mardi 30 août 2005

Une répétition de Spinosi en guise d’interview pour le 56ème festival de Menton

Festival de Menton

Depuis 56 ans, Menton donne sur le promontoire des deux églises baroques (une place au parvis de galet ouverte sur la mer) des concerts parmi les premiers du genre. L’année passée nous venions pour le concert du soir, des airs de Haendel, que l’on entendit fluides, quasi les mêmes que ceux chantés par Christophe Dumaux à Antibes quelques semaine auparavant, qui y fut supérieur en dramaturgie et en illusion du souffle à Sonia Prina ici invitée à Menton, un peu trop pleine de grâces, de simplicité de la respiration. Ainsi ne suffit-il pas de chaleur de timbre et de musicalité pour faire un grand récital. D’autant que l’oreille vagabonde alors et lui prend l’envie de s’intéresser au clavecin qui de manière impressionniste, par vague, arrivait à se faire entendre au milieu de l’orchestre, sans sonorisation, en plein air : une prouesse ! Mais venons en à Spinosi.

Une interview improvisée

Nous arrivions en plein après midi, bien à l’avance, on entendit fortuitement la répétition d’une petite messe de Mozart pour l’office religieux du 56ème festival de Menton qui eu lieu le lendemain. Quel orchestre que celui de Spinosi ! Quel moment de plaisir de l’entendre répéter ! Et quelle merveille, sa manière de transformer la maîtrise de Bretagne au diapason de son orchestre ! Surprise : avec Spinosi, homme véloce aux allures d’ « adulescent » (ne pas corriger le « u » c’est une notion de psychologie moderne !), s’est instauré d’emblée (il parait que c’est son don) un dialogue direct. Ainsi s’est improvisée une forme originale d’interview : l’autorisation de reporter la répétition sur le net.

Du swing dans le baroque…

Spinosi reçoit la presse chaleureusement. « C’est une répétition, dit-il, l’orchestre découvre l’œuvre, nous n’avons pas le temps de voir le second degré, d’affiner la lecture, d’analyser plus amplement les « sujet/verbe/complément ». Certaines choses ne peuvent ressortir vite dans une répétition, mais j’ai confiance à cause de l’habitude du concert qu’à l’ensemble avec moi : on tourne beaucoup, nous nous trouvons à répéter maintenant ce Mozart parce que nous avons fait un été marathon. Attelons nous à la tâche ! ». On écoute alors la répétition de l’orchestre seul. Effectivement, c’est de la modestie ce qui vient d’être dit ! L’orchestre est très habitué à lui, il répond spontanément à sa gestuelle. Sur toutes les partitions, sont écrits des signes de sa main, un code qui mâche le travail de la lecture, parfois des petits dessins humoristiques aussi évocateurs qu’un geste, un sourire par exemple… Pour l’heure, il avertit l’orchestre que jouer avec une Maîtrise d’enfant c’est «une grande rigueur métrique et en même temps il faut balancer à l’intérieur de la carrure » : grâce aux gestes et aux signes il y arrive dès cette répétition. Le « micro-rubato », un certain « swing » c’est sa marque de fabrication ! « Avec une maîtrise, il faut décomposer le quatre temps, mais vous devez continuer à penser à deux temps : regardez ma main ». Plus tard, il me redira cette même notion avec des gestes : il tourne en rond une main sur la tête assez vite et il tourne l’autre main sur le ventre plus lentement : « c’est toute la problématique de « ça » ! ». Mieux vaut un geste drôle qu’une parole. Une vérité de tous les temps : comment garder une pulsation fixe et en même temps donner un rubato à la phrase musicale. Ainsi fut la sprezzatura ancienne (quoique bien plus libre), l’art de « voler les temps » rococo au XVIIIème siècle, le jeu rhapsodique d’un Rachmaninov. Eternel problème. « La musique quoi… »

Une gestuelle comme un toucher de clavecin


La gestuelle de Spinosi mérite la comparaison avec le touché du clavecin. Lorsque l’on passe d’une touche à l’autre, une infime respiration joue avec le plectre et l’étouffoir, donne la force haletante de la viole aux cordes figées de l’instrument, et la vie surgit. Le bras du chef possède de même ces infimes respirations et anime, par transmission de pensée, le souffle de son orchestre. Voilà le propre des grands chefs, c’est extraordinaire lorsque cela se voit à l’oeil nu et que c’est la musique même qui s’exprime. Extraordinaire lorsqu’elle naît spontanément au milieu de ce qui aurait pu, sans cela, être la masse informe d’une première lecture. L’orchestre, moulé dans ses habitudes, donne déjà toutes les grandes lignes des intentions voulues et lui, ne fait qu’approfondir ce qui est déjà compris. La justesse surtout, avec gentillesse, Spinosi ne pardonne rien ! « Les phrases énormément ! » Et quel plaisir d’entendre Mozart respirer un bon air baroque ainsi ! Spinosi chante en dirigeant : il n’est pas quelqu’un qui exprime ses volontés en théoricien. Il est dans le sensuel, ses expressions sont animales, ce ne sont que mi-mots, gestuelles, pronoms deïtiques (« ça », « là », etc.) - et le message passe mieux : il se situe en effet toujours au milieu du ressenti, celui du chef mais aussi des musiciens. Tout en se balançant, Spinosi explique : « Ce Sanctus c’est comme des cloches ! ».

Une manière spontanée de communiquer avec les journalistes…

Par hasard (non pas car tout est structuré chez lui malgré l’apparence), il regarde votre représentant de Classiquenews, improvise une pause, laissant l’orchestre, se déplace vers lui et explique sa manière de voir. C’est tout un débat improvisé sur les différents styles ! « Vous savez, dit-il, il n’y a pas qu’une seule manière de jouer. Moi, quand j’entends les grands, tels Harnoncourt, Boge, je suis content d’entendre des tempéraments différents, ces manières divergentes de jouer le message que chacun veut faire passer. C’est pareil pour ce que je fais, il n’y a pas de vérité unique en musique baroque. Je ne comprends pas ceux qui pensent qu’il n’y a qu’une manière de jouer, un peu comme si Vivaldi jouait du violon de la même manière que Pisandel, comme si Mozart interprétait ses œuvres comme Salieri… rien que dans l’écriture, entre Haendel, Vivaldi, Bach, ouah ! quelle différence ! ». En l’écoutant répéter, on se faisait la même réflexion : télépathie ? « C’est la diversité qui fait la musique, ajoute-t-il. L’école flamande qui impose sa loi dans les conservatoires, je n’ai rien contre elle, je l’admire même dans ses principes, mais je ne comprends pas pourquoi elle cherche à uniformiser les gens et qu’on la prend pour vérité première ! ». De là, il ré explique son travail sur la pulsation très solide pour la maîtrise et en même temps laissant libre cour à la fluidité de l’orchestre, insiste sur l’aspect « répétition non approfondie » pour cette messe et conclue « mais avec Internet c’est génial, on peut développer de nouveaux genres, j’adore cette idée de relater la répétition par écrit ! »

Un contact fluide avec les musiciens de l’orchestre

La répétition reprend, c’est l’Agnus Dei : « c’est toujours extraordinaire l’Agnus Dei, là vers la troisième mesure, il y a « quelque chose » qu’il faut qu’on sente (avec le geste) ! Regardez « çà » (il montre au fond une magnifique Madonne) hein, c’est beau !!! Il faut que vous entendiez en vous au dessus ce que chante la maîtrise, Agnus Dei ! ». Phrase floue ou bien baroque ? Accompagnée des gestes, elle illustre le principe agonique même de cet Agnus Dei. Tout est « à peu prés » dans son expression mais physiquement précis. « Quelque part, le tempo ! Même s’il est beaucoup plus lent que ce qu’il faudrait à cause de la maîtrise, vous pouvez faire beaucoup plus swing ! » Et cette fois-ci c’est la battue à 3 qui est démultipliée pour la cause mais l’orchestre doit jouer à un temps. Voilà une autre pause, Spinozi mène son autorité de façon moderne, il est « pote » avec les musiciens, rigole avec eux, les musiciens se lèvent pour venir le voir et bourdonnent autour d’un maître d’école charismatique. C’est une classe sans terreur.

Une tendresse pour les enfants

Arrive la maîtrise de Bretagne qui chante en compagnie de l’orchestre. En peu de mots elle est métamorphosée : « est-ce que je peux avoir un élan vers la quatrième mesure ». Serait-ce si simple que cela, faire surgir la musique ? Simplement demander « un élan ici » ! Toujours avec le geste accompagnateur et combien utile, il ajoute : « vous allez vers la mesure huit parce qu’à la mesure neuf, il y a une nuance harmonique : crescendo décrescendo, on monte, on descend ». Appel pédagogique aux différents registres du langage. « Il faut que vous sentiez l’harmonie classique, (il chante les notes) soyez plus naturels tout simplement. » ; « Exagérez un peu les contrastes maintenant à cause de l’acoustique, faites plus dansant, car au quatrième rang ce ne sera juste que de belles nuances ! ». Il les regardent : « mais d’habitude comment vous placez les solistes ? » ; « Toi, petit, est-ce que çà te perturbe si je te mets ailleurs ?» ; « et toi comment tu t’appelles ? » ; « bon ! J’essaie de retenir tous les prénoms, si je me trompe vous me le dites ! ». Et il déplace les chefs de pupitres pour les mettre en chiasme. Au rang supérieur au milieu il y a le ténor et à sa droite la basse, au rang du bas, au milieu, la soprano et à sa droite le tout petit alto. Le son en est tout de suite renforcé par rapport à la basilique. Plus loin encore, jaillit une phrase typique : « chez Mozart il ne faut pas avoir peur d’envoyer ce genre de nuances qui font un peu peur »… « et chantez la mesure vingt deux culminante. C’est bien bravo ! » ; Satisfaction : « elle est très dynamique la maîtrise de Rennes, waouh ! ».

