samedi 27 janvier 2007

Prades aux Champs-Elysées : les trois grands concerts romantiques dédiés à Schubert


C’est l’occasion d’approfondir des amorces annexes au thème principal de cet été (ce fut Mozart) à Prades. Aussi le célèbre septuor de Beethoven n’avait pas été comparé à son disciple, l’octuor de Schubert, cependant que le quintette de la truite y fut donné. Ce sont des plaisirs musicaux irrésistibles, Schubert s’imposait donc comme principal protagoniste des trois concrets.

Mercredi 24 janvier : le commentaire ayant eu lieu à l’avant concert, c’est à 20 heures précises et hiératiques que débute la musique. Avec un son fort, âpre, généreux - personnel, ce qui est la marque des musiciens insignes, Olivier Charlier se balade dans la petite sonatine pour violon opus 137 de Schubert oeuvre de jeunesse. Quel bavardage ennuyeux ! Il faut vraiment puiser dans la soi-disant fraîcheur de jeunesse pour sauver l’œuvre. L’intérêt des trois sonatines est biographique comme celui du « Gloria » de Puccini : un jeune homme, qui veut beaucoup dire, cherche à se débarrasser au plus vite des poncifs voltigeant dans l’air musical qu’il respire. Vite Schubert, passe à autre chose ! à une fiévreuse pulsation qui point par-ci par-là dans cette soporifique causerie de salon au coin du feu.

Un Schumann inspiré

En tant que tourneur de page lors d’un enregistrement à Beaulieu-sur-mer de l’ensemble Syntonia, votre chroniqueur avait déjà beaucoup entendu le quintette pour piano et cordes de Schumann en mi bémol majeur opus 44. Comparaison très instructive. Syntonia, un ensemble frais avec toute la dynamique de la jeunesse trouve un son et une interprétation d’une même respiration. Cette osmose, quoique moins engagée dans la profondeur de l’interprétation, satisfait la partie de l’auditeur qui cherche l’idéal de la « symphonie » (d’ailleurs le nom « Syntonia » est de même signification) : « sonner ensemble ». Symphonie que l’on voit peinte sur le plafond du théâtre des Champs-Élysées. L’assemblage de grands musiciens n’apporte pas cette satisfaction, cependant la maestria interprétative s’avance mutuellement dans une telle profondeur, chacun trouve une entente avec autrui dans des moments si changeants, que ce genre de rencontre rappelle les légendes du Jazz et ressemble fort à des matchs jamais identiques, dignes de la mémoire historique par l’enregistrement.

Une polémique sur le style de Prades

Se plaindre de ce que chaque individualité joue dans un style soliste forgé tout le long d’une carrière et en contradiction avec celui de l’autre, c’est refuser la règle du jeu du festival de Prades qui est d’inviter les interprètes de renom à travailler amicalement ensemble. On aurait aussi mauvaise grâce à refuser d’entendre une complicité réelle acquise par des années d’habitudes communes au fils des festivals et des rencontres. On saura écouter des leçons de musiques, des moments d’émotions matures. Ceci dit, alors que David Grimal et Hagaï Shaham sonnent d’une brillance systématique, l’alto de Pasquier, vibrant d’outrance, et le violoncelle d’Arto Noras très clair, se retrouvaient nettement en retrait. Un moment de plaisir sensuel musical fut la capacité de la main gauche du pianiste, Barry Douglas, à s’identifier en un seul son doux avec les cordes d’Arto Noras. De quoi troubler un baroqueux, habitué à de fortes basses avec violone ou « seize pieds » d’orgues : pourquoi pas une basse lumineuse ? l’art n’est pas qu’une seule vérité.

Voici le fameux octuor de Schubert, clou de la soirée.

Une heure : c’est effrayant ! Mais toujours tout passe comme une douce causerie chez l’ami Schubert. Les six mouvements sont les mêmes que ceux du septuor de Beethoven, auquel pensait le commanditaire (le clarinettiste Troyer). Les rapports de tonalité sont identiques, quoique haussés d’un ton. Cependant Schubert était dans l’émulation et cherche à donner une dimension plus symphonique à l’œuvre en élargissant les proportions. Il ajoute un second violon pour éviter la prédominance soliste du premier violon, propre à la sérénade classique, et qui faisait de l’œuvre de Beethoven un concerto de violon en miniature. L’introduction lente ainsi que les modulations harmoniques s’apparentent à la « Symphonie inachevée », mais le thème pointé n’a pas de charisme mélodique : soit que Schubert peine à débuter, soit qu’il nous plonge dans un monde difficile à la première écoute, soit que les interprètes ne nous en aient pas éclairci toutes les pistes ce soir. L’andante (issu du singspiel « les deux amis de Salamanque ») permet à la septième variation un sommet suraigu et fébrile où brilla Saskia Lethiec, dans ce majeur qui est plus tragique que le mineur et qui rappelle qu’à cette époque, Schubert se savait condamné (1824) : un des instants de sublime des trois soirées romantiques. L’agitation angoissée des trémolos au début (adagio) du final ne serait là que pour amplifier l’entrain joyeux de l’allegro ; son retour fugitif et modulant, sur le modèle des coups de théâtres qui parachèvent certaines sonates de Beethoven serait piédestal au pied de nez ultime. Il n’empêche, on reste bouleversé.

Vendredi 26 janvier : dans la sonate pour violon opus 12 numéro 3 : que Beethoven est grand ! que sa construction est sublime et comme il est le seul à fondre le discours du piano et du violon dans un seul équilibre ! Olivier Charlier et Itamar Golan forgent la sculpture. Accents romantiques et conflictuels parfaitement transportés par la pure forme classique.

Le trio de Schubert, opus 99 en si bémol, plus beau moment de tout le festival parisien.

A Prades le talent de Noras nous avait déjà intrigué et on lui préférait François Salque dans la fougue et la jeunesse. Cependant il faut toujours réfléchir sur les différents talents. Dans cette œuvre intime, dite lunaire par rapport au trio jumeau non moins célèbre en mi bémol, Noras domine et dirige les deux autres musiciens par la retenue et la profondeur des sentiments exprimés. Cette légèreté du son qui semble discrétion dans les quatuors fait corps avec la musique et éclaire, rayon de lune. Trois écoles différentes cohabitent ; d’abord Itamar Golan, abondance de lyrisme (au regard de l’auditeur) mais (une fois les yeux fermés) précision classique (plusieurs se plaignent de sa gestique : mais il est trop tard et inutile - surtout quand on est devenu un grand interprète ! - de corriger des défauts d’apparences devenus soutien du son). Golan donc représente une école jeune et presque baroque. Arto Noras, apporte une philosophie antique. Hagaï Shaham, école de virtuose, tient le milieu. De main de maître, scintillant et sans fondamentale, Noras cimente le tout.

Beauté apollonienne du simple divertissement qu’est le Septuor de Beethoven.

