mercredi 24 mai 2006

conférence de presse de l'opéra de Nice



Vendredi 19 mai au matin, Paul-Emile Fourny, directeur de l’Opéra de Nice, et Marco Guidarini, directeur musical, présentaient la nouvelle saison du Théâtre niçois, à la Diacosmie, grand bâtiment à la périphérie de Nice où ont lieux répétitions des musiciens et des danseurs, et constructions des décors. 

La diacosmie, usine à création
Conférence de presse de l’opéra de Nice en forme d’exploration guidée dans les coulisses des œuvres en préparation. Dans l’immense vaisseau, sur la route de Digne, l’activité bat son plein. C’est le lieu où, d’une passerelle suspendue dans l’immense salle, le concepteur admire son décor, tandis qu’à un autre étage, l’orchestre répète le prochain opéra à l’affiche, Ariane et Barbe Bleu  sous la lumière naturelle des grandes baies vitrées. Dans la pièce à côté, le ballet s’exerce. Plus haut, on tapisse, on peint, on moule le plâtre, on coud les costumes qui iront jusqu’aux Chorégies d’Orange… mais au centre du bâtiment, le podium de la conférence de presse, entouré de deux morceaux des décors du dernierAïda marque le lieu de la présentation. Les invitations ont conquis une foule attentionnée. Voici une conférence bondée de monde, qui mêlait élus, chanteurs et musiciens, membres de l’association des amis de l’Opéra et amateurs passionnés. « Je n’ai jamais vu une conférence de presse attirer autant de monde, c’est vraiment l’amour de l’opéra ! », s’exclame le Docteur Frère représentant du Conseil Général. 

Des engagements audacieux couronnés de succès en 2006
Le point fort du bilan de la saison qui s’achève est évidemment ce succès confirmé par un public conquis, venu nombreux pour une saison où l’opéra français était à l’honneur, pari qui tenait au cœur de Paul-Émile Fourny et se conclue fin mai, par  Ariane et Barbe-bleue  de Paul Dukas. Ce furent les représentations autour du cycle consacré à la figure de l'écrivain belge Maurice Maeterlinck, de Pelléas et Mélisande de Debussy et bientôt, Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas. La thématique ardue nécessite un retour, comme une jachère, à un répertoire plus classique pour 2006/2007, pourtant lui aussi riche en surprises audacieuses, en engagements éducatifs, comme on le verra. 

Autre point fort : l’engouement pour les concerts délocalisés dans la ville, notamment au musée Marc Chagall et l’esprit de l’ensemble « Apostrophe » que souligne son initiateur, le chef d’orchestre Marco Guidarini. Expérimental, ouvert à des compositeurs modernes tels Dallapiccola et Messiaen, il stimule l’attention du public hors des sentiers rabâchés. Il réussit aussi un équilibre enviable de tout directeur artistique : faire apprécier les terrains inconnus dans de petits concerts, tout en jouissant du répertoire célèbre avec l’orchestre de l’Opéra. Cette réussite permet à la Ville et au Conseil Général de s’engager dans la construction prochaine d’un auditorium, où Marco Guidarini souhaite développer de nombreuses activités pluri-artistiques. 

Troisième point fort : le rayonnement international de l’opéra de Nice qui collabore non seulement en France, avec Montpellier, Orange, Toulon, Avignon mais surtout à l’étranger, avec les maisons d’opéra de Wallonie, New-York city Opera, Buenos Aires, Bilbao, Bologne, Trieste, les pays de l’Est avec, en Slovénie, Maribor, au Liban, Balbek, et Tel Aviv en Israël et encore Hong Kong … la baguette de Marco Guidarini est certes très appréciée. Les mises en scènes de Paul-Émile Fourny, ses idées de productions, sont le grand vecteur des collaborations ici et là, établies. Enfin Nice a permis des prises de rôles par de grands chanteurs, comme le Werther de Villazon, et surtout c’est à Nice que Nathalie Manfrino a pu s’exprimer et obtenir ensuite, sa distinction aux Victoires de la Musique.

Une nouvelle saison marquée par l’audace
« Norma » de Bellini, coproduction slovène, ouvre la saison nouvelle sous la direction de Fabrizio Maria Carminati avec une mise en scène de Paul-Émile Fourny, décors de Poppi Ranchetti ; Maria Alessandra Rezza sera Norma. 

« Don Pasquale » de Donizetti permet une prise de rôle par Marc Barrard, direction musicale de Sergio Monterisi, mise en scène de Claire Servais. 

Pour les fêtes de fin d’année, Nice (en compagnie  d’Avignon)  propose l’opérette trop peu donnée en France, de Lehar : le « Pays du sourire », dirigé par David Heusel, mise en scène de Paul-Emile Fourny,  et le concours des ballets de l’Opéra dans une chorégraphie de Eleonora Gori. 

« Cosi fan tutte » dirigé par Marco Guidarini, production de l’opéra Royal de Wallonie, prolonge l’année Mozart avec, entre autres, Nathalie Manfrino (Fiordiligi) et Jean-Philippe Lafont (Don Alfonso). 
Une création mondiale prolonge l’esprit de découverte et d’innovation des années précédentes (on se rappelle l’expérience du « Chemin des Abeilles » dont le livret fut écrit par des classes d’école). Ce sera « Sans Famille », célébre roman qui n’avait pas encore connu les honneurs du chant. Jean-Claude Petit en compose la musique sur un livret de Pierre Grosz. Il dirige lui-même et Paul-Émile Fourny fait une fois de plus la mise en scène, Frédéric Pineau les décors, Barry Collins la chorégraphie du ballet. De grands artistes lyriques participeront à cette création dont Jean-Philippe Lafont, « tous passionnés par cette expérience nouvelle ».  

Autre choix qui comble une attente, non pas tant audacieux que nécessaire par l’existence à Nice d’un réel public pour le répertoire ancien : retour de l’Ensemble Baroque de Nice à l’opéra dirigé par Gilbert Bezzina qui collabore, comme pour la « Rosmira Fidele » de Vivaldi (il y a trois ans) avec Gilbert Blin pour la scénographie. Au programme Haendel : « Teseo », chanté par Jacek Lazckowski qui sera  entouré notamment de Pascal Bertin, et Damien Guillon.
Notons, la « Vedova scaltra » de Wolf-Ferrari qui est une production de l’opéra de Montpellier. Marco Guidarini dirigera, et René Koering mettra en scène. 

Avec « Nabucco » (incarné par Franck Ferrari), le Théâtre niçois achève sa nouvelle saison. L’Opéra répond au vœu du Comité Garibaldi de la ville de Nice car 2007 permettra de célébrer le héros de l’Unification Italienne dont Giuseppe Verdi fut proche. 


Petit aperçu des nombreux concerts
De nombreux concerts seront les autres étapes d’une riche programmation : ils iront de l’inauguration du nouveau conservatoire de Nice aux journées « C’est pas classique » du Conseil Général, du Gala de la femme (un acte entier de la Traviata), au festival Manca (œuvres de Dutilleux, Carter, Scelsi), sans omettre le Printemps des Arts de Monte-Carlo (Bartok). On entendra, pour sortir des sentiers battus, Britten, Elgar, Chausson, Bernstein, De Falla, Chabrier, Fauré, Honegger ; en plus du concerto n° 2 de Chopin et des Cantates de Bach, une symphonie de Chostakovitch et une autre de Mahler… Les ballets danseront Stravinsky (Pulcinella) en plus de l’opérette de Lehar et de la création « Sans Famille ». Mais il saura se déhancher aussi sur Piazzola et achèvera sa saison avec « Zorba le Grec » de Mikis Theodorakis. Le jeune public ne sera pas écarté, loin de là, des activités de l’Opéra, comme en témoignent les actions menées dans le cadre d’Opéra junior.

