dimanche 25 septembre 2005

Festival de Beaulieu, 3ème édition : La Musique ambassadrice des anglais & des russes sur la Côte-d'Azur

Musique et diplomatie
Le festival que dirige John Fox chaque septembre à Beaulieu-sur-Mer n’a pas son pareil pour impliquer le gratin des politiciens et des diplomates mais aussi les nombreux berlugans d’origine étrangère. Cette année, à Beaulieu, l’Ambassade du Royaume-Uni s’est rapproché de l’Ambassade de Russie. Marquis, excellences, amiraux, préfets et ambassadeurs font partie du comité d’honneur. Ils investissent les derniers palaces de la Riviéra, évoquant cette Belle-Epoque où il était de bon ton de goûter à Beaulieu les loisirs de la mer, entre deux concerts de salon. La vie mondaine et l’activité musicale se sont naturellement mêlés. Et l’idée d’un programme centré sur la présence des compositeurs russes à Beaulieu est évidemment pertinente.

Une pluie so british n’éteint pas les flammes du carnaval de Rio (Samedi 17 septembre)
Le temps sur la côte d’azur s’est fait automnale, de sorte que le grand concert en plein air pour l’ouverture du festival de Beaulieu fut rapatrié en l’église du Sacré Coeur. Mais attiré par la gratuité initiale, le public fut très nombreux au rendez-vous. John Fox a bien fait de choisir un monument somptueux pour débuter le festival : la Sérénade pour corde de Tchaïkovsky. Elle est interprétée par l’Orchestre Régional de Cannes Provence Alpes Côte d’Azur sous la baguette de José Ferreira Lobo, invité pour l’occasion. Quoi de plus XIX ème et aristocratique sous les fresques d’Épinal de cette belle église. Mais l’acoustique n’y été pas, tout se perdait, d’autant que le choix du chef fut le pathos, l’ampleur, la lenteur tel un final de la symphonie pathétique. Il ne restait rien de la finesse d’écriture aérienne de l’œuvre. De Stravinsky, la suite Pulcinella, pergolésienne (expérience de réappropriation du baroque) avec sa délicatesse d’orchestration, mélangeant vent et cordes, permettait de mieux se repérer dans l’acoustique tournoyante, bien que le duo des cuivres et des contrebasses ne pouvait rien donner ici. Délicatesse aussi pour l’orchestre qui dans une telle situation n’a pas pu dominer complètement la difficulté de l’ouvrage et se révèle bien en deçà de sa brillante performance aux Victoires de la Musique cette année. Cependant, enchaîné sans pause pour faire office de bis, captant à nouveau l’attention du public fatigué par les chaises, un boute-en-train Bœuf sur le Toit de Darius Milhaud, polytonal et racoleur, pousse la foule aux délires libidineux du carnaval de Rio. Tout le monde oublie les sièges, ovationne et repart plein de très belles mélodies en tête, prodiguées autant par les Russes que par ce Français bizarre qui s’amuse des rythmes latinos, évidemment si bien placés sous la baguette d’un chef portugais !



Colonnes grecques pour un Ravel pluvieux (Dimanche 18 septembre)
Un « jardin sous la pluie »

La pluie continuait à battre le lendemain, mais elle ne faisait qu’ajouter au charme d’un concert dans un atrium grec, un patio à ciel ouvert aussi beau que ces originaux romains que chacun connaît à Pompéi, mais ici tout de marbre blanc, fait de colonnes cannelées doriennes qui jouent avec les ombres du soir, celles des feuilles de l’unique arbre qui pousse à même le marbre à côté de la fontaine centrale. On se sentait chez soi dans cette villa Kérylos du musicien et philologue, Théodore Reinach, reconstitution au dix-neuvième siècle à l’identique des modèles grecs. On s’imaginait être Télémaque au pied du foyer de Ménélas : il écoutait les récits d’Hélène qui dévidait sa pelote de laine et se rappelait de son séjour à Troie. Tout y est raffiné et chaleureux, jusqu’aux chaises blanches pour le public, les fresques pâles qui évoquent des mondes oubliés, des mosaïques au sol : nous étions là avec l’humidité chaude de ce temps méditerranéen, le sublime antique et la musique, sans compter l’acoustique extraordinaire, proprement un gigantesque coffre de résonance grâce aux riches caissons de bois des plafonds ! Quel cocon : on entendait la musique dans les murs, le son était lumineux, amplifié et très précis.
Si ce fut parfait pour les auditeurs, pour les musiciens ce devait être une véritable « galère » que de jouer devant la pluie qui tombait au centre, entre eux et le public, faisant une douce et mélancolique percussion, ajoutant à l’atmosphère du concert mais mettant à mal les cordes du violon et du violoncelle. Le violon, Jan Orawiec, avait des phrases d’une infinie musicalité, le violoncelle, Sébastien Van Kuijk, une grande générosité et une forte chaleur, le pianiste, avec un toucher bondissant et délicat, une technique parfaite (et si jeune !) emporte la palme : Jonathan Bénichou. C’est un nom qui se répandra dans le monde de la musique.
Un programme hétérocite
Ravel avec son trio contribua à envoûter le public se mêlant à la magie du lieu : les basses de la passacaille au piano et bientôt mêlées de violoncelle, n’en finissaient plus de répondre à la lumière violette du ciel et aux candélabres d’albâtre « façon antiquité » des angles du péristyle. Il aurait fallut resté à ce degré de poésie. Pourtant au nom de l’amitié écossaise et en prolongement de la conférence de l’après-midi, on donna trois lieders de Schubert sur des textes d’Ossian, difficiles d’accès, pleins de récitatifs et interprétés avec classe et vigueur par Brian Bannatyne Scott. Cette belle basse fut accompagnée au piano par Errol Gidlestone qui démontre en cette humble fonction qu’il est tout autant un chef d’orchestre remarquable (cf. deuxième Chronique du sud, la Petite Renarde rusée de Janacek).
Le jeune trio précédant, trio Eiffel, revient pour présenter un maître de l’école du violoncelle russe, natif de Beaulieu, Louis Abbiate à qui le concert est dédié. Fort heureusement, pour éviter les longueurs des écritures du temps, il ne présente qu’un magnifique Andante qui vaut la poésie du début du concert : le public est émerveillé, l’écoute et facile et envoûtante : c’est un compositeur, maître du père de Rostropovitch, à redécouvrir d’urgence. Quant à Anton Stepanovitch Arenski, entre Tchaïkovsky et Rachmaninov, c’est musicalement un jeune homme attachant (étrange scherzo dont la partie médiante est une valse joviale), mais l’œuvre souffre de beaucoup de longueurs cependant que la fougue des jeunes interprètes permit d’achever le concert dans la même tonalité de grâce et de bien être qui fit de la chaleur mouillée de cette soirée une réussite réconfortante


