mardi 25 avril 2006

Entretien au Maggio FIorentino avec Sylvano Bussotti


Souvenirs de l’enfance, découverte et visions de Mozart et de l’Opéra, place de Monteverdi, des modernes et des interprètes complices, premières mises en scène, écriture et composition : entretien exclusif.

On parle souvent de Mozart enfant, pourriez-vous nous parler de Bussotti enfant ? 

J’ai été amené à la musique entre quatre et cinq ans et ce fut pour des raisons quotidiennes puisque mon père était ouvreur au Théâtre Comunal de Florence. Parfois il me conduisait à des représentations d’opéra, à des concerts. On m’a choisi le violon parce que mon père connaissait l’un des musiciens de l’orchestre auquel il a dit : « puis-je vous amener mon petit enfant ? ». Je ne me voyais pas petit dans ma tête, mais j’étais quand même un bébé, et lorsqu’on m’a dit « chantez un peu… » j’ai répondu : « oui, maître ! je vais chanter Celeste aïda » de Verdi. J’ai chanté cela approximativement, mais j’avoue que j’ai pu entendre depuis Beniamino Gigli et que maintenant, grâce à lui, je chante cela à la perfection ! On m’a fait cadeau d’un quart de violon, et voici un vieux cahier noir, mon journal, que je tiens depuis mon enfance. Premier octobre 1941 : j’y faisais des dessins à la main, montagne, école, maison, et à nouveau l’école :  c’est la classe de violon, je n’en envisageai pas une autre. Me voici assis devant un maître en train de jouer du violon. J’avais neuf ans. Voyez comme je me dessinais plus grand, je me sentais adulte. C’est fait avec une telle précision que j’en ai, en regardant tout ce passé, les larmes aux yeux. Diario della mia vita. On voit le directeur du conservatoire, table et fenêtre, vue de Florence d’en haut, le théâtre… je travaillais beaucoup ce qu’on me faisait apprendre à l’école, mais j’affectionnais les mouvements lents des sonates. Un des premiers morceaux qui m’a frappé, fut la Sonata de Alberti et je fis mes armes sur le Concerto pour violon et orchestre de Nardini ; par la suite j’ai su que c’était un faux. Puis Corelli, la Folia. Ensuite, regardez dans le journal, j’ai dessiné les chœurs du conservatoire, de l’église avec les prêtres, et vite ce fut, encore petit, la création d’un opéra de Dallapiccola où ma mère m’a conduit. L’opéra s’achevait sur un chœur innocent « il n’y aura plus jamais de vol de nuit », ce sur quoi, le public scandalisé par les sonorités modernes a trouvé bon de rebondir. Evidemment la musique, je ne l’ai pas du tout aimé, mais ce petit homme, là, modeste sous les huées du public m’a énormément plu. Je suis reparti enthousiasmé par cette apparition. Bien après, j’ai été, comme vous le savez, son élève.

Ma première composition écrite fut toujours gardée par ma mère : un petit bout de papier où j’avais tracé moi-même la portée. Première esquisse « composée » dont j’ai mémoire, entre cinq et six ans, « les hirondelles ». La tonalité ut majeur, l’absence d’accidents, le rythme binaire ; pour moi, en observant un vol d’oiseau, cela, c’était bien les hirondelles.


Où s’est passée votre rencontre avec Mozart ?