Actions dans la ville : l'Opéra hors les murs
Soucieux de pérenniser ses activités rayonnantes, l’Opéra continue d’investir la ville de Nice dans des lieux proches des publics de quartier. Ce chantier aboutira ainsi à la future fondation d’un auditorium. 
Emblématique de cet esprit « hors les murs ». L’ensemble Apostrophe jouait Dallapiccola samedi soir au Musée Chagall de Cimiez. Les ballets performaient au centre socioculturel du Forum Nice Nord, ce dimanche. Comme il est remarquable de voir l’Opéra solliciter une grande salle dans un quartier décentré et moins élitiste que le bord de mer. Souhaitons d’autres initiatives dans ce sens.
Une conférence est un prétexte aux bilans. Il en est un, en forme d’hommage. Le départ la saison prochaine de Marc Ribaud, directeur de la danse, nous donne l’occasion de saluer le travail effectué. En guise d’applaudissement, soulignons la performance dans le cadre de la saison qui s’achève de trois créations : « M… comme Mozart », chorégraphiée par Julio Arozarena accordant la musique du divin Amadeus aux rythmes et harmonies suaves de l’Amérique du Sud (une Reine de la Nuit se fait voler la vedette par une colorature cubaine et les danseuses s’en amusent avec l’hautaine prestance du tango) ; « News », chorégraphiée par Paolo Nocera, plein de vigueur autour d’un fauteuil et d’un écran de télévision géant ; enfin, « Lunedda », sur une musique baroco-ethnique, avec de robes en coton sauvage, tendrement chorégraphié par Bérangère Andreo. Le travail de Marc Ribaud, à Nice Nord, comme à l’espace Magnan (Nice Ouest), a su séduire et attirer un très large public, des banlieues jusqu’à la salle de l’opéra. Qu’il en soit félicité !

Toutes les informations de la nouvelle saison de l'Opéra de Nice sur le sitewww.opera-nice.org


Crédit photographique : © service de presse de l'Opéra de Nice
Légende : Marc Ribaud , Directeur de la Danse 
Docteur Alain Frère - Conseiller Général 
Paul-Emile Fourny - Directeur général de l'Opéra 
André Barthe - Adjoint au maire délégué à la Culture 
Marco Guidarini - Directeur Musical 
Annie Claux - Conseiller Municipal 
Thierrry Martin - Directeur central de la Culture. 

mardi 23 mai 2006

Entretien (II) avec Gilles Colombani pour la deuxième édition de Baroque-en-provence

L’homme est tenace, passionné par la musique baroque. Il se prépare, en juillet prochain, pour la seconde édition de son festival de musique baroque dans un site exceptionnel qui est aussi un chef-d’œuvre architectural marqué par le XVII ème siècle et la naissance du Roi Soleil. Il désire restituer à Saint-Maximin, une antique tradition où la musique faisait vibrer les pierres. Ce pragmatique opiniâtre, ébloui par les proportions exceptionnelles de la Basilique Sainte-Marie Magdeleine, a regroupé autour de son projet plusieurs personnalités dont le chef d’orchestre Hervé Niquet. Il explique son parcours et ses projets, les enjeux économiques. Il dévoile sa grande sensibilité musicale.
 

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Quel est votre bilan de la première édition du festival qui s’est déroulée à l'été 2005 ?

J’ai la satisfaction d’avoir prouvé aux gens que j’avais raison. J’ai eu des retours de toutes sortes et on m’en reparle souvent. L’effet « plus » est déjà le premier apport. Même ceux qui ont assuré dans le passé les heures de gloire de Saint-Maximin m’ont félicité de les fait voir renaître.

 
A vos yeux quels sont vos nouveaux acquis ?

Nous avons maintenant la notoriété, nous sommes heureux d’avoir pu convaincre des partenaires, ils savent que la route est toute aussi bonne pour eux, notre réseau s’agrandit, la partition de cette association est maintenant ouverte à plus de monde, chacun peut s’y reconnaître, le public est plus nombreux,  c’est la joie de voir la culture accessible.


Quel est pour vous le festival parfait ?
 
Je vous fais une réponse grammaticale : on sait qu’il est « parfait » quand il est passé, fini. Alors on est en route vers le suivant et c’est une pérennité.


Dites nous d’abord pourquoi avez-vous choisi Saint-Maximin comme lieu de votre projet ? 

Redonner à Saint-Maximin la place qui était la sienne dans le passé, en particulier à l’époque baroque. C’était un lieu où l’on ne faisait pas que passer mais où l’on savait aussi s’arrêter. Saint-Maximin, de par ce lien qui associe la ville à la figure de Sainte Marie Magdeleine, était un lieu de pèlerinage, une destination particulièrement convoitée à laquelle on se préparait. J’ai dit dans un précédent entretien combien Saint-Maximin a été depuis l’Antiquité un carrefour de la culture et en particulier de la musique dont témoignent les célèbres orgues des frères Isnard dans la Basilique. 


Parlez-nous du concept qui préside à votre festival et quel est l’angle de votre programmation ?  En particulier, concernant ce volet pédagogique…

J’ai toujours voulu un festival ramassé sur peu de temps : cette année ce sera deux jours : Il faut que le festival baroque provoque un électrochoc auprès du public : pour l’instant l’effort financier est axé sur le festival. Un grand festival doit être un grand mouvement, regardez la Folle Journée de Nantes, voici pourquoi je propose des soirées complètes et diversifiées avec au milieu un entracte dînatoire. D’un autre côté, notre programmation nous avait permis les années précédentes d’ajouter aux concerts, un volet pédagogique comprenant une master-class de plain-chant que j’appelle académies et qui cette année couvrira une bonne semaine avant les concerts de Saint-Maximin. La Basilique est faite pour le plain-chant, grâce entre autres à la présence de l’orgue historique. Je veux placer Saint Maximin comme une référence dans l’apprentissage du chant baroque et notamment du grégorien de l’époque baroque. Pour recruter le chœur des stagiaires, nous avions sélectionné les élèves-chanteuses à travers un réseau de chefs de chœurs, de Rodez à Perpignan, de Toulouse à Montauban, de Lyon à Aix-en-Provence. Cette année, nous ajoutons Paris, Tours, Nice, Menton...  En plus du Festival, nous aurons donc des prestations décentrées de Saint-Maximin qui mettent en valeur le patrimoine de la région, des orgues historiques avec des tempéraments différents. 


Pourquoi des "académies" plutôt que des master-classes ?

Parce que nous avons une langue qui est belle et qui ne manque pas de mots élégants. Tous ces anglicismes actuels parfois sont une facilité pour ne pas chercher à trouver le mot juste en français. Le XVIII ème siècle est une époque du beau et de l’exactitude, et je souhaite que nos élèves, par le terme même, soient en symbiose avec les orgues magnifiques qu’elles côtoieront dans leur travail de plain-chant. Ensuite comme je l’ai dit, j’utilise le mot « académies » pour en faire une institution, une tradition accompagnant le festival. Le fait d’avoir séparé cette année, les académies des concerts, par rapport à l’année passée, vient de ce que l’Europe ne prend pas en charge de concerts isolés, tandis que les académies les intéressent. Elles  entrent dans le cadre du territoire, ce que l’on appelle la Provence Verte et permettent d’élargir le concept à la région ; C’est pourquoi les différentes mairies (en plus de Saint-Maximin) Barjols, Cotignac et le Val nous ont fait un accueil extraordinaire, car elles ont réalisé la valeur que cela apporte, avec les retombées en matière de tourisme, d’économie et de notoriété. Chacun sait combien coûte un concert et là, ils ne paieront rien. Une des trois villes, Cotignac, a décidé de bloquer la place de la mairie et d’offrir un cocktail pour nous remercier, c’est une ville où se trouvent beaucoup d’européens (elle a voté à quatre-vingt-dix pour cent pour Maastricht), beaucoup de gens du Nord y résident et sont amoureux de la musique. C’est la ville du vœu de Louis XIII. Barjols, ville de la fête du bœuf, est très attachée à son patrimoine et à son très bel orgue où le travail des frères Isnard côtoie des jeux typés de la Renaissance. Le Val  s’ouvre sur plusieurs aménagements et activités grâce à la volonté du maire. Sa tradition, c’est la fierté d’avoir été élu par édit du Roi pour la fabrication de ses boudins et saucisses. C’est un vrai bonheur de travailler avec ses gens dont le patrimoine est aimé et respecté. Les trois orgues, restaurés par Cabourdin comme Saint-Maximin, sont magnifiques et de tempéraments différents. Les jeunes filles pourront avoir l’occasion de travailler dans différentes acoustiques et s’exercer ainsi à l’une des grandes difficultés de leur art qui est l’adaptation au lieu. Leur travail est ponctué par un examen : les stagiaires se produiront en effet en trois auditions dans les villes qui les auront accueillies en plus de leur participation au festival de Saint Maximin. Ce sera l’aboutissement de ces “Académies Baroques en Provence Verte”.


Qui assurera la pédagogie du plain-chant ? 

