celle des origines d’une cantillation qui détruisit la musique de l’antiquité comme on détruisit les temples et les villes. Nous aimerions que la recherches de Solesmes donne quelques réponses dans ce difficile passage d’une reconstitution d’une source originelle incontestable et de sa réalité historique floue.


Cédric Costantino pour présencemusicale.com