La Maîtrise de Bretagne

Effectivement, même sans Spinosi, la faconde de la maîtrise est très musicale : elle se trouve bien d’être poussée encore plus loin dans cette petite répétition. « La fugue, vous pouvez encore plus durcir les consonnes » et là, il explique le procédé de la phrase, le fait travailler à part. « cette projection du son que vous avez, il ne faut pas la penser pour trois quatre mètres, l’orchestre fait barrage sonore ! Il faut que vous exagériez, avec une prononciation outrée. » La répétition est patronne de l’enseignement. Or il pense à tous, dirige ailleurs son regard et s’adresse à l’orchestre : « n’oubliez pas votre petit swing ! Et puis vous ne faites pas assez la balance, vous jouez trop fort pour les enfants dans les solos. Les pauvres petits ! Cela fait comme si vous êtes des éléphants ! Hier avec Sonia, waouh ! Mais là, j’adapte. (se tournant vers les enfants) c’est très beau, c’est un très, très joli chant ! ». Dire sans froisser…

Juste ce qu’il faut de détente dans le labeur

Et cela continue de plus belle, c’est le moment le plus intense de la répétition : « Il faut alimenter le côté surprenant de la partition, ok ! Un peu d’hémiole, c’est pas pour l’hémiole, mais il faut qu’il y ait un « fa » dans les paroles, dans la musique. » ; C’est alors que pour l’Incarnatus, par le geste tirant l’élan de l’orchestre, il amène la maîtrise au sublime. Une symbiose de tous s’est créée et chacun est entré dans l’esprit Spinosi. Pourtant il refait tout ce passage dans le détail pour mettre en valeur un si bémol. Le chef de la maîtrise, J.M. Noël attentif à ses « bébés » intervient en catimini : « plus clair le « i » pour la justesse (il fait le signe du sourire pour étirer la bouche) ». Voilà quelqu’un qui apporte d’autres dons pédagogiques ! Lorsque Spinozi a fini de faire travailler cette note à part, il détend l’atmosphère pour la section suivante, plus facile. C’est là encore un savoir faire du rythme didactique. Il s’amuse, plaisante « L’ascension doit commencer en plus piano pour monter au ciel (il saute vers le plafond !) ». Mais il reste efficacement dompteur des voix : « il a le contact, c’est sûr ! » nous dit un musicien de l’orchestre.

Souci de l’acoustique

Un peu inquiet pour l’acoustique, notre homme va l’écouter au loin et laisse la direction à J.M. Noël. A l’instant le swing de l’orchestre disparaît et c’est une direction plus germanique, au demeurant très émouvante aussi. Spinosi revient et avec lui cette petite flamme de fantaisie qui brille dans sa direction. Dans le Benedictus il trouve les mots justes pour tranquilliser la petite soprano qui, habituée à une hauteur des sons (parce qu’elle pratique aussi le violon), est perturbée par le changement baroque de diapason. Dans l’Agnus Dei on entend grâce à la présence de la maîtrise le pourquoi du travail précédant sur l’effet des violons. Il s’arrête un instant pour anticiper une difficulté qu’il a deviné dans la maîtrise. Le ré de la mesure 7. Puis il reprend, au passage, dit à l’orchestre à propos d’un conduit « il ne faut pas jouer piano ici ! ». Il conclue « c’est la première fois que je joue cette messe et elle est très belle ! Bravo à tous ! Amen ! » La messe est dite ! (mese brève en ré mineur k 65)

dimanche 14 août 2005

Interview de Guillaume Conneson à Saint-Jean Cap Ferrat à l'occasion de sa Medea

A l’occasion du festival de musique de chambre de Beaulieu-Saint-Jean Cap Ferrat de Antoine Landowski, la Medea de Guillaume Connesson accompagnée de la Chanson perpétuelle de Ernest Chausson. Le parallèle est évocateur, une vraie filiation. La mezzo-soprano fut Blandine Staskiewicz (révélation ADAMI 2004), sans discuter, la plus merveilleuse interprète entendue sur la Côte d’Azur cet été : une faconde vocale chaleureuse, une expressivité réellement vécue et tragique, parfaitement au service des œuvres. Le style de Connesson a suscité déjà beaucoup de commentaires, d’aucun y voit l’influence de Puccini mêlée à celle de Fauré, d’autres y entendent Scriabine et Bartók. Peut-être, effectivement, le goût pour la sensualité et de la phrase vocale large rappelle les grands italiens, mais le style, français jusqu’au bout des ongles, raffiné, prosodique, indicible, se rattache à la grande école allant de Gounod et Fauré justement, jusqu’à Messiaen et Landowki. Mais, finalement, si toutes ses influences partagent la critique, n’est ce pas qu’un caractère personnel prévaut dans son œuvre ? Œuvre attachée à une tradition certes, ne sonnant pas des plus moderniste, faite de beau, mais dont la force première est la puissance dramatique, celle d’un homme de son temps, osant plus d’extrême et de violence que ce que pouvait accepter le milieu du siècle dernier. Une puissance dramatique proche de l’impact direct des images télévisuelles. Est quasi retranscrite dans Médée cette absence de protection entre l’information et le percepteur dans les médias actuels. Tel est son auditeur : désarmé et nu. Voyons en Guillaume Connesson un futur grand de l’opéra.

Ce qui frappe d’emblée c’est la force dramatique de Médée. Qu’est-ce qui vous a aidé à arriver à ce degré de dramaturgie… quels seraient les secrets du compositeur pour retranscrire l’émotion du théâtre selon vous ?

Mais d’abord le choix du texte : ici j’avais un texte tellement fort et théâtral ! j’avais déjà dans ma jeunesse aimé la Médée de Sénèque et je trouvais là un texte français qui la retranscrivait avec une puissance dramatique inouïe. La musique est là pour en faire ressortir les lignes de forces. Il est intéressant d’écrire pour le théâtre : il y a tout un rapport avec le geste musical, il faut intégrer les déplacements, les silences, les musiques « entre » le texte qui sont un temps de respiration : par exemple combien de temps faut-il pour aller chercher son poignard ? C’est un rythme interne difficile à trouver. Verdi est extraordinaire pour cela. Chez lui on entend véritablement ce rapport au rythme théâtral. J’ai essayé de m’appliquer à cela. J’ai commencé par un cycle de mélodie, puis un oratorio plus théâtral, j’ai continué par ce monologue de Médée, vrai marche pied vers l’opéra.

Et dans la musique elle-même, qu’est ce qui pour vous représente sa force dramaturgique ?

La force de la musique ? La musique se doit d’être expression, elle n’est pas faite pour être jolie ! J’ai toujours préféré le beau au joli… le beau est quelque chose qui vient de l’expression. Dans toute pièce que j’écris, je tâche de mettre l’expression la plus juste. Le texte de Médée est particulièrement violent, l’idée de tuer les enfants c’est une affaire ! j’ai essayé de rendre l’harmonie plus violente qu’habituellement. J’avais déjà abordé le thème de la mort avec des poèmes de Péguy et c’était plus sensuel, c’était des poèmes approchant mort dans une optique catholique, croyance, espérance et désespoir (ma transcription n’est pas claire ici), et ce sur un assemblage de six poèmes. L’expression dans la musique est basée sur les couleurs de l’harmonie les contrastes, tous les paramètres : la mélodie, le rythme les inflexions vocales. Tout doit être expression sinon c’est raté.

Ce qui frappe dans Médée c’est aussi la participation des couleurs de l’orchestration à la dramaturgie (clarinette, violoncelle, piano). Qu’est-ce qui vous a poussé à ce choix particulier ?

Ma première idée était le grand orchestre. Mais pour des raisons pratiques il me fut conseillé de m’orienter vers un petit orchestre. Je me posais la question du choix des timbres. Trois ou quatre instruments. Je voulais absolument le piano pour la base harmonique. Idée de l’instrument pour caractériser Jason s’imposa d’elle même car traditionnellement le violoncelle est la voix humaine. Restait la clarinette : elle est à la fois le aulos grec qui annonce la tragédie et en même temps la voix de la tendresse maternelle - et aussi le crime avec le thème de la haine, exposé par la clarinette et repris par el violoncelle.

Vous en parliez avec le public du concert, quel est votre rapport en tant que compositeur avec la langue française.