Il paraît qu’écoeuré par le succès sempiternel de cette œuvre, Beethoven se mit à la détester, affirmant à tout va qu’en ce jeune temps, il ne savait pas encore écrire. Il est certainement vrai qu’elle a pour défaut de pousser à l’extrême le genre de la sérénade… la partie de premier violon, surtout ici jouée par Olivier Charlier à la voix personnelle, parle comme un « je », suivant la tradition peut-être, mais gonflée par des envies de concerto et en conflit avec le sextuor coloré qui l’accompagne, résumé d’orchestre : « tu ». Comme on l’a dit, Schubert, dans son octuor, supprimera ce trait en ajoutant un autre violon. Une fois admise cette position du violon, traditionnelle, voulu, exagérée, l’œuvre est alors une vraie merveille et s’équilibre autrement à l’image d’un germe de toutes les idées du futur, un laboratoire badin, d’ailleurs contemporain de la première symphonie. La contrebasse préfigure les respirations de la huitième symphonie ; le groupe des vents (raffinés mélanges du basson de Richard Galler et de la clarinette de Michel Lethiec) annonce la couleur particulière de la troisième symphonie ; au Scherzo, les admirables entrées du cor (André Cazalet, en deçà de la prestation de Marie-Luise Neunecker à Prades) sont un autre présage. Dans le dernier mouvement, on sent maintenant venir la cadence du soliste, elle arrive vraiment ! et pour finir : l’emballement joyeux. Tout dans le thème bondissant annonce le final du concerto pour violon ou le parfum de la fête pastorale de celui de la quinzième sonate pour piano.

Samedi 27 janvier : on a voulu verser Schubert vers le futur romantique en le confrontant à Brahms. Le choix des œuvres n’était pas probant si ce n’est qu’entre le Sextuor de Brahms et le Quintette de Schubert, s’est érigée une telle opposition de couleur que voilà bien une éducation de l’oreille. Infinie possibilité des microcosmes chambristes.

Une sonate et un « violoncelleux » sextuor made in Brahms

Il faut reconnaître en Brahms un compositeur simple d’apparence mais ardu à l’écoute. La sonate pour violon numéro 3 opus 108, jouée par David Grimal et Itamar Golan (collant par tempérament au moelleux impressionniste des sixtes brahmsiennes), subjugue par la force de ses harmonies tournées vers le futur sous une apparence romantique. C’est du dernier Brahms, un flot d’idées toujours nouvelles en guise de développement.

Le sextuor ne pouvait être qu’une forme pour Brahms et il n’est pas étonnant d’entendre dire que le compositeur chérissait cette œuvre jusqu’à la fin de sa vie. C’est d’abord un goût physique et sensuel typique du compositeur, celui du médium : au piano, à l’orchestre, à l’orgue et dans l’harmonie des sixtes, toujours Brahms tend au milieu. Deux violoncelles (Yvan Chiffoleau s’accorde à la couleur d’Arto Noras) épousent le contour chatoyant de deux altos (présence chaleureuse et convaincu de Karine Lethiec en miroir de Bruno Pasquier), lesquels parlent à égalité avec deux violons placés aux extrémités (David Grimal et Saskia Lethiec). Heureusement qu’à la première écoute, le choc physique d’un son si particulier interpelle, car l’œuvre fourmille tant d’idées sous un aspect si compact et dans un temps fort long, qu’il faut s’accrocher ou avoir déjà pratiqué !

Le quintette de Schubert « la Truite » ou le triomphe annoncé

Pour lui seul, ce samedi, la salle fut archi-comble. L’équilibre translucide et suraigu de l’œuvre est aussi typique de Schubert. Translucide parce que Schubert y a introduit la contrebasse (convaincue et mélodique avec Jurek Dybal ce soir) pour rendre le violoncelle libre de ses mouvements (le commanditaire Sylvester Paumgartner était un violoncelliste admirateur du lied « Die Forelle »). Ce grave puissant élève l’œuvre, tel un building, plus haut : vers les airs lumineux. Au-dessus du chant de violoncelle répondant souvent au violon, l’alto (espiègle de Vladimir Mendelssohn) fait ce remplissage harmonique tièdement fiévreux, plein de cette inquiétude rythmique qui voile toute joie schubertienne. Surgit, liquide, le violon soliste (Olivier Charlier) doublé en dialogue d’un autre soliste : la main droite du piano (Itamar Golan aquatique !), encore plus haute, tandis que la main gauche assume une véritable partie d’orchestre. Même configuration que la fantaisie en fa mineur pour quatre mains au piano, même lyrisme narrateur. En avant-dernier mouvement et attendu (retenu) depuis si longtemps : le lied « la Truite » subissant ses fameuses variations. Sont-ce les seules variations de l’œuvre ? Il y a dans les trois quart d’heure de musique une transcendance véritable de la variation : tous les mouvements sont des variations du thème par réminiscence lointaine, par esprit dynamique. Et dans ces nouveaux thèmes à l’infini renouvelés, nés spontanément l’un de l’autre, voici des influences de Beethoven, des quasi-plagiats (comme le Scherzo), et pourtant transfigurées en sensibilité éminemment Schubertienne. À l’image de l’inoubliable contresujet de la dernière variation du lied, martelé au piano avec son appogiature qui bute comme une vague – repris en immense phrase lyrique dans la course du dernier mouvement : limpide rivière que ce Quintette, méritant de sa gloire, fragile grâce et féminine fuite du temps.

vendredi 26 janvier 2007

Prades aux Champs-Elysées, la cathédrale engloutie de Marc-André Dalbavie


Musique Française

On ne peut imaginer inspiration plus française que celle de Marc-André Dalbavie pour ce quintette appelé « Pour Hatto » avec clarinette et quatuor à cordes, composé en 2006. Ce pilier de l’IRCAM est un compositeur aujourd’hui décanté de tout structuralisme post-boulézien et d’harmonie spectrale (le spectre est la résonance harmonique du son), deux courants dont, dit-on, il fut le meilleur conciliateur. Aujourd’hui libre de toute étiquette, naviguant dans une harmonie traditionnelle élargie par toute cette expérience, il suit le fil stylisé du langage français qui fait la poétique d’un Debussy, mais aussi d’un Poulenc, d’un Dutilleux. Une sorte de déroulement du temps, de finesse rythmique et orchestrale qui semble indiciblement issue de la langue française, avec ses économies de son, ses vagues douces.

Un dédicataire prétexte
Il n’est pas tant important de se figurer un Marc-André Dalbavie attablé autour de ses amis musiciens et lançant l’idée de composer une œuvre par amitié (comme un Schubert de l’ancien temps), ce jour où le grand altiste viennois Hatto Beyerle du Quatuor Alban Berg annonce sa retraite musicale. La boutade était pour le pousser à reprendre aussitôt son archet. Laissons, car l’œuvre parle de tout autre chose et semble un tableau intime.

En l’absence du compositeur, les musiciens badinent pour nous exposer l’œuvre

Cette courte musique fut jouée une première fois tout agitée et fluide, les musiciens dialoguent maintenant pour nous expliquer son contenu. Les deux violons jouent leur ostinato subtilement décalé d’un temps, puis en rythme distendu, comme un ressort qui use sa course. Le violoncelle, tout en plaisantant sur la menace de crampe, montre son frémissement continuel. La clarinette au contraire développe ses volutes marmoréennes. Puis c’est au tour de l’altiste, Vladimir Mendelssohn qui par modestie ne parle pas de la fugitive fusée lyrique dédiée, superbe, à son instrument au centre de l’oeuvre. Au contraire, l’homme est versé en composition comme nous le verrons dans son interview. Il se lève, ouvre le couvercle du piano au fond à gauche de la salle, et improvise une réduction de l’œuvre pour nous en expliquer les os cachés.

Dalbavie selon Mendelssohn

Nous n’en relatons qu'un succinct résumé : d’abord c’est un jet de lumière brusque et puissant, à travers un vitrail de cathédrale, il se diffuse, se répand grâce au souple, agité mais intime ostinato des deux violons autour de la note « la ». Suit alors un choral, lointain et figé, calme. L’esprit va tantôt du jet de lumière au choral. Rejaillit l’intensité, succède le calme. Et dans ces nimbes de la note « la », voici une coda en colonnes harmoniques immobiles et altières. Tantôt un accord étrange, tantôt un accord jazz, enfin, pour finir, l’accord pur de la résonance harmonique, accord traditionnel, inconsciemment attendu et arrêt du mouvement que fut la pièce. Car l’idée musicale nue était mouvement.