C’est Rolandas Muleïka, directeur de la classe de Polyphonie et spécialiste du chant médiéval au Conservatoire National de Région de Toulouse qui coordonne notre volet pédagogique. Mais Hervé Niquet y participe très activement, c’est aussi lui qui dirige les concerts. A Saint-Maximin les élèves interpréteront à nouveau cette année les Vêpres avant le concert Charpentier du 25 juillet et les Complies en pleine nuit pour achever la soirée, mêlées à l’improvisation de l’orgue, car nous avons le volet orgue dans l’Académie, tenu par François Saint-Yves et Pierre Bardon, titulaire des orgues de Saint-Maximin. Le 26 juillet autour du Requiem de Campra, ce sera la même chose : Vêpres et Complies encadrent le programme interprété par le Concert Spirituel.

 
Que sont vêpres et complies ? 

Les mâtines sont les prières du matin ; les vêpres, les prières de l’après-midi ; les complies, celles de la nuit. Le programme des deux soirées suit l’ordre établi : nous avons fixé les vêpres vers 19 heures ; les complies à 23 heures : nous souhaitions offrir aux festivaliers l’expérience de la Basilique plongée dans le noir. Le chœur des chanteuses est caché derrière l’autel. Seules les bougies tenues par les jeunes filles éclairent le vaisseau : la pénombre favorise l’intensité des prières et aussi le mystère de la musique.


Pourquoi cet amour pour le grégorien ?

Attention, je n’ai pas une passion pour le grégorien comme celle que l’on me connaît pour le baroque ou pour Berlioz. Vous vous attendez, dans une église, à entendre de l’orgue et un chant grégorien qui l’environne, je propose d’exaucer cette attente. Je m’explique : quand on faisait la répétition dans la Basilique, les fidèles ou bien les touristes s’asseyaient, écoutaient, cela faisait partie du décor. Chanter c’est ainsi rendre à ces lieux les éléments vibratoires qui ont fait leur vie. Les amateurs à l’esprit direct et simple nous font alors cette jolie réflexion : « on se croirait dans un film de Louis XIV, on se croirait au temps des moines… » Il est déplorable vraiment de restaurer les lieux à grands frais et de ne pas donner les moyens de les faire vivre à moindres coups. C’est un adage que beaucoup devraient entendre ! Le grégorien, non seulement on l’entend, mais en plus on le voit, avec ses chanteurs statiques, ou bien, quand ils sont cachés, par sa résonance spatiale dans le lieu et la pénombre, c’est un « audio-visuel » et d’ailleurs le verrait-on chanté dans une salle de fêtes ? Ensuite, ma démarche est d’approfondir le répertoire choisi. Nous donnons la possibilité aux musiciens de chanter le grégorien dans son lieu originel ; nous offrons aussi la possibilité d’expérimenter le phénomène dus on et du chant sous la voûte réverbérante de la Basilique. C’est essentiel pour approfondir sa connaissance du répertoire en écho avec l’orgue improvisé. La mise en situation que nous suscitons permet d’éprouver physiquement la musique interprétée. Récréer les fêtes du temps, vêpres, complies donne prétexte, dans le stage aux élèves chanteuses de travailler sur l’écriture carrée. Le grégorien complète ici un festival qui a toujours eu ses heures de gloire de musique française, il permet aussi de faire ce fameux plan qui éclaire la Provence Verte, dont je vous ai parlé. C’est aussi pour cette raison qu’en plus du grégorien, je voudrais plus tard aller vers le pré-baroque, le temps d’Henri II, III et IV, un temps où tout s’est passé pour la création de l’esthétique française.


Quels sont vos projets pour l’avenir ?

Etre plus enraciné localement, entraîner le plus de monde possible dans la découverte, développer la pédagogie, être une référence, un axe concret. Je souhaite de plus inviter d’autres personnalités musicales aux côtés d’Hervé Niquet. La notion de festival musical qui se déroule dans un espace limité, deux nuits, donne à notre projet sa cohérence et sa singularité. En prenant appui sur la beauté des lieux et surtout leurs qualités acoustiques, j’imagine un parcours baroque associant le Couvent Royal, - superbe lieu lui aussi -, le magnifique cloître dont l’acoustique semble parfaite pour la musique de cour, plus intime et qui sera utilisé très prochainement réfectoire adapté pour la musique médiévale vocale, enfin la Chapelle Royale qui est chauffée. Je voudrais ajouter d’autres rendez-vous ponctuels en dehors du festival. Mon projet serait aussi de faire venir les mélomanes en hiver : un nouveau pari que je veux relever car notre pays est tout aussi beau en dehors de l’été ! Mais il faut de la patience et attendre encore.


Vous nous parlez d’une future utilisation du cloître, voulez-vous nous dévoiler vos projets pour l’année prochaine ?
 
Berlioz sera présent mais pour un concert exceptionnel, au sein du festival qui reste baroque. Il s’agit de l’ « Enfance du Christ ». J’avais le souci de faire entendre de la musique orchestrale par la Région en extra du festival. Nous en avons délibéré et j’ai proposé alors cette idée à l’orchestre et aux chœurs de l’Opéra de Marseille, ils étaient vraiment enchantés que l’on propose autre chose que les « tubes » habituels et ont été partants d’emblée. Nous avons ajouté à cela le chalenge de réaliser ce concert dans le cloître.


Pourquoi Berlioz ?

Il a été mon premier contact avec la musique qui m’a soulevé de terre. Un maître spirituel. C’est un compositeur qui dit les choses en hurlant parce que c’est important. Berlioz utilise la stéréophonie comme dans son Requiem avec un quadruple orchestre de trompettes. Plusieurs musiciens m’ont dit que tout cela est minutieux, si l’on rate une note, tout est détruit. Ainsi sa musique est incroyablement cartésienne, elle est raffinée dans la ligne de la sensibilité de la musique française. Tout cela sous l’aspect grandiose et le romantisme débordant. Berlioz, c’est l’auteur du traité d’orchestration, et il faut connaître ses fugues et toute la science qu’il y a dans son œuvre en plus de l’inspiration. J’admire Berlioz, j’admire Desmarets aussi : cela m’anime dans mon métier de directeur de festival.  On fait l’apologie des chefs aujourd’hui, on les positionne même devant les auteurs. Certes les chefs sont admirables, j’ai des passions pour plusieurs d’entre eux,  mais le chef demeure l’exécutant, il faut rendre à César ce qui est à César, les œuvres sont avant tout les enfants des compositeurs et c’est vers elles que l’on doit aller avant tout. Les compositeurs sont donc importants. Ils sont mis en avant dans mon festival. 


D’où vient votre passion pour le Baroque ? 

Je l’ai toujours aimé ! Je regrette de ne pas avoir suivi de carrière musicale. J’ai été organiste, d’abord immergé dans le répertoire romantique. Inconditionnel de Berlioz comme je suis, j’avais une sorte de prédisposition pour la musique française, déjà ! Peut-être qu’en avoir trop écouté me disposait inéluctablement vers le Baroque. Mais ce n’est pas moi qui suis venu au Baroque, c’est le Baroque qui est venu à moi, grâce à un jeu électronique, le cdrom édité par la Réunion des musées nationaux, et consacré au château de Versailles. Le jeu permettait d’entendre comme fond musical le Te Deum de Lully. Il s’agissait d’un enregistrement d’Hervé Niquet. J’ai acheté ce disque et je suis devenu un amateur de musique baroque. A partir de là, mon rêve fut d’inviter le Concert Spirituel et Hervé Niquet pour un concert. Je les ai donc contactés. Par la suite, au hasard d’un passage à Fréjus, Hervé Niquet est venu à Saint-Maximin. Il a logé à l’hôtel du Couvent Royal et voilà : comme nous tous, le lieu l’a convaincu. Il a été enthousiasmé par l’acoustique, le jubé de la basilique, l’orgue historique. La Basilique est un lieu exceptionnel, un écrin désigné pour la musique baroque.


Mais approfondissons maintenant votre amour de la musique et les causes qui vous ont motivé à devenir un organisateur de concert.