La langue française est particulière. A la fois musicale et en même temps très ingrate par son absence d’accents forts, son rythme particulier. Elle est ainsi très difficile à manier. Le texte de Vauthier, on en a parlé, est un texte étonnant mais aussi étonnamment musical comme si l’auteur pensait à une mise en musique. Il est très rare chez moi de garder intégralement le texte premier, de ne rien modifier. Là c’était inutile, la puissance de ses mots est extrêmement musicale, vraiment le texte était prêt tel quel. C’est un réel problème la mise en musique… « musicaliser » est difficile ! Difficile à dire aussi pourquoi le texte tombe bien ou non. Souvent il faut quelqu’un qui s’y connaisse en musique et sait l’effet voulu. Bien sûr, il y a les grands poètes et les affinités que peuvent avoir les compositeurs avec eux. Mais parfois ces poètes sont déjà Musique, comme Verlaine par exemple : ce serait trop de musique : on ne peut pas musicaliser au dessus d’une musique. (pause) Il y a le rythme verbal, l’écriture même des mots. Poulenc une fois tomba amoureux d’une phrase et c’est ce qui le poussa à la mise en musique du Dialogue des Carmélites. Souvent quelques phrases, très proches de vous, suscitent l’envie de la mise en musique à la seconde même : c’est le pouvoir magique des mots. Il est dans la musique virtuelle cachée à l’intérieur d’eux.

Deux questions liées : quel serait le ou les compositeurs proche de vous, que vous aimez. Quels seraient aussi ceux qui vous ont influencés.

Elles sont liées en effet et l’on ne peut répondre séparément. Ma première réponse est François Couperin, celui des Leçons de Ténèbres. Puis je dis : Mozart. Raffinement, qualité de la ligne mélodique et de l’homme, je l’aime pour tout ! Ensuite Wagner, pour la puissance de l’impression. Pas de musique qui me produise autant d’émotion… je le cite aussi pour l’écriture vocale que j’admire. Dans les contemporains : Messiaen. Je pense lui devoir tant. Pendereski aussi, car, pour le théâtre, c’est un formidable musicien. D’ailleurs le théâtre est le point commun entre tous les compositeurs cités, le centre de mes affections musicales. Il y a aussi John Adams dont on sent l’influence chez moi, pas ici dans Médée, mais dans ma musique d’orchestre. Je ne peux pas séparer ceux à qui je dois et ceux que j’aime. Les gens qui sont avec vous, en vous, influencent forcément ! et je pense que c’est pareil pour les grands musiciens que j’aime… Mais pour continuer je pense aussi à Debussy, bien sûr ; Karl Orff : j’aimais énormément sa musique quand j’avais 20 ans ! On trouve chez lui un rapport au théâtre et à la rythmique des mots. Et puis Marcel Landowski, d’ailleurs pour cette pièce (Médée) son influence est fondamentale. Et je suis doublement heureux d’être à ce festival et touché d’être un petit peu là avec Marcel. Humainement déjà j’aimais profondément ce grand homme en plus du grand musicien qu’il était. Touché, oui, de donner cette œuvre ici pour son petit fils, Antoine, et que tout ce que j’ai vécu avec Marcel Landowski se continue à travers la composition, ce festival et tout ça (montrant la table du repas dans le jardin de la villa du beau-frère de Marcel Landowski) !

samedi 13 août 2005

Provence Alpes Côte d’Azur (2) : de Cannes à Monaco : promontoire, placette et palais


Plus que jamais soleil, mer et musique classique font bon ménage. Suite et fin de notre périple estival sur la côte méditerranéenne. Un foisonnement d’initiatives musicales qui ne passe pas inaperçu. Le recueil agenda « Terre des Festivals 2005 » recense près de 322 événements en région PACA. Et encore, la liste n’est pas exhaustive. Plus intéressant dans les Alpes-Maritimes, il y a certes l’esprit « Riviera » : paillettes, champagne, robes du soir et costumes guindés. Il y a surtout une nouvelle scène qui aux côtés des artistes de renommée mondiale, aide à la création, soutient les jeunes avec un résultat d’une haute perfection. 

XXXe Nuits Musicales du Suquet, Cannes. 
Sur le promontoire de Cannes, appelé le Suquet, à l’emplacement de la vieille ville, nous assistions à trois concerts des Nuits Musicales dont le directeur artistique est Gabriel Tacchino : « un jour qu’il vint sur le parvis de l’église, une mouette s’est posée sur son épaule : Gabriel y vit un présage et décida d’y fonder le festival » dit avec humour le présentateur. 

25-VII-2005. Récital du pianiste Nikolaï Lugansky. 
Leçon d’hypnose
 
On ne présente plus Nikolaï Lugansky, star du piano. Intéressons-nous donc à l’instrument sur lequel il a joue. Un Steinway qui semble être le même que celui de Keith Jarrett dont le concert d’Antibes était la conclusion du premier volet de notre « évasion » sur la côte. Le facteur de piano, Coquelin, quoique détenteur d’un queue entièrement couvert des signatures des grands jazzmen, entretient le mystère : « pour Keith, je donne toujours mon meilleur vinPour Cannes, c’est un piano totalement voué au jeu classique, mon meilleur piano ». Mais combien de meilleurs Steinway possède cet homme ? 
Le cadre où se trouve le piano est une estrade devant un grand mur de pierre concave comprenant la façade de l’église à droite, un corps de logis, une tour sarrazine : ces pierres sont, comme celles d’Antibes, un entassement médiéval des éléments arrachés aux anciens temples antiques du promontoire afin de se protéger des ennemis. Un voile transparent au- dessus de la scène, très design, rabat le son et le répercute jusqu’aux gradins accolés aux remparts de la placette. 
D’emblée la sonorité imaginative du pianiste s’impose. Invitation au voyage, évasion dans les raffinements du son, plaisir de la délicatesse. Ses références esthétiques se rapproche de l’esprit 1820… d’ailleurs Lugansky dans les sonates de Beethoven cherche a reproduire sur piano moderne l’illusion du piano-forte. Ici, la pédale forte est très peu usitée. Ce qui n’est pas le cas de sa sœurette, l’una corda. A la manière des clavecinistes, Lugansky fait toute résonance avec ses doigts : il surlie, il détache, c’est un legato nouveau ; une phalange très mesurée ; mille couleurs surgissent, la beauté s’exprime, celle du toucher et de la musicalité. Ce style incisif, transformant un Steinway en Walter 1790, restitue au Beethoven des premières sonates, sa particulière écriture de quatuor à cordes, aux registres bien découpés. Ainsi Lugansky propose mille nouveautés dans un répertoire ailleurs, usé par la répétition, toujours là où on ne l’attend pas, toujours fin, cependant que la dramaturgie des œuvres (humour de la XVIe sonate ; tempête shakespearienne pour la suivante) explore d’autres pans insoupçonnés. Jamais on avait entendu des récitatifs dits à mi-voix de cette manière, ni un final de la tempête si rêvé et si amoureux : Lugansky sera bientôt l’un des plus grands interprètes de Beethoven. 
Mais le clou de la soirée devait être le Prélude, Choral et Fugue de César Franck. Un thème cyclique qui demande une fluidité wagnérienne et une limpidité pré-fauréenne. Souvenez vous, symbole du vent toscan pour Visconti (Sandra), ce thème vogue sur de très hauts arpèges. On en profite pour dire que l’œuvre n’est pas une adaptation gauche au piano de la pensée d’un compositeur organiste (grandes octaves de la basse, polyphonie…) mais simplement un hommage aux sonorités de l’orgue sublimées par une somptueuse écriture, parfaitement appropriée à l’instrument à marteau : c’est ce que nous dévoile Lugansky, comme tantôt il le fit pour l’écriture orchestrale de Beethoven. Décidément Lugansky éblouit. Par son étude et sa maîtrise du son ! Pas une démonstration de force mais une recherche intime : les pyrotechnies de Rachmaninov sont choisies dans ce sens, un peu décoratives. Pour un peu, on ne se rendrait pas compte qu’elles sont redoutables. On ne s’étonne pas que le bis choisi soit une berceuse et enfin le ter, la douce et injouable étude de Chopin aux redoutables tierces ailées ! 

26-VII-2005. Richard Galliano et le septet « Piazzola for ever » : Avec Richard Galliano, accordéon, bandonéon ; Alexis Cardenas et Sébastien Surel, violons ; Jean Marc Apap, alto ; Henri Demarquette, violoncelle ; Stéphane Logerot, contrebasse ; Hervé Sellin, piano. 
Piazzola version Galliano 
Ce n’est pas pour rien qu’il n’y avait que des hommes sur scène. Non pas que la musique d’Astor Piazzola soit sexiste, mais tel est l’esprit de l’interprétation de Richard Galliano. D’abord on devine une conception de l’amitié dans l’esprit sud argentin, une culture des affinités mâles. Cela allait de paire avec les chemises noires ouvertes sur les torses, la montre chromée du chef et le chrome même de l’accordéon ou du bandonéon, très années 30. C’est un peu la nostalgie du temps de la prohibition. Ensuite tout le spectacle est dans l’exploit, dans le jeu ritualisé comme une tauromachie. Le premier violon prend des allures tsiganes en produisant ses phrases portugaises. Comme l’altiste, comme Galliano, il joue sans partitions. 
Ce qui marque immédiatement, c’est le son « Galliano ». Admirable malgré la sonorisation exécrable qui faisait presque saigner les oreilles. Quelqu’un du public le clame : Richard Galliano répond avec toute la générosité de son caractère et demande que l’on baisse le volume. D’ailleurs il anime le concert, présente les pièces, précise que son bandonéon fut déniché par son père à Cannes. L’instrument « retrouve, tout ému, ses origines ». Dommage que la sonorisation atténue un peu le « côté boisé » de ce quintette à cordes, c’est-à-dire atténuait le bruits des bois : les caisses utilisées en percussion, la partie antérieure des cordes utilisées en grincement… Tout cela se transformait dans les amplificateurs en « criquets ». Reste que l’immense force percussive du jeu des instruments, de la contrebasse au piano en passant par l’accordeon de Galliano, est à couper le souffle. 
Le programme ratisse large. Sont abordés « tous les tubes » dont « for ever » de Piazzola, Dans ce concerto pour bandonéon, le langage post-romantique fait la base du discours. Contre toute attente, Galliano joue seul le célèbre Libertango. Et pour bis, il interprète l’une de ses propres pièces New York tango, en disciple de Piazzola. Dans son thème tendu, par l’ostinato post-années soixante-dix, y surgit en filigrane un soupçon de Phillip Glass ou peut être tout simplement du Galliano pur, sa personnalité propre : cette force rythmique qu’il insuffle à tous son orchestre comme à son écriture personnelle. 