« Voilà, selon moi, » conclut Vladimir Mendelssohn « le jardin secret de Marc-André Dalbavie ! »

Une deuxième écoute influencée

Hanslick le grand musicologue de la fin du XIX ème siècle disait que les auditeurs projetaient sur l’œuvre leurs propres subjectivités. Ainsi éclairé, ce quintette montrait non seulement sa parenté évidente avec la « cathédrale engloutie » de Debussy, mais évoquait immanquablement la série des cathédrales de Reims de Monnet, peintes selon les différentes heures de la journée. Susciter de telles concordances n’est pas peu, et marque la réussite d’une œuvre qui situe M.-A. Dalbavie dans un courant post-impressionniste.


mercredi 24 janvier 2007

Prades et la musique contemporaine

Le festival de Prades parle avec fierté de son engagement dans la musique contemporaine. Michel Lethiec, son directeur, aime à rappeler qu’au temps de Beethoven et Schubert la musique n’était que contemporaine. « Nous nous étonnons de l’attitude de nos ancêtres quand nous sommes replacés dans leur perspective, parce que nous avons pris l’habitude de vivre dans un musée », dit Michel Lethiec. Prades veut faire donc revivre le passé mais cherche aussi la création de l’avenir. Cette dimension humaniste et engagée correspond à la personnalité de Pablo Casals, fondateur de cette Prades capitale de musique chambriste. En effet, Casals fut des deux courants. D’une part, il est, pour le violoncelle, l’inventeur de Johann Sebastian Bach. Jusqu’à lui, on interprétait ses suites dans un morcellement de danses anthologiques, souvent avec l’accompagnement au piano ajouté par Schumann ou Mendelssohn. On raconte que Casals trouva à Lisbonne une édition des six suites dans l’état original sans accompagnement et qu’il fut le premier à oser les jouer toutes nues.

De Bach à la musique contemporaine : humanisme de Casals

Or être un précurseur dans le retour aux sources, secouer les poussières des traditions erronées, participe de la même curiosité que s’engager dans la modernité. On ne s’étonnera pas que Casals soit aussi moderne dans son enseignement. Il demande que l’on soit libre au violoncelle pour les mouvements corporels, il rejette la tradition de faire travailler les élèves avec des livres sous les coudes pour garder soi-disant un maintien des bras près du corps.

Quand dans son exil protestataire contre l’acceptation tacite de l’Europe de la dictature Franquiste, on vint le chercher là où il méditait, pour qu’il jouât de nouveau - bien sûr hors d’Espagne où il ne voulait plus mettre un pied, hors de toutes les capitales, comme il l’avait promis, mais simplement à Prades où il vivait - son premier geste fut d’inaugurer son festival par les œuvres de Bach. Mais dès le début il voulut défendre la création et nombre de compositeurs lui doivent leur diffusion.

Le concours de composition de Prades

C’est pourquoi Prades possède un concours de composition pour musique de chambre où la présence du violoncelle est obligatoire. Son jury est prestigieux, jury composé d’instrumentistes, (certes versés en composition) comme Vladimir Mendelssohn, choisis pour juger de la faisabilité – car les compositeurs ont souvent des rêves abstraits – mais aussi jury composé de compositeurs prestigieux comme Penderecki.

Mélange catalan des répertoires classiques et contemporains

Lors du festival en été, à Prades, les pièces de jeunes compositeurs furent données souvent en introduction ou au cours d’un concert genre « schubertiade ». En effet c’est l’assemblage amical des musiciens qui préside au choix du programme depuis toujours dans ce festival, les couleurs obtenues sont un ciment d’unité. L’ambiance de ruche du festival (dans le même collège élèves de master class et concertistes travaillent mille quatuors) favorise ce métissage dans l’esprit des auditeurs. Les pièces contemporaines y sont aussi liées à la thématique générale : l’été dernier, ce fut « Mozart », et l’on entendit par exemple une « Disco Toccata » de Guillaume Connesson liée à l’humour chez Mozart, et un « Weeps and Ghosts » pour Célesta de Jan-Erik Mikalsen en complément des pièces de Mozart pour cet instrument. `

Séparation parisienne des répertoires classiques et contemporains

Quand Prades vient à Paris, aux Champs-Élysées, pour présenter ses choix en la Capitale, même si Michel Lethiec colore ses concerts par un thème (cette année "Schubert"), le but suprême d'être une vitrine des engagements du festival l’emporte et dispense de tout prétexte, du moins pour la partie moderne. Aussi opte-t-on pour une séparation que l’on veut pédagogique et attrayante. A 18h30 on donne donc un petit concert conférence « hyper neuf » et actif, en apéritif au grand plat de 20 heures : concert « super XIXème », plus passif dirait-on .

Pour attirer par une sorte de rituel de la parole, Michel Lethiec vient présenter longuement les œuvres classiques du grand concert de 20 h, puis il tourne son focus dans un « à rebours » radical sur la préoccupation présente du petit concert:l’œuvre contemporaine. Les trois micro concerts sont fort heureusement variés dans leur présentation. Pour l’œuvre de Krystof Maratka, ce fut une interview. Pour celle de Marc-André Dalbavie, une analyse détaillée du musicologue et altiste Vladimir Mendelssohn. Pour celle de Thorsten Encke, un exposé candide des thèmes de l’œuvre (sophistiqués !) par le compositeur lui-même.

On peut s’imaginer que la conférence sur les œuvres classiques peut avoir des fans attirés par la chaleur humaine et la soif de connaissance, on peut supputer que ces curieux-ci ont le potentiel de devenir des convaincus du futur, qu’ils sont plus disposés à recevoir. On peut aussi apprécier, par contraste, l’aspect hiératique du grand concert du soir,en entrant sans préparation dans la pièce à la seconde où les lumières s’éteignent. Cette formule dispense pourtant les paresseux de venir à 18h30 entendre le plus difficile, le plus stupéfiant – et de fait la salle va du simple au triple entre 18h30 et 20h. Ils ont tort ! On s’ennuie moins à écouter les plus jeunes que certaines longueurs (langueurs) du XIX ème siècle…

vendredi 19 janvier 2007

François Salque à Prades l'été dernier I

Bientôt le Festival Pablo Casals de Prades s'invite à Paris ! c'est l'occasion de narrer la rencontre de cet été au détour des couloirs de l'Académie musicale de Prades : François Salque, au milieu des répétitions et des cours, François Salque ou une formidable capacité de transmettre l’émotion.