Il me semble en plein air, au théâtre d’Aix-en-Provence ; mais très probablement bien avant, au festival du Mai Florentin. Le premier Mozart que j’ai  du écouter, c’est ce menuet célèbre pour les débutants violonistes, puis la marche turque, etc., ce que je trouvais banal et entendu. Ainsi le tout premier vrai contact, ce fut l’opéra. Entre quatorze et seize ans, un camarade plus âgé dans la classe de violon, perpétuellement à la recherche d’argent, m’imposait parfois l’achat de ses partitions : il me « tapait » avec cela ! Il m’a vendu aussi « Adelaïde Konzert » de Mozart, cela me plaisait beaucoup et je viens de le citer  dans l’œuvre commandée par Florence. Les autres grands moments en compagnie de Mozart furent quelques mises en scène pour lesquelles j’ai aussi dessiné les maquettes, les costumes et peins les décors. La Clémence de Titus à Palerme. Je ne me suis pas borné à la scène,  j’ai mis des figurants partout dans la rue, sur le toit du théâtre, fait défiler des armées romaines à l’extérieur, j’ai immergé la ville dans le spectacle. Puis, Cosi fan tutte de Turin fut une expérience totale puisque j’eus carte blanche. Or, l’entrée des artistes et celle du public « pauvre », donnaient en ce temps là encore dans une cour qui, elle-même, s’ouvrait sur des ruines. J’ai fait reconstruire à l’identique, dans le théâtre, ces ruines. Et comme la présence de la mer était obligatoire pour cet opéra, le tout recréait une telle atmosphère que beaucoup s’exclamèrent : « c’est comme quand on est à Naples ! ». C’était misérable à souhait et je faisais des filles napolitaines, les héroïnes du drame. Don Alfonso était un véritable macro. Cela puait. Un succès gigantesque. On était  juste à la sortie du film Amadeus et je fis du grand repas final une sorte de parodie cinématographique. Mais je me rappelle aussi avoir tiré de Bastien et Bastienne un suc particulier, le spectacle semblait très « sexuel », pas du tout innocent. Bastienne chantait parce qu’on lui donnait la fessée.


Pourriez-vous nous rappeler quelques uns de vos passages préférés chez Mozart ? 

C’est le « benedictus » du Requiem. On a dû l’attribuer à Süssmayer, même à Salieri et dicté sur un lit de mort. Mais une semblable ligne mélodique se trouve déjà dans Cosi fan tutte, à chaque fois qu’il y a « tendresse ». Même si c’est seulement dicté par Mozart, c’est l’essence de Mozart. Car la marque mozartienne, c’est l’angoisse, la douleur. Même les motifs les plus XVIIIème qui, à l’extérieur ont l’air amusés, reviennent vers une situation harmonique et rythmique d’une signification tragique : l’effet, c’est l’angoisse. Tenez, une sonate : c’est un malade mourant qui vous soupire. Dans l’adolescence, j’étais très lié à une demoiselle qu’on croyait ma fiancée, nous étions tout le temps ensemble. Elle jouait souvent l’introït d’une sonate en la mineur. De la noblesse franco-turinoise, Antoinette D.C.B. abandonnera le piano pour la danse où elle deviendra remarquable.


Quelle est la place des compositeurs anciens dans vos sources ?

Monteverdi avant tout. Pour sa relation avec le texte. Je ne pense pas qu’il existe un compositeur moins ou plus atemporel que Monteverdi. La musique n’est pas si elle ne se dépasse. Le temps musical n’a rien à voir avec celui de l’horloge ni avec cette sorte de solfège bien retenu de l’histoire. Ecouter en disque ou à la radio ma propre musique, me laisse souvent insatisfait, car le son et l’interprète doivent rester « physiques », vivant devant moi. Certes, Mozart se croise de temps en temps dans l’oreille, mais je rebondirais volontiers beaucoup plus près, pour aller vers Borodine (son deuxième quatuor !) et, pour ne pas parler de Schubert, victime illustre ; plus prédestiné que j’estime Juliette par le Divin Marquis dans l’hommage littéraire célèbre.
 

Venons-en, si vous le voulez bien, aux contemporains …

Voilà que les personnages qui apparaissent ne sont pas nécessairement compositeurs de musique. Max Deutsch, Heins-Klaus Metzger et Adorno. Puis Max Ernst, Marcel Duchamp, surtout Carmelo Bene, acteur ; mon oncle Tono Zancanaro, et mon frère Renzo Bussotti, peintres. En revenant à la musique, Bruno Marderna et Luigi Nono. Aujourd’hui Luis de Pablo. Puis le poète Marschall Von Bieberstein  et l’écrivain Casadei Turroni, ce dernier très jeune. Et je m’aperçois d’une majorité disparue entre tous ses noms qui, souvent par couple, dictent le vrai dialogue. Mon ami Rocco Quaglia, danseur et chorégraphe, donne un prétexte quotidien à mon travail. Cathie Berberian en demeure la voix.  