30-VII-2005. Deux, trois, quatre claviers de Bach 
Comment mettre en scène l’orchestre de la fondation Pleyel dirigé par Maria Tarditi et quatre célébrités du clavier, Jean-Philippe Collard, Marc Laforêt, Bruno Rigutto, Gabriel Tacchino ? « Avec quatre demi queue prêtés par la fondation Pleyel » nous répond l’accordeur, Coquelin (encore lui !). L’orchestre est derrière, manquant cruellement de contrebasses et faisant hurler les violoncelles en contre-partie. A plateau exceptionnel, dispositif complet : il y avait un grand écran contre le mur et une caméra quadruple : la caméra mère fait office de cerveau et téléguide trois autres yeux placés en angles : ils ballaient les quatre claviers et les partitions de l’orchestre. Un technicien mélomane aurait fait de ce spectacle, un amusement au diapason de la musique : on aurait voulu qu’il eût connu les œuvres et ne rate pas systématiquement les cadences de chacun pour filmer autre chose !
Le vent de Cannes, prémices aux bourrasques varoises, est malicieux et incontrôlable : il obligea les tourneurs de pages à improviser un véritable ballet, se levant et s’asseyant en même temps. Mais la plus belle anecdote est que les quatre pianistes pour le bis avaient revêtu le maillot des footballeurs du club cannois avec leur nom inscrit au dos. Les organisateurs en sont fans, en particulier Tacchino qui lance un ballon symbole du jeu de passe-passe inhérent à la musique démonstrative des concertos de Bach. Voyez dans tout cela une fédération des différents registres sociaux autour de la musique classique et une ambiance sympathique qui démontre que les lieux chics savent aussi s’amuser et être familiaux voire bon-enfant. 
L’amateur quant à lui, fut exaucé : la poésie de la musique n’a pas manqué. Au menu des œuvres classiques : l’un des deux do mineurs à deux claviers, le ré mineur à trois claviers, le do majeur à trois claviers et le la mineur de Vivaldi transcrit par Bach à quatre claviers. Placés en rangée les pianos étaient à même de dévoiler les secrets du jeu domestique et aussi familial de la généalogie de Bach et de ses fils. Bach où Jean-Philippe Collard, tenait le premier clavier dans le concerto en ré mineur dont la paternité est aujourd’hui mise en doute. L’étrange sicilienne était émouvante : chaque fils de Bach y joue une mélodie solo à la Carl Philip Emmanuel tandis que le premier clavier, celui de Jean-Sébastien, quand c’est son tour de parler, déroule des diminutions fleuries dans le style des partitasou des variations Goldberg : c’est bien un dialogue du père et des fils. On retrouve le même jeu dans les cadences du do majeur : l’une est galante, l’autre purement virtuose pour les fils, une dernière intellectuelle et chromatique pour le père. Quant au spectacle des 4 ensemble, dans le Bach-Vivaldi : le jeu des pianistes en quatuor enchante ! La musique est redoutable, leur style s’uniformise par camaraderie, ils n’apportent cependant rien de nouveau dans l’interprétation. Ceux qui ont entendu ces pièces aux orgues ou aux clavecins regretteront la dynamique baroque. Les amoureux du legato admireront l’art de ces artistes à rendre par le piano et le forte les impulsions de la phrase. Quoiqu’il en soit, l’effet acoustique et la force percussive de ses œuvres à l’italienne (ne rejoint-on pas Galliano? Le swing de Bach ! ) permet aux pianos additionnés aux cordes de donner le même son que celui des instruments anciens, en particulier dans le dernier mouvement du do mineur ou le début du do majeur. N’entrons pas dans le débat de la ré appropriation d’un répertoire (qui n’a jamais cessé d’être joué) par les techniques plus récentes : on reprocherait vite au concert d’être trop année cinquante ! Il est connu de tous que Bach peut être joué sur tout sans perdre de sa beauté. 

XVe Festival de Musique Ancienne de l’Escarene 
27-VII-2005. Ensemble millenarium
 
le son profane des fêtes médiévales 
Ce programme de musique instrumentale du Moyen-âge est rarissime. Au lendemain du bandonéon piazzolien, la sonorité de son ancêtre plus lointain se fait entendre : l’organetto. C’est un petit orgue d’un jeu avec un soufflé actionné manuellement. Cette action est expressive : cela lui permet de gonfler le son comme une flûte, son par ailleurs proche des bansuris, flûtes indiennes, jouées aussi dans le consortium. Le fait de relever le soufflé pour reprendre la respiration donne à cet instrument unevocalité exceptionnelle. Sa respiration est quasi humaine : il est normal qu’il accompagne la voix de son utilisateur. Il en est ainsi dans les portraits du grand Landini chantant et s’accompagnant lui-même de l’organetto au XIIIe siècle. Sa vocalité troublante lui permit d’être utilisé dans cette position particulière d’accompagnement par soi-même à la place de la flûte dont il est jumeau. Pour en jouer, il faut donc savoir chanter en particulier maîtriser son propre souffle. Deslignes qui fut flûtiste l’a compris : il en est un interprète hors pair. L’artiste fait de son jeu une danse corporelle, même s’il ne chante pas. La chanteuse quant à elle, « très médiévale », s’en acquitte à merveille. S’ajoutent une vièle, un oud ou un théorbe aux sons très graves et singuliers dans cet ensemble. Là encore comme pour tout concert de musique ancienne, l’exotisme des instruments choisis subjugue. En particulier les percussions qui sont nombreuses : crotales, bols, cloches, tambours. Les interprètes recomposent la musique, imitant les diminutions vocales de l’époque, improvisant comme du jazz, emportant le public dans une transe progressive. Une œuvre se distingue : les trois fontaines. Quelle pièce ! vénitienne ou byzantine, presque arabe ! A mi chemin entre la diminution occidentale et orientale. Pour combler, on harmonise des pièces sacrées. Hildegard Von Bingen est un sommet extatique : mais cette femme était vraiment l’un des génies de l’humanité. Elle marque à jamais le débat de la femme en tant que compositeur. L’orchestre recomposé grâce à un instrumentarium varié et plutôt convaincant, restitue le visage des musiciens et des ensembles d’alors. Issu d’une grande tradition oubliée, de structures sociales venues de l’Antiquité, l’instrumentiste médiéval n’a pas écrit sa musique ni pour la postérité ni pour Dieu. Il n’en fut pas moins savant, sans partition. Notre pratique actuelle lui doit beaucoup. 

XVIIe édition de l’Atelier d’Art Lyrique, Gattières 
03-VII-2005. Léos Janacek, la petite renarde rusée 
Le pari réussi d’une pépinière de talents 
A Gattières, on donne un opéra depuis 17 ans. Longtemps sur la place du village. Aujourd’hui, sur une esplanade à la très belle acoustique offrant une visibilité parfaite en hémicycle. Plusieurs fois l’opéra était suivi d’un colloque de psychanalyse sur les mythes abordés, telDon Juan en 2000 : mémorable. Depuis trois ans, l’association développe une action vers les jeunes en suscitant un atelier qui permet aux adolescents-musiciens de participer à un opéra. « Depuis trois ans, nous dit le Président, Maurice Jakubowicz, peintre et décorateur, nous avons décidé de faire de cette scène, un tremplin pour les jeunes de 15 à 17 ans qui ont un véritable talent musical. Recrutés dans les orchestres symphoniques des conservatoires, repérés dans les concours, dans les échanges comme cet année avec Moscou pour les violonistes, les jeunes ont la possibilité de participer à l’expérience d’un opéra avec un chef. Il en est de même pour les chanteurs, souvent au début de leur carrière, pour les danseurs. Nous faisons d’Opus un tremplin pour les intermittents du spectacle, une expérience et une joie de vivre.Le public averti n’est pas là pour juger, il est enclin à découvrir un renouveau des artistes. Si en plus le niveau musical est excellent, comme nous essayons d’en avoir l’exigence, c’est un bonus et tout le monde est content. » De son côté, le chef d’orchestre, Errol Girdlestone, ajoute : « Travailler un mois entier avec des jeunes c’est un plaisir extraordinaire, ils savent la partition par cœur et s’amusent de leur réussite, s’encouragent mutuellement. Le plurilinguisme n’a pas été facile !» Pour accompagner les dons musicaux, plusieurs coaches sont aussi présents : pour le chant, Catherine Gamberoni ; François Meyer, hautboïste solo de l’opéra de Nice et concertiste, formateur pour les vents ; Lane Anderson pour les cordes, ancien premier violoncelle solo de l’opéra de Monte-carlo et enfin Céline Giauffret pour la chorégraphie délirante des animaux, mélangeant le classique et les références télévisuelles. 
Le résultat parle pour tous. Dans la fosse, les jeunes regardent le chef avec des yeux d’enfants produisant de leurs instruments des sons parfaits. L’orchestre sonne dans une transcription vraiment géniale. La clarinette y tient le rôle central souvent accompagné de l’alto. Les quatre violons jouent un autre motif en tierces dans l’aigu, tandis que le violoncelle, la contrebasse et les bassons assurent une basse raffinée. Superbe solo de la renarde amoureuse où les instruments se partageant le motif musical en touches impressionnistes ; compréhension sensible du langage de Janacek. Ici la jeunesse et le talent s’accordent. L’émotion est totale. Sur les planches, les chanteurs sont en revanche plus inégaux. Citons cependant la basse George Matheakakis dans le rôle du blaireau, Florence Recanzone dans celui du renard et surtout la protagoniste, Léa Sarfati, qui en plus d’une voix, impose une présence particulièrement adéquate pour l’espièglerie de la renarde. 
L’autre grand talent est Grégory Cauvin, le metteur en scène. Imagination claire, tendresse à la Almodovar. Il écrit aussi des pièces de théâtre. Tout est juste, neuf, drôle et subtil. Pourtant avec si peu de moyens. Trois ans que ce talent de dramaturge s’offre au regard des grands professionnels à Gattières, trois ans qu’il y est ovationné et félicité par les musiciens des opéras qui viennent savourer l’expérience… 