Les bons élèves de l’école Galina Vishnevskaya (Lundi 19 septembre)
Puisque le programme était un tiers russe, un tiers français, un tiers italien toujours sous le regard des anglais, voilà une soirée « prikrasnoïe », « piacevole », «pleasant »… « complaisante » ! Borodine, Rimsky-Korsakov, Glinka, Tchaïkovsky, Rachmaninov, Shishkin, Moussorgski, des chansons du folklore, Gounod, Saint-Saëns et Bizet, Verdi… C’était en présence d’un auditoire fait d’un gratin bienveillant (dont le célèbre pianiste accompagnateur Baldwin) pour ces jeunes étudiants qui mouillent leurs chemises … voici donc l’école de la grande Galina Vishnevskaya, épouse de Mstislav Rostropovitch, dite l’académie du théâtre lyrique Galina Vishnevskaya, sous le regard de sa directrice adjointe Elena Opokorva mais non pas de la star retenue « à l’improviste » pour quelque dîner en compagnie d’un Jacques Chirac et d’un Vladimir Poutine. Mais elle fut tout de même applaudie pour avoir téléphoné toute la journée, soucieuse du bon fonctionnement de l’affaire et du travail de ses bébés. Ce n’est pas sans obligation que d’avoir eu une carrière si importante ! Che stanchezza !
Choisis tous directement par John Fox à Moscou dans un concours à « monojury » parmi vingt candidats, les quatre chanteurs furent merveilleux, le cinquième ajouté par supplication de la grande enseignante, a encore du chemin à faire. Donc se sont des élèves qui passent presque tous de loin le niveau d’excellence que l’on exige de tout concert, en définitive une soirée qui en est une réussite. Nota bene : n’oublions pas de lapider la solide pianiste Alla Basargina pour avoir « transcris la transcription » lors des tournes de pages en négligeant quelques basses : un tourneur de page n’est pas un luxe par respect pour les autres !
Naturellement comme toute école il faut bien chercher là où les progrès sont à faire. En premier la prononciation du français et de l’italien, terrible ! Cette heure là, on entendit « Salit au domeuré chasté piré » ou encore « verse l’ivrèze ». Des échanges d’écoles, des stages dans les pays et encore le futur travail dans les théâtres pour ces voix faites pour des grands vaisseaux se chargeront de remédier à cela. Ensuite peut-être la tenue des mains, pour certains à gérer encore. C’est peu de choses. Il est couru que la pédagogie russe et son vivier sont compétitivement parmi les meilleures :
1°/ La soprano Tatiana Metlina a une voix au timbre splendide, typiquement russe, clair et sombre à la fois, comme de l’or rouge, un rubato qui peut ne pas plaire mais tout aussi typique. Très appliquée, elle s’écoute et produit des airs parfaits avec de beaux effets, mais voilà : il manque ce petit quelque chose de joué et de spirituel qui fait tout le charisme des belles voix comme la sienne.
2°/ Le baryton Yuri Baranov joue alla Del Monaco, il aime le théâtre, sa présence est forte, sa voix puissante et brutale au sens positif du terme, sa technique exceptionnelle, il aura une grande carrière lyrique.
3°/ La basse Alexey Tikhomirov, physiquement immense – on s’imaginerait un officier des sous-marin soviétiques de légende – est aussi une voix pittoresque, un véritable trente deux pieds (registre de l’orgue qui sonne trois octaves plus bas !). Il a une grande musicalité, un jeu de scène noble. Il faut retenir de sa prestation la « chanson de la puce » de Moussorgsky. Moussorgsky faisait rire ce soir : tous les russes de l’assemblée s’esclaffaient de sa spiritualité, les français de la gestique et des effets musicaux, mais l’harmonie ! elle disait autre chose… la Russie pleure en riant, c’est déjà l’esprit de Chostakovitch qui se glissait insidieux dans une soirée innocente.
4°/ Le ténor George Protsenko a un timbre rare est magnifique (avec de l’intelligence et sans pousser la voix, ce serait un bon mozartien…), mais la technique des aigus est à revoir, s’il veut chanter longtemps ; la justesse n’est pas toujours là et malgré le renfort de belles phrases bien facturées, la compréhension expressive du sens des mots et l’avancée agonique des pièces est absente. Dans les pièces d’ensemble, sa voix, épuisée, eut du mal à suivre comme dans le quatuor du Rigoletto de Verdi ou le quintette slavon (musique sacrée « gospodje ») chanté en bis. Enfin sa beauté physique proche d’un Chopin était gâchée par une tenue de main aussi précieuse qu’un dandy du XIXème siècle à la Huysman.
5°/ La mezzo soprano Oxana Kornievskaya est le clou de la soirée : quelle rareté une voix aussi profonde et belle, un jeu aussi présent ! Dès que commença l’air de Carmen, finis les problèmes de prononciation… on sentait que précisément c’est par cet air que cette femme à voulu être musicienne, elle dut l’écouter, enfant, dans toutes les versions, amoureuse de sa portée philosophique. Bizet avec cet opéra offrit aux femmes un grand espace de liberté, il n’est que de remarquer le nombre de robes rouges portées par les auditrices à chaque représentation de l’œuvre ! C’est l’identification au mythe, et c’est encore plus beau quand la chanteuse participe.

Le quatuor Borodine plane dans les sphères spirituelles (mardi 20 septembre)
60 ans d’existence fait un son, pur d’une même voix, comme un toucher léger et sensible d’un seul pianiste. Nous parlons du quatuor Borodine qui fête son anniversaire, le protégé de Chostakovitch. Sa réputation est le raffinement même. A l’âge de quinze ans, le violoncelliste Valentin Berlinsky y entrait, à 75 ans, il est toujours là pour assurer la pérennité, et les nouveaux sont déjà de bons vétérans. Ils commencent : on a l’impression que, placés là ou ailleurs, ils sont dans l’éternité, entre eux, dans un seul et unique lieu qui est leur relation. Pour être encore plus impressionné de ce phénomène lisez l’interview de Valentin Berlinsky et de sa fille Ludmila Berlinskaïa, jointe, en sa belle personne, à la soirée pour le quintette de Chostakovitch.
C’était si intime que le public était quasi persona non grata, surtout au début pour l’interprétation du quatuor du compositeur patronyme. Il est vrai que cette œuvre est aussi difficile que belle, à première écoute l’exigence est haute et, souvent, par facilité on se laisse aller à n’écouter seulement que la perfection du jeu, notamment le son du premier violon si proche même de la sonorité du stradivarius de Mendelssohn, entendu il y a peu à Monaco (lire seconde chronique de l’été). Mais les profanes pouvaient s’éveiller aux trois pièces de Stravinsky : un visage provocateur du Picasso de la musique. Force sons harmoniques, glissandi et effets percussifs, le tout tantôt grotesquement dansant, tantôt excentrique, tantôt extatique comme un cantique.
La captation des bonnes volontés faite, c’est maintenant la pièce de résistance. Il n’y a pas de mot pour parler de la musique de Chostakovitch qui semble ne converser que de la mort, il n’y a pas suffisamment de place encore ici, mais lisez les sentiments ressentis par Ludmila Berlinskaïa dans son interview qui vous en dira mille fois plus qu’une longue analyse. Qui trouvera ce texte trop court ne pourra que regretter de ne pas avoir été là, seul Beaulieu sur la Côte d’Azur se permet en ce moment d’inviter de tels représentants du patrimoine humain. Qu’attendent les voisins ?