Dans une œuvre, on trouve certes les références aux antécédents mais aussi une poétique personnelle, pourriez-vous nous faire cadeau d’une évocation de votre poétique ?

Mon œuvre, on l’approche superficiellement, si on ne connaît pas un peu ma peinture et ma littérature. Pour celle-ci, on peut lire par exemple Disordine alfabetico, dernier ouvrage paru en date. Mais aussi ma poésie publiée, les livrets de mes opéras. Il est important de dire que mes années parisiennes ont compté, les amitiés surtout, l’amitié avec Roland Barthes, mon travail approfondi sur Antonin Artaud et je ne m’entretiens pas avec vous des vivants. Pour la peinture, un de mes tableaux fut exposé au musée d’Orsay, à côté de Van Gogh, et c’est surtout cela qui m’a rempli de bonheur en plus de ce que l’œuvre musicale fut jouée là à partir du tableau et inspiré par lui. A son époque, Monteverdi a beaucoup parlé de l’harmonie des corps humains, de la musique qui sort de la chair. Pour Monteverdi, il est clair que tout son opéra en découle. Une ligne mélodique, une harmonie, une expression rythmique, sont souvent engendrées sur la page musicale par un corps humain, ce que le modèle vivant est dans la salle de l’atelier, pour le peintre. 

Une toute dernière chose :   mon vécu des différents systèmes, tonal, dodécaphonique, sériel voir atonal et a-sériel. Il est vrai que dans l’organisation des sons, les « douze » l’emportent chez moi, spontanément ; pourtant souvent je découvre après coup, que les agrégats finissent par se classer dans les harmonies très anciennes. Cela me rappelle ce que Max Deutsch pensait : « la musique est harmonie ou n’est pas ». Evidement tout ce qui est électrique, magnétique, concret… tous ces appareils plus ou moins réglés… non, je préfère les humains.


Nous nous rencontrons à l’occasion de la création de votre nouvelle partition mozartienne dont vous avez reçu la commande du Teatro Comunale de Florence. Quel est l’historique de la commande, la genèse de l’œuvre et sa conception ?

En mai 2005 à Naples, on m’a commandé une œuvre inspirée par Mozart, l’intention était de devancer l’année Mozart le plus rapidement possible. J’ai répondu avec une œuvre simple, et j’avais simultanément d’autres sollicitations avec le même objectif ; j’ai intitulé cette oeuvre orchestre mozartiane I au pluriel. Mon intention était par là de signifier que le compositeur renonce sciemment d’utiliser l’orchestre habituel, mais choisi une formation « mozartienne » légère, modeste : cordes, cuivres et timbales (pas toujours). « Nel nome » est le sous-titre de ce premier volet, c’est-à-dire « in nomine » en italien puisque le fondement de l’œuvre est ce fameux passage du benedictus dont j’ai parlé tout à l’heure. Pour le théâtre comunal de Florence le deuxième volet, II, a un sous-titre pris dans un texte de Nietzsche « rebus bene gestis », à savoir « affaires bien gérées » qu’il faut comprendre dans le sens de faire bien ce que l’on fait. Cette œuvre suscite un soliste, concertante obbligato, la petite trompette. Une citation : « ritoccare il nostre concetto dell’universo per quel pezzetino di tenebra greca », « retoucher notre concept de l’univers par ce petit morceau de ténèbre grecque » - jugement insolite sur la Grèce, ce petit morceau de ténèbre. Mais « j’ai senti que tous les arts tendent vers la musique, l’art dans lequel la forme est le fond », « sentii che tutte le arti tendono alla musica, l’arte in cui la forma é lo sfondo ». Jorge Luis Borges. L’œuvre dont il s’agit, ce petit morceau de ténèbre grecque, c’est la sonate en la mineur KapV 310. Le piano solo ne serait que du Blanc et Noir, l’orchestre apporte la couleur. L’acciaccatura ramène au chromatisme, d’où la série de douze sons tout autour de l’œuvre, et surtout, c’est un geste sonore. Et ce geste est allié au mouvement rythmique : Allegro maestoso. Trois accents battus débutent, aux timbales, et tout de suite l’accord rapide. Humorisme sur les prétendus coups du destin chez Beethoven et juste après, la trompette affirme la fameuse acciaccatura, puis encore timbales, qui esquissent une « petite phrase » et après une page d’orchestre, pleine, avec accompagnement de figures rythmiques répétées. Celles-là même que Mozart n’avait jamais le temps d’écrire car il ne composait que la ligne basse et aigue, laissant à ses parents, élèves, amis, le soin du remplissage manquant. Là,vous allez écouter l’œuvre et découvrir vous-même son chemin.

