lundi 7 août 2006

Antoine Landowski à Saint-Jean


Saint-Jean-Cap-Ferrat, église. Lundi 7 août : Antoine Landowski, au violoncelle moderne, et Patrick Langot, au violoncelle baroque, interprètent trois suites de Bach. Ils initient au baroque le public du festival de musique de chambre, habitué au romantisme mais venu nombreux. Un public absorbé par l’ambiance euphorique et chauffé par des afficionados, visiblement venus soutenir leurs musiciens favoris. Autant dire que l’ovation affleurait avant même la première note.

Présentation du concert très amicale. Le coucher du soleil, face au portail de l'église est à lui seul un tableau idyllique : comment donc ne pas venir !  La nef engloutit avec peine les amateurs de Bach et du Festival. Il fait chaud. Nous faudrait-il un peu de fraîcheur, qu’aussitôt les deux musiciens se livrent à une sorte de show spontané et stéréophonique pour parler des instruments différents. L’un est d’un bois clair, marqueté et orné d’une tête de femme, l’autre est doté d’une pique, d’un bois foncé, vernis comme une commode de la Restauration. L’un est « un instrument ancien datant de 1999 », et l’autre un instrument moderne datant de 1850. Mais en fait, les manières dont sont fabriqués les instruments, et leurs buts musicaux divergent. Sur la copie d’ancien, jouée par Patrick Langot, les cordes sont en boyaux de mouton. Au fur et à mesure que l’instrument cesse d’être accompagnateur des solistes (voix, violons, flûtes, etc.) pour s’exprimer seul (Bach est l’un de premiers à le traiter ainsi), il veut se faire entendre, grossir le son. Les boyaux sont renforcés par un filage d’acier et finalement l’acier remplace totalement le matériau boyau. Le violoncelle 1850 d’Antoine Landowski possède des cordes en acier, son chevet supporte une tension de quatre cents kilos, ce qui permet au son de porter loin. Celui de l’instrument baroque ne supporte que la moitié de cette tension : il émet une sonorité plus diffuse et cependant claire. L’archet ainsi que bien d’autres détails sont adaptés à des exigences musicales différentes ; l’évolution de la technique suit celle de la musique - concluent nos deux musiciens.

Antoine Landowski : un violoncelle moderne pour une interprétation quasi baroque. Est-ce l’effet d’un hypertexte d’interprétation ? On ne peut plus, une fois que l’on a entendu un jour le son et le rythme reconstitués de ce temps-là, si bien adaptés au texte de Bach, revenir à des versions plus romantiques, pleines de vibrato. Sans compter qu’on lit aujourd’hui des éditions modernes reproduisant les coups d’archet originaux, dites éditions « sources » ou « Urtext »… Il y a donc un son Bach. 
La leçon de la violoniste Mihaela Martin, à laquelle nous avons assistée, lors de notre venue à l’Académie de Prades, vous en dira les principes. 

Antoine Landowski en cherchant une densité spirituelle du son, en ne vibrant que rarement, en accentuant les accents rythmiques, retrouve sur son violoncelle sombre et romantique, une parenté avec l’intensité de deux violes de gambe qui jouent ensemble. C’est l’effet ressenti en maints passages, notamment la sarabande de la seconde suite, jouée avec intériorité : on songe à la couleur du  « Tombeau des Regrets » de Sainte Colombe au XVII ème siècle. 

Quant au rythme véritablement baroque de son interprétation, la lumineuse introduction de la première suite en sol place d’emblée le concert sous le sceau de la dynamique de la danse. Ces suites de Bach sont chorégraphiques comme on l’oublie parfois. Plus loin, le trio du menuet - joué si souvent de façon rêveuse (même par des musiciens dits baroques) - trouve sous les doigts d’Antoine Landowski, le rythme taquin et villageois qu’il faut. Ou plutôt qu’il faudrait, une fois qu’on l’a entendu de cette manière et que l’évidence s’impose. 

Toutefois, la recherche d’un son grave, pour ainsi dire « épais », ne réussit pas à certaines courantes et gigues. Il fallait bien laisser un intervalle de jeu baroque à son successeur qui n’aura pas d’autre choix, souhaitant sonner différemment, que de chalouper « à  la Spinosi ».
D’ailleurs, Patrick Langot n’est-il pas violoncelliste dans l’ensemble Matheus ?