Le fait d’être infirmier libéral m’a beaucoup enseigné dans ma philosophie de vie, cela m’a appris à aller vers un « monde refuge » qui pour moi est la musique où mon activité d’organisateur trouve sa place. J’ai côtoyé la souffrance dans mon métier, c’est une leçon de vie. Vous avez un grand nombre de cicatrices et de claques que de voir des gens partir si jeunes, qui n’ont même pas vécu, qui n’ont pas eu l’occasion d’avoir fait à temps ce qu’il fallait faire, qui ne se sont pas réalisés. C’est pourquoi je ne peux pas séparer le facteur vie du facteur détente, je ne m’arrête jamais de travailler. Les gens qui veulent mettrent fin à leur vie… à cette idée, je ne vois aucune excuse. Je n’ai pas de moment où je m’ennuie et je m’en voudrais ! Si cela arrivait, ce serait la fin, tragique, la vie devant être vécue. C’est mon côté exacerbé, écorché qui me fait agir. J’ai fortement ce besoin qu’on a en soi d’apporter à autrui et d’aider. Je ne suis pas là pour moi mais pour autrui. C’est ce que je fais avec la musique, pas pour me faire plaisir – car sinon j’écouterai tranquillement les concerts sans la fatigue de l’organisation. Je le fais afin de mettre tout en œuvre pour apporter aux gens une certaine profondeur dans cette vie. J’ai eu des confidences, j’ai été de ces gens qui apportent un peu de chaleur à quelqu’un qui va mourir, j’ai vu sur un visage un sourire, je suis rentré content, satisfait et c’était un paradoxe car cette personne peut-être était morte dans la soirée : un sourire, c’est quelque chose qui vous « force » une vie, qui vous donne objectivité et relativité. Ce qui explique que je continue,  tenace ; cette expérience prend d’autres manières dans ma vie, des manières constructives, le sport, la musique.  J’ai maintenant mon entreprise de mise en forme et j’ai le festival.

Excepté le concert, avez-vous  un autre endroit privilégié pour écouter la musique ?

Ma voiture ! C’est mon sanctuaire, mon lieu. Malheureux ceux qui n’ont pas de refuge artistique. L’art, c’est ce re-situer sur une échelle du temps. Un morceau de musique, c’est un moment à part, et même un moment de l’Histoire. Se réfugier dans le passé est un mouvement naturel qui ressource : le passé permet de se re-stabiliser, c’est l’attitude de ceux qui aiment les vieux meubles, la pierre.


Propos recueillis par Cédric Costantino



Addenda
Au moment où nous mettons en ligne, Gilles Colombani nous adresse en complément à l’entretien qu’il a bien voulu nous réserver ce texte de Philippe Beaussant, citation extraite de son livre référence « vous avez dit baroque ? », dont le contenu et les idées énnoncées accréditent davantage, la création d’un festival d’Art Baroque à Saint-Maximin précisémenent :


".... après quelques dix années passées à l'étranger, je ne connaissais plus grand monde  en France parmi les musiciens...... J'avais aussi un grand appétit des paysages de Provence, que le climat d'Australie du Sud m'avait souvent évoqués, sans m'en offrir les senteurs. J'habitais donc dans le midi et c'est naturellement à Saint-Maximin que je renouai avec la Musique qui, entre temps s'était naturalisée baroque. Je retrouvai  le grand Vaisseau de la Basilique, filant grand large babord, amures sous le Mistral, parmi une houle de rangs de vigne et d'oliviers, chargé de ses trésors : scintillement de pleins jeux, éclat de trompettes en chamade, épices de cromornes, soieries et brocards de cornets et de cymbales, chargement rare et précieux d'un des derniers et des plus grands orgues français du XVIIIème...  C'est là, autour de Michel Chapuis, d'André Isoir, de Francis Chapelet, de René Saorgin, de Pierre Bardon, que s'était constitué une sorte de laboratoire semi-clandestin, où se préparait la nouvelle naissance de la Musique ancienne.....

dimanche 21 mai 2006

Marc-Antoine Charpentier, Messe de Port-Royal, Messe Rouge.


Le Festival d’Art Baroque en Provence a choisi comme l’année dernière, d’inscrire deux œuvres de Marc Antoine Charpentier au programme des soirées des 25 et 26 juillet prochains. Préparation à l’écoute de la messe de Port royal et du Motet pour la Messe Rouge. Comment comprendre Charpentier ?


« La Musique me fut de peu d’honneur mais de grande charge »


Quelques réflexions sur le style de Charpentier
Ce qui fait la gloire de l’œuvre de Charpentier, c’est sa personnalité hors norme qui échappe à tout standard. Qui entre dans son monde saura qu’une griffe marque la moindre de ses notes. Il fut héritier d’Henri Dumont, d’un côté, par la profondeur de l’inspiration très début XVII ème, la souplesse d’écriture polyphonique, la ligne mélodique lyrique qui semble marquée du sceau de la noblesse française. Il fut, d’un autre côté, l’héritier de Carissimi dans le goût de la théâtralité, les formes musicales utilisées (oratorios, dialogues …), les licences d’écriture, la liberté farouche de son style, la philosophie même de sa vie, sa fin de carrière chez les Jésuites. 
Sa musique, bercée dans une pulsation qui lui est intérieure, exprime à la fois une sensibilité déchirante et une tendresse infinie. Une tendresse qui fait la force et la faiblesse de son œuvre : elle enrobe tout, amollit les coups dramatiques (établissant de ce point de vue, une surprenante parenté avec Dallapicola: lire notre compte-rendu du concert du 30 avril dernier où l'orchestre philharmonique de Monte Carlo interprétait les Canti di Prigionia). Ce genre d’effets expressifs, bien que supérieurs à tout autre de ce temps, ne put égaler les nervosités de Carissimi (qui est par son tempérament, l’égal de Monteverdi et de Puccini). On doit cultiver donc une certaine familiarité pour entrer dans la pensée du compositeur et comprendre la langueur de son rythme. Cette familiarité, une fois acquise, peut emporter son public jusqu’à un endoctrinement quasi fanatique – c’est le cas à notre époque – comme on le voit chez les aficionados de Bach ou de Wagner. 

Un portrait révélateur de l’esprit du compositeur 

Le portrait placé ici, récemment retrouvé, colle si parfaitement à sa personnalité qu’il jette une nouvelle lumière sur l’impression que produit sa musique. Scrutez son expression et ensuite écoutez : un mal physique le ronge et correspond à l’amertume du milieu de sa vie. On doit songer à l’échec par la maladie au concours de Versailles puis à son ombre déçue qui se lamente dans la célèbre épitaphe (dont nous avons cité une phrase en introduction). Des yeux immenses pourtant expriment une innocence et une humanité. Il est frappant et urgent de comparer ce portrait au daguerréotype de Chopin, lui aussi placé dans les mêmes conditions de souffrance physique. 

Motet pour une longue offrande H 434, autrement appelé motet pour l’offertoire de la Messe Rouge
Vous entendrez au festival de Saint-Maximin cet ultime grand motet, d’après les datations, composés pour la rentrée annuelle du Parlement  - d’où le nom de Messe Rouge. Donc tout un héritage : une somme de la liberté stylistique évoquée tout à l’heure, et de l’apparat de son temps. Le prélude cesse d’être une pièce d’amorce, symbolise un parcours des tonalités, toutes chargées de sens dans l’esprit du compositeur. Entre alors la voix de basse : comme souvent chez Charpentier, elle endosse le message théologique, représentant de Dieu sur terre. Au ré majeur initial, succède un do majeur guerrier : c’est une pluie de soufre sur les pêcheurs châtiés. Après un trio en sol majeur (« doucement joyeux »), la tendresse d’un mode en la mineur évoque la miséricorde. Des solos instrumentaux affleurent jusqu’au chœur plein d’espoir où passent encore les souvenirs du maître Carissimi (le chœur des ninivites repentis de son oratorio romain, Jonas), avec ses « non » réitérés, d’une rhétorique piétiste. Puis dans une immense bonté, retrouvant le ré majeur initial, s’édifie une louange habitée de tous les feux de l’orchestre, des solistes, du chœur.

Messe pour le Port Royal, H 5
On a souvent dit que chacune des messes de Charpentier possède un visage particulier à l’instar des symphonies de Beethoven. Il est vrai que le cursus créatif de notre compositeur fut scandé de périodes à mettre en parallèle avec celles du compositeur de Bonn. Ainsi parle-t-on du « premier », du « second » Charpentier, etc. Du second, date cette œuvre écrite vers 1685.

De même que les leçons de ténèbres pour soprano seule, composées au début de sa carrière, déroulaient une sublimation du grégorien (n’oublions pas qu’à l’époque de Charpentier, le grégorien était ornementé), cette messe semble fleurir un discours monodique dans l’esprit de ce genre musical. Mille mesures de monodie pure. Toute la subtilité des agréments, des infimes fluctuations harmoniques et rhétoriques, soutient l’attention de l’auditeur avec maestria. Pari sévère et pénitent auquel s’est soumis Charpentier, comme le fit, en Allemagne, Heinrich Schütz pour sa « Passion selon saint Mathieu » . Cette « Messe pour le Port Royal » pourtant varie les masses sonores et alterne ainsi le « premier et second chantre » - parfois chantant conjointement - et le « chœur ». 