 

dimanche 23 avril 2006


23 avril 2006 : Monteverdi, Schütz et la danse .Luxueuse représentation des ballets de Monte-Carlo au Grimaldi Forum, salle des Princes. Triple Chassé-croisé : un ensemble invité, Akadêmia sous la direction de Françoise Lasserre ; une chorégraphie signé Jean-Christophe Maillot,  bâtie sur la musique de Monteverdi ; une autre chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui, intégrant la douleur des œuvres de Schütz. Quadruple chassé croisé enfin : les costumes sont de Karl Lagerfeld ; quintuple même : les lumières de Dominique Drillot… par notre envoyé spécial à Monaco, Cédric Costantino.

Prestige du lieu et valeur de la salle
D’une telle richesse, on ne peut qu’être admiratif : où est-il donné de pouvoir exercer le regard, l’ouïe et l’intellect sinon ici où plane le souvenir des Diaghelev-Stravinsky-Picasso. D’abord une salle rouge et neuve, dotée de colonnes ioniennes décoratives, soit parce que l’on est sous la mer dans une Atlantide, soit c’est une allusion (en texture bétonnée) aux belles colonnes de Bayreuth. Chez Wagner, elles sont faites pour l’acoustique, ce n’est malheureusement pas le cas ici ! D’où une sonorisation des œuvres qui force les cordes pincées au continuo (luths et archiluths), abîme, par exemple, la magnifique Colascione-Toccata de Kapsberger, cette pièce qui, ce soir, habilement orchestrée, retrouve son parfum de mélancolie médiévale (elle imite un vieil instrument, le colascione) et qui, pour des oreilles modernes, évoque la musique rock. 

Françoise Lasserre polit le son
Akadêmia, c’est une perfection de la couleur. Le continuo a tous les accents des dernières découvertes, ceux des instruments retrouvés : le récent lirone, le géant violone. Manque le cervelat si doux, mais cornets et trombones en compensent l’absence. Imaginez l’alto supplier « épargne ! » au milieu de ces glacis d’un autre monde. Entendez soupirer le cornet à bouquin, cet instrument réputé festif, dans la passacaille de Biagio Marini… Akadêmia, c’est aussi de bons chanteurs, en particulier le ténor I (connaissance des effets théâtraux de la langue italienne). Si, objectivement, tout commentaire pour ce genre d’ensemble est de dire : « perfection ! », reste à choisir subjectivement son camp pour le goût esthétique. Or c’est peut-être une beauté toujours placée dans la production du son plutôt que du sens, est-ce à cause d’un manque de liberté individuelle sous la direction ferme du chef ? C’est un ensemble « Renaissance », entendons par là que chez lui l’ « harmonia é padrona de l’oratione » à l’inverse de l’adage de Monteverdi. La « sprezzatura » (façon de hâter et de ralentir le temps suivant les affects) ou si l’on veut le « tactus di petto » (le rythme selon le cœur) pâtissent. Tendance française de lire la musique ?