Palais princier de Monaco 
07-VII-2005. Concert d’été du Philharmonique de Monte-Carlo
Bruckner par Janowsky 
Ici le costume et la cravate sont de rigueur. La musique est chose sérieuse : le millier de personnes présentes dont Roger Moore, partagent ce plaisir élitiste d’être convié dans l’intimité princière, dans la cour du Palais monégasque. Parée de fresques comme une tapisserie, fenêtres aux proportions classiques (mais store modernes), tourelles toscanes et cheminée vénitienne (telle qu’elle n’existent presque plus dans la Sérénissime)… Devant la galerie d’Hercule (après avoir tué sa femme et ses enfants, le héros de l’Antiquité se fit ermite ici-même), les célèbres escaliers offrent une scène à gradins, idéale pour l’orchestre. 
Arrive la jeune et belle Janine Jansen qui sur un violon mythique, un Stradivarius ayant appartenu au compositeur, joue finement de Mendelssohn, le Concerto. Beauté du son (on en attendait pas moins de l’instrument), pianissimos de miel, douceur et transparence du style : comme pour l’orgue de Saint Maximin (lire notre chronique), l’instrument était princier dans un lieu princier. 
Surgit la musique de Bruckner. La puissance émotionnelle de l’orchestre désigne la maestria du chef, Marek Janowski, indiscutable meneur. Davantage qu’une figure de la direction musicale, c’est aussi un grand orchestre que nous découvrons ce soir. Il a donné sa mesure dans la montagne brucknérienne. Le thème principal est héritier du début de la neuvième de Beethoven. Philosophique, il est une puissance de la nature. Accord parfait (éclatante résonance harmonique !) bâti comme un thème de l’Or du Rhin de Wagner. Mais c’est aussi, dans sa ré exposition, un souvenir du tremblement de terre du début de la Passion selon Saint-Jean de Bach où les vents attaquent l’auditeur de toute part. Bach, Beethoven, Wagner : Bruckner relit et réinvente, gravement. Cette gravité vous touche perpétuellement. Et puis il y a cette force des couleurs, la magie des masses, ce scherzo étrange et grinçant et ce final que l’on croit nouveau mais qui est une gigantesque introduction au retour du premier thème. Bruckner avec son matériau simple est déjà dans le travail qu’accomplira Schönberg à l’aune du dodécaphonisme. Travail inépuisable, inépuisé, mais qui vous plonge dans des abîmes d’émotion. 
Au dernier étage du palais, dans une pénombre bleue, une silhouette écoute dans l’intimité de chez soi, est-ce la princesse de Hanovre, protectrice du philharmonique ? 

Crédit photographique : © DR 

lundi 8 août 2005

Provence Alpes Côte d’Azur (1) : Oliveraies, monastères et pinèdes


Suite de notre escapade sur la Côte. Après Le premier volet du festival Baroque à Saint-Maximin La Sainte Baume, plusieurs concerts ont marqué notre humeur festivalière. Si beaucoup dans la presse locale regrette la démultiplication des événements musicaux, comment n’en être pas heureux au contraire. Comme pour la télévision, il y faut cultiver un sens premier : le discernement. Choisir et sélectionner, c’est préserver son plaisir. Ce que nous avons fait en cette première quinzaine de Juillet où la qualité voire l’excellence était au rendez-vous. Du Philharmonique de Nice, à Dominique Vellard, des chanteuses de Dialogos à Keith Jarett en trio, le meilleur de la musique vivante continue de se produire aux bords de la Méditerranée. Suivez le guide. 

(c)Conseil général - G. VeranXe édition des VOIX DU DOMAINE RENOIR à Cagnes-sur-Mer. 15-VII-2005. 
L’opéra de Nice à Cagnes-sur-mer
 

     A Cagnes-sur-mer : les pelouses ourlées d’oliviers constituent un amphithéâtre naturel pour les célébrations musicales du domaine Renoir. L’art y semble avoir trouvé un asile propice à son essor. C’est là en effet que se promenèrent en 1941, Renoir et Matisse saisis par le panorama donnant sur le village médiéval. « C’est la plus grande scène ouverte sur le département » nous dit le maire de la ville, heureux de souligner qu’il s’agit déjà de la 10 ème édition des Voix du Domaine Renoir. Le Conseil Général contribue aussi au succès de l’événement où les spectateurs sont gratuitement et républiquement invités. Le premier élu de la commune insiste sur le soutien des représentants de la République pour la culture vivante : « j’ai toujours tenu à défendre la culture et j’ai initié moi-même le festival sacré de la ville ; nous soutenons aussi les jeunes talents et les ensembles nouveaux. Nous conduisons le public au concert ». Accès libre, qualité du programme… qui ce soir favorisent le lyrique. 
On y retrouve les tubes du bel canto verdien dont « Pace, pace » de la Force du destin chanté par la soprano dramatique, Wilhelmenia Fernandez. Toujours puissante, sentimentale, à l’émission facile, la diva s’est révélée agile à contrôler le souffle, allant du - si fameux- pianissimo suggestif à l’expression du drame le plus extraverti ; c’est aussi Elizabeth Vidal dans les feux pyrotechniques de la Reine de la Nuit de Mozart : rossignol insolent de la soprano ; la voici ensuite qui tente les lamentations de Thaïs de Massenet pour mieux éprouver son talent de colorature, « c’est la quatrième fois que je les chante, je vous fais part de mon émotion et de mon inquiétude ! » : la chanteuse assume la prise de risque. Mais sa préparation donne le fruit de ses efforts, et connaisseur convaincu, le public se lève d’un coup, faisant retentir les bravos furieux d’une acclamation collective, avant la cadence finale. 
Puis l’orchestre philharmonique de Nice offre un magnifique intermezzo que dirigeait Attilio Tomasello, assistant de Marco Guidarini, solide, précis, puissant. Pour « Nessun dorma » de Turandot de Puccini, le ténor Yikun Chung surenchérit dans la vaillance : il venait d’essuyer un semi-échec dans l’air précédant dû à la mauvaise sonorisation : il comprenait que son intérêt était de donner davantage, comme l’orchestre était trop fort dans la balance et que le médium en saturait. Un programme de best of, ne saurait s’imposer sans l’hymne choral lyrique par excellence : le chœur des esclaves de Nabucco, le « va pensiero » en dialogue avec une harpe que surexposait l’enceinte de droite. Le chœur très en voix entonna ensuite : le chœur final d’Aïda. Turandot, Aïda… il nous semblait entendre des échos de la dernière saison de l’Opéra de Nice…Tous les habitués de l’opéra ce soir ne s’y sont pas trompés. Pour clore le tout, ce fut Traviata, sollicitant toutes les ressources invitées pour ce concert : chantée à trois voix alternées ou à l’unisson et accompagnées du chœur. Tout le podium était conquis par le public en fête : climat bon enfant et très professionnel pour ce concert sous chapiteau à la sonorisation défaillante… 

XVe FESTIVAL DE MUSIQUE ANCIENNE DE L’ESCARENE 16-VII-2005. 
Eglise Saint-Pierre-Es-liens, Escarène
 