Une sarabande s’invite en bis au milieu du concert. Il arrive parfois que les musiciens, dans le feu de l’action, commettent un oubli. Parfois un lapsus de mémoire suscite de belles improvisations : comme cette fin d’une sonate cantabile de Scarlatti, inventée par la claveciniste Huguette Gremy-Chauliac. Ces sortes d’oublis ajoutent souvent à l’ambiance – déjà sympathique ici – d’un concert. Antoine Landowski avait omis la sarabande de la première suite. Il la joue après la suite n°2 en ré mineur, ramenant la sonorité de son instrument vers la lumière (sol majeur). Et c’est une preuve remarquable du miracle des tonalités sur les instruments à cordes, lesquels changent véritablement de visage.

Patrick Langot : une aérienne démonstration du jeu baroque. « Maestria », c’est le mot qu’il faut employer. Il restait bien quelque chose de nouveau à donner au public pour lui faire entendre le style baroque. Ce quelque chose est « à la Lully » : l’art de dire avec élégance les choses profondes. Ainsi Patrick Langot se joue des ornements à la française - qu’il ajoute (avec parcimonie) dans le texte de Bach - comme un chat d’une pelote. Son corps tout entier, engagé dans la danse baroque de son instrument, participe à la rhétorique quasi vocale qu’il donne au texte. Patrick Langot est toujours suspendu sur ce fil aérien qui maintient surélevée la tête du danseur louis-quatorzien dans son pas. Tout semble passer avec naturel, caresser à peine les cordes, et nous parle pourtant du cœur. Le musicien baroque est l’aimable compagnon et confident tel que le fut Montaigne pour son lecteur. 

Le violoncelle baroque moitié sentimental moitié galant. Le son lumineux de l’instrument ajoute à l’effet de facilité et d’élégance. Du reste, le chemin vers la lumière, pour l’auditeur, est à son comble avec la tonalité joyeuse de la troisième suite en do majeur. La douceur de ce son, sa fluidité et sa richesse en harmonique (particulièrement la quinte), nous font comprendre pourquoi le violoncelle supplanta la viole de gambe sans pourtant faire taire ses adeptes. Cette dernière, avec ses entraves techniques qui donnent à son jeu les couleurs de la plainte et surtout de la gravité, évoque tout un ancien monde très philosophique, que l’on pouvait à juste titre regretter au temps superficiel du style galant. Au XVIII ème siècle, en effet, le plaisant et le vif camouflaient la douleur de la vie : le violoncelle baroque possède toute cette ambiguïté-là. Il est vif-argent et expressif à la fois, capable d’assumer la transition au travers des maquillages galants vers le romantisme. Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans les sonorités du violoncelle romantique 1850 quelque chose du XVII ème siècle et de la viole, si tristes et humains (dont Bach était nostalgique), tandis que le violoncelle baroque, rutilant, positionne Johann Sebastian Bach exactement dans son temps de frivolité. Cependant Bach fut, à l’époque, l’une des dernière voix à parler de profondeur. Et cette profondeur lui a semblé appropriée à la voix du violoncelle. C’est ainsi que ses suites, en surface musique de cour, sont fondées sur l’ésotérisme des nombres et des tonalités pour parler, en cachette et uniquement aux initiés, de la Sainte-Trinité. Bach écrit là pour le violoncelle dans la tradition des compositeurs pour violon soliste du XVII ème  siècle (Biber et Vojta).

Une autre sarabande, en vrai bis, transcende la matière des instruments. Le concert, par hasard, confirme ce paradoxe d’un Bach profond dans un temps léger, en proposant en bis au violoncelle baroque, la sarabande en do mineur (tonalité des tombeaux) de la cinquième suite.  Patrick Langot, avec cette autre sarabande, voulait  se piquer d’humour à propos de la sarabande surajoutée tantôt par Antoine Landowski. Mais emporté par la musique, au-delà de son instrument, plongé dans le ruban de croches de ce que l’on appelle « la mélodie infinie de Bach », il descend au plus profond des cœurs. Il nous touche comme seul de jeunes interprètes peuvent aujourd’hui le faire, qui ne sont pas blasés par la routine. Cet engagement est au prix d’une parfaite justesse. On saura lui pardonner, en lui souhaitant une belle carrière de soliste baroque. Et le public  – c’est son moment – d’ovationner ses poulains…