Jean-Christophe Maillot nimbe Monteverdi d’un clair obscur poétique.
Tandis que le « Magnificat » de Monteverdi débute, quelque peu tronqué de versets essentiels, la danse, fluide, faite de vagues de bras, enchaîne un méritant solo d’homme, un duo, un trio symbolique de la trinité sous les auspices de bougies solitaires suspendues au ciel. Puis, pour les « Madrigaux de Guerre et d’Amour », une bougie rouge, escortée de sa troupe de soupirantes blanches, relate l’amour pétrarquisant et c’est un pas de « Donna crudele » (Dame cruelle) sur l’onde des mains d’hommes contrits, contrits mais qui montent la déesse au ciel en suivant la musique. Une lumière venue des tableaux de Georges de la Tour enveloppe les costumes, essence de la renaissance, sans ostentation, du grand couturier pré-cité. « On peut faire toujours de très belles choses en do majeur » disait Schönberg, c’est le cas de ce ballet : la poésie, ne cherchant pas à se faire novatrice, surgit pour le plaisir du spectateur. C’est un écho de celle (novatrice pour le coup !) de Monteverdi. Car d’émotion, quiconque sait qu’il n’en manqua pas… 

Sidi Lardi Cherkaoui charge Schütz du poids du monde
Nous en étions là sur le plaisir et l’émotion quand s’ouvre derechef le rideau. L’écran géant déroule la marche douloureuse, sublime d’une africaine amputée, pour se figer sur l’indicible et passagère profondeur d’un fugitif regard. Toute une sensibilité, une intensité philosophique. Pendant ce temps, tel un pantin cassé : le danseur. A l’arrêt de l’image, on vient le chercher en costume de groom. Là encore, techniquement, rien de trop novateur. Rien de démonstratifs pour les danseurs ni de trop esthétisant. La forme est soumise au fond et par là en devient belle : la sensibilité du tout, difficile, forte, en fait un chef-d’œuvre. 
Plusieurs niveaux de lecture donc : d’abord, les horribles cruautés, le quasi génocide de la guerre de Trente ans. Cette amertume, Schütz l’a vécue. Il en donne un miroir dans l’angoisse réelle de son inspiration. Ensuite, l’Allemagne fasciste et l’imagerie des fêtes vaines aux années folles avec leurs coupes de champagne. Ce fut l’univers d’un Otto Dix, d’un Berg. C’était cet univers freudien où la boîte de Pandore est réouverte par la fatale Lulu, femme dont est un peu héritière la principale protagoniste du ballet. Cette imagerie est en sus assimilée aux colons d’Afrique car telle est la troisième lecture : l’Afrique colonisée, soumise au poids de sa misère. Le lustre du bal sur la scène devient, sur l’écran, le lustre de l’église africaine ornée de la plaque signée Jean-Paul II : « à la douleur noire ». Et cette église reprend la religiosité de la musique de Schütz. 

Violences sur le spectateur
Les trois niveaux ainsi précisés, se mêlent plusieurs fois : une valse des colons sous un rythme africain heurte un motet lent et binaire de Schütz a capella…, très producteur d’émotion, de beauté « contemporaine ». Aucune violence ne nous est épargnée : qui pourrait penser entendre une chanson en anglais à la guitare après une heure et demi de musique classique ? Du déjà vu ? Jamais cet artifice n’eut ce sens intense comme ici. Les danseurs se mettent à parler comme au théâtre : nouveau changement de registre ? Non, le « texte reality » parle à la fois de la saleté de la condition de vie au Tiers Monde, de la mort d’un nourrisson « né sans anus » par manque de médecin et de connaissance de l’hygiène. Cela parle encore, autre niveau de lecture,  du naufrage mental d’un suicidé. Le langage utilisé est-il poétique ? Non, c’est un langage totalement courant n’évitant pas les expressions vulgaires, mais simple, naïf, cruel, c’est un matériau dramatique. En revanche l’utilisation en est poétique : prononcée par une danseuse mondaine en suspension, le haut mimant la conversation (coupe de champagne, main sur le menton), le bas sur les pointes dans un superbe et mouvant surplace. Puis deux danseuses disent le même texte, puis trois, puis six, puis enfin en canon, comme dans les passages fugués de Schütz, ceux qui jouent sur les consonnes finales égrenées en escalier d’un chanteur à l’autre. Une danseuse achève seule la phrase interrompue sur un « euh » et cela semble comme cette ligne de l’Art de la Fugue inachevée. 
Quand la pseudo héroïne se roule dans un tas d’ordure et y disparaît tandis qu’une ballerine reprend la souffrance du pantin initial, ce n’est pas encore la fin ? Peut-être y voit-on un peu de longueur ? Non encore, c’est que l’intensité fatigue quand on la ressent vraiment. Le but est atteint.