     Six poétesses aux yeux émus dialoguaient avec le public 
Le lendemain, nouveau cadre : un village typiquement médiéval tel qu’on en trouve dans quelques vallées de notre pays. Maisons de pierre, ruelles étroites, façades sur précipices. Ici l’église est en contre bas, et dans l’église, un orgue magnifique, - par sa sonorité et son état de conservation-, signé du facteur Grinda, remontant au XVIIe siècle. Mais ce soir, il se tait : c’est la voix qui règne. 
Elles paraissent de noir vêtues, si humbles et graves que le public presque interloqué n’applaudit pas. Et, là, comme à l’opéra, mais avec une infinie religiosité, sans partition, dans une gestique scénique retenue mais expressive, figée mais étonnamment vivante, se déroule un tableau imprévu : elles entonnent un chant qui nous paraît grégorien ; cela nous parle mais dans une langue étrangère, une langue croate mais familière, un peu slavonne, un peu romaine, une langue qui voisine avec le latin. C’est un texte, le texte de la vision de Tondal. Elles étaient là pour dire cette histoire, nous la transmettre par tous les moyens, par les sens de la vue et de l’ouïe, par les corps et par la bouche, par la sensibilité et l’émotion, dans l’ascèse et dans la gravité, avec aussi une clarté pédagogique, grâce aux traductions distribuées. L’histoire que narre le texte est un prélude aux « Enfers » de Dante : un homme violent Tondal semble mort. Son âme, conduite par la main d’un ange (comme Virgile accompagne plus tard Dante), au-dessus de son corps, voit les enfers et ses assemblées de damnés, sujets de milles supplices : ils y fondent sur un couvercle chauffé, puis se solidifient et refondent encore. L’âme souffre, elle appelle le Seigneur pour la première fois. Elle comprend tout, s’emplie de la joie, lumière divine. Et, sa révélation ayant duré à peine quelques minutes, non pas un jour, elle revient triste dans son corps au moment où elle ne le voudrait plus. Ainsi, doté d’une âme éclairée, Tondal deviendra bon. 
Et cette vision est en langue croate. Elle intègre aussi les éléments en latin d’une messe (celle du petit village de Mune) dans une écriture polyphonique originale en quartes étranges. On y remarque par ailleurs plusieurs beaux passages où les interprètes associent le geste à la parole : comme le trait « Qui habitat » se décomposant d’une voix à l’autre. Il commente le bouleversement de l’âme partant vers l’autre monde. Comme cette lamentation du Vendredi Saint, archaïque au point de sembler cousine des musiques de l’Antiquité : les chanteuses avancent rigides comme des statues. Et c’est encore un Kyrie traditionnel où elles se placent en frise, comme s’il s’agissait d’une Cène : un Kyrie en tierces imprévues de modernité. C’est aussi un Salve Regina sublime par la communion des voix, de la polyphonie, des mouvements. 

     La mise en scène souligne l’imaginaire du texte grâce à une chorégraphie des corps : quand trois femmes chantent, les trois autres marquent un mouvement de balancier. Chaque geste est fait pour émouvoir. Il suggère cette eucharistie invisible, qui passe de main en main. Elle est jetée par la dernière, au public, brillant d’une lumière subite. D’autant que le clair obscur qui frappe leur visage, et la sobriété monacale des robes, les rendaient identiques aux femmes graves et tendres qu’a peint Georges de La Tour. Et cette exigence demandée aux corps l’était aussi pour leur technique vocale. Même souffle, même émission extrême, -celle qu’exige toujours chaque phrase grégorienne par sa volonté d’être un dépassement de soi-, même longues résonances harmoniques, même battement de cœur au point qu’une infime indication du regard ou de la main suffit à fusionner les chanteuses en une seule voix. Respect des sources ou recréation ? L’approche est d’autant plus intéressante qu’elle pose la question des options retenues, en particulier ce dosage qui nous paraît efficace du parlé et du chanté. Pour nous éclairer, nous attendions avec impatience le moment de les approcher…

     Au cours du cocktail qui faisait suite au concert, nous discutions justement, avec le jeune cuisinier archéologue, de la reconstitution pour elle-même : il proposait des plats anciens comme chaque soirée du festival : ce soir, frangipane à tremper dans un alcool au miel, olives sucrées et autres étrangetés. « J’ai la curiosité maladive de connaître l’origine des choses » nous dit-il. En était-il autant des musiciennes ? « Nous ne pourrions pas faire un tel programme si nous n’étions pas liées et inséparables » déclare d’emblée celle qui dirige l’ensemble Dialogos, Katarina Livljani. Pour dialoguer en musique, certes il faut être en parfaite harmonie. Mais qu’en est-il des clés de leur approche créative ? « J’ai voulu faire revivre l’art des chants glagolitiques (de l’alphabet qui porte ce nom) avec toute la pluralité de la Dalmatie médiévale, ballottée entre le latin et sa langue, et j’ai constitué la musique sur le texte de la vision de Tondal, en croate. Cette musique n’existait pas, elle est un écho des mélodies d’Istrie. J’ai ajouté ensuite, comme méditation sur le texte narratif, des compositions en latin déjà existantes, contemporaines ou proches d’esprit. Nous y avons apporté un complément scénographique car ce que je voulais c’était donner à cette œuvre une certaine contemporanéité, il faut que la musique parle au public.  » 
A écouter : le programme du concert est aussi le sujet du cd paru chez Arcane. « La Vision de Tondal » 

XVe RENCONTRES INTERNATIONALES DE MUSIQUE MEDIEVALE DU THORONET (1) 18-VII-2005 
L’intelligence mise au service du public se métamorphose en fougue juvénile
 

     Depuis l’Autoroute, prendre la Sortie Le-Luc/le Cannet-des-Maures. Et là, au milieu d’une forêt de chênes, l’abbaye du Thoronet, joyau roman, fondé par les cisterciens. Cette « fille de Citeaux » n’a rien à envier à l’abbaye de Fontenay, autre lieu incontournable pour l’amateur et dont nous avons parlé dans cette même rubrique « évasion », à l’occasion d’un concert de François René Duchable (Lire la chronique de Jacques Schmitt). 

     On dit que c’est la plus impressionnante acoustique du monde. En effet, à l’intérieur de l’église monastique, le moindre pas, d’où qu’il provienne est décuplé par un micro naturel tel qu’on l’entend seulement à Epidaure au centre du théâtre. Mais ici le phénomène est démultiplié de toute part, du sol au plafond, grâce à la pierre lisse qui crée la magie pure et sobre du cistercien. D’ailleurs, exploitant au mieux cette acoustique exceptionnelle, l’Etat propriétaire, programme les plus grands spécialistes de la musique médiévale et de la Renaissance dont Dominique Vellard, directeur artistique du festival. C’est la voix que l’on veut entendre ici et le public a été comblé le 16 juillet dernier avec son ensemble « Gilles Binchois » dans la messe « Laudes Deo ». Pour ce soir, le 18 juillet, l’honneur fut aux instruments, car le festival est cette année sous les auspices de l’école de Bâle, la Scola Cantorum Basiliensis, fondée en 1933 où Dominique Vellard est professeur. L’école fut parmi les premières en 1973 à consacrer au Moyen-Âge et à la Renaissance, une étude spécialisée. Elle développa « de nouveaux concepts, de nouveaux terrains, forma un bataillon de grands interprètes et de musicologues » comme le précise le livret de présentation qui accompagne le concert. Son adage semble être recherche, enseignement, pratique que l’on retrouve à l’identique pour le public au Thoronet : science, maïeutique, émotion, dans un syncrétisme parfait.

Science et maïeutique 
     Quand les musiciens de l’ensemble, Les flamboyants, s’installent, tout, jusqu’aux chemises de partitions, respire l’étude et la passion. Michael Form, flûtiste et chef de l’ensemble, avait en effet sur son pupitre une chemise verte portant les initiales du SPES (studio per edizioni scelte), célèbre éditeur de Florence. La chanteuse en costume d’époque dans le style flamand ouvrait un petit ouvrage carré en tapisserie, un fac-similé ; L’instrumentarium fidèlement restitué s’offrait à la délectation du public amateur : les deux vièles au son fragile et pleureur, tenues sur les genoux, la viole, la dulciane et la grande percussion (une sorte de tambour), les flûtes de bois précieux et surtout, en format miniature, le petit luth, la petite guitare et la petite harpe. 

     En liaison avec l’exigence musicologique, le programme, remarquable, est un prélude idéal à la qualité du concert. Les propos de Michael Form le confirme :« j’ai passé des mois et beaucoup de peine pour le réaliser. C’est aussi de longues années d’expérience, nous en avions marre de faire des programmes trop longs ou déséquilibrés, difficiles pour le public. Nous voulions transmettre l’aboutissement de nos recherches dans une forme audible et agréable ». Ainsi comment allier lecture simple pour le public, exigence suprême d’un compositeur savant comme le flamant Jean Japart ? Même Dominique Vellard avouait ne pas connaître ce compositeur expert dans l’art des quolibet (pots-pourris qui fusionnent plusieurs chansons). 

     La solution est double. D’abord, en soignant la beauté d’une instrumentation variée pour le plaisir de l’écoute et l’attente psychologique du public. Ensuite, en offrant une approche thématique qui relie les œuvres de divers compositeurs sur les mêmes chansons : « celle-ci j’ai eu du mal à la trouver, je suis content d’avoir pu l’insérer dans le programme ! » nous avoue, défricheur victorieux, Michael Form. 