Festival de Beaulieu-sur-mer, Saint Jean Cap FerratEglise de St Jean Cap Ferrat, le 7 août 2006. Jean-Sébastien Bach (1685-1750) :Suite n° 1, 2, 3 pour violoncelle. Antoine Landowski, Patrick Langot, violoncelle.

dimanche 6 août 2006

Monaco, Palais Princier. Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, le 6 août 2006


Dimanche 6 août 2006, jour de pluie : auditorium Rainier II au lieu de la Cour d’Honneur du Palais Princier. 2 fois 5 pour Beethoven : cinquième concerto, l’Empereur, et Cinquième symphonie, dite du destin.  Emanuel Ax au piano, et Marek Janowski à la direction. Force dynamique pour l’un des plus beaux concerts de la saison du Philharmonique cette année. 

Nos lecteurs qui ont suivi les articles sur le Philharmonique regretteront que l’on ne leur parlera pas de la beauté du lieu, la cour du Palais Princier. On les renvoie à la lecture de l’article d’un concert Bruckner, l’année passée. Ce fut pourtant une chance d’entendre le concert de ce soir dans l’acoustique de la salle Rainier II, sans perdre une note de la prestation violente de Marek Janowski. 

Un grand pianiste dynamique et nuancé. Le fait que le concert commença plus tardivement dans la nuit a peut-être aidé à donner à ce concert une dimension électrique propice à la musique prophétique de Beethoven. Entendues et réentendues, ces deux œuvres là sont bien au-delà de la simple « belle musique », et le septuor de jeunesse entendu à Prades n’en arrive même pas à la cheville. 

Emanuel Ax, malgré le petit accro du début, joue comme dans un enregistrement, c’est déjà énorme d’entendre toutes les nuances habituelles des plus grandes interprétations usées par la consommation (se reporter par exemple à la version signée Michelangeli, entre autres), c’est éviter toute frustration pour nos émotions de jeunesse. Mais il ajoute dans le final chaloupé, une dynamique bondissante personnelle, tandis que Marek Jarrousky a son coup de pinceau, dont on pourrait définir les caractéristiques en parlant de la terminaison du trille dans ce même dernier mouvement : à la fois énergique, hautaine et grandiose, marque du tempérament d'un grand chef. 

Emanuel Ax, puisqu’il joue avec la facilité d’un long métier, donne à la partie de piano une couleur de bibelot qui contraste avec la violence de l’orchestre, yin et yang. Tel fut le second  thème du premier mouvement, celui qui joue avec les harmonies naturelles des cors : martial à l’orchestre mais d’abord rivière de tendresse pour le piano. 

Emanuel Ax joue en bis la valse lente de Chopin (pas si lente), on y voit les mêmes qualités : une architecture orchestrale du son. Violoncelle, cordes d’accompagnement et chant s’invitent dans les dix doigts. Mais aussi raffinée soit-elle, cette valse est une danse de salon. A force d’être polissé comme du marbre, un grand pianiste peut cesser de toucher les cœurs.

Marek Janowski aime transmettre la force des grands prophètes. On dira de Marek Janowski que sa première qualité est de faire oublier que Beethoven est mort, de faire oublier qu’un orchestre du XX ème siècle joue, et de nous plonger dans la seule écoute de l’œuvre, claire, totalement assimilée, et d'une vision entraînante.  Alors que l’on connaît le coup de l’orchestre après le scherzo et qu’aujourd’hui nous n’en somme plus étonnés, Marek Janowski nous fait ressentir épidermiquement ce que vécurent le petit enfant, qui se blotti contre Schumann et qui lui dit « j’ai peur », ou ce dragon de Napoléon, qui le cœur palpitant se lève et crie dans la salle « Vive l’Empereur ». La fougue avec laquelle il joue n’est pas simplement la sienne, c’est celle de Beethoven, c’est Beethoven  qui nous parle. Peut-être Janowski fut-il emporté de zèle à cause de la belle énergie dont le pianiste avait fait preuve dans la première partie, peut-être était-il d’une humeur irascible, ce jour là, en parfaite symbiose avec le texte Beethovénien ? Mais en tout cas nombre de monégasques ont distingué cette interprétation de celle réalisée l’année passée dans le cadre de l’ « intégrale Beethoven ». La foule a su l’en remercier en se dressant d’un bond, pour une seconde fois dans l’année (cf. concert Villazon) 