Les violoncellistes entendus à Prades
A Prades furent remarquables les prestations d’Antoine Pierlot, la jeune révélation Adami, qui joue avec son cœur les yeux fermés ; superbes également, les prestations de Petr Prause, violoncelliste du Quatuor Talich, transcendé, ému et profond dans le quatuor de Chostakovitch, alors que dans Mozart, sa souplesse en demi-teinte le laissait dans la discrétion. Remarquable encore le son net et directeur, faisant songer à une pédale d’orgue, issu du violoncelle d’Othmar Müller dans le quatuor Artis. Il est le chef tacite de son groupe et lui confère son parfum de candeur. Remarquable, l’élégance d’Arto Noras, dont le son est plus petit que sa réputation - beaucoup disent qu’il a vieilli, c’est en tout cas l’impression qu’il donna dans le septuor de Beethoven. Admirable la musicalité de Franz Helmerson, mais encore plus celle de Wolgang Güttler à la contrebasse, le meilleur musicien du même septuor de Beethoven et, d’après les élèves de l’Académie, une « bête de pédagogie ». Remarquable le son arraché pour transcrire l’hystérie de Richard Strauss par le caméléon Philippe Muller, si doux dans une sonate de Dvorak lors d’un cours à un jeune violoncelliste australien. Son sens pédagogique est à noter : nous avons assisté à un cours sur l’accélération et la décélération dans le phrasé romantique. Muller utilise la respiration du chanteur pour phraser des soupirs, prononce un « h » pour expliquer comment lancer une note et fait le geste d’un coup de poing. Sur le son percussif du violon, une constante dans la bouche des professeurs, il faudra lire aussi le cours de Mihaela Martin, violoniste, et nous indiquons dès à présent une remarque de François Salque à propos du jeu en musique de chambre : « la résonance du piano meurt, le violon qui joue en sa compagnie laisse mourir aussi le son avec lui ». Extraordinaires donc, tous ces musiciens de tous les âges et de toutes les nationalités, dont l’expérience musicale trouve souvent les mêmes mots, les mêmes idées.

Liberté et expressivité dans le phrasé
Mais celui qui fut souverain est François Salque. Sa première prestation écoutée à Prades : le 2 août dans un concert intitulé « aimés des dieux», où les œuvres d’enfance de Rossini, Mozart et Mendelssohn furent interprétées, fut une révélation. L’œuvre de Rossini, une sonate à quatre, écrite à l’âge de 12 ans, possède tout le pétillant et l’inattendu du compositeur plus aguerri : les dès y sont jetés, c’est un tempérament. Peu importe si la thématique est conventionnelle. De même le Mozart de 16 ans, dans l’adagio, possède déjà l’angoisse et la profondeur, sous les légèretés du siècle, un tempérament aussi. On parlera de l’octuor de Mendelssohn à propos des quatuors Talich et Artis.Dans Rossini donc, François Salque rivalise de jovialité, de générosité et de phrasé bel canto avec Wolfgang Güttler, le contrebassiste, semblant libre de toute contrainte et de tout souci, tandis que Gérard Poulet et Gil Sharon sont d’extraordinaires violonistes, plus traditionnels cependant.

Des expressions physiques lors d’une leçon de l’Académie
Cette interprétation dans la corporalité, donnant à une œuvre d’intérêt second une beauté certaine, nous a donné l’envie de savoir plus avant d’où peut venir cette force expressive évidente, dès la première écoute, et dans n’importe quel répertoire. D’où vient ce son affranchi de tout conformisme ? Allons donc directement dans sa classe à l’Académie (et avant d’écouter les autres professeurs). Dans un beau morceau romantique de son élève, François Salque parle de « pierres qui tombent et ne sont pas reliées par un fil élastique : une fois tombées ou lancées, il n'y plus d'interaction possible ». Ces seuls mots sont une lumière de ce que l’on a entendu la veille. La phrase entonnée par le jeune stagiaire monte avec un idéal lyrique, mais l’élève reste attaché au texte, en deçà de l’expression. François Salque le corrige « améliore l’évolution des harmonies qui avancent très loin !… ». Mais ce « avancent très loin » est dit théâtralement comme un absolu romantique, tels les « orages désirés » du René de Chateaubriand. « Il te faut une conduite plus expressive, plus inspirée ; commence par respirer naturellement, pense que tu dois nous emporter ». François Salque prend son violoncelle, le positionne sur son corps, fait le mouvement de la danse à deux, instrument et musicien : « Quand une phrase est douloureuse comme celle-ci, il faut apprendre à ne pas être trop dans l’action, à se départager, à se retenir de le vivre complètement, il faut aussi pouvoir se sentir interprète et auditeur à la fois ». Un tel discours étonne, on pourrait penser que François Salque est simplement dans l’action, dans le vécu, et l’on découvre une personnalité de contrôle et de jeu d’acteur, un tempérament fort et libre.

Une première question confirme cette liberté. Brûlant de lui faire remarquer la parenté de sa franche liberté avec le jeu du violoncelliste baroque Marcello Scandelli (lire l’interview de ce musicien au festival « Pietre sonore »), nous rappelant des dires d’Henri Dutilleux sur Tortellier (lire notre interview du compositeur), nous lançons : « cette liberté et cette générosité, vous viennent-elles de l’enseignement de Tortelier ? » « C’est une école de jeu, répondit-il, on ne peut pas dire que j’ai été l’élève de Tortellier plus que d’un autre ; c’est un ensemble de professeurs qui m’a fait ; j’ai beaucoup travaillé avec Noras, dans cette Académie même. Lui-même fut élève de Tortelier. Je vous invite à aller écouter ses classes. ». Hélas, ce ne fut pas possible cette année.

Répétition du quatuor de Brahms confirme le coup de cœur pour son jeu
Cherchant à voir Itamar Golan, pianiste, en cours, au détour d’un couloir et d’une porte de lycée voici que l’on tombe sur un magnifique quatuor de Brahms avec Mihaela Martin. Derrière le piano, caché, un violoncelliste fait surgir une mélodie, un rêve haletant; l’émotion affleure. Mihaela Martin veut quelque chose de plus songeur, Itamar Golan choisit la version de Mihaela Martin. Mais dans la lenteur du nouveau rythme, la violoniste trouve que la mélodie est jouée trop écrite. Elle décide un mouvement un peu plus allant, proche du choix du violoncelliste. Mais qui est ce violoncelliste… François Salque. Découvrir deux fois un musicien, c’est sceller la certitude de sa qualité.


Crédit photographique
François Salque © R. Roig

François Salque à Prades II

Interview après une répétition d’une pièce de Guillaume Connesson pour clarinette et violoncelle
Michel Lethiec, directeur du festival, conduisant la voiture d’un village au lycée, converse. Il explique que le festival est basé sur l’amitié et le partage, tel l’a bâti Pablo Casals, tel l’ont ressenti ses successeurs. Ainsi chaque quatuor invité se mélange avec les autres, les couples musicaux se forment, différents chaque jour. Tout le monde réside sur place bien à l’avance pour préparer les œuvres, et les répétitions ont lieu dans les mêmes lieux que les cours aux élèves. De même le thème du festival reflète cet esprit. Mozart cette année, mais un Mozart prétexte : « Mozart et l’humour » permet de faire entendre Scott Joplin, Astor Piazzolla et Guillaume Connesson, le 7 août dans un concert dédié aux « jeux ». On arrive dans la salle de la répétition, où attend François Salque. A deux, ils rient sur leurs instruments. L’œuvre, « Disco toccata », d’inspiration américaine, confirme notre sentiment de violence dans l’inspiration du compositeur, qualité contemporaine, en sus de la perfection formelle (lire notre interview du compositeur).

Ainsi François Salque excelle aussi dans l’humour froid, le jeu contemporain, comme il était tout dévoué au bel canto tantôt, et romantique ailleurs. Ne demandez pas si la beauté de son jeu vient du son, de la rondeur, de l’instrument ou de tout autre particularité comme une palette infinie : c’est tout à la fois. C’est la liberté de tout faire.

Comment avez-vous choisi le violoncelle pour instrument ?
Je fus forcé par ma mère. L’influence des parents est importante dans la vie d'un musicien , ma mère a fait preuve de curiosité, et c’est tout cela qui naturellement m’a amené au violoncelle à huit ans. J’aimais les sons graves et la position naturelle de l’instrument : on fait corps avec lui.