Emotion 
     Après une ouverture sous le signe de la religion où le luthiste Marc Lewon chantait en ténor avec la soprano, c’est une première exposition chantée suivie par les instruments qui ne perdent rien de leur timbre dans l’acoustique dont nous avons loué les qualités (« voix » des trois violes). Ils jouent en diverses formations plusieurs chansons d’auteurs différents jusqu’à la version de Japart. Puis c’est l’exposition de la première chanson, puis de la deuxième, enfin de la troisième, préludes au pot-pourri. Chaque instrument fait entendre séparément les éléments constitutifs du quolibet. Pour reposer l’écoute sollicitée du public, un « villancico » permet à la chanteuse Els Janssens, jusque là typée et forte, d’adoucir sa voix. Tantôt les violes et les vièles s’alanguissent, tantôt le Luth et la harpe en ancêtre du continuo participent à la polyphonie ou se font harmoniques. Energie, fougue et entrain de l’ensemble, somptuosité fortuite des timbres car dans un tel lieu certains phénomènes acoustiques prenaient une ampleur insoupçonnée. Brusquement le tambour gronde, et dans l’église, il résonne comme un élément terrifiant de la nature. Chantant le redoutable « homme armé », la soprano devient alto, ethnique et farouche puis elle s’élève en un quolibet difficile ; heureuse pause où l’on se repose à nouveau dans un émouvant « villanceco » (Nunqua fue pena maior, « jamais il y eu peine si grande »). La flûte débute en soliste : Michael Form est une corporalité vibrante, il s’ingénie à façonner le son de sa flûte en ondes tressaillantes et plastiques. La soprano le double bientôt soutenue par le tambour, moment unique et frémissant. 

     Voici un bel ouvrage où le travail des musicologues ne suscite pas le plaisir de l’écoute mais le prépare, en échafaude chacune des étapes avec la minutie nécessaire. Approche didactique, conviction d’interprétation, qualité de jeu, intensité intacte de la musique font ici miracle : ils effacent toute impression de labeur. Et le public ne s’y trompe pas qui applaudit à tout rompre. 

LE THORONET (2) 19-VII-2005. 
Un soleil noir brûle le cœur des Ibères. 


     Le lendemain, nouvelle ambiance : quelque chose d’intime et de monocorde, un rien tragique. Dominique Vellard, le grand professeur tenait l’aoud, le luth arabe en variant les effets de l’instrument : bourdon en notes répétées, seconde voix en polyphonie, commentaire de la chanteuse en écho la rejoignant dans les cadences. Il chantait aussi d’une voix de ténor naturellement meuble et sensible. Timbre chaleureux et solaire ; technique, parfaite. De même son élève, Ana Isabel Arnaz de Hoyos jouait tantôt de la percussion, tantôt chantait d’une voix profonde et ronde, douce et précise, alerte, tragique, hispanique. Effectivement suave, elle incarnait l’âme de « vox suavis ». A leurs côtés, le plus jeune élève Baptiste Romain jouait de la vièle, douce, parfois à trois voix puisque le chevalet est plus plat qu’un violon, souvent à deux voix, l’une faisant bourdon et l’autre jouant le thème ou une polyphonie se mêlant au timbre de la chanteuse. 

     Tous trois à tour de rôle et parfois ensemble tapaient des mains en rythmes divers. Ainsi le climat passait-il de solos accompagnés à des duos, de chansons rythmées comme des danses à des monodies quasi grégoriennes a capella - et quel a capella dans ce lieu ! - mais ornementées d’une façon incroyable car c’est la rencontre de deux cultures qui jalonne le programme : séfarade (juifs d’Espagne) et chrétienne. L’ornementation d’orient et celle d’occident se répondent, l’une semblant être la stylisation de l’autre. L’Espagne d’Albeniz que l’on croirait moderne résonne dans la vièle ou dans la voix seule tandis que des souvenirs, là juifs, là arabisants, semblent jeter un pont entre les traditions et les cultures. 

     Non contents d’évoquer la diversité de chaque culture, les musiciens nous font voyager en terres méditerranéennes : Portugal, Asturies, vieille Castille, Estrémadure et Andalousie en variant aussi les instants qui jalonnent une vie : noces, rondes et romances d’amour, les chansons à boire et les prières… Souvent les paroles espagnoles montent vers la hauteur stridente des cris quand les cantigas de amigo du Portugal sont d’un sombre pathétique. C’est cette Saudade, vertige nostalgique, qui perdure jusqu’à nos jours. 

     Une danse enjouée traditionnelle de Salamanque - la vièle en semi pizzicato avec l’archet y ajoute des rythmes de boléro - achève le concert. En une nuit, tous les parfums d’Espagne se sont répandus sur la pierre saturée par la chaleur du soleil. 

(c) Yannick Seuret45e FESTIVAL JAZZ A JUAN 21-VII-2005. 
Antibes-Juan-les-pins 
Mythique trio de Keith Jarrett à l’inspiration abrégée 

     Ce soir il y avait un feu d’artifices à Cannes que l’on voyait derrière la pointe de Golfe Juan. Nuit magique avec pour autre décor le « Provençal », l’hôtel de Charlie Chaplin, abandonné, avec ses fenêtres béantes, quelques fans hippies sur le toit et derrière nous, sous une quasi pleine lune, les pins bordant les gradins géants : c’est la célèbre pinède Gould. Dans lepetit journal Jazz à Juan, Keith Jarrett, familier du lieu depuis douze ans, s’exprime sur le site : « A Juan-les-Pins, la scène est tellement particulière, installée face à la mer, qu’elle nous permet de créer autour de plusieurs éléments naturels en jouant par exemple avec les vagues et la mer, ou le son des oiseaux, des cigales ou des pompiers ». Une mer pourtant muette ce soir… « la mer m’aide à créer comme la lumière qui change continuellement à Juan pendant le concert jusqu’à la tombée de la nuit » 

     
Les amateurs et fans du pianiste ont parfaitement caractérisé un jeu, une silhouette désormais idéntifiés. Keith Jarrett est dans la corporalité ! Tous le savent. Mais pour nous, heureux mélomane festivalier, glanant de concert en soirée, les petites émotions qui font les grands souvenirs, il est frappant de comparer cela au concert du contre-ténor Christophe Dumaux du 8 juillet, à celui du flûtiste Michael Form du 18 juillet : la corporalité est la musique et l’instrument le prolongement du corps. Ce n’est pas que Jarrett danse, se lève du tabouret, regarde les entrailles du piano, se penche vers le public, sourit de ses trouvailles. Non, il est tendu vers le son, le pianiste est le prolongement de la tension de l’improvisateur. Son oreille mène le corps, elle est comme suspendue vers l’avenir de son jeu « votre système nerveux doit être en état d’alerte permanent » : quand la ligne monte, tout son corps monte et il use de ce mouvement du corps comme la matrice de la phrase. Quand sa main est là où son oreille l’amène, commence la suave et sublime péroraison de la ligne mélodique faite de bottes, de profusions et rappelant la fin de l’aria des variations Golberg comme la souplesse de Ravel, et Jarrett plie ses jambes et se rassoit : dans une interview il précise : « la maxime de l’improvisateur est : la sécurité en dernier. Il suit la pensée du tremblement.Voilà pourquoi, souvent, pendant mes concerts, je danse avec le piano, je me lève, je me penche en arrière, je me lance sur les cordes ». La pensée du tremblement, un arcane du génie. 

     L’alchimiste du verbe comme des combinaisons sonores s’ingénie à brouiller les pistes, surtout sur son clavier : souvent la main gauche se bornait à faire de beaux accords tandis que la main droite déversait la manne mélodique. Le jeu évoque les virginalistes. Dans le solo de Gary Peacock, le silence des mains de Jarrett était éloquent ; parfois c’était un son dans la résonance, un écho impossible à transcrire sur la partition. Ici Peacock, idole des bassistes, libère sa main, chante une mélodie sans perdre la fondamentale ; Jack Dejohnette, raffiné avec des balais flegmatiques suit la carrure physique de Jarrett, explore les couleurs, fait sonner un timbre de cristal quand Jarrett tinte aux aigus, exalte tout, de façon sporadique. Il n’a pas besoin de faire montre sans dessein d’un tambour ou d’une timbale, il est là à l’instant précis. On comprend pourquoi le trio est mythique. Ces deux-là sont bien les égaux de Jarrett. Ses compagnons, exhausteurs de son, un peu trop amoureux de son autorité. On regrette que Dejohnette n’ait pas fait plus de solos. En même temps, cette rareté était d’un prix fabuleux. Remarquable le cinquième numéro : un perpetuum mobile sur deux notes qui n’avait plus besoin de s’exprimer une fois ancré dans les mémoires, repris à la contre-basse qui l’amplifie en alternance avec ses diminutions solistes avant que Jarrett ne relance le thème dans la courte petite conclusion coquine. C’est la pause. 