INTERVIEW
La philosophie du quatuor et le piano « pas gentil » de Chostakovitch

A l’issue du concert du Quatuor Borodine dans un très beau salon fait de fauteuils de velours, ResMusica recueille les propos d’une haute teneur philosophique de l’héritier d’une tradition, Valentin Berlinsky et de sa fille, vive et talentueuse, Ludmila Berlinskaïa, laquelle de bonne grâce se prêta au rôle de traductrice.


Une question sur la pérennité de la tradition : les jeunes ont-ils le bagage pour reprendre le flambeau ?
Valentin Berlinsky : Ce n’est pas facile, il faut trouver les gens qui peuvent vous comprendre à cent pour cent, c’est comme les maçons.

Qu’apportent-ils de neuf qui vous enthousiasme ?
VB : Toujours les nouveaux sont des impulsions nouvelles. Il ne faut pas oublier que chaque musicien qui vient apporte son individualité et des qualités différentes. Mon but dans le quatuor c’est de garder la même tradition en composant avec tout cela.

Et parmi les autres quatuors que voyez vous de neuf ?
VB : Dans les nouvelles générations des autres quatuors, il se trouve beaucoup de bons musiciens qui apportent des éléments différents que ceux établis par la tradition. Il y a des choses où je suis d’accord, d’autres que je ne peux pas accepter. Par exemple, il est très à la mode de faire des transcriptions, pas seulement pour grand orchestre mais aussi en ajoutant des éléments extérieurs au quatuor, comme des éléments théâtraux et cela je ne l’accepte pas parce que pour moi la musique classique pour quatuor est éternelle comme les tableaux de Rembrandt, c’est un affaire sacrée.

Il y a une philosophie du quatuor ?
VB : c’est tout à fait le mot approprié, et si l’on pense avec beaucoup de sérieux, il faut considérer que le musicien du quatuor se consacre littéralement à son art. Il ne faut jamais croire que les musiciens de quatuor peuvent gagner beaucoup d’argent. Malheureusement c’est une tendance de beaucoup de jeunes de s’imaginer d’avoir du gain, ils sont dévorés par l’argent, ils s’engagent dans cette voie avec des pensées tout à fait éloignées de la vraie discipline.

Nous parlons de jeunes et de philosophie, du coup notre thématique de questions se scinde en deux : d’abord la philosophie : quel principe préside à votre choix d’œuvre en commun ?
VB : C’est un processus, un « procès » très intime, c’est comme le sexe. De nos jour l’amour est devenu trop public. Or comme dans toutes les relations dans la famille ce n’est pas quelque chose qu’il est bon de montrer aux autres. C’est une alchimie interne. Evidemment il arrive que l’un d’entre nous ne soit pas d’accord et chacun des quatre essaye de donner des arguments pour convaincre, ou propose quelques idées neuves. Il arrive quotidiennement que des idées bien vienne de chacun des quatre. C’est en tout cas un procès sans fin, toujours en action.

Ensuite nous revenons aux jeunes pour achever le thème de la nouveauté : quels quatuors jeunes vous plaisent et dans quels répertoires ?
VB : Ardeo, les quatre filles françaises et le Danel quartet, aussi en Russie tout ce qui a une dominante romantique, Belcea, Aviv dans le son surtout. A propos de mes élèves j’aurais la pudeur de ne pas parler, mais je connais bien Danel quartet : ce qui me plait surtout c’est qu’ils jouent beaucoup de Chostakovitch, c’est très important, ils sont très professionnels et sérieux. Je trouve aussi que Aviv est top. (j’ai vérifié tous les nom sur internet)

Il y a une grande ambiguïté entre le sens que la propagande voulait donner à l’œuvre de Chostakovitch et leur réel sens profond. 1) comment les musiciens vivaient cela ? 2) Comment l’état le ressentait ? 3) comment Chostakovitch jouait de cela ?
VB : Pour les musiciens collègues, chaque nouvelle œuvre était toujours très importante par contre l’état soviétique n’avait pas la même réaction. Comment lui-même réagissait-il à tout cela ? je ne le connaissais pas profondément en tant qu’homme mais je l’ai vue souvent dans des situations bien différentes : dans son cercle de proches il était complètement décontracté, je dirais « déshabillé » en particulier il aimait rire. Dès que quelqu’un qui ne le connaissait pas s’approchait, l’ambiance dans la pièce devenait complètement fermée. Cette réaction était probablement liée à sa relation avec l’état et à son vécu. Pour mieux illustrer mon propos je vais vous raconter une histoire : un jour nous nous sommes retrouvés à Londres dans un grand jardin, et je lui parlais de ce que je connaissait Luigi Nono et sa belle épouse la fille de Schoenberg, ils habitaient à Venise. Luigi venait de me dire qu’il avait envie de faire un quatuor pour notre formation et je conversais de cela avec Chostakovitch. Il s’est arrêté, il a réfléchi une minute « est-ce que vous avez joué tous les quatuors de Haydn, Mozart et Schubert ? » le total devait bien faire au moins quatre vingt trois œuvres - « même une vie entière ne peut suffire pour jouer tout cela », répondis-je - « d’abord jouez tout ça et ensuite vous pourrez jouer Luigi Nono ». Cela ne veut pas dire que personnellement il n’aimait pas la musique de Nono, au contraire. Mais cela revient au même de ce que je disais tout à l’heure c’était un enseignement pour rappeler que le quatuor, la musique, c’est quelque chose dans cette existence sans laquelle on ne pourrait pas vivre. Cela fait trente ans déjà et je n’ai même pas encore pu jouer tous ces quatuors !

Mais que la musique de Chostakovitch avait un message sur la mort à exprimer, on le ressentait déjà à l’époque malgré la propagande ?
VB : Souvent oui, pour le public c’était manifeste, le plus grand nombre était bien au courant du sens de sa musique, le gouvernement même s’en rendait compte mais il comprenait aussi qu’il est dangereux de toucher à un génie. Ils ont bien essayé de la changer. Il fut obligé de rentrer dans le parti communiste et ce fut une tragédie pour lui, on a des écrits des lettres à des amis qui sont un témoignage poignant de ce qu’il souffrait d’être membre, mais en même temps pour pouvoir continuer, que pouvait-il faire ? il était obligé à un compromis avec l’état.

Avec la perte des valeurs et de vécu de ce temps, peut-on encore comprendre l’œuvre de ce compositeur aujourd’hui ?
VB : Au contraire, je pense que sa musique est devenue encore plus importante, plus riche : c’est un grand classique pareil à Mozart, Tchaikovsky. Sa philosophie était une prophétie de tout ce qui allait arriver et du futur.