A Saint Maximin, le Vlaams Radio Koor, sous la direction d’Hervé Niquet sera l’interprète de ces deux œuvres de Charpentier. Quelques passages sont cependant traités en polyphonie, notamment le « et incarnatus », moment crucial de la messe, où une rupture avec la rigueur est souhaitable pour l’élévation de l’âme. Faux-bourdon et grand silence au beau milieu de l’œuvre.  

Marc-Antoine Charpentier, Messe de Port-Royal, Messe Rouge.


Le Festival d’Art Baroque en Provence a choisi comme l’année dernière, d’inscrire deux œuvres de Marc Antoine Charpentier au programme des soirées des 25 et 26 juillet prochains. Préparation à l’écoute de la messe de Port royal et du Motet pour la Messe Rouge. Comment comprendre Charpentier ?


« La Musique me fut de peu d’honneur mais de grande charge »


Quelques réflexions sur le style de Charpentier
Ce qui fait la gloire de l’œuvre de Charpentier, c’est sa personnalité hors norme qui échappe à tout standard. Qui entre dans son monde saura qu’une griffe marque la moindre de ses notes. Il fut héritier d’Henri Dumont, d’un côté, par la profondeur de l’inspiration très début XVII ème, la souplesse d’écriture polyphonique, la ligne mélodique lyrique qui semble marquée du sceau de la noblesse française. Il fut, d’un autre côté, l’héritier de Carissimi dans le goût de la théâtralité, les formes musicales utilisées (oratorios, dialogues …), les licences d’écriture, la liberté farouche de son style, la philosophie même de sa vie, sa fin de carrière chez les Jésuites. 
Sa musique, bercée dans une pulsation qui lui est intérieure, exprime à la fois une sensibilité déchirante et une tendresse infinie. Une tendresse qui fait la force et la faiblesse de son œuvre : elle enrobe tout, amollit les coups dramatiques (établissant de ce point de vue, une surprenante parenté avec Dallapicola: lire notre compte-rendu du concert du 30 avril dernier où l'orchestre philharmonique de Monte Carlo interprétait les Canti di Prigionia). Ce genre d’effets expressifs, bien que supérieurs à tout autre de ce temps, ne put égaler les nervosités de Carissimi (qui est par son tempérament, l’égal de Monteverdi et de Puccini). On doit cultiver donc une certaine familiarité pour entrer dans la pensée du compositeur et comprendre la langueur de son rythme. Cette familiarité, une fois acquise, peut emporter son public jusqu’à un endoctrinement quasi fanatique – c’est le cas à notre époque – comme on le voit chez les aficionados de Bach ou de Wagner. 

Un portrait révélateur de l’esprit du compositeur
 

Le portrait placé ici, récemment retrouvé, colle si parfaitement à sa personnalité qu’il jette une nouvelle lumière sur l’impression que produit sa musique. Scrutez son expression et ensuite écoutez : un mal physique le ronge et correspond à l’amertume du milieu de sa vie. On doit songer à l’échec par la maladie au concours de Versailles puis à son ombre déçue qui se lamente dans la célèbre épitaphe (dont nous avons cité une phrase en introduction). Des yeux immenses pourtant expriment une innocence et une humanité. Il est frappant et urgent de comparer ce portrait au daguerréotype de Chopin, lui aussi placé dans les mêmes conditions de souffrance physique. 

Motet pour une longue offrande H 434, autrement appelé motet pour l’offertoire de la Messe Rouge

Vous entendrez au festival de Saint-Maximin cet ultime grand motet, d’après les datations, composés pour la rentrée annuelle du Parlement  - d’où le nom de Messe Rouge. Donc tout un héritage : une somme de la liberté stylistique évoquée tout à l’heure, et de l’apparat de son temps. Le prélude cesse d’être une pièce d’amorce, symbolise un parcours des tonalités, toutes chargées de sens dans l’esprit du compositeur. Entre alors la voix de basse : comme souvent chez Charpentier, elle endosse le message théologique, représentant de Dieu sur terre. Au ré majeur initial, succède un do majeur guerrier : c’est une pluie de soufre sur les pêcheurs châtiés. Après un trio en sol majeur (« doucement joyeux »), la tendresse d’un mode en la mineur évoque la miséricorde. Des solos instrumentaux affleurent jusqu’au chœur plein d’espoir où passent encore les souvenirs du maître Carissimi (le chœur des ninivites repentis de son oratorio romain, Jonas), avec ses « non » réitérés, d’une rhétorique piétiste. Puis dans une immense bonté, retrouvant le ré majeur initial, s’édifie une louange habitée de tous les feux de l’orchestre, des solistes, du chœur.

Messe pour le Port Royal, H 5
On a souvent dit que chacune des messes de Charpentier possède un visage particulier à l’instar des symphonies de Beethoven. Il est vrai que le cursus créatif de notre compositeur fut scandé de périodes à mettre en parallèle avec celles du compositeur de Bonn. Ainsi parle-t-on du « premier », du « second » Charpentier, etc. Du second, date cette œuvre écrite vers 1685.

De même que les leçons de ténèbres pour soprano seule, composées au début de sa carrière, déroulaient une sublimation du grégorien (n’oublions pas qu’à l’époque de Charpentier, le grégorien était ornementé), cette messe semble fleurir un discours monodique dans l’esprit de ce genre musical. Mille mesures de monodie pure. Toute la subtilité des agréments, des infimes fluctuations harmoniques et rhétoriques, soutient l’attention de l’auditeur avec maestria. Pari sévère et pénitent auquel s’est soumis Charpentier, comme le fit, en Allemagne, Heinrich Schütz pour sa « Passion selon saint Mathieu » . Cette « Messe pour le Port Royal » pourtant varie les masses sonores et alterne ainsi le « premier et second chantre » - parfois chantant conjointement - et le « chœur ». 

A Saint Maximin, le Vlaams Radio Koor, sous la direction d’Hervé Niquet sera l’interprète de ces deux œuvres de Charpentier. Quelques passages sont cependant traités en polyphonie, notamment le « et incarnatus », moment crucial de la messe, où une rupture avec la rigueur est souhaitable pour l’élévation de l’âme. Faux-bourdon et grand silence au beau milieu de l’œuvre.  

jeudi 11 mai 2006

Entretien au Philharmonique de Monaco avec Henri Dutilleux


A l’occasion du Printemps des Arts de Monaco, en avril 2006,  plusieurs questions furent posées au compositeur Henri Dutilleux. Lumières sur un compositeur, scrutateur des étoiles, pour lequel le cosmos et la religion se fondent naturellement. Place des peintres et des poètes dans une œuvre fondamentalement poétique, qui défend l'humour et l'audace.

C’est vers le silence que tend la musique 

A l’occasion du concert du 9 avril à l’Auditorium Rainier II de Monte-Carlo, présenté dans le cadre du Printemps des Arts en partenariat avec la saison de l’Orchestre Philharmonique, notre envoyé spécial Cédric Costantino a posé plusieurs questions à Henri Dutilleux. Lumières sur un compositeur, scrutateur des étoiles, pour lequel le cosmos et la religion se fondent naturellement. Place des peintres et des poètes dans une œuvre fondamentalement poétique. 


En écoutant Correspondances, ce qui frappe, c’est l’alchimie que vous faites entre l’art de la musique et les textes que vous avez choisis : quel est votre intimité avec la littérature, la poésie ?

On peut remarquer évidemment que j’y suis très sensible, Pourtant je ne suis pas parmi ceux  qui ont lu tellement, peut-être par tendance naturelle. Bien sûr, j’ai eu une longue vie et je n’ai pas vraiment d’excuses pour ne pas avoir lu d’avantage si ce n’est quelques graves ennuis aux yeux : de sérieuses opérations. Enfin, j’ai fait des choix, mais j’avoue avec beaucoup de lacunes. Ce que j’ai pu lire a contribué souvent à donner la première impulsion, trouver le climat de telle ou telle œuvre. J’éprouvais le besoin de m’écarter des titres généraux classiques comme « sonate » ou  « sérénade » ou « nocturne » pour aller vers des formes à découvrir comme « Tout un monde lointain », « Mystère de l’instant » ou encore « the Shadows of Time ». Mes titres annoncent déjà un certain univers tel que je le ressens beaucoup en littérature. Ce sont souvent des signes pour l’approche d’un climat particulier, je les cueillent aussi dans les arts plastiques, spécialement dans la peinture, peut-être parce que dans ma famille, nous avions un peintre, mon arrière-grand-père paternel, Constant Dutilleux, de l’école de Barbizon, et grand  ami de Corot. Ce que j’exprime en musique n’aurait peut-être pas été de la même veine, si dans ma jeunesse, je n’avais été entouré de tableaux, notamment de cette époque. Seulement, j’ai voulu connaître autre chose, et d’abord l’art ancien, ce que j’ai pu découvrir en Hollande. Ce qui m’a le plus marqué, en contraste avec l’école de Barbizon, est la recherche des impressionnistes, leur besoin de lumière ; j’ai été immergé dans ce qu’ils ont découvert, chacun avec son tempérament, s’affirmant dans un style particulier. J’englobe dans le même sentiment d’admiration Van Gogh, même si je le vois un peu en marge des grands impressionnistes comme Caillebotte, Monet ou Cézanne. Ce que j’ai connu d’eux, je m’en suis nourri. On dit souvent qu’il y a beaucoup de rapports entre la couleur et les tonalités. Chez Scriabine ou Messiaen, cela paraît évidant, en effet. Dans mes propres travaux, je le constate aussi, me situant parmi les musiciens de la couleur, à la fois harmonique et orchestrale.
 