Comparaison de deux grands chefs. Pour qui d’autre s’est dressée la foule ? Pas simplement pour Rolando Villazon, aussi pour le chef accompagnateur, Maurizio Benini. Profitons en pour faire la comparaison : Benini captive par sa lecture de l’œuvre d’une netteté toscaninienne. Il sait relever tous les effets théâtraux d’une ouverture, « la Force du destin de Verdi », et dirige l’auditeur comme un commentateur. Janowski utilise ce qu’il a de vie, de puissance et de souplesse, en lui, pour mettre en valeur la voix du compositeur. L’un est comme un acteur dont la personnalité ne s’efface pas devant le rôle qu’il joue, l’autre comme un acteur qui devient son rôle et fait oublier sa propre personne. Cependant prenons garde d’étendre trop loin cette souplesse « caméléon » de Janowski : il choisi généralement une musique adaptée à son caractère, principalement allemande et française selon ses goûts. Janowski ne se coule dans el moule que des auteurs qu’il aime.

Du reste tout est dit avec cela car c’est la seconde fois qu’en écoutant Marek Janowski surgit la sensation d’entendre parler l’œuvre, nous vous renvoyons encore pour cela au concert Bruckner de l’année passé à la Cour du Palais Princier. Est-ce un hasard que ce double renvoi ?  Ce soir,  la princesse Caroline était présente. Peut-être Janowski donne-t-il consciemment un plus « princier » aux concerts exceptionnels de l’été.

Palais princier de Monaco. Le 7 juillet 2005. Concert d’été du Philharmonique de Monte-Carlo. Bruckner par Janowsky. 
Ici le costume et la cravate sont de rigueur. La musique est chose sérieuse : le millier de personnes présentes dont Roger Moore, partagent ce plaisir élitiste d’être convié dans l’intimité princière, dans la cour du Palais monégasque. Parée de fresques comme une tapisserie, fenêtres aux proportions classiques (mais store modernes), tourelles toscanes et cheminée vénitienne (telle qu’elle n’existent presque plus dans la Sérénissime)… Devant la galerie d’Hercule (après avoir tué sa femme et ses enfants, le héros de l’Antiquité se fit ermite ici-même), les célèbres escaliers offrent une scène à gradins, idéale pour l’orchestre. 
Arrive la jeune et belle Janine Jansen qui sur un violon mythique, un Stradivarius ayant appartenu au compositeur, joue finement de Mendelssohn, le Concerto. Beauté du son (on en attendait pas moins de l’instrument), pianissimos de miel, douceur et transparence du style : l’instrument était princier dans un lieu princier. 

Surgit la musique de Bruckner. La puissance émotionnelle de l’orchestre désigne la maestria du chef, Marek Janowski, indiscutable meneur. Davantage qu’une figure de la direction musicale, c’est aussi un grand orchestre que nous découvrons ce soir. Il a donné sa mesure dans la montagne brucknérienne. Le thème principal est héritier du début de la neuvième de Beethoven. Philosophique, il est une puissance de la nature. Accord parfait (éclatante résonance harmonique !) bâti comme un thème de l’Or du Rhin de Wagner. Mais c’est aussi, dans sa ré exposition, un souvenir du tremblement de terre du début de la Passion selon Saint-Jean de Bach où les vents attaquent l’auditeur de toute part. Bach, Beethoven, Wagner : Bruckner relit et réinvente, gravement. Cette gravité vous touche perpétuellement. Et puis il y a cette force des couleurs, la magie des masses, ce scherzo étrange et grinçant et ce final que l’on croit nouveau mais qui est une gigantesque introduction au retour du premier thème. Bruckner avec son matériau simple est déjà dans le travail qu’accomplira Schönberg à l’aune du dodécaphonisme. Travail inépuisable, inépuisé, mais qui vous plonge dans des abîmes d’émotion. 
Au dernier étage du palais, dans une pénombre bleue, une silhouette écoute dans l’intimité de chez soi, est-ce la princesse de Hanovre, protectrice du philharmonique ?