Quels furent les professeurs qui vous ont marqué ?
J’ai eu beaucoup de professeurs, j’ai profité d’un éventail assez large. J’ai été marqué par Yanos Starker et évidemment Tortelier, parmi tant d’autres musiciens. Car ceux avec qui on joue, nous apprennent chaque fois tout autant qu’un professeur. J’ai ainsi appris beaucoup des concertistes. J’ai souvent essayé d'être polyvalent et tout explorer. C’est important de pouvoir s’adapter. J'ai toujours aimé la musique de chambre, pendant cinq ans, j’ai fait partie du quatuor Ysaye.

Dans votre jeu, on perçoit une grande vocalité, nous dirions aussi que votre violoncelle est comme la voix d’un chanteur : est-ce que votre pensée musicale est liée aux mots, à la parole ?
Je ne relierai pas les couleurs du violoncelle à la musique vocale. Mon attitude est plutôt de relier les arts entre eux. Non pas que je sois un connaisseur passionné dans tous les autres arts, mais j’aime les connections, ma manière d’expliquer est faite de ces connections, des associations d’idées, des associations des sens : le tactile, le visuel, l’auditif. Pour moi c’est naturel. Cela donne des sensations qui peuvent être attirantes, parlantes pour expliquer un jeu de l’instrument. Je fais donc une association avec la parole plus que le chant : j’essaie de mettre des consonnes et des voyelles, j’ai dans l’idée de vouloir faire sentir ce genre de différence. Mais je vais plus loin encore. Connaissez vous la synesthésie ? C’est un phénomène très intéressant. Beaucoup de musiciens, de compositeurs, associent une couleur à une hauteur de son. C’est le même phénomène pour les chiffres. La synesthésie n’est pas la même d’une personne à l’autre, mais le principe d’association reste constant, c'est même selon certains neurologues, un phénomène inévitable dans l'imbroglio des connexions du cerveau. Pour moi, le son correspond à une voyelle et la voyelle à une couleur. C’est un mélange de sensations innées ou connections neurologiques et d’éducation. Pour moi do est un « o » et de couleur bleue, et dans ré j’entends un « r » et vois la couleur verte. J’aime dans l’interprétation créer des mondes, des ponts artificiels entre son et art, trouver des mouvements.

Dans votre leçon d’hier, vous avez parlé du lien corporel avec l’instrument, puis mis en garde votre élève de s’identifier avec le sentiment exprimé, est-ce une double attitude ?
C’est parce que vous mélangez deux moments différents de l’interprétation. La danse est pour moi une entité concrète du jeu, le rythme et la pulsation sont des manières de vivre la musique dans le corps ; d’autre part, comme je l’ai dit, j’ai choisi le violoncelle pour le contact avec l’instrument. Parfois, cependant, quand on cherche une émotion contenue, il faut qu’elle soit regardée plutôt que vécue : on essaie de suggérer le sentiment, plutôt que de le montrer, on doit travailler cette distanciation. Pleurer en jouant n’est pas synonyme de communication. On peut ne pas pleurer et amener l’information à faire pleurer quelqu’un d’autre. Suggestion ou démonstration. Il y a plusieurs manières de vivre cette expressivité : c’est, vous le savez, le paradoxe du comédien chez Diderot. Etre le personnage ? Ne pas l’être ? Certains acteurs, s’ils s’identifient trop, n’arrivent plus à jouer et à être excellents. D’autres ont besoin de cela pour se transcender. Le public n’est pas toujours au courant du choix de chacun, il acclame pourtant de grands acteurs dans les deux cas de figure. Nous autres musiciens, nous devons travailler les deux attitudes et jouer sur les deux tableaux : vivre parfois dans l’émotion, parfois être spectateurs et médium de cette émotion.

Quels compositeurs vous touchent plus particulièrement ?
Ce ne sont pas les mêmes en tant que mélomane et en tant qu’interprète. Certains musiciens, parce qu’ils éprouvent plus de plaisir à écouter tel compositeur, se fient plus dans leurs interprétations à la capacité expressive immédiate du texte et en oublient la conception et certaines qualités cachées. Mais on fait parfois preuve de plus de capacités pour les compositions qui nous paraissent plus ingrates ou abstraites. Il faut parfois moins aimer pour arriver à convaincre l’auditeur ou même se convaincre soi-même. Je me sens proche du répertoire du début du siècle – en tant qu’interprète. Mes goûts de mélomane penchent vers la musique romantique. Instrumentalement, j'ai probablement plus d'aisance dans la musique d’aujourd’hui.

Quelles sont les dates de votre carrière et les enregistrements de votre discographie qui vous tiennent à cœur ?
Ma réponse sera encore fluide : serais-je capable de vous donner des dates précises ? Tout s’est fait naturellement. Je me suis retrouvé professionnel depuis l’enfance, la musique a été pour moi une évidence, pas une vocation. Quand on se retrouve au CNSM à 14 ans, parmi un choix limité d’élèves, on est déjà, malgré soi, un professionnel. Progressivement, les auditions firent la place aux concerts, et de fil en aiguille, je me retrouve à 16 ans à mon premier récital - précédé de combien d’autres expériences ? Pour les disques, je peux plus facilement vous répondre : je tiens affectivement à une grande œuvre pour violoncelle seul, « Voja cello », de Krystof Maratka, enregistrée chez Lyrinx. Je tiens également à l'intégrale de la musique de chambre de Poulenc, où je partage l’interprétation avec d’autres musiciens, chez BMG.

Crédit photographique
François Salque © R. Roig

Comment Cio Cio San, Mimi, Tosca, Mini, Liu et Turandot fascinèrent Puccini


Place de Madame Butterfly dans l’œuvre de Puccini


Opéra créé en 1904 à la Scala de Milan sans succès, vite remanié, Madame Butterfly, fut considéré comme une redite des œuvres précédentes, avant de connaître un éclatant succès, trois mois après la création milanaise. Cette volte-face a des raisons plus profondes qu'il n'y paraît. Dans une époque où la psychanalyse sous-tend les plus fortes fresques lyriques : Pelléas de Debussy (1902) ou Salomé de Richard Strauss (1905), Madame Butterfly, par son intrigue larmoyante, n’est pas à interpréter comme une complaisance sentimentale, avec exotisme musical japonais, mais comme une étape dans l’approche de la femme, minutieusement bâtie quoique inconsciemment, dans l’esprit de Puccini.
Quand il écrit l’opéra, le compositeur est impliqué dans le suicide d’une jeune servante provoqué par les accusations d’infidélité de sa femme. Sadisme érotique et amour passionnel pour le sexe féminin, accablent de multiples coups, un fragile papillon, Madame Butterfly, placé sur la route de la femme idéale qu’a recherchée Puccini, toute sa vie dans sa création.

Place de la femme dans l’œuvre de Puccini
Déjà dans La Bohème (1896), Mimi incarne la pureté sacrifiée sur l’autel de la tuberculose. Mais elle n’est pas innocente, elle rappelle avec tendresse avant de mourir qu’elle avait malicieusement compris que celui qu’elle aime, avait fait semblant de ne pas trouver la clé pour toucher sa main. Mimi est l’amour intelligent, bienveillant mais fragile et vite brisé. Tosca (1900) aux prises avec le sadique Scarpia, joue le destin de l'amant torturé, autour d’une table et d’un verre de vin, brisée par les hurlements de la torture, trahissant l’idéal de son bien-aimé pour le sauver, elle sera pourtant bernée par Scarpia, celui qu’elle croit tromper, et retrouve mort, celui qu’elle aime, avant de se précipiter dans le vide. Tosca est l’amour instinctif. Butterfly va plus loin.