Pour « Correspondances », justement, vous ménagez des climats par des choix contrastés, quelles ont été vos motivations ?

J’ai voulu que chaque poème traite « par analogie » l’idée de Cosmos et en même temps de Religion parce que le Cosmos et la Religion sont très liés pour moi. 


En quoi consiste ce lien pour vous entre Cosmos et Religion ?

L’ « infini », l’évocation de l’infini me paraît s’imposer pour établir ce lien.


Mais revenons à la charpente littéraire de « Correspondances »…

Donc, dans le tout premier mouvement, j’ai utilisé un poème de l’auteur indien, Mukherjee, de religion hindou. Il m’avait donné ce texte lui-même. Cette première lettre, c’est une sorte d’adresse, une adresse à Shiva. Ce n’est pas une lettre mais par métaphore, on y pense. Puis, d’un univers céleste à l’autre, celui de l’ex-Urss, la lettre de Soljenitsyne est introduite par transition grâce à l’accordéon. 


Pourquoi l’accordéon ?

Parce que j’ai pensé aux camps en URSS, où souvent l’accordéon est l’instrument des prisonniers. L’accordéon, c’est aussi le focus fragile sur la triste réalité humaine dans cette transition encore pleine des grandes forces du cosmos, toutes ces flammes du poème précédent. C’est tout à fait comme un plan fondu enchaîné au cinéma, et vous savez combien je suis attaché à cet art. Ce qui me touche dans cette lettre de Soljenitsyne, c’est qu’il y a, derechef, la religion dans l’évocation du destin, et en tout cas d’un  Dieu qui a favorisé la rencontre entre lui et Rostropovitch, lequel a couru d’immenses risques en le défendant. C’est sur cette parole du destin que j’ai fait la citation du thème, si touchant, de l’ « Innocent ». Ce thème revient en leitmotiv dans Boris Godounov de Moussorgski, évoquant tout l’avenir et la souffrance de la Russie. L’ultime lettre consiste en passages de la correspondance de Vincent Van Gogh à son frère Théo. On y voit le peintre avoir des envies d’infini en peignant les étoiles la nuit ; il dit : « j’ai un besoin terrible de religion » et puis il est tendu entre deux forces. Ainsi écrit-il : « malheureusement, à côté de soleil du Bon Dieu, il y a le Diable Mistral ». On retrouve encore la misère humaine dans le café qu’il a voulu peindre, « où l’on peut se ruiner, devenir fou » et cela finit sur « les ténèbres d’un assommoir » qui trouvent évidemment un écho dans la douleur du peintre et sa fin tragique. Auparavant j’ai ajouté, comme des interludes, deux évocations, deux « Gongs » de Rilke ; l’un « timbre » et l’autre « bourdonnement ». J’ai fait ainsi le lien entre correspondance sonore mais aussi correspondance d’espace : comme les tam-tams, les gongs ont un espace infini ; mais les gongs souvent sont accordés sur une note précise tandis que les tam-tams qui leur ressemblent ont une infinie variété d’harmoniques ; dans le tam-tam on ne compte pas un seul son mais un ensemble de sons multiples. Alors le poète a pensé à cela, et a développé l’idée d’infini. Avec ces deux instruments métalliques presque semblables, on retrouve l’idée de cosmos au-dessus de l’espace humain.


Ces forces cosmiques inquiétantes et puis subitement ce retour sur la misère humaine : vous semblez développer une philosophie plutôt pessimiste sur la condition humaine ?

C’est plutôt que je pose un questionnement sur le monde. On dit souvent que la philosophie et la musique sont deux mondes qui ne vont pas toujours ensemble ; pourtant dans « Dominante bleu », à la fin de l’œuvre, j’ai voulu terminer par un pianissimo qui a presque un sens philosophique, un pianissimo qui tend vers le silence : le silence d’où vient et où va la musique. On trouve cela aussi dans ma Seconde symphonie, et vous retrouvez encore quelque chose d’avoisinant dans la lettre de Soljenitsyne à Slava et à Galina sur les mots « bien à vous pour toujours, pour toujours ». Pour la fin de cette Seconde Symphonie, je me souviens, cela m’avait valu un très mauvais article sur le New York Times : « et l’auteur a terminé cette aventure comme un enfant qui se prendrait pour une grande personne ». Charles Munch était inquiet et déconfit que la presse réceptionne ainsi un jeune compositeur français. Le critique s’appelait Schönberg, mais rien à voir avec Arnold – au contraire, je l’ai su par la suite très réservé à l’égard de l’illustre viennois – lui, c’était Harold Schönberg ! Mais pour en revenir à la philosophie, je parlerai de ce tableau de Gauguin « d’où venons nous ? » ; j’ai beaucoup pensé à cette toile bien avant d’écrire ma partition « Timbres, espace, mouvement », cette fois sous l’influence de Van Gogh.


Vous avez peu écrit pour la voix et pourtant c’est un rapport puissant avec la langue que l’on perçoit dans « Correspondances ». Comment avez-vous conçu votre travail sur la langue ?

Mes parents m’ont offert lors de mes douze ans, la partition de « Pelléas et Mélisande », j’étais amoureux de cette œuvre comme je l’étais des lieder de Schumann. J’ai longuement étudié la prosodie de Debussy, à l’époque de ma jeunesse dans la perspective d’écrire une œuvre lyrique. J’ai écrit quelques mélodies sous l’influence de Fauré et de Debussy. Mais il fallait justement aller vers autre chose, à savoir tourner la page en s’écartant de la déclamation si particulière de « Pelléas » ; peu de compositeurs y sont parvenus, à l’exception de Poulenc qui, en matière vocale s’est mieux exprimé que dans le domaine instrumental et symphonique.
C’est à l’aune de ces exemples que, moi aussi, j’ai réfléchi pour faire du nouveau. 


Puisque vous parlez de Debussy et de Poulenc, vous situez vous dans la lignée d’une esthétique française ?

L’esthétique française ! Je suis loin d’être d’accord avec ce que l’on dit parfois en limitant la musique française au domaine du charme et de l’esprit. Prenez les œuvres puissantes d’un Berlioz et songez à la grandeur de la « Damnation de Faust » ou de « Roméo et Juliette » ou encore des « Troyens » ! Pensez aussi au Debussy de « La mer », des « Nocturnes »,  au Ravel de « Daphnis et Cloé » et même à « Arianne et Barbe Bleue » de Dukas ou encore à la « Tragédie de Salomé » de Florent Schmitt, ami de Ravel, et même à « Padmâvati » d’Albert Roussel, enfin tout près de nous, au « Saint François d’Assise » de Messiaen.   


Vous avez connu Ravel ?

Non hélas, je n’ai pas connu Ravel, je l’ai aperçu, n’ayant pas eu la chance de le consulter avant qu’il ne tombe malade. J’ai des amis qui l’ont bien connu et qui m’ont très souvent parlé de lui tels que Roland-Manuel ou Rosenthal. Mon dernier souvenir de lui date de Mars 1937, salle Pleyel, lors de la création française par Jacques Février de son « Concerto pour la main gauche » : un grand souvenir. Il allait mourir en décembre. Je ne l’ai qu’entrevu, j’étais trop jeune, je n’aurais jamais osé aller le voir.


Revenons à l’esthétique…

Milhaud – surtout pour ses œuvres de jeunesse - a compté, et puis il y a Honegger, des êtres attentifs et chaleureux. Mais en fait d’esthétique, en Allemagne, dans les années cinquante, on en discutait dans des festivals de musique contemporaine, tel que Donaueschingen ou dans les revues ou radios d’avant-garde - et l’on évitait soigneusement de m’inviter évidemment. Et puis j’ai connu George Perle, le biographe d’Alban Berg, et puis il y avait le levain de l’étranger, Bartók a beaucoup compté pour moi. Quand j’avais dix-sept ans, c’était un inconnu en France, comme Schönberg, dont on connaissait le « Pierrot Lunaire ». La matière de l’esthétique c’est le vécu, ce sont les hommes en fin de compte.