 

Monteverdi, Schütz & la danse à Monaco

Luxueuse représentation des ballets de Monte-Carlo au Grimaldi Forum, salle des Princes. Triple Chassé-croisé : un ensemble invité, Akadêmia sous la direction de Françoise Lasserre ; une chorégraphie signé Jean-Christophe Maillot,  bâtie sur la musique de Monteverdi ; une autre chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui, intégrant la douleur des œuvres de Schütz. Quadruple chassé croisé enfin : les costumes sont de Karl Lagerfeld ; quintuple même : les lumières de Dominique Drillot… 

Prestige du lieu et valeur de la salle
D’une telle richesse, on ne peut qu’être admiratif : où est-il donné de pouvoir exercer le regard, l’ouïe et l’intellect sinon ici où plane le souvenir des Diaghelev-Stravinsky-Picasso. D’abord une salle rouge et neuve, dotée de colonnes ioniennes décoratives, soit parce que l’on est sous la mer dans une Atlantide, soit c’est une allusion (en texture bétonnée) aux belles colonnes de Bayreuth. Chez Wagner, elles sont faites pour l’acoustique, ce n’est malheureusement pas le cas ici ! D’où une sonorisation des œuvres qui force les cordes pincées au continuo (luths et archiluths), abîme, par exemple, la magnifique Colascione-Toccata de Kapsberger, cette pièce qui, ce soir, habilement orchestrée, retrouve son parfum de mélancolie médiévale (elle imite un vieil instrument, le colascione) et qui, pour des oreilles modernes, évoque la musique rock. 

Françoise Lasserre polit le son
Akadêmia, c’est une perfection de la couleur. Le continuo a tous les accents des dernières découvertes, ceux des instruments retrouvés : le récent lirone, le géant violone. Manque le cervelat si doux, mais cornets et trombones en compensent l’absence. Imaginez l’alto supplier « épargne ! » au milieu de ces glacis d’un autre monde. Entendez soupirer le cornet à bouquin, cet instrument réputé festif, dans la passacaille de Biagio Marini… Akadêmia, c’est aussi de bons chanteurs, en particulier le ténor I (connaissance des effets théâtraux de la langue italienne). Si, objectivement, tout commentaire pour ce genre d’ensemble est de dire : « perfection ! », reste à choisir subjectivement son camp pour le goût esthétique. Or c’est peut-être une beauté toujours placée dans la production du son plutôt que du sens, est-ce à cause d’un manque de liberté individuelle sous la direction ferme du chef ? C’est un ensemble « Renaissance », entendons par là que chez lui l’ « harmonia é padrona de l’oratione » à l’inverse de l’adage de Monteverdi. La « sprezzatura » (façon de hâter et de ralentir le temps suivant les affects) ou si l’on veut le « tactus di petto » (le rythme selon le cœur) pâtissent. Tendance française de lire la musique ?