Portrait de Cio-Cio-San
Elle est l’amour innocent, candide et crédule. Elle est d’emblée trompée par l’officier de marine américain Pinkerton (rien ne le rachète dans l’opéra). Il est peut-être le prototype du ténor puccinien !

Il avait été averti par le gouverneur de ne pas s’amuser à simuler le mariage avec le petit papillon (Butterfly) de Nagasaki, une geisha de 15 ans, Cio-Cio-San. Mais, avec son hymne américain, camouflé dans l’orchestre, il s’en amuse, en abuse, et disparaît en la laissant dans l’attente pendant trois années. Son bateau arrive au printemps (Acte II). Butterfly attendra encore, une nuit entière dans une page symphonique qui, au théâtre de plein air, de Torre del Lago, à deux pas de la maison de Puccini, a toujours bercé les oies sauvages du lac : elles viennent, s’approchent, et le premier coup furieux de l’orchestre les fait fuir. Ainsi disparaît l’espoir de Cio-Cio-San, et son amour de jeunesse. « Non sono più quella ? », je ne suis pas celle d’avant ? s’interroge-t-elle avec angoisse.
Pendant trois ans, elle n’avait pas voulu comprendre, les paroles embarrassées du gouverneur qui savait que son mari avait épousé une américaine, et qu’il n’osait le lui dire.
Maintenant le lâche Pinkerton ose chanter un instant le passé érotique de son aventure japonaise tout en revenant prendre le fruit de cet amour pour lui donner l’éducation de la soi-disante vraie civilisation, - puissant engagement anticolonialiste de Puccini à ce sujet.

Par sacrifice maternel, Butterfly lui donne l’enfant de ses propres mains, avant de s’ouvrir le ventre. Elle est l’amour infantile assassiné.


Suite et fin de la métamorphose du papillon.
Mais Butterfly n’est qu’une étape pour passer à la femme véritable. La Fanciulla del West (1910), Mimi, en est le premier prototype. Elle jouera son bandit d’amoureux autour d’une autre table (comme Tosca), mais ici, aux cartes, contre un autre homme libidineux, le Shérif.
Mais fair-play, cet ombre de Scarpia accepte de perdre. Et l’autre garde la vie sauve. Elle est l’amour fort, A la fois, Tosca et Mimi, ensemble. Elle assume et elle calcule : elle ne pouvait perdre, car elle trichait.
Après, l’anecdotique Suore Angelica (Il Trittico, 1918), autre mère brisée mais davantage mère qu’épouse, c’est Liu qui dans l’esprit de Puccini, aboutit à l’incarnation de la vraie femme dans son ultime opéra Turandot (1921). Dévoué à son amour tacite pour le Prince Calaf, en expirant, elle montre la voie de la féminité à la princesse Turandot, vierge cruelle, mais prototype du passage initiatique de l’état de l'adolescente au statut de l’épouse. Mais hélas, Puccini meurt avant la métamorphose de cet autre papillon.


illustrations
Hokusai, japonaise (dr)
Torre del lago, le lac et la tour (dr)

Conférence de presse du Printemps des Arts de Montecarlo

Tout ce qu'il faut savoir à propos des discours sympathiques, humoristiques et clinquants sur un ordi apple (avec projection sur télés ultra modernes) de Marc Monnet lors de la conférence de presse : premièrement sept thématiques sur plus de quinze jours. deuxièmement un dépliant très pratique avec le numéro des navettes gratuites, écrit en face des concerts, et leurs horaires de passage dans les villes principales, troisièmement des tarifs bas avec des passes à la carte.

Pour la programmation, un cycle sera consacré à Kagel, un autre au temps de la passion, un autre à Bach, un autre à Stravinsky, un autre à Bartok, et le festival s'achève par la musique du monde, le monde basque.

Marc Monnet, qui est très attaché au rapport de surprise et de test auprès du public, n'a pas fait de collaboration avec le ballet cette année, mais introduit le théâtre. Il délaisse pour l'heure le Jazz pour laisser au nouveau festival de Jazz de Montecarlo le temps de s'exprimer librement. Le "concert surprise" est une formule qui ne devrait pas devenir traditionnelle pour ne pas user la "relation de couple" avec le public, Marc Monnet inventera autre chose.

Les concerts à domicile se perpétuent ainsi que les concerts décentrés vers les municipalités entourant Monaco. Des archives de disques du festival s'initient par une collaboration avec Zig Zag territoire.

On trouve ci après une interview du compositeur au sortir du festival de l'an passé.

interview de Marc Monnet, directeur du Printemps des Arts et compositeur. Reccueilli l'an passé lors d'une conférence de presse.


Pourquoi n’écrivez-vous pas de la musique spectrale ?

C’est une question ou une réponse ? C’est déjà le passé, les années 1970 et 80. Je suis maintenant très loin de cette époque, je n’ai pas envie d’être sans cesse revisité par mon passé. On écrit la musique de son temps non pas par rapport à un dogme. Il n’y a plus aujourd’hui un mouvement. On peut tout de même différencier les post-tonaux qui font un certain retour en arrière et les autres. Dans les autres, il n’y a pas de ligne dominante, mais au contraire une diversité. On pourra, dans le futur, lire les diverses tendances. Aujourd’hui on n’est plus dans l’affirmation d’une idéologie, et on ne l’est plus au niveau mondial. Ce n’est pas une question simplement de musique : c’est une question qui va bien au-delà. Il n’y a plus d’idéologie, ou plutôt il n’y en a plus qu’une. Depuis le mur de Berlin, la disparition du communisme, il est évident que la seule idéologie est le capitalisme. Quelque part il est vrai que la lutte d’idée a fortement diminué. Je le regrette, la lutte d’idée demeure fondamentale. L’homme a besoin de débattre. Sur terre il n’y a pas qu’un homme, il n’y a pas qu’une idée, il y en a une multitude. C’est cela la difficulté de vivre.


Vous dites : ce n’est pas une œuvre nouvelle que l’on entend dans une création, c’est l’écho de ce qui est. Pourquoi ?

Le mot création est galvaudé et je crois que, quand je réagis comme cela, c’est pour remettre les pendules à l’heure. L’acte en soi, dit de création, est quelque chose de neutre. Je me méfie donc de l’importance que l’on donne au mot « création », et je serais de ceux qui voudraient le réserver à un autre domaine, le religieux, comme les Italiens qui ne peuvent pas dire « sono il creatore » car cela signifierait « je suis Dieu ». Effectivement on a cette référence dans « création » avec laquelle je suis très prudent. Pour moi, ce que nous avons en nous et que nous générons, c’est peut-être quelque chose certes du spirituel mais en tout cas, à mes yeux, pas de l’ordre de la croyance.


Pourquoi la musique s’écrit ?

Nous sommes dans une civilisation de l’écriture, nous avons une mémoire, quand on écrit c’est pour laisser une trace, le signe. Pas d’écriture, pas de trace, pas de possibilité d’expression. L’écriture est essentielle pour que son « temps lent » permette de modifier les choses. C’est à l’opposé de l’improvisation qui par l’extrême rapidité de l’écoulement du temps ne permet pas d’être suffisamment inventif et conscient de ce qui se passe dans l’instant. Cette spontanéité peut amener parfois quelques jolies choses mais non constructives, bien au contraire, simplement « de l’instant ». Le graphisme est magique, avoir imaginé les formes de lettres dont vous vous servez en ce moment pour renvoyer le message ! C’est extraordinaire, c’est cela, l’écrit.