Nous avons parlé de « Correspondances », dans le programme il y a aussi le « Prélude sur un même accord ». Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’écrire une pièce pour violon concertant ?

« Sur un même accord » est écrit pour Anne-Sophie Mutter, la plus grande violoniste au monde. C’est Paul Sacher lui-même  qui est un grand ami de la violoniste, qui l’a poussé à se mettre à la musique contemporaine : « tu ne peux pas qu’interpréter du classique, il faut jouer la musique de notre temps ! » Elle a commencé à faire des commandes entre autres à Lutovslawski, puis à un allemand très valeureux, Rhim. Un jour à l’occasion d’une grande fête au mois d’août 1986, elle m’a sollicité,  « même de la musique de chambre », disait-elle. Moi, je ne voulais pas réécrire un concerto si peu de temps après avoir travaillé pour Isaac Stern. C’eût été trop rapproché, mais un jour, ce fut une pièce courte qui s’imposa à moi, en 2002. Anne-Sophie Mutter ne pensait pas la recevoir au bout de tant d’années : elle ne l’attendait plus. Mon but en l’écrivant, comme pour « Correspondances », était de ne pas aller dans les sentiers battus, dans un genre si défini.
 

Donc vos projets d’oeuvres futures, eux aussi, vont sortir des sentiers battus, pour la voix, pour la musique de chambre ?

Naturellement. Mais de façon générale, je voudrais combler les lacunes de mon œuvre ; ce que je n’ai pas fait ou trop peu. Par exemple, j’ai peu d’oeuvres de musique de chambre, peu d’œuvres pour petits ensembles destinés à des festivals tels que Royan, La Rochelle, et même certains festivals allemands, cela aurait pu être l’occasion … j’aurais aimé que les français me sollicitent - comme c’est aujourd’hui le cas pour les jeunes générations. J’étais d’emblée sollicité par les grands orchestres étrangers, pour la symphonie ; en écrire aux yeux des sériels, c’était revenir au passé : être rétrograde ! La « Première symphonie » me fut commandée par la France, j’ai accepté. Je me suis exprimé comme je le souhaitais et je n’ai pas de regrets. En revanche, je regrette de ne pas avoir assez écrit pour le piano solo, d’autant que ma femme était une magnifique interprète et en même temps une personnalité très attachante … Elle ne me l’a jamais reproché, ne voulant pas interférer dans mes choix de compositions, mais je le regrette d’autant… et aussi pour elle.  Quant à la voix : voilà surtout l’élément qui manque à mon œuvre ! J’ai accepté la commande de Berlin pour cette pièce, « Correspondances », justement pour combler cette lacune. Je suis heureux que cette œuvre soit beaucoup jouée en ce moment, vingt fois dans le monde !  ce qui lui donne une vitalité de bon aloi, à peine trois années après sa naissance. On la donne souvent avec des chefs que je ne connais pas si bien, et je découvre de grands musiciens. 


Vous ne songez pas à l’opéra ?

Je n’ai pas écrit pour l’opéra ; beaucoup de gens me pose la question pourquoi je ne le fais pas. Je voudrais bien avoir toute l’énergie d’un Carter qui, à presque cent ans, entreprend des projets pareils ! Non, mon prochain projet en cours, est une œuvre pour voix et orchestre que m’a demandé Seiji Ozawa pour son nouvel orchestre au Japon avec Renée Fleming, dont j’admire l’immense talent. J’espère mener l’affaire jusqu’au bout, car on me sollicite et j’ai trop de voyages. Or ma santé n’est pas toujours bonne, je ne me dérange que quand je peux écouter les répétitions. J’ai eu un cancer,  il y a dix ans ; on a lutté contre, mais cela n’a pas été sans difficulté. Ce qu’il me faut, surtout dans l’état d’avancement le plus exigeant d’une œuvre, c’est au moins trois heures par jour. Et je ne les ai pas toujours. Renée Fleming ! en ce moment je devrais être chaque jour à ma table de travail.  Tenez l’interprète est un levier puissant pour l’envie de composer. « Correspondances » était pour Dawn Upshaw et j’ai été très malheureux quand elle n’a pas pu, après la création en 2003, faire la tournée de la Philharmonique de Berlin aux USA. Heureusement, je l’y retrouve avec Rostropovitch tout prochainement. C’est aussi un plaisir d’entendre l’œuvre interprétée avec bravoure comme je le vois ici, à Monte-Carlo. Avec Marek Janowsky, je suis dans un confort exceptionnel car à la répétition il n’y a rien à dire : la performance de tous était impressionnante et, vraiment, ils ont fait un beau travail. Le choix de la soprano que j’ai découvert, cette belle et émotive Annette Dasch, était excellent : de la délicatesse et du style et en même temps de la puissance ; tout ce qu’il faut pour cette musique où l’orchestre est souvent très chargé, Marek Janowsky a été amené à modifier la dynamique ; vous savez c’est un problème les indications de nuances. Moi, je ne dépasse pas les « ppp » et les « fff ». Il y a cinquante ans « pp », c’était un maximum mais des gens, comme Ligeti, écrivent jusqu’à cinq « p » ou plus ! Tout est relatif ! Quand un orchestre se retrouve à jouer, dans la même soirée, une œuvre mienne et une autre de Ligeti ; comment les percutions peuvent-elles interpréter leurs nuances ? Ils ne mettront pas la même charge dans le « ppp » que celle que j’ai voulu parce qu’auparavant ils auront un « ppppp » dans une autre œuvre.


Vous parlez de nuances, il y a chez vous un art délicat de moduler la perception du temps psychologique, parfois les interprètes hésitent dans leurs choix d’interprétation comme dans le fameux début du quatrième mouvement de Miroir (Tout un  monde lointain) : vibrato serré et pathétique ou quelque chose de plus lent et extatique ?

C’est possible évidemment on peut faire le choix ; c’est une vision de Baudelaire : « nos deux cœurs seront de vastes flambeaux qui réfléchiront leur double lumière dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux ». C’est une vision. Moi je serais plutôt pour une interprétation, en tout cas au moins au début, à peine sans vibrato et puis laisser un peu pour la suite. C’est le second mouvement lent le quatrième mouvement. Tortelier qui a très bien joué cela, n’aimait pas tellement l’œuvre dans son ensemble, ses goûts le portaient beaucoup plus vers Chostakovitch ou Hindemith. Parfois, nous avions des discussions à ce sujet, mais il savait interpréter, il savait servir admirablement les œuvres qu’il jouait, même celles qui n’étaient pas dans ses goûts. Ainsi m’avait-il dit « Miroir, c’est trop audiovisuel ! »  Moi, c’est le mouvement que je préfère !


Ainsi donc vous avez dû réfléchir aussi sur l’expressivité dans la  musique en face des déclarations tapageuses de Stravinsky sur son inexpressivité et à tout ce courant musical qui suivra la peinture abstraite contemporaine ?

Oui, j’y ai réfléchi, et même sur le sens de la beauté, sur l’hédonisme. Très souvent on l’a redouté. On a souvent mis en cause la notion même d’œuvre. Pourtant on peut même, c’est Adorno qui le disait dans ses ouvrages, traduire la beauté avec des éléments de laideur ; on pense alors à certains peintres parfois, à Kokoschka, ou à Bacon évoquant à sa manière l’univers de Van Gogh…


Vous avez toujours été très au fait des jeunes compositeurs, vous en parlez souvent. Quelle est votre opinion sur les différents types de musiques actuelles que proposent les jeunes contemporains ?

Je profite de cette question pour exprimer un regret suite à une interview où l’on m’entendait dire des propos malheureux sur la musique concrète. J’ai pu, comme j’a travaillé à l’ORTF, suivre de très près, dans les années de l’immédiat après-guerre, les expériences pionnières de Schaeffer et de son équipe. C’était un novateur. Le fait  est que j’ai dit ceci : les débuts de la musique concrète étaient décevants, mais - puisque toutes les expériences, qui ont forcément des ratés, trouvent toujours par la suite leur chemin -, il y a eu finalement des gens qui se sont exprimés de façon très fine de cette manière, tels François Bayle, et évidemment Pierre Henry. 
Pour le reste, j’affectionne les jeunes de la génération de la trentaine. Vous connaissez Thierry Escaich, Karol Beffa, Eric Tanguy qui ont chacun  des qualités, ils se cherchent. J’ai beaucoup d’estime pour une femme compositeur : elle a déjà été élue à l’institut de France, Edith Canat de Chizy.