Jean-Christophe Maillot nimbe Monteverdi d’un clair obscur poétique.
Tandis que le « Magnificat » de Monteverdi débute, quelque peu tronqué de versets essentiels, la danse, fluide, faite de vagues de bras, enchaîne un méritant solo d’homme, un duo, un trio symbolique de la trinité sous les auspices de bougies solitaires suspendues au ciel. Puis, pour les « Madrigaux de Guerre et d’Amour », une bougie rouge, escortée de sa troupe de soupirantes blanches, relate l’amour pétrarquisant et c’est un pas de « Donna crudele » (Dame cruelle) sur l’onde des mains d’hommes contrits, contrits mais qui montent la déesse au ciel en suivant la musique. Une lumière venue des tableaux de Georges de la Tour enveloppe les costumes, essence de la renaissance, sans ostentation, du grand couturier pré-cité. « On peut faire toujours de très belles choses en do majeur » disait Schönberg, c’est le cas de ce ballet : la poésie, ne cherchant pas à se faire novatrice, surgit pour le plaisir du spectateur. C’est un écho de celle (novatrice pour le coup !) de Monteverdi. Car d’émotion, quiconque sait qu’il n’en manqua pas… 

Sidi Lardi Cherkaoui charge Schütz du poids du monde
Nous en étions là sur le plaisir et l’émotion quand s’ouvre derechef le rideau. L’écran géant déroule la marche douloureuse, sublime d’une africaine amputée, pour se figer sur l’indicible et passagère profondeur d’un fugitif regard. Toute une sensibilité, une intensité philosophique. Pendant ce temps, tel un pantin cassé : le danseur. A l’arrêt de l’image, on vient le chercher en costume de groom. Là encore, techniquement, rien de trop novateur. Rien de démonstratifs pour les danseurs ni de trop esthétisant. La forme est soumise au fond et par là en devient belle : la sensibilité du tout, difficile, forte, en fait un chef-d’œuvre. 
Plusieurs niveaux de lecture donc : d’abord, les horribles cruautés, le quasi génocide de la guerre de Trente ans. Cette amertume, Schütz l’a vécue. Il en donne un miroir dans l’angoisse réelle de son inspiration. Ensuite, l’Allemagne fasciste et l’imagerie des fêtes vaines aux années folles avec leurs coupes de champagne. Ce fut l’univers d’un Otto Dix, d’un Berg. C’était cet univers freudien où la boîte de Pandore est réouverte par la fatale Lulu, femme dont est un peu héritière la principale protagoniste du ballet. Cette imagerie est en sus assimilée aux colons d’Afrique car telle est la troisième lecture : l’Afrique colonisée, soumise au poids de sa misère. Le lustre du bal sur la scène devient, sur l’écran, le lustre de l’église africaine ornée de la plaque signée Jean-Paul II : « à la douleur noire ». Et cette église reprend la religiosité de la musique de Schütz. 

Violences sur le spectateur
Les trois niveaux ainsi précisés, se mêlent plusieurs fois : une valse des colons sous un rythme africain heurte un motet lent et binaire de Schütz a capella…, très producteur d’émotion, de beauté « contemporaine ». Aucune violence ne nous est épargnée : qui pourrait penser entendre une chanson en anglais à la guitare après une heure et demi de musique classique ? Du déjà vu ? Jamais cet artifice n’eut ce sens intense comme ici. Les danseurs se mettent à parler comme au théâtre : nouveau changement de registre ? Non, le « texte reality » parle à la fois de la saleté de la condition de vie au Tiers Monde, de la mort d’un nourrisson « né sans anus » par manque de médecin et de connaissance de l’hygiène. Cela parle encore, autre niveau de lecture,  du naufrage mental d’un suicidé. Le langage utilisé est-il poétique ? Non, c’est un langage totalement courant n’évitant pas les expressions vulgaires, mais simple, naïf, cruel, c’est un matériau dramatique. En revanche l’utilisation en est poétique : prononcée par une danseuse mondaine en suspension, le haut mimant la conversation (coupe de champagne, main sur le menton), le bas sur les pointes dans un superbe et mouvant surplace. Puis deux danseuses disent le même texte, puis trois, puis six, puis enfin en canon, comme dans les passages fugués de Schütz, ceux qui jouent sur les consonnes finales égrenées en escalier d’un chanteur à l’autre. Une danseuse achève seule la phrase interrompue sur un « euh » et cela semble comme cette ligne de l’Art de la Fugue inachevée. 
Quand la pseudo héroïne se roule dans un tas d’ordure et y disparaît tandis qu’une ballerine reprend la souffrance du pantin initial, ce n’est pas encore la fin ? Peut-être y voit-on un peu de longueur ? Non encore, c’est que l’intensité fatigue quand on la ressent vraiment. Le but est atteint.