Pourquoi réagir physiquement à l’écoute de celle-ci ?

Le son est une réaction physique, celle de l’organe « oreille » et de l’organe « cerveau » (car l’oreille ne marche pas sans lui). Un son, un bruit surgissent : l’oreille perçoit, le cerveau analyse, procure par des chemins complexes du plaisir ou/et du déplaisir. Le déplaisir n’est pas forcément « juste » par rapport à ce que vous percevez ! On réagit sans trop réfléchir à ce qui se passe, donc prudence dans les jugements !


Pourquoi parfois vos titres d’œuvres empruntent phonétiquement à l’enfance, comme « Bibilolo », « Berceuse du vent, des cloches et de l’ogre endormi (collectif) », « babioles », « patatras » ?

Bibilolo est un jeu du langage, j’aime beaucoup jouer sur le langage « normatif ». Bibilolo, c’est du plaisir. Quant à l’enfance, elle est une composante de la vie, comme tout le monde je suis né « gosse », personne ne peut être exclu de cette loi. L’enfance est importante dans le devenir de l’être humain.


Pourquoi un festival à Monaco ?

Ce n’est pas moi qui l’ai décidé. Le festival existait avant moi. Chaque ville aime bien manifester son image de certaines façons. Je pense qu’à Monaco le coté festif était nécessaire à un moment donné dans l’année. Donner un effet autre que les concerts habituels dans le cadre d’une institution, tel est le projet du festival. Prendre le bus pour se laisser mener à un endroit inconnu, choisir des lieux inusités, accentue beaucoup cet aspect festif que l’on ne peut pas tenir dans l’année dans des lieux traditionnels.


Pourquoi le printemps des arts se réinvente ?

Parce que toute institution meurt si elle n’est pas en renouvellement permanent. C’est une règle absolue. On voit des institutions mourir.


Pourquoi la métamorphose ?

L’idée de métamorphose est une fascination sur le public, cela peut être un voyage, une thématique, un compositeur, il n’y a pas de clé définitive. C’est à l’image de la métamorphose en peinture, si envoûtante : dans la construction musicale, il y a la métamorphose aussi. Pas de musique sans métamorphose ! Le festival pourrait s’appeler « festival des métamorphoses », mais (pour se situer toujours dans la métamorphose) on ne doit pas imposer une thématique générale, c’est trop réducteur. Tout au plus il y a un sens, une direction où va le festival. Construire cette direction me coûte parfois des regrets : des bras que je dois couper pour garder l’homogénéité de la ligne générale.


Pourquoi sommes-nous là ?

C’est la question que se posait hier soir la pièce « Boulevard du Boulevard » de Daniel Mesguich au TNN de Nice. Pourquoi ? Pourquoi j’écris, pourquoi je joue ? Pourquoi je me sers d’un langage ? C’est toute la question de l’existence, pourquoi ? Et je ne donnerai pas de réponse; pour moi il n’y a pas de réponse à la finalité du monde ! Je ne suis pas croyant. Ce qui trouble l’homme, c’est son pouvoir de réflexion par rapport à l’animal. Cela nous empoisonne la vie, c’est à partir de là que les notions de pouvoir, de propriété arrivent. C’est ce déchirement permanent de l’homme qui le pousse à agir.


Etes vous né en 1928 ?

Oui !

mercredi 17 janvier 2007

M.-A. Charpentier – Un noël chez Mademoiselle de Guise fin 1676




Voyage en 1676-1677

Installons-nous dans une machine à remonter le temps en France et venons voir de près ce qui se passait musicalement en 1676. Notre machine s'est un tant-soit peu égarée : au lieu d'atteindre le début de l'Avent 1676, elle se retrouve au temps de l'Epiphanie de la même année, soit onze mois auparavant, en janvier à Saint-Germain-en-Laye, juste à la sortie d'une répétition d' "Atys" de Lully et Quinault, où le Roi s'affaire lui-même. Nous apercevons Lully. Il court, énervé par les desiderata de tous les musiciens et échauffé par la défense de tous ces arts : voix, mise en scène, danse, couleurs des instruments, phrasés... Il a quarante-quatre ans, en pleine force de l'âge, bien-portant. Déboutés par son hautaine prestance, nous préférons interroger quelque aristocrate pour savoir de quoi il retourne, voici la réponse obtenue, dans le plus beau langage :

" A la Musique du Roi, on ne parle que de ce [nouvel ouvrage] d'orchestre, inouï auparavant, rauque et dense, sombre et puissant. Il est de Lully, il paraît plus propre que tous les autres à rendre le goût français ; l'habile Charpentier en dit beaucoup de bien et ne désespère pas. Mais Du Mont, Robert... ces vieux maîtres, n'en veulent rien entendre, et moins encore de ces compositions nouvelles qui font la gloire de Lully. Ils chantent modes anciens, contrepoint dans des motets étriqués, quand Lully peint des fresques en parlant tonalité, modulation, architecture. "

Nous nous sommes alors faufilés à la répétition suivante. Lully invectivait un violon qui voulait jouer absolument la partie de flûte. Au passage, il lui reprochait son penchant exagéré pour les ornements mélodiques. Cachés, nous écoutons la musique avec émotion : il est vrai que le florentin réussissait enfin son projet, on le voyait, on le sentait donner à la France son style pur et national, son classicisme, grâce à l'opéra français, enfanté par la mort du ballet de cour, la mort de la comédie-ballet et celle même de Molière qu'il avait sacrifié sur l'autel féroce de son appétit créatif à mesure qu'il gravissait les marches de la gloire. Mais qu'importe ? Cela est, cela sonne bellement. Il avait l'apparence, en s'affairant pour la perfection du spectacle, d'un conquérant de l'art visionnaire, inventeur du futur.

"Que ce récitatif inimitable respire la noblesse de la langue française ! Vraiment, nous dit Charles-Henry d'Anglebert, claveciniste du Roi et admirateur fanatique, lullyste jusqu'à l'os, (il assiste à nos côtés à la répétition), les ouvrages de cet homme incomparable sont d'un goût fort supérieur à tout autre ! Il élague, épure, charpente au profit de l'expression des sentiments, de la beauté de la mélodie, de la grâce du ton et de la lumière de la simplicité".
D'Anglebert était accompagné de jeunes gens qui n'avaient pas encore fait parler d'eux, dont Gaspard Le Roux, presque encore un timide adolescent.

Quelques jours après, le 10 janvier, nous assistons à la première. Grande est notre surprise d'y voir Henry Du Mont, venu certainement par obligation. Ce flamand - on dit qu'il est resté très attaché à Maastricht et, cette année, il doit recevoir, en plus de tous ces honneurs, le bienfait d'on ne sait quelle profitable charge de Chanoine en cette ville - est bien âgé et bonhomme : soixante-six ans, " c'est beaucoup pour notre époque, n'est-ce pas ? Avec tous ces maux qui circulent dans l'air... et dans l'eau, après tant de saignées... "