Pour nous occidentaux nous ressentons une force oppressante qui marche dans la musique de Stravinsky, Prokofiev, Chostakovitch. Pour vous russes, ressentez vous cela aussi ?
VB : je vous ferai deux réponses. D’abord personnellement, en tant que musicien russe, c’est ma nature, c’est pour moi la même choses que Pouchkine, c’est le même sentiment quand je le lis. D’ailleurs moi même c’est ces sentiments qui me meuvent quand je joue de la musique. Ensuite la question que vous avez posée, c’est la question que je voudrai poser à eux-mêmes quand je les retrouverez là haut, même à Mozart aussi je voudrais poser des questions !
Merci énormément pour ce témoignage profond et chaleureux !
VB : Je vous en prie.
Ludmila Berlinskaia , je m’adresse à vous maintenant, comment faites vous pour arriver sur le piano à ce toucher « Chostakovitch » si particulier et reconnaissable entre tous ?
Ludmila Berlinskaïa : Ah c’est une belle question : il y a en effet un touché pour chaque compositeur et pour Chostakovitch il n’est pas exclu d’être méchant, il y a un message avant tout à faire passer, un message très fort, parfois même brutal, la sonorité ne doit pas être très gentille, elle n’est pas là pour être « sympa ». Parfois il faut faire mal aux oreilles du public et ce n’est évidemment pas comme chopin.

Cette fin particulière du quintette, pour vous, comment vous la figurez vous ?
LB : Les fins des œuvres de Chostakovitch sont toujours particulières et pas seulement dans ce quintet. C’est un moment incontournable, il y a toujours chez Chostakovitch, grand admirateur de Beethoven, un parallèle à faire avec cette idole. C’est intéressant de voir que chez Beethoven dans n’importe quel final, c’est toujours après le combat la victoire des lumières, chez Chostakovitch c’est l’opposé diamétral, la fin n’est pas vraiment heureuse c’est le moins qu’on puisse dire ! On à au contraire le sentiment d’avoir perdu quelque chose. Chostakovitch dans ce quintette joue avec la philosophie du Parti qui pense que la révolution totalement accomplie, le peuple retrouvera une autre vie dans la paix. Mais ici c’est la paix d’une victime que l’on va trouver : tous retrouveront la paix mais après la mort et tout cela est dit dans le mode majeur, c’est plus fort que de le dire dans le mode mineur. La paix après la mort.

Je vais maintenant poser la question classique sur vos projets : vous savez que Res Musica a beaucoup suivi votre discographie (cf. les critiques de disques) - vous pratiquez un peu Internet ?…
LB : Je connais bien le contenu de Res Musica à mon propos mais Internet ! holà ! pour moi c’est quelque chose comme le cosmos !

…Eh bien alors ma question sur vos projets…
LB : Je vais jouer plusieurs sonates de Beethoven à Moscou au mois d’octobre. C’était pour moi le moment de rencontrer ce compositeur et je voudrais personnaliser cette rencontre. Ici en France on a l’habitude de mettre une étiquette « musicien russe est égal à répertoire russe », mais je suis sûre que chaque musicien devrait jouer plusieurs musiques.

Merci à vous aussi pour ces belles réponses

LB : c’était avec plaisir.

Le Trio Rachmaninov, épuisante confrontation entre la mort et la musique (mercredi 21 septembre)
Histoire du Trio Rachmaninov

Trois complices, trois amis, cela se sent tout de suite, pas simplement pour la musique mais pour l’esprit de la vie. L’écoute le laissait deviner, l’entretien le confirma tant est si bien que l’on cède au plaisir de vous les présenter par leur propre vision d’eux même avant que de vous parler de leur jeu : « nous faisons tous les choix ensemble dit le pianiste Viktor Yampolsky, nous sommes liés, voici l’histoire de notre rencontre : Natalia Savinova la violoncelliste et Mikhail Tsinman, le violon, se connaissaient depuis l’enfance et j’ai rencontré Natalie il y a 18 ans environ ! C’est déjà une belle tranche de vie. Ces deux là ont commencé à jouer ensemble de la musique contemporaine prohibée jusque là : c’était juste après la révolution de la Perestroïka de 89. C’était le moment de la création de l’ensemble de Musique contemporaine d’Edison Denisov : le groupe n’acceptait qu’un instrumentiste par registre d’instrument, toujours le meilleur ! Et c’est là que je les ai rencontrés, on jouait le répertoire de Boulez, Xenakis, et d’autres : non seulement on découvrait du nouveau mais on rencontrait les compositeurs de toute l’Europe et cette expérience enthousiasmante à contribué à créer nos liens, à forger cette rencontre, la création du trio Rachmaninov. Pour moi c’est une étape importante de ma vie, cette expérience chez Edison Denisov. »
Mais le plus étonnant dans les propos du pianiste et la profondeur des choix artistiques dans la création du trio : « Ensuite nous nous sommes placés sous le patronage de Rachmaninov par ce que non seulement c’est un grand compositeur mais c’est aussi un grand homme. Il était toujours très honnête, jamais commercial, très aristocrate dans son éthique, une personne très gentille. Il a aidé beaucoup de personne, il fut très engagé. Par exemple il jouait des concerts pour les hôpitaux et pendant la guerre il donna un de ces concerts à New York quand l’ambassadeur soviétique voulut y assister, alors il refusa catégoriquement « je n’aide pas le gouvernement ! ». C’est cela sa droiture, son intégrité, son dédain du profit, car aujourd’hui trop de musiciens font du commerce dans l’art. On a beaucoup d’exemples de mauvais musiciens qui ne font une grande carrière rien que par la relation publique. Rachmaninov figure le refus de tout cela : quelque part son patronage nous protège de ne jamais tomber là, il nous rappelle nos devoirs »
Beauté musicale de programme
Avec ses dires vous comprendrez quel fut leur jeu passionné et engagé. Ce que parfois la justesse perdait, l’expressivité le reprenait au centuple. Tout était vivant, en particulier la présence scénique bienveillante, protectrice, dansante - une transfiguration en beauté musicale – de la violoncelliste. Elle était en sympathie avec ses amis, avec le public, avec les œuvres, avec son violoncelle sur lequel elle penchait l’oreille. Ce dut être épuisant une telle intensité, notamment vu l’ambition du programme : un trio de Rachmaninov, un de Beethoven, le trio de Chostakovitch. Et de fait, il le confièrent « Le choix de John Fox auquel nous nous sommes conformé avec plaisir ne nous est pas habituel, reprend le pianiste, d’habitude on ne joue pas deux trios russes dans le même programme car ils sont longs et tragiques et lourds pour le spectateur. Il y en a trois dans la tradition, Tchaikovsky, Rachmaninov et Chostakovitch et ils sont dédicacés à une personne qui est morte. Le premier au grand pianiste Rubinstein, le second à Tchaikovsky et le troisième est dédié à un grand ami de Chostakovitch Ivan Sollertinsky, directeur du philharmonique. C’était une grande personnalité, il connaissait soixante langues, il avait une mémoire photographique énorme, il regardait un livre et se souvenait de tous les visages. Il est mort en Sibérie pendant l’hiver, gelé. C’est pour cela que l’œuvre débute avec le violoncelle très haut au dessus du violon, pour créer le sentiment du froid, d’un paysage mort, de la neige et rien autour et finalement les trois instruments disent la mort. »
Une épreuve de la vie, de la musique, de la mort
L’épreuve fut donc aussi très exténuante pour le public, le premier trio, celui de Rachmaninov, dans son aspect décousu, très tchaïkovskien, était une fontaine d’inspiration. Inoubliable est le début du troisième mouvement, en solo dans l’énergie extraordinaire du piano de Viktor Yampolsky, vite interrompue par une plainte subite des cordes. Expression pure et même physique des musiciens et puis un silence. Celui de Beethoven, opus 70 numéro 2, ce bouquet de fraîcheur, fut placé là pour reposer les esprits et joué avec chaleur et bonhomie. Enfin le trio de Chostakovitch est un choc. Tel mouvement vous renvoie l’atrocité du monde au visage quand il débute par un accompagnement faussement joyeux, issu du folklore juif : c’est trivial, vulgaire même, (dans un autre contexte, personne n’aurait osé écrire cela) mais c’est montrer l’excrément de la vie, la nudité, la laideur des corps salis dans les camps de la mort, et maintenant c’est la force brute qui se déchaîne sur le violoncelle à grand coup de main non pas comme une guitare mais comme une percussion macabre. Comment finir après un tel discours ? Mais le trio Rachmaninov s’est montré encore plus artiste et psychologue dans l’enchaînement des bis. Pour desserrer la gorge de l’auditeur ils pensèrent à un défoulement des instincts : un « nocturne » d’Ernst Bloch qui n’a rien du paisible rêve. C’est un cauchemar ou plutôt une « pollution nocturne », une impression érotique qui fait songer aux prostitués attendant les spectateurs échauffés par le sang sous les arcades des arènes, ou bien aux bourgeois défoulant leurs pulsions sur les balcons de la place où Ravaillac était écartelé. C’était Eros après Thanatos. Et pour déculpabiliser encore, voici une badinerie au thème naïf et simple de Mozart : un médicament, la beauté rassurante celle qui ne cesse pas d’être belle même quand vient de passer sous sa fenêtre les trains de la mort. Les musiciens furent épuisés, le public aussi, ce soir ce fut la vraie musique.
EXPOSITION
Quelques dires nostalgiques sur l’exposition « Ossian » (Jeudi 22 septembre)