 

dimanche 9 avril 2006


90 ans pour Dutilleux  - Six notes pizzicato, et ensuite une beauté quasi cinématographique où l’effet virtuose cède au cœur et le cœur au geste, tel est ce prélude sur un même accord. Voilà de la musique nocturne et ineffable dans un métier sans faille. 
« Des flammes », c’est ce que lance, émue de chanter devant le compositeur, la belle Annette Dasch dans ces Correspondances qui sont peut-être l’aboutissement de toute une poétique accumulée à travers le siècle par un grand sensible qui ne le dit pas. Ses choix pour cette oeuvre sont une danse cosmique hindoue qui s’adresse à Shiva, une lettre de Soljenitsyne à Rostropovitch et à sa femme, deux quatrains de Rilke sur le Timbre et le bourdonnement des gongs, des extraits de lettres de Vincent Van Gogh à son frère Théo qui s’achève sur la peur de devenir fou. Quels rapports entre toutes ces lettres ? Tout est à travers les textes, et non dedans, entre les mouvements, et non dans les mouvements. Les « Correspondances » faites entre les lectures choisies sont la « correspondance » que nous adresse Dutilleux. Car enfin peu importent même les textes choisis : d’autres auraient pu parler au cœur du poète musicien. C’est bien plutôt ce qu’il en fait, ce sont les rapports inconscients, situés exactement à cet endroit mallarméen : "Je dis: une fleur! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets."   
Dutilleux, peut-être, lui-même, ne peut exprimer ce qu’il y a dans cette œuvre qui touche autant le public et qui lui a donné d’emblée ce succès important. Il dit « des flammes » et aussitôt apparaît la fragilité de l’homme devant les éléments sonores ; il dit « 1974 » et aussitôt apparaît la violence de notre temps ; il dit « pour toujours »  et c’est, à travers le corps immense de l’orchestre, comme l’halène qui s’échappe de la bouche d’une Didon virgilienne ; il dit « gong ! » et à nouveau l’infini submerge l’auditeur ; il dit « bleu, verts-jaunes et verts-bleus » et c’est l’essence du monde qui surgit de la palette d’un Van Gogh. Mais l’interview que vous lirez vous montrera que c’est sans effort, sans recherche intellectuelle, c’est avec le métier appris et le cœur de la nature humaine. 
Comme celles du dernier Schütz ou comme ce Magnificat anonyme de la Bibliothèque de Sainte-Geneviève vers 1660, d’un vieux polyphoniste à la flamande qui se met au goût neuf des jeux d’orgues, ces pièces sonnent en apparence d’un temps plus ancien que leur date (2001 et 2003) mais dans le fonds, ont des tentatives que ne peuvent se permettre des auteurs moins rompus d’une très longue expérience, à l’image de ce solo des contrebasses dans le suraigu. 

100 ans pour Chostakovitch – nous avions dans la lettre à Slava de Soljenitsyne la présence de Rostropovitch, on avons le son avec le concerto pour violoncelle de Chostakovitch. Et Natalia Gutman était si terrifiante en force que l’on ne peut s’imaginer interprète plus adaptée à une œuvre, qui plus est, la jouant par coeur. Cette graine qu’est le thème célèbre, condensé d’énergie aussitôt prêt à germer, rien n’y résiste ! On est épuisé,  on est morts glacés dans la neige comme cet ami de Chostakovitch (le Quintette qui lui est dédié a les mêmes sons à son début) on est jetés dans la boue, dans l’ironie, dans le désespoir. Elle est la gardienne du goulag et sans tarder, en une demi-heure, elle nous ferre et referme derrière nous, avec la même clef qui l’ouvrit, la cellule au début.   

Crédit photographique
© Yannick Coupannec