Depuis longtemps, il a édité de très belles œuvres, ses "Meslanges" de 1657, et célèbre, il s'est occupé de la Reine avant que d'accumuler toutes les suprêmes charges de la cour : en 1663, sous-maître de la musique du Roy en compagnie de Pierre Robert ; compositeur de la musique de la chapelle en 1672 ; maître de la musique de la Reine en 1673. Mais il parle déjà de céder ses fonctions, il se dit vieux et fatigué et se laisse encore cinq ou six ans de métier... soixante-douze ans : ce sera bien assez pour la retraite ... et cela lui laissera peut-être deux petites années pour finir sa vie... Le Roi prise ses motets, il veut les éditer pour la postérité. Pour plaisanter, Du Mont insinue : " Oui...mais n'est-ce pas ? ce sera posthume... mon art est dépassé ... (en riant :) oh, vous savez... on osera des louanges, disons...seulement deux ans après ma mort... ". Selon nos calculs, ce sera en 1686 : " imprimez par exprès commandement de Sa Majesté ".
Lully admirait Du Mont ; le fait est que ce dernier lui fut manifestement supérieur quant à l'intensité mystique. Car Du Mont représentait l'humanisme devenu baroque, plein de métaphysique de tristesse, de vestiges polyphoniques, de remembrance de la mort et de force pure et compacte, c'était le vieux monde dont le fleuron fut Monteverdi. Bien au contraire, le temps de Lully, temps du classicisme, était celui, certes ensoleillé, d'une grâce et d'une douceur élégante pour parler des choses graves, comme si l'on avait besoin d'artifice et de divertissement pour noyer le chagrin de la dureté de la vie. C'est ce que nous confia, alors que nous devisions, lors de la pré-générale, avec Richard Delalande et Etienne Richard, leur ami Charles Couperin, tout plein du souvenir de son frère, Louis. Il tenait par la main son fils François qui avait à peine huit ans, les cheveux bouclés comme son oncle, ravissant dans son joli costume de soirée. Quel petit homme se devait être pour pouvoir exceptionellement assister à l'Opéra ! Dans son coin, bien loin des préoccupations de son père, il semblait déjà tout conquis par l'art de Lully : cela se voit dans ses yeux qui brillent. Plus tard il se passionnera pour l'Italie de Corelli, il lui reviendra alors de réunir les goûts...



*****



Cette soirée là, nous n'avons pas vu Charpentier, il était temps pour nous de reprendre notre machine, de sauter les mois et de changer de lieu pour le retrouver. Nous voici en novembre 1676, Charpentier a environ trente-trois ans, le visage poupon, le regard doux de l'artiste rêveur. II travaille pour l'hôtel de Guise, pour cette fière Mademoiselle, Marie, qui par respect pour le passé de sa famille (l'assassinat de son grand père, le duc de Guise, par le Roi) tenait sa propre cour à Paris en totale indépendance du Roi et dans le respect de celui-ci. La protection de Madame de Guise, Elisabeth, cousine du Roi permettait à notre musicien d'espérer aussi un jour une place à la cour que le destin lui refusera cependant toujours.
Cela fait six ans qu'il est rentré d'Italie et quelques années qu'il recopie ses œuvres dans ses fameux cahiers. Les grands chefs d'œuvre sont à venir et se trouvent bien plus loin dans le temps. Ces motets pour la fin de l'année 1676 et le début 1677 pourraient en apparence être considérés comme de belles prémisses. C'est un jeune Charpentier qui se fait entendre. D'ailleurs, sur le moment, nous le sentions ainsi. À l'écoute de son "Cantique de la Nativité", nous songions à la magnifique "Nuit" qu'il écrira plus tard pour son cantique de 1680 et nous osâmes timidement lui demander pourquoi il n'en avait pas composé une pour l'année 1676. Il nous répondit qu'il y songeait fort, ses oreilles étant encore toutes pleines du "Sommeil" d'Atys, mais que pour l'heure il ne disposait pas de l'effectif nécessaire. A l'idée que la future "Nuit" était déjà toute formée dans sa tête, nous réalisâmes que nous nous étions éloignés du bon sens : nous étions emplis du froid frisson des gens qui avaient maladroitement trébuché en public et nous fîmes bien de lui taire, de justesse, nos considérations esthétiques. Nous l'aurions vexé: il était déjà le grand maître.
Et, en effet, il avait déjà écrit un oratorio, "Judith", perpétuant l'enseignement de son maître Carissimi. Il avait déjà connu l'écriture pour le théâtre et Molière avait fait de lui le successeur de Lully après la trahison de ce dernier. Ainsi, après deux pièces redonnées avec une musique entièrement neuve, Molière fit confiance à Charpentier pour sa dernière comédie ballet "Le Malade Imaginaire" en 1673. Seule la mort de l'acteur fit cesser toute collaboration. Enfin Charpentier venait de donner en 1675 les musiques pour "Circé" et pour l’"Ingénue" de Thomas Corneille qui sera désormais son fidèle compagnon du théâtre.
Pour un compositeur d'une telle envergure et dans la connaissance de tant d'indices chronologiques pour une grande part de son œuvre, parler de jeunesse c'est parler d'un premier style, celui de la verve, la fraîcheur et spontanéité et déjà l'extrême fluidité de sa ligne mélodique. Comme pour Praetorius ou Schutz avant lui, mais aussi pour Bach ou Beethoven après lui, il faudra parler du premier Charpentier, précédant le temps des grandes modulations et des grandes méditations, la profonde dramaturgie de "Médée" (1693) ou des grandes histoires sacrées pour les jésuites, tel "David et Jonathan" (1688).
Pour l'heure, nous écoutons, assis à côté de Mademoiselle de Guise, ce premier Charpentier dans le domaine particulier et restreint, celui de petites œuvres mi hymniques, mi dramaturgiques, chantées dans le cadre du petit ensemble entretenu par la dévote mécène. Et ce que nous entendons n'est pas moins beau que ce que nous avons connu de la musique du Roi.



*****



Avant que de partir, nous avons par hasard rencontré l'abbé Nicolas Mathieu qui n'avait pas encore ouvert son cénacle italianisant, mais qui, grand amateur de musique, amassait les partitions tant italiennes que françaises et s'intéressait déjà de près à Charpentier. Il nous donna son opinion (sortie de notre imagination, bien-sûr...) sur ce dernier. D'après lui. Charpentier, modestement, le double dans l’âme de son maître Carissimi, homme pur, de foi et de sensible, mais français, avait dejà dans l'ombre réussi la somme de ce temps. Il était, pour lui - et notre ecclésiastique prit alors un ton prophétique - tout à la fois le passé et l'avenir, le style ultramontain et le style parisien, modal et tonal, contrepoint et modulation, Du Mont et Lully. Il était lui-même, extraordinairement souple et étonnant ; voilà pourquoi ceux qui ne l'ont pas compris n'en resteront toujours qu' à une superficielle et vile perception : non, dit-il avec véhémence, il ne changea pas "son goût de musique naturelle, afin de ne pas ressembler au simple de Lully ", ni "ne voulut faire que de la musique très difficile " !
On nous montrait ainsi du doigt l'horrible opinion que nous relateront plus tard les frères
Parfaict historiens du théâtre au XVIII° siècle et qu'avaient largement répandue les détracteurs
comme Le Cerf de La Viéville de Fréneuse. Pourtant, de premier abord, ce dernier nous avait paru fort sympathique, voire drôlatique avec ses manières à rebours de Comte Des Esseintes et sa haute culture de duelliste verbal - quoiqu'il faille bien reconnaître que ce Monsieur n 'arrivait pas à la cheville d'un Racine en cet art si "mode" d'humour assassin, efficace dans cette jungle à la française pour défaire quasi toutes les réputations.
Et nous sommes repartis - sains et saufs et même enthousiastes ! -avec ce sentiment que Charpentier était déjà ce qui fait son prix à nos yeux aujourd-hui : personnel, original, unique... le meilleur peut-être !

Cédric Costantino, 4 février 1677 (!)

tableau : François Puget, 1688 (?)
Portrait présumé du défunt Lully, de ses deux fils
et de ses disciples et héritiers musicaux.