Quels seraient vos conseils aux jeunes pour s’exprimer dans la musique ? 

Une chose à laquelle on ne pense guère à notre époque, l’humour - l’humour en musique. Debussy a envoyé une lettre un jour à Laloy à propos des « Histoires Naturelles » de Ravel : « vous y croyez vous à l’humour en musique ? » Je suis sûr qu’il y croyait lui-même. Il avait l’air de douter ; naturellement ce doute était une pointe de jalousie à l’égard de Ravel son cadet de treize années. De cet humour, il y en a chez Chostakovitch et c’est un humour très grinçant de même que chez Mahler on trouve la dérision ! C’est un  côté de ces deux compositeurs que l’on ne met pas toujours en valeur et qui me touche. Sur un plan plus général, en ce qui me concerne, je dirais que les pièces qui me laissent le moins de regrets sont celles où j’ai couru le plus de risques ; le goût du risque, le goût du jeu, et cela va avec l’humour. Vous avez cela pour Ravel : regardez le « Concerto pour la main gauche », c’est un jeu ; le « Boléro », c’est un jeu ; et la « Valse » aussi ! Et la « Sonate pour violon et violoncelle », presque toute faite sur l’humour ? Je trouve qu’on ne nous l’a pas assez dit quand nous étions jeunes. Ne nous laissons pas aller à refaire ce qui a déjà était fait ; cherchez toujours le risque ! Seulement en même temps, nous avons un peu de mémoire et nous bénéficions tout de même de tout un passé ; pour moi, je reconnais que dans mes premières œuvres, on peut trouver des influences et Dieu sait si l’on doit beaucoup aux anciens, mais il y a cette fameuse formule : « il faut tuer le père ! »… Les racines qui sont les miennes, ce sont d’abord la musique française, la musique russe, mais aussi l’école de Vienne ! Sans l’école de Vienne - que j’ai découvert trop tard - je n’aurais pas évolué de la même manière … on a parlé de dictature à propos du système sériel ; oui, mais c’était nécessaire.  Cela m’a servi dans une certaine mesure ; j’étais capté par certaines couleurs. Evidemment ce système, ce n’était pas moi, en même temps je ne pouvais pas l’ignorer ni le rejeter ; je voulais voir ce qui, dans tout cela, était valable et pouvait servir à d’autres. Ecoutez, il y a tant de choses à dire, je résume mon message pour les jeunes : le goût du risque, du jeu. 




jeudi 4 mai 2006

Opéra de Nice : La Gioconda de Ponchielli ouvre la voie aux grands véristes



Ponchielli sacrifié par l’Histoire
Comparé à ses élèves Puccini et Mascagni, Almicare Ponchielli est un peu comme Field en regard de Chopin. Il amorce la nouveauté, mais le destin lui a refusé d’en profiter lui-même, les descendants firent mieux et c’est un jugement sans appel. Si vous êtes de grands amateurs, si vous connaissez bien Verdi son contemporain, si vous connaissez ses illustres disciples, alors vous pouvez profiter de la Gioconda et ressentir l’émulation, les tiraillements, les retours en arrière, les concessions à la mode, les moments d’inspiration neuve, tout ce qui fait de ce compositeur quelqu’un qui aurait pu être célébré mais que l’Histoire n’a pas souhaité favoriser. Après tout, telle était aussi la situation du Beethoven de Fidelio : une porte d’ouverture sur l’avenir, mais un échec au moment de sa création.    

Entendre Gioconda et mieux comprendre Puccini
L’écoute de l’œuvre révèle quelques clés pour qui souhaite mesurer la force de Gioconda. Avez-vous remarqué toute la cruauté sadique de la scène à trois dans l’acte final (Gioconda, Enzo et la rivale Laura) ? Cruauté dont l’opéra vériste tirera sa substance et qui fait de Gioconda une sorte de « Justine sadienne ». Elle doit supporter de voir son amoureux en embrasser une autre et, qui plus est, grâce à elle ! Et eux de lui dire mille mercis : odieux de naïveté ! D’autre part, la mère aveugle, en bénissant la future rivale, pousse sa fille à devoir l’aider tout au long de l’opéra, n’est-ce pas une autre cruauté vériste ? Quoique pieuse et sans relief, ne joue-t-elle pas le même rôle qu’une tante, habile à contraindre l’innocente Angelica, la sœur sacrifiée du triptyque ? Face à un Barnaba, -à juste titre surnommé Scarpia de Venise-, Gioconda n’est-elle pas une ébauche de Tosca (elle aussi chanteuse) ? Dans son sacrifice amoureux pour un Enzo Grimaldo aussi détestable que l’Américain de Puccini, Gioconda n’est-elle pas aussi misérable que Butterfly ? Mais pour en arriver là, il faut cependant supporter un livret qui n’est pas sans failles et maladresses, de situations peu vraisemblables, parfois grossières,et qui sont les principales causes entachant le chef-d’œuvre. 

Pourtant l’œuvre présente d’incontestables prémonitions : quand Gioconda dit « mi chiamo Gioconda », passe une ombre harmonique du futur « mi chiamano Mimi ». La douceur subite de l’orchestre environnant Gioconda rappelle çà et là celle des leitmotivs de la Fanciulla Minie. Le motet en second plan musical lors de la scène de torture dans Tosca est hérité du procédé deux fois répété chez Ponchielli : c’est la scène de l’église où un motet et l’orgue accompagne une Gioconda trahie et dépitée. C’est aussi la scène du pseudo meurtre de Laura : avant la fin de la chanson celle-ci doit boire un poison (mais Gioconda par saint masochisme la sauvera !) Techniquement c’est semblable : artistiquement (fenêtre subitement fermée sur le motet, etc.) l’élève surclasse. De son côté, le chœur des matelots du deuxième acte a des « Ohé ! » médiocres qu’inconsciemment, peut-être, Puccini métamorphosera en émotion dans Butterfly. Le bal au début du quatrième acte avec ses trilles en jolies visions du XVIII ème, annonce cette même légèreté chez Puccini. La ligne souple et sensuelle tout au long de l’opéra est neuve mais nécessite une inspiration mélodique hors norme qu’aura Puccini et que n’atteint que rarement Ponchielli. Voilà pourquoi l’emporte, isolé, le solo « Suicido… » avec son thème nerveux entendu dans l’introduction du cinquième acte. L’œuvre révélée s’impose comme l’école de Puccini. 

L’ « acte de la Callas »
Une seule originalité n’appartient qu’à cet opéra : le monologue de Gioconda prise entre le devoir et la jalousie, l’amour chrétien et l’individualisme. C’est l’acte bâti pour une grande tragédienne. De la trempe d’une Callas. Un acte chauffé à blanc, à peine adouci par le trop prévisible retour des morts de la rivale Laura, au moment précis où Gioconda jouit d’avoir le couteau de son aimé sur la gorge prêt à la tuer. Le retour conclusif de Barnaba-Scarpia, rongé par son amour obsessionnel du corps, est digne du théâtre de Victor Hugo. Gioconda est une Esméralda, et cette grandeur d’âme confère, in extremis, du panache au final.

Mérites niçois 
L’opéra de Nice n’a pas manqué d’audace ni de risques pour oser monter Gioconda. Le théâtre a constitué un plateau vaillant : Gioconda, Anna Shafajinskaia est une artsite solide, aux beaux diminuendo, à la voix forte, capable de jouer son rôle en tragédienne ; sa mère aveugle avait une voix d’airain, aux graves superbes, au vibrato à grand effet ; le ténor était brillant, et Jean-Philippe Lafont a campé un Barnaba, théâtral et présent, comme Burchuladze en Alvise. Tous deux, chanteurs et acteurs, au métier parfait. Les chœurs nombreux redoublèrent de force pour l’occasion. Sans leur chef attitré (Marco Guidarini), les cordes de l’orchestre ont semblé  parfois faiblir.
Heureusement la magie du « grand opéra XIX ème » a opéré, dans le célèbre ballet du quatrième acte, en particulier. Un XIXème « antiquisant » à souhait, avec des rêves d’enfant, des vêtements emplumés, une lyre, des mouvements d’époque, efficaces. Enthousiasmé, le public joua le jeu et repartit en ovationnant, plus instruit sur le chaînon manquant de l’opéra italien.   

Nice. Opéra de Nice, le 2 mai 2006. Amilcare Ponchielli (1834-1886) : Gioconda.