Crédit photographique
© DR. Emmanuel Ax

samedi 5 août 2006

Festival Pablo Casals de Prades, les 2, 4 et 5 août 2006


Festival Pablo Casals de Prades. Les 2, 4 et 5 août 2006. Un couple d’exception : le pianiste Itamar Golan forme avec la violoniste Mihaela Martin, un duo mémorable: Sensualité du son, discours épique, symbiose des intentions.  Jeu des deux musiciens mais aussi leçon recueillie lors de l’Académie et portrait de Mihaela Martin, expliquant la sonorité au violon moderne pour Bach. Par notre envoyé spécial Cédric Costantino.

1. Deux concerts d’Itamar Golan
Itamar Golan souffre pour le son
Le mercredi 2 août, dans l’église du village de Molitg, on découvre une grande personnalité, Itamar Golan, dans la fantaisie en fa mineur de Franz Schubert  en compagnie de sa femme Natsuko Inoué. Excellente pianiste, avec beaucoup de force mais un jeu bien plus traditionnel, Natsuko Inoué n’est pas, à quatre mains, la moitié d’Itamar Golan, qui ne sait pas atténuer pour autrui, le travail d’une vie. 
Car s’il se tord, s’il transpire, s’il grimace, ce n’est pas par manie, ni par défaut ou par angoisse, c’est uniquement pour le son. Quel son ! la musicalité même, il suffit donc de ne pas regarder pour comprendre qu’un travail sur la corporalité, aussi laid soit-il, peut produire une musique d’une sensualité extraordinaire. 

Itamar Golan mène la danse. Dans la sonate pour violoncelle de Richard Strauss, en compagnie d’un Philippe Muller, pour l’occasion violoncelliste roque et virtuose, Itamar Golan mène une ballade folle. Il transcende l’esprit sauvage de l’imagination du compositeur. La musique hystérique et pourtant quelque part mozartienne, est l’extrême crépuscule de la musique viennoise.

Passion et maîtrise dans le piano d’Itamar Golan comme dans le violon de Mihaela Martin. Mais la rencontre la plus forte fut celle de ce pianiste et de la violoniste Mihaela Martin. On s’en est convaincu en écoutant le 4 août, au célèbre monastère de Cuxa, le trio d’Antonin Dvorak en compagnie du violoncelliste Frans Helmerson, d’un grande musicalité, mais comme guidé par les deux autres musiciens ; l’impression est qu’Itamar Golan dirige le trio par la puissance de sa partie de piano et que tous ses choix sont appréciés, assimilés ou simplement partagés par Mihaela Martin.

Mihaela Martin donne une générosité de son, alliée à la finesse du phrasé, toujours en adéquation avec les sentiments exprimés par le compositeur. Elle possède le sens de l’architecture de l’œuvre, le souffle de la phrase. Ces qualités sont les mêmes qu’Itamar Golan. Elle impose aussi une présence scénique autoritaire, hispanique, une sorte de passion et de maîtrise, deux qualités que l’on retrouve dans sa sonorité.

2. Une répétition passionnée
Or une répétition pour le quatuor opus 60 de Johannes Brahms (en concert le 5 août) donne la clé du rapport entre les musiciens. Un grand plaisir au festival de Prades est de déambuler dans le lycée du village (les auditeurs y sont conviés), où élèves et musiciens répètent : les uns prennent des cours, les autres enseignent ou préparent les concerts. Les sons tournoient et se mêlent dans les couloirs. On ouvre chaque porte sur un trésor : celui de la répétition de Brahms permet de comprendre comment Itamar Goalan au piano, Mihaela Martin au violon, Nobuko Imaï à l’alto et François Salque au violoncelle, travaillent leur œuvre, chacun approfondissant son jeu, mais à l’écoute des autres instrumentistes.