Dans la petite chapelle à côté de l’église une exposition avait lieu toute la semaine – liée au concert du dimanche à la villa Kérylos – l’auteur Calum Colvin a fait un travail remarquable sur la lumière photographique et la destruction. Partant du besoin romantique d’un retour au source dans la recréation fallacieuse du poète Ossian et mettant cela en parallèle avec le mythe du bon sauvage rousseauiste, il construit des paysages celtiques de pierres, où se trouve gravé le portrait d’Ossian qui disparaît peu à peu tout au long de la série de photos. Des éléments jonchés au sol de l’image symbolisent toute la culture écossaise, surtout le jeu entre la tête sculpté d’un écossais et la photographie à moitié brûlée d’un homme sauvage au visage peint de rayures. Ces petits éléments font l’objet d’une nouvelle série où le portrait de l’homme sauvage en gros plan se transforme petit à petit en tête sculptée d’écossais et semble un drap qui se déchire. Puis le drap est recouvert de poussière, celle de l’oubli et des civilisations qui meurent. Remarquable est le jeu d’éloignement et de rapprochement au sol de la photographie brûlée et de la sculpture dans la même série. Pour clore le tout c’est le visage du poète réinventeur d’Ossian, James Macpherson qui est en lieu et place de la tête d’écossais et du visage de bon sauvage. Nous est d’avis que ce jeu brumeux de cache-cache est profondément révélateur de la culture écossaise, de son besoin de racines même à moitié effacées, en même temps que l’Ecosse clame sa recherche personnelle dans le monde contemporain. Tout cela n’est-il pas à mettre en miroir avec les deux Russies qui s’entrechoquent dans ce festival, l’ancienne et la soviétique remise en cause par les générations en quête de leurs racines ?

L’ogre Matsuev dévore public et piano Yamaha (jeudi 22 septembre)
Un cœur palpitant

Denis Matsuev sur sa monture Yamaha (il fit changer le piano Steinway pour bénéficier d’une certaine robustesse) veut vivre. Il veut vivre avec fureur même. Lui aussi propose au public un déchaînement de forces vitales, l’Eros et le Thanatos… Il est de cette école russe qui a des phrases si belles que chacun de ses musiciens en devient musicalité et sonne avec le cœur. Nous pensons à Mikhael Rudy, entendu cet été à Nice dans le second concerto de Rachmaninov, ou bien à l’organiste Vitcheslav Chevliakov qui vous entraîne dans une épopée. Le cœur de Denis Matsuev n’est pas le même que Mikhael Rudy, il n’est pas fait de sensibilité mais d’instinct palpitant. Ainsi son Chopin touche quoiqu’il montre peut-être la limite d’un jeu robuste dans cette musique où, dit-on, Chopin lui-même n’était jamais tout à fait violent. Mais il est parfait dans Liszt grâce à sa plasticité à son sens de la narration ferme. C’est d’ailleurs en concert le meilleur interprète de Liszt entendu.
Un programme épique
Evidement c’est dans la musique russe que son art fait merveille, ses préludes de Rachmaninov perdent tout le contenu décoratif qu’on leur voyait sous les doigts élastiques d’un Lugansky (cf. première chronique du sud), c’est là que l’on s’aperçoit que la virtuosité ne doit pas se voir mais être servante du discours. Jamais la célèbre étude de Scriabine n’a autant soulevé le cœur du public, disons dresser les poils sur les bras, donné la chair de poule qu’ici : elle n’était pas simplement jouée mais emportée par un vent furieux sur les touches du clavier. Au milieu de tout cela les extraits extirpés des saisons de Tchaïkovsky (privées de leur succession chorégraphique et de danseurs) firent-ils figure d’œuvre de salon ? Non pas trop : car le pianiste voulait là faire montre d’une recherche intérieure dans la fameuse mélodie de Juin et dans la plus belle de toutes les saisons, Octobre, où se laisse entendre un thème juif. Cependant la force brute et obstinante de Petrouchka fut la matrice du talent de Matsuev : le dernier accord joué debout par le pianiste emporte la foule (y compris le Prince Albert de Monaco) encore une fois exténuée par l’intensité du son tout au long de la soirée, exténuée par l’obligation violente qu’elle eut de devoir tout écouter, suivre passionnément le discours – ce qui n’est pas une des moindre qualité d’un grand monsieur du clavier.
Classique et jazz ou la sculpture du son
Bien sûr le piano dont la préparation par la maison Giglielmi fut faite à la hâte – mais c’est héroïque pour un facteur de présenter un piano à un musicien pareil ! – battait de l’aile – déjà un ré peinait dans les una corda de Tchaïkovsky – mais son désaccord était beau parce qu’il était pétri comme l’argile de Rodin qui porte l’empreinte de son pouce. D’ailleurs le ter (après une berceuse de Rachmaninov) montrait cette relation charnelle du musicien avec le son. C’est une improvisation très écrite de Jazz et c’est un vrai jazzman qui joue en tant que son doigt ne fourni pas un son pour le son mais une prolongation de la pensée musicale. Dans cet espace de liberté, Denis Matsuev plaisante avec le public, imite les personnages de Tex Avery : sa main est un petit animal qui continue toute seule à prolonger un ostinato et lui s’impatiente en faisant de gros yeux. Un one man show : un maître de son public.