     On attendait une deuxième partie aussi longue, mais un adorateur coupable d’un flash interdit bouleversa la donne et la deuxième partie fut trop brève, mais quelle partie ! Pour certains elles fut malheureuse, bâclée, réutilisant des poncifs ; pour d’autres c’est ce qu’ils attendaient. Une composition débute avec des résonances, avec des folies de contre rythmes et toujours cette abondance de belles phrases, une deuxième improvisation très longue, est un peu latino avec des élans de quarte puis le pianiste s’installe – ce que l’on attendait tant – dans une batterie pianistique qu’il transporte en transe car depuis les concerts du Japon, il découvre la puissance créatrice de sa main gauche. Puis cette batterie s’estompe dans ces fameuses notes à peine jouées, ovation frustrée de plus de musique. Attente du public, mot en anglais « ne bougez pas ! » exprimant en fait la volonté de la star de cesser et quand bien même une dernière improvisation libérée avec une conclusion sur une appoggiature : classicisme, ou plutôt « baroquisme » à la manière de Bach. On sait l’amour du pianiste et l’amour qu’a le jazz en général pour cette idole rythmique (qui ne connaît pas les duos jazzy et déhanchés des cantates ?) mais cette fin a toute les allures d’un pied de nez aux trois mille personnes qui sont venues et qui ont trop remué. Finissons donc sur le souvenir de ce perpetuum en transe, cette batterie qui fut le joyau attendu par le public « vers l’inconnu, avec le son comme véhicule, à l’écart de la seule volonté : là où il n’y a plus besoin de prendre de décisions. Quand on joue sur une pulsation donnée et que celle-ci devient de plus en plus forte, je peux comprendre que l’on puisse avoir peur de se perdre soi-même dans ce rythme.  » C’est parce que ce soir il a plongé dans cette frayeur ou ce dégoût naturel à tout musicien que Jarrett mit un terme à son improvisation, faisant mine de faire un caprice et n’en déplaise au public et par respect pour les créateurs, c’est bien ainsi. Lire la chronique d’Andrée Delacroix du DVD sorti cette année sous le label TDK. 

Crédit photographique : Domaine Renoir : © Conseil général - G. Veran. Keith Jarret ; © Yannick Seuret et © DR pour les autres visuels 


vendredi 5 août 2005

Gilles Colombani ; Résurrection baroque à Saint-Maximin


Entretien avec Gilles Colombani, initiateur du Festival « Baroque en Provence ». L’homme est tenace, passionné par la musique baroque. Il porte le projet d’un nouveau festival de musique baroque dans un site exceptionnel qui est aussi un chef-d’œuvre architectural marqué par le XVIIe siècle et la naissance du Roi Soleil. Il désire restituer à Saint-Maximin, une antique tradition où la musique faisait vibrer les pierres. Ce pragmatique opiniâtre, ébloui par les proportions exceptionnelles de la Basilique Sainte-Marie-Magdeleine, a regroupé autour de son projet plusieurs personnalités dont le chef d’orchestre Hervé Niquet. 


D’où vient votre passion pour le Baroque ? 
Gilles Colombani : 
Je l’ai toujours aimé ! Je regrette de ne pas avoir suivi de carrière musicale. J’ai été organiste, d’abord immergé dans le répertoire romantique. J’étais un inconditionnel de Berlioz, j’avais une sorte de prédisposition pour la musique française, déjà ! Peut-être qu’en avoir trop écouté me disposait inéluctablement vers le Baroque. Mais ce n’est pas moi qui suis venu au Baroque, c’est le Baroque qui est venu à moi, grâce à un jeu électronique, le CDrom édité par la réunion des musées nationaux, et consacré au château de Versailles. Le jeu permettait d’entendre comme fond musical le Te Deum de Lully. Il s’agissait d’un enregistrement d’Hervé Niquet. J’ai acheté ce disque et je devins un amateur de musique baroque. A partir de là, mon rêve a été d’inviter le Concert Spirituel et Hervé Niquet pour un concert. J’ai les ai donc contactés. Par la suite, au hasard d’un passage à Fréjus, Hervé Niquet est venu à Saint-Maximin. Il a logé à l’hôtel du Couvent Royal et voilà : comme nous tous, le lieu l’a convaincu. Il a été enthousiasmé par l’acoustique, le jubé de la basilique, l’orgue historique. La Basilique est un lieu exceptionnel, un écrin désigné pour la musique baroque. 
Te Deum de Lully. Cette œuvre est devenue comme un emblème pour moi. Vous comprenez à présent pour quelles raisons… 

Parlez-nous du concept qui préside à votre festival et quel est l’angle de votre programmation ? 
GC : 
Notre programmation nous permet d’ajouter aux concerts, un volet pédagogique comprenant une master-class de plain-chant. La Basilique est faite pour cela grâce entre autres à la présence de l’orgue historique. Pour recruter le chœur des stagiaires, nous avons sélectionné les élèves-chanteuses à travers un réseau de chefs de chœurs, de Rodez à Perpignan, de Toulouse à Montauban, de Lyon à Aix-en-Provence. Nous souhaitons redonner à Saint-Maximin la place qui était la sienne dans le passé, en particulier à l’époque baroque. C’était un lieu où l’on ne faisait pas que passer mais où l’on savait aussi s’arrêter. Saint-Maximin, de par ce lien qui associe la ville à la figure de Sainte Marie Magdeleine, était un lieu de pèlerinage, une destination particulièrement convoitée à laquelle on se préparait. 
Dans l’Antiquité, Saint-Maximin était une cité lacustre, -que l’on ne peut fouiller faute de moyens- ; la ville comprenait l’oppidum du Mont Aurélien ; puis l’arrivée des « Sept de Béthanie » inscrit définitivement le site dans l’Histoire religieuse. Il s’agit des personnalités proches du Christ : les Marie, Lazare et l’aveugle miraculé. Alors que Lazare fonde Saint-Victor aujourd’hui à Marseille, que les Maries donnent leurs noms aux Saintes-Maries-de-la-Mer, Marie-Magdeleine évangélisait notre pays et décidait de se fixer dans la Baume, -la grotte, en provençal-, d’où la « Sainte-Baume ». Elle devait y mourir avec Sidoine l’aveugle miraculé dans les bras de l’évêque Saint Maximin qui déposa ses reliques en prévision des invasions. Au XIII ème siècle, Charles II d’Anjou racheta les terres au Pape pour y édifier la Basilique en l’honneur de la Sainte. C’est Louis XI qui permit l’achèvement du chantier. Les orgues des frères Isnard, mondialement reconnus parmi les plus beaux de France, datent quant à eux, de 1772. Sur la route de Saint-Jacques de Compostelle, la Basilique a toujours été visitée par de nombreuses personnalités religieuses ainsi que par les Templiers. Depuis les « Panégyriques de Saint Marie Magdeleine » sont une célébration importante du calendrier de Saint-Maximin. Les reliques de la Sainte, - un crâne enchâssé dans de l’or- sont sorties de la Basilique en grande pompe lors d’une célébration à laquelle toute la population est conviée. Pour nous, organiser le festival, la veille des Panégyriques, était une gageure. Mais la date que nous avons choisie prend toute sa valeur car nous avons décidé, dans le cadre des fêtes en l’honneur de Marie Magdeleine, de donner les Vêpres dédiées à… Sainte Madeleine, Vêpres du XVII ème siècle. Les complies de Louis XIV que nous avons aussi sélectionnées évoquent un autre épisode tout aussi légitime au regard de l’histoire de la Basilique. Louis XIV produisit un édit pour avoir le droit, -les rois de France venaient ici en habits humbles-, de se présenter en grande pompe devant Dieu. Il y vint en 1660 et fit cadeau de l’hôtel de porphyre. La mère de Louis XIV, Anne d’Autriche est venue aussi prier Marie Madeleine pour avoir un fils. La naissance du Roi-Soleil a marqué le lieu. Le Souverain devait bien rendre grâce à la Sainte qui lui avait permis de naître… 
L’histoire de Saint-Maximin est particulièrement riche. Il est fascinant de constater que la musique y occupe une place cruciale. 

Comment assurez-vous le volet pédagogique pour le plain-chant ? 
GC. : 
C’est Rolandas Muleïka, Directeur de la classe de Polyphonie et spécialiste du chant médiéval au Conservatoire National de Région de Toulouse qui coordonne notre volet pédagogique. Le travail des jeunes filles est ponctué par un examen : l’interprétation des Vêpres Solennelles puis des Complies en pleine nuit. Vêpres et Complies encadrent le programme interprété par le Concert Spirituel. 

Que sont vêpres et complies ? 
GC : 
Les mâtines sont les prières du matin ; les vêpres, les prières de l’après-midi ; les complies, celles de la nuit. Le programme de la seule soirée du 20 juillet suit l’ordre établi : nous avons fixé les vêpres vers 19 heures ; les complies à 23 heures : nous souhaitions offrir aux festivaliers l’expérience de la Basilique plongée dans le noir. Le chœur des chanteuses est caché derrière l’autel. Seules les bougies tenues par les jeunes filles éclairent le vaisseau : la pénombre favorise l’intensité des prières et aussi le mystère de la musique. 

Comment imaginez-vous le festival dans quelques années ? 
GC : Je souhaite inviter d’autres personnalités musicales aux côtés d’Hervé Niquet. La notion de festival musical qui se déroule l’espace d’une seule nuit donne à notre projet sa cohérence et sa singularité. En prenant appui sur la beauté des lieux et surtout leurs qualités acoustiques, j’imagine un parcours baroque associant le Couvent Royal, -superbe lieu lui aussi-, le magnifique cloître dont l’acoustique semble parfaite pour la musique de cour, plus intime ; le réfectoire adapté pour la musique médiévale vocale, enfin la Chapelle Royale qui est chauffée. Mon projet serait aussi de faire venir les mélomanes en hiver : un nouveau pari que je veux relever car notre pays est tout aussi beau en dehors de l’été ! 


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