A ce niveau, tout n’est que suggestions et politesse entre confrères. Itamar Golan cependant dirige les discussions. François Salque prend un tempo lent pour une très belle phrase. Cachée derrière le piano et donc un instant sans nom de musicien, son éloquence et son émotion, nous a touché pour une seconde fois, confirmant définitivement qu’il est l’une des plus grandes figures de cet instrument. Mihaela Martin reprend la même phrase. Itamar Golan trouve qu’il faut aller plus vite. La violoniste est parfaitement d’accord, François Salque s’exécute. Mihaela Martin impose cependant un tempo juste un peu plus lent que la vitesse maintenant adoptée par le violoncelliste. Itamar Golan est parfaitement d’accord, la musique continue. Plus loin, c’est un phrasé : Nobuko Imaï le propose,  Mihaela Martin et Itamar Golan le discutent et l’adoptent. Les musiciens ne parlent pas un langage technique mais un langage physique, leur dialogue est celui des sentiments. Abordé ainsi, Brahms passionne, pas simplement l’auditeur, surtout les musiciens qui sont simplement beaux dans leur amour de la musique.

3. Une leçon à l’Académie de Prades
Mihaela Martin explique le « son Bach » sur violon moderne. Son vibré, pour ou contre, et comment ? Le violoniste se révèle pédagogue fine et imagée. 


Quelle sonorité on doit avoir pour jouer Bach ?  "C’est la question à laquelle une jeune fille doit répondre après avoir joué son allemande. Réponse psychologique mais peu connectée avec la technique d’instrument : « la sérénité ». La violoniste enchaîne :  « C’est une qualité de son, un son  Bach. Tu as un bon son de violon mais stylistiquement, trop de vibrato cache l’esprit polyphonique. Je ne suis pas adepte de jouer sans vibrato, car il faut aujourd’hui trouver un équilibre entre ce qui se pratiquait à l’époque où les instruments étaient autres (ce que reconstituent les musiciens baroques) et ce que l’on a maintenant, technique, cordes en acier, violons modernes.  Tu dois tout le temps te demander, est-ce que je vibre, est-ce que je ne vibre pas ? Par quels moyens je mets la sensibilité : est-ce que je fais un crescendo dans une note sans vibration mais avec l’archet où est-ce que j’ai l’espace pour mettre une vibration et est-ce que l’idée du compositeur est assez lyrique pour cela ? »

Clarté et vibrato d’archet. « Il y a des principes. En premier lieu, éliminer les doigtés compliqués, plus un changement de position est pur, plus c’est facile, plus c’est clair, et la clarté est à rechercher. Ensuite, il faut un vibrato d’archet, c'est-à-dire que c’est l’archet et non la main qui fait l’expression sur la note. Par exemple, il faut « s’éloigner » sur les appogiatures. Un autre principe est toujours d’analyser la musique : souvent chez Bach, il y a des marches harmoniques mais il faut savoir quand la musique change de chemin, et pour ce compositeur, les embûches sont nombreuses, c’est un maître des surprises. Il faut laisser son instrument un temps et chanter physiquement pour savoir quelle longueur donner à la phrase, lui donner sa spécificité naturelle et intéressante parce que pas trop carrée. » La jeune fille joue, et son jeu est ponctué de recommandations : « Ouvre, ferme ». 

Le violon imite le clavecin. « Je te conseille de t’imaginer que tu ne joues pas avec un instrument à cordes mais avec une  percussion qui aurait la possibilité faire parfois un legato : articule de façon « sèche » avec plus d’économie d’archet, que ta résonance soit celle des « timpani » ; fais sonner et laisse subitement le son mourir, pour imiter le son du clavecin qui meurt après la percussion de la corde. Donne plus de force à la note par cette idée percussive. » 

La polyphonie du violon. « Chez Bach, souvent, une idée est suivie de sa réponse, comme s’il s’agissait d’un autre instrument qui répond : il faut trouver une autre qualité de son, et c’est souvent une qualité de rondeur avec une sonorité plus foncée sur les basses. Cette sonorité est à obtenir avec l’archet et, en tout cas, pas avec du vibrato de la main. Cela donne deux couleurs différentes. Il faut distinguer la structure de l’ornement et poser ses coups d’archets en fonction du squelette harmonique. Chaque fois qu’il y a une dissonance, il faut plus de tension. » La jeune fille joue la cadence de la première partie de l’allemande : elle consiste à un accord franc suivi d’une péroraison plus détendue : « C’est décidé, c’est la fin à ce moment et après, c’est à jouer comme une improvisation, pour finir ».

Crédits photographiques
Itamar Golan et Mihaela Martin (DR)

 

mardi 1 août 2006

Patricia Ciofi en folle Lucia di Lamermoor flottant dans le vent


Chorégies d’Orange, 1er août 2006. Une « Lucia di Lammermoor » qui depuis 1835, n'a jamais cessé d’être le « stade suprême du bel canto » quand un plateau splendide la sert. Ovation pour le couple Patricia Ciofi et Rolando Villazon. 

Une ambiance incroyable. Orange n’est plus la même un soir de Chorégies. Elle revit, depuis qu’au XIX ème siècle, on déterra les gradins, grâce à l’Opéra, ce dévoyeur. Et l’allée antique s’éveille, qui sépare le temple en ruine à droite et le théâtre à gauche par deux murs d’arcades (fornix) où jadis s’adossaient les fornicatrices et aujourd’hui les vigiles à oreillettes. 8500 personnes sur les gradins forment un tableau inoubliable. Dans le théâtre, une ferraillerie moderne, verre et métal, en guise de toit, au-dessus du mur de scène : c'est la nouveauté du festival 2006. Mais c’est pour la préservation du patrimoine, émietté par la pluie, et dit-on aussi, pour améliorer le son. On ne peut plus comme jadis engager un bataillon de marins pour tendre le « velum » contre le vent, ni contempler directement les étoiles...

Miracle de l’acoustique. Perdrait-on tout de même un peu en définition que l’on se sent bien ici, même haut placé, mieux que dans un théâtre fermé : on ne perd rien en intensité. Que connaissaient les anciens en émission vocale ? A entendre l’Opéra aujourd’hui, ni trop fort ni trop doux : beaucoup. Le solo de harpe miraculeux, au début de l’œuvre, révèle tout de même que les anciens ont d’abord pensé à l’émission des instruments à cordes pincées.

L’âge d’or de l’opéra revit à Orange. Orange n’a besoin de rien pour faire rêver. Comme pour cette « Lucia », nul besoin de mise-en-scène ni de décors, inutile même le joli luxe de costumes en velours (de Véronique Bellone) ! Orange l’orgueilleuse se pare de son décor sublime, un mur de scène scandé des trous laissés béants par des marbres vandalisés, à la fois Antiquité et Moyen-âge, décor éternel. Inutile donc le château fort et la fontaine en fausse pierre, ainsi que le lutin vert symbolisant l’amour. Bons décorateurs et metteurs en scènes n’apporteront donc qu’un « plus » qui doit être génial pour rivaliser avec les marbres antiques disparus. 

En réalité, Orange n’a besoin que d'une musique géniale, et de grands chanteurs. Or, après Roberto Alagna dans « Aïda », Raymond Duffaut (depuis 25 ans à la tête des Chorégies) offre Villazon dans « Lucia » et surtout Patricia Ciofi dans le rôle-titre : les plus grands chantent ensemble, et en avant -première de futurs succès. Peut-être aurait-il était possible de faire aussi bien, mieux c’est à en douter. Orange fait revivre l’âge d’or de l’Opéra. La valeur des chanteurs nous fait même oublier l’orchestre. Mais, modeste, Marco Guidarini n’a pas cherché à rivaliser avec le plateau d’or.

Patricia Ciofi électrise le public. Cette diva fait de sa voix ce qu’elle veut, rivalise de souplesse avec la flûte (air de la folie). Presque un verre de cristal battu par le vent des Chorégies, elle possède ce charisme qui fait sur le public un impact mythique. Simplement sortir de scène et marcher sur la rambarde de l’orchestre, dans une robe d’Ophélie vibrante sous le souffle du plein air, est un écho à l’émotion de sa voix. Patrizia Ciofi en femme contrainte au mariage, pleine de douleur et de violence, est comme un fantôme envoûté, un personnage lunaire. En elle, la force de l’actrice et la soie de la voix, totalement opposée à Maria Callas, précédente Lucio légendaire, avec un timbre plus léger et un physique diaphane, offrent le même potentiel mythique. 

Un Rolando Villazon fragile. Face à un tel flambeau, il fallait bien Rolando Villazon, en Edgardo transi et impuissant (l’amoureux ne pourra pas empêcher Lucia d’être contrainte au mariage), pour que le duo d’amour du début de l’opéra nous fasse rêver. Il fallait Villazon pour qu’une fois Lucia tombée dans la folie et morte, l’attention ne tombe pas et que, plein de souplesse et de fragilité, Edgardo se suicide dans des airs symétriques, beaux comme ceux de son aimée. Jadis, certaines divas faisaient tout bonnement supprimer ces airs pour conserver la gloire de la représentation. Mais Patricia Ciofi est trop loin de songer à une telle bassesse, elle qui s’excuserait même d’être une grande chanteuse et qui semble la modestie personnifiée.

Ce 1er août, les jaloux n’ont pas cessé de parler d’un aigu craqué, en commençant par certains chanteurs du puissant chœur – Nice et Orange ensemble – qui assistent à son air parce qu’ils ont chanté la non moins belle annonce de la mort de Lucia. On attend toujours la chute des vaillants. Mais Villazon en a fait le tremplin pour émouvoir le public, vu le progrès de sa voix tout le long de la soirée : tout en lui est sombre et sensuel, à l’image du beau solo de violoncelle qui termine avec lui l’ouvrage. Puisque tant de gens discutent le style, le succès, et la sensation que cette voix est parfois au bord de la rupture, nous donnons à part une comparaison de deux prestations entendues de ce ténor (à propos du concert du Philharmonique de Monaco), comparaison qui cherche à comprendre la particularité du « son » Villazon.

De l’or même dans les petits rôles. Tout l’opéra est finement construit pour mettre en valeur les associations de voix. Ainsi le magnifique duo de Lucia avec son frère Enrico (où se joue le sort tragique de la belle abusée croyant que son amant la trahit) marque les esprits tout autant que le duo d’amour. Lucia de Lammermoor n’ennuie jamais. C’est bien sûr, dans le livret, une convention romantique « vieux rose » sur un fait véridique (une femme mal mariée  tuant son époux et sombrant dans la folie, lire notre dossier sur l’oeuvre). Mais Donizetti est porté par ce livret linéaire, bref, ferme, sans trop d’erreur ni de temps morts. Ce que le texte sussurre, Donizetti le relève : on sent dans cette œuvre, non pas de ces pages immortelles, dignes d'un Bellini, avant lui, d'un Verdi juste après lui,  mais l’apogée d’un style, le moment de perfection. Le sentiment dramatique y est superbe, parfois d’une mélancolie poignante, tout se réalise rapidement dans un style très poétique. Donizetti avait conscience de sa capacité à camper les caractères par les timbres et cette évidence est parfaitement mise en lumière, ce soir, par le choix des seconds rôles. 

La confidente Alisa campée par l’alto Marie-Nicole Lemieux (elle devine le destin tragique de Lucia) ; le méchant et sadique frère Enrico incarné par le baryton Roberto Frontali (il force sa sœur à épouser un autre qu’Edgardo) ; le temporisateur infructueux, Raimondo, tonné par la basse Roberto Scandiuzzi (il annonce la mort de Lucia) ; le mari assassiné, Arturo, éclairé par Florian Laconi (remarquable emploi d’un chanteur jusqu’ici spécialisé dans l’opérette) sont tous extraordinaires. Unique à décevoir, le perfide conseiller Normanno (c’est lui qui écrit la fausse lettre d’Edgardo pour que Lucia épouse un autre homme).Christian Jean fut, en effet, le seul à lutter contre l’acoustique. 

Un sextuor inoubliable. On comprend comment Donizetti en est venu à écrire le fameux  sextuor qui décrit avec un art merveilleux les sentiments divers de chaque rôle. L’action étant rapide, le sextuor y est comme "précipité", magnifique : Edgardo surgit au moment du mariage pour jeter son anneau de fidélité à la figure de la pauvre Lucia, c’est le paroxysme. On s’émerveille de cette belle aria pour six, soutenue par le chœur. Autant d’effet sur le public. Et si rien ne semble nouveau dans Lucia, ce n’est pas dû à l’auteur, mais aux futurs trésors de l’Opéra. Oui, bien chanté, Lucia di Lammermoor nous fait revivre  1835 à Orange : ce  théâtre moderne, étonnant « stade suprême » du Bel Canto.

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Patricia Ciofi (DR)