L’orgue puissant de l’improvisateur Wayne Marshall déroute un public néophyte (Vendredi 23 septembre)
Une répétition extraordinaire et pleine de liberté
Nous eûmes le plaisir de rencontrer avant le concert le grand Wayne Marshall en l’église du Sacré Cœur, orgue Cabourdin. Qui dit Cabourdin dit belles anches, car il fut le restaurateur de Saint Maximin, hérita du talent des Isnards par l’étude de leurs œuvres. Qui dit Cabourdin, dit tout autant talent des couleurs et défaillances techniques. L’orgue baroque ne supporta pas les assauts romantiques de toute une journée d’un organiste choisi par John Fox pour être la continuation du concert de la veille. Les goûts claviéristes du directeur artistique vont vers l’énergie bouillante. Heureusement un bon génie sous les conseils téléphoniques avisés du facteur François Delangue sauva l’orgue de la déroute in extremis.
Répétition fort instructive de ce chef d’orchestre improvisateur. Il commence par une improvisation, son style est un tel mélange d’influence qu’il est difficile de le décrire : continuation des symphonistes de l’orgue français, pâte géométrique des compositeurs anglais, polyphonie à la Bach, Jazz à la Gershwin ou Bernstein. Ses thèmes sont toujours beaux et traités à la manière d’une paraphrase d’opéra. C’est peut-être d’ailleurs un talent d’un compositeur d’opéra qui est caché derrière tout cela. L’orgue en effet a toujours flirté avec l’opéra (cf. critique du disque d’olivier Vernet). Puisque notre organiste fit des essais de prise de son, nous bénéficiâmes encore de nombreux autres plaisirs. Ce fut soit un prélude de Bach commencé normalement et finissant en swinguant, soit le fameux concerto en la mineur de Vivaldi métamorphosé : son incipit percussif devient un premier thème d’une sonate et le développement un second. Wayne Marshall ferait fureur dans un concert consacré aux œuvres inachevées de Bach car cette apparente désinvolture eût égard à l’achèvement des monuments musicaux est un plus grand respect que les interprétations intégrales habituelles mortes et figées.
Un concert sérieux et difficile
Nous étions donc persuadé que le concert serait superbe. Un contre temps nous permis d’assister le soir au concert, or quelle ne fut pas notre surprise de voir le public nombreux désaffectionner la prestation et abandonner pour moitié l’audition en cour de route. Cela s’explique par plusieurs phénomènes :
1°/ les gens sont venu pour la gratuité de ce concert dans le cadre du prestige du festival et non pour l’orgue, instrument difficile d’écoute ;
2°/ l’habituel public des concerts d’orgue de la région ne s’est pas déplacé - Preuve qu’un concert d’orgue doit se publiciser à part ;
3°/ le programme n’était pas étudié pour faire l’initiation d’un public peu averti - ce a quoi John Fox doit prêter attention s’il veut éduquer les auditeurs de Beaulieu à la qualité de leur propre instrument.
L’improvisation initiale sur la messe de Wayne Marshall fut très belle mais bien plus sérieuse et moins ludique que ce que nous entendîmes dans l’après midi. Le prélude et fugue en mi bémol de Bach démontrait les limites d’un toucher costaud : l’introduction pointée était convaincante dans cette façon grand orchestre romantique (ce qui compte est avant tout la musicalité du jeu), mais l’aspect lullien, la suspension du danseur dont le pied est sur terre et la tête tenue par un fil (celle-là même que l’on entend dans l’interprétation d’une Keï Koito) s’évanouit. Dans le développement c’est la finesse galante qui manque. Le potentiel « Renaissance » des fugues XVIIème siècle de Roberday sied mieux à notre organiste qui s’entend merveilleusement en texture polyphonique (c’est un chef d’orchestre). Mais en voulant défendre l’Angleterre, thème du festival, Wayne Marshall n’a pas satisfait le public : les œuvres de Parry étaient, à côté, bien moins inspirées et peu accessibles. Seul le grand talent de Widor était trés facile d’écoute mais c’était déjà trop tard pour les ingrats qui n’attendirent pas cette partie du programme.
Jusqu’ici le concert était trop sérieux : l’improvisation sur les thèmes de Stravinsky fut une bouffée d’air : sublime, elle déchaîna les mêmes violences que celle de Matsuev la veille mais avec une autre technique d’écriture, un autre son – l’orgue imitait à merveille la masse primale des danses du Sacre du Printemps, vraiment c’était faramineux et gigantesque ! Vraiment l’heureux bonheur que d’entendre Petrouchka à toutes les sauces ! Un triomphe de la vraie assemblée mélomane à l’ultime moment.

Conférence et concert consacré à Chaliapine plonge Beaulieu dans l’âme russe (Samedi 24 novembre)
Une conférence qui fit pleurer

Tous les concerts étaient précédés vers 17 heures de très belles conférences, très appréciées au demeurant par les berlugans qui confessaient avoir beaucoup appris. Faites sous la protection de Richard Cooper lui même conférencier, professeur et échanson d’Oxford, berlugan d’adoption – son fils, Alexandre, fut le photographe du festival – elles réunirent de grands noms de l’oraison musicale, comme les deux André, Segond et Peyrègne, ou l’écrivain Michael Nelson, et pour l’émotion de la tragédie des émigrés russes, le professeur de russe à l’université de Nice, le Prince Alexis Obolensky. De l’avis de tous, la conférence qui fut la plus bouleversante fut celle d’André Segond sur Féodor Chaliapine (1873-1938), où l’on entendit dans les si vieux enregistrements quel grand interprète est encore aujourd’hui cette incarnation de Boris Godounov. Les gens eurent une véritable émotion artistique digne du concert du soir.
Vladimir Matorine réincarne Féodor Chaliapine
Il fallait un grand musicien et en même temps un grand acteur pour rendre hommage au « divo ». Ce fut Vladimir Matorine à nouveau dans la salle du Casino. Ayant détruit tout l’ordre du programme suivant son inspiration et en grande complicité avec sa femme Svetlana Matonina, la pianiste accompagnatrice, nous parlerons du concert dans son impression globale en commençant par rendre un vif hommage au talent de pianiste de Matorina : raffinement, sensibilité vocale à fleur de peau et comme suspendue dans l’espace temps de l’audition, discrète mais si talentueuse !
L’acoustique de la salle belle époque du Casino de Beaulieu
Lui, dut chauffer sa voix. Avec la présence du public il réalisa partiellement que la position à l’intérieur de la scène des deux musiciens étouffait le son. Il ne bougea pas le piano pensant que le phénomène venait du décor. A l’entracte il prétexta une allégie au plantes bellement agencées par l’adjoint à l’aménagement des espaces extérieurs (Beaulieu est une ville de beaux jardins). Le décor enlevé, le concert sonna effectivement mieux. Ce problème d’acoustique fut traité différemment par les uns les autres tout au long du festival : l’école de Galina Vishnevskaya se plaça au devant de la scène, le quatuor Borodine ignora royalement le problème, situé dans une toute autre sphère psychologique, le trio Rachmaninov fit fermer le rideau de scène et joua devant pour optimiser la résonance, preuve de son exigence personnelle musicale, et notre basse Matorine joue d’une coquetterie de chanteur. Il est très amusant de voir comment fut traité ce petit un mètre cinquante qui faisait toute la différence et qui n’aurait pu gêné personne s’il fut traité par les organisateurs eux-même !
Un vague-à-l’âme de la Patrie
La première partie du concert fut très difficile d’accès sans les textes, mais le jeu d’acteur aidait l’auditeur. Tous les défauts de la voix sont ceux d’un grand professionnel qui a roulé sa bosse, les camouflages sont là aussi, mais tout cela fait partie de l’expressivité théâtrale au point que l’on ne put nier être finalement pris par le charme de cette voix non-métallique (ce qui est rare), ronde et chaleureuse. Pour dire toute la différence que donne le métier à une belle voix, parlons de l’air de la puce de Moussorvsky véritable révélation du festival. Le jeune Basse de l’école, ce lundi 19, faisait rire brillament, mais Vladimir Matorine fait grincer les dents, il est le diable, Méphisto : on comprend donc pourquoi les harmonies terribles qui nous troublaient ce lundi quand tous riaient : le portrait que fait de cet air notre grand acteur est donc bien plus complet et abouti.
La deuxième partie nous fit entrer dans le monde de la romance et de la chanson populaire russe et vraiment nous étions conviés à une soirée intime au point d’oublier le temps. Les bis firent du public les compagnons de voyage russes dans une auberge, avec le feu et la vodka. Matorine salut en plaisantant le comparse de scène, une statue assise vêtue à la russe, il se décoiffe, danse folkloriquement, joue l’histoire du traîneau et l’on entend dans la salle les émigrés et les russes actuels fredonner les airs de leur enfance, ! Vraiment les larmes viennent aux yeux de ce sentiment de la heimat (la patrie dans le sens de « chez soi » ou « maison »). Ce n’est pas un festival froid que celui de John Fox, des grandes sensations philosophiques et sociales sont passées dans l’atmosphère de Beaulieu.

Un spectacle de Marionnette assez lugubre amuse les enfants (dimanche 25 septembre, l’après-midi)
Nous passerons vite sur le spectacle de marionnettes en la place Marinoni. Le texte de l’histoire du soldat a vieillit et ne se trouvait pas bien de sa traduction pédagogique très théatralisée style Institut Universitaire de la Formation des Maîtres. Meilleur moyen de faire perdre l’attention aux enfants et aux adultes ! Un coup de jeune au texte, des tailles pour faire ressortir musique et dramaturgie, une meilleure symbolique visuelle et l’histoire retrouverait sa force psychanalytique obscurément terrible, non faite pour les enfants. Ceci dit les enfants était contents de voir la poupée (déjà très macabre d’aspect) démantelée à la fin, au bout d’une heure et demi de souffrance. Cette atrocité du diable serre encore la gorge et rappelle les horreurs de Chostakovitch entendue dans la semaine (la Russie n’ai pas philosophiquement sans poids). Tout cela était en dépit d’un spectacle « amputé d’une belle partie : lumière et décor ». Il est vrai que le sublime magnolia de la place ne pouvait pas rivaliser avec les banals tissus noirs du théâtre national des Marionnettes de Moscou. Même si l’on confesse avoir vu de meilleurs spectacles que celui proposé la sous la pluie, et au dire de certains des merveilles autrement plus intéressantes à Moscou même, c’était aussi un grand apport culturel de découvrir cette histoire majeure sous les fenêtres de Stravinsky même.

La culture populaire anglaise se parent de la perfection classique d’un grand orchestre militaire royal (dimanche 25 septembre, le soir)
Le feux d’artifice final plein de couleurs
Le feux d’artifice du festival fut donc au théâtre de la Batterie. Ce théâtre va être bientôt reconstruit en semi dur par un grand architecte pour la manifestation, il donne sur la mer. A Beaulieu elle est la plus calme du monde, un vrai miroir. Ce soir comme au début du festival il pleuvait. Les gens furent nombreux mais pas tant qu’ils auraient été souhaitable pour le dernier spectacle. La pluie n’est pas le propre des gens du sud et peut-être que l’orchestre de la garde Ecossaise de Sa Majesté la Reine Elisabeth II depuis trois jours a trop fait de belles parades pour assortir les inaugurations de plaques commémoratives en hommage à Igor Stravinsky, Anton Tchékhov (qui aurait été heureux de voir bâtir une école sur l’emplacement de sa demeure) ou pour la commémoration de la fin de la guerre mondiale. Plus de mille personnes sur la place l’après-midi, seulement quatre cent le soir.
Plaisanterie et professionalisme
Le Chef de la garde, le colonel Robert Owen, est d’une conversation très agréable, d’une sympathie totale avec le public et, ganté de blanc, d’une réelle autorité. Avec un anglais simple il arrivait à faire rire sur le mauvais temps même un débutant dans la langue. Tous ses soldats musiciens sont beaux avec leurs costumes rouges, leurs boutons brillants, les médailles. Chaque costume étant approprié à la place de l’instrument joué (les tubas ne pouvaient côtoyer les gros boutons des vestes). Le joueur de cornemuse, Graham Gray, professionnel jusqu’au renoncement de soi, égale les plus grands virtuoses en force et en justesse. Son costume avec un kit et le haut chapeau stupéfait de beauté. Le son de l’orchestre est parfait, comme un très grand orgue harmonisé par le fameux Gaillard. Le génie d’orchestrateur du colonel émerveille, les clarinettes et les flûtes faisant office de violons, les tubas de contrebasses, tandis que les trombones et les saxophones finissaient l’imitation de l’orchestre à cordes. Les cors alliés aux tubas et aux trompettes donnaient l’impression des vents, tout était au millimètre et certainement issus d’une grande tradition de composition pour les orchestre de plein air.
Musique du peuple, musique classique
Son arrangement en suite paraphrasée des chansons des Beatles puis de l’auteur de Jésus Christ Superstar est si habile que la musique passe dans le registre classique. On entendit les musiques des James Bond, mais aussi un concerto classique pour flûte (James Dutton) magnifique où l’on regrettait les vraies cordes – c’est la limite des transcriptions. On entendit les prémices du rock joué à quatre saxophones. Là encore quatre trombones (et le premier trombone réussiy incroyablement l’agilité jazzy sur un instrument bien peu précis)n des solos de tubas, de clarinettes… Tous le monde fut à la fête dans un mélange charmant, parfois même trop kitch avec les guitares et violons amplifier pour le folklore revisité. C’était grand public. La Russie n’eut droit qu’à une petite danse de Glière (c’est l’auteur des célèbres vocalises dans le style de Rachmaninov) mais pas la suite de Jazz de Chostakovitch (pourtant au programme mais omise) : c’était son jour d’anniversaire, l’occasion était manquée. Qui se plaindrait pourtant d’un tel gâteau quand il est parfait et qu’il détend de tant de musiques profondes et intenses entendues tous le long du festival ?
Une fin de festival dans la bonne humeur
En tout cas pour le public et les musiciens, le festival put finir dans une détente conviviale, pour beaucoup autour de bières, en anglais, à l’image de la sympathie des bénévoles qui se dévouèrent - et nombreux furent les gens qui sympathisèrent avec les gardes de sa gracieuse majesté. C’était vraiment un lieu d’amitié entre les peuples et le but que c’est donné John Fox (lire l’interview) touche infailliblement à sa cible : la « musique est ambassadrice », capable de transporter le palais de la Reine d’Angleterre et les Fastes du Tsar dans une petite ville au bord de la mer.



INTERVIEW
La musique est ambassadrice


Le festival que dirige John Fox chaque septembre à Beaulieu-sur-Mer allie hautes mondanités et simplicité villageoise, communautés étrangères chics et public abondant, programmation sur un thème pointu (Russie, Ecosse et Beaulieu) et plaisirs populaires, grandes figures de la musique et jeunes talents. ResMusica a cherché à comprendre les astuces et les dons psychologiques d’un directeur artistique incroyablement doué.

Comment vous êtes vous intéressé à la côte d’Azur et à Beaulieu ?
JF : Pour la première fois dans mon enfance je suis venu à l’âge de cinq ans. Je faisais mes vacances ici, on louait une maison à Menton. J’ai pris connaissance de la Côte d’Azur sur la plage. Après cela je suis revenu en 1991. J’ai été engagé pour participer à un opéra à Monte-Carlo. J’ai été ravi de revoir la Côte. En passant de l’aéroport de Nice à Monaco, j’ai été impressionné par les rades formées par le cap Ferrat. Plus tard j’ai été engagé de nouveau et j’ai loué une villa ici à Beaulieu, agrémentée du plaisir de voir la ville de ma fenêtre et les deux fameuses baies. Je suis très content et, depuis cinq ans, je partage ma vie entre Londres et ici.

Votre amitié avec Modler et votre travail à Monaco vous a incité à créer le festival ?
JF : J’ai beaucoup d’admiration pour le travail de Modler, connu à un niveau international, comme le petit nombre de ses prédécesseur, Gainsbourg par exemple, qui resta plus de cinquante ans à la tête de l’opéra de Monte-Carlo. Certainement qu’historiquement ce voisinage et celui de Nice a contribué à la vocation de Beaulieu de s’intéresser aux musiciens. Avant la première guerre mondiale il y eut un festival ici créé par un écossais, John Mavis. Cet homme avait fondé l’hôpital pour les anglais du Mont Boron et le festival à Beaulieu. Les russes et les anglais invitaient déjà les musiciens chez eux, dans les villas, et même la Réserve qui avant d’être l’hôtel prestigieux, était un restaurant, avait organisé énormément de concerts : Abbiate, le professeur du père Rostropovitch et berlugan d’origine, s’y est produit ainsi que son neveu. C’était une belle famille de musiciens. C’est tout cela qui m’a inspiré l’idée de faire un festival.

Pourquoi à Beaulieu et pas ailleurs ?
JF : J’ai crée le festival par hasard. J’ai dirigé plusieurs festivals à l’étranger, surtout dans mon pays de naissance. Ici j’en rêvais, mais ce n’est pas facile pour un étranger de trouver du travail en tant que musicien, car dans le domaine de la musique on cherche toujours ici à favoriser les français. Il y a trois ans, on fêtait le centenaire des deux églises. Je suis catholique, de temps en temps j’aime bien assister à la cérémonie anglicane. Le pasteur me disait « j’ai invité l’archevêque d’York à faire un office… ». je m’étonnais : « sans la musique qui accompagne un hôte d’un tel prestige ? » ; il me répondait en tendant les bras « John, c’est à vous ! ». Je propose à l’ensemble Tenebrae de venir pour l’office. Cela coûte cher, il faut donc équilibrer par un concert. Mais je pensais : « il faut un bon organiste ! », je demande alors à Suzanne Landale, elle accepte pour la messe et l’on double par le concert, petit à petit tout s’organise. Après trente ans dans la musique, avec mon réseau, je pouvais agir amicalement : « j’ai chanté pour vous souvenez, bénévolement, pourriez-vous vous produire pour moi même à un prix modique pour lancer l’affaire ? ». La première édition se fit avec un petit budget. J’ai sollicité le conseil général et, grâce à Olivier Zahuti (vérifier le nom demander à Renaud de téléphoner à John Fox pour cela), très anglophile, le conseil mit à disposition l’orchestre philharmonique de Bender qui fut aussitôt conquis par le projet. En mairie le docteur Legros, adjoint à la culture, très sympathique, et conscient de la valeur du projet, a offert cinquante pour cent de son budget annuel. Pour lui c’était un risque.

Et le rôle des ambassades ?
JF : l’ambassadeur de Grande Bretagne, celui de ce moment là, est un ami personnel. J’ai sollicité son soutien ce qui fut aisé puisqu’il est un fin mélomane et comprend l’importance des arts et surtout de la musique classique pour améliorer les relations internationales. Il savait que les musiciens peuvent être des ambassadeurs. Dès le début, il fut là pour le projet, il le plaça sous son haut patronage, mais aussi y assura une présence effective pour quatre jours. La ville l’a très chaleureusement accueilli. Il y eut un week-end où le déjeuner était fait de hauts ambassadeurs, évêques et préfets. Après, le Maire eut tout à fait raison de vouloir répéter l’expérience, de même que le Conseil Général. Il fallait garder l’axe franco-britannique, car les anglais ont une présence importante sur la Côte, avec des associations de mélomanes, des mécènes et l’attachement à l’histoire importante des deux communautés sur Beaulieu.

Mais le thème n’était pas difficile à renouveler l’année suivante ?
JF : J’ai eu de la chance, parce qu’il s’agissait de l’année du centenaire de l’entente cordiale. Chirac et Blair avaient signé des accords pour améliorer ces commémorations, la Reine rencontrait Chirac, etc. Ils avaient dégagé des subventions pour les projets, plusieurs milliers, dont fit partie mon festival. Il fut accordé à notre association le soutien des deux ministères et nous avons donnés les œuvres qui furent des créations françaises en Angleterre et vis versa, toutes écrites pour la paix durant quatre siècles.

Mais la marge de manœuvre a du se rétrécir pour le troisième festival ?
JF : J’ai trouvé ma solution pour la troisième année dans l’histoire même de la ville. Je me suis donc rendu à Moscou en janvier pour essayer de faire un partenariat avec l’Agence Fédérale de la Culture et Cinématographique qui s’occupe de l’exportation des artistes et de la culture russe. Elle accepta volontiers de se charger de la prise en charge des frais de transports. J’ai à Moscou fait la connaissance de plusieurs autres amis.

Y a t-il un rapport cordial entre les différentes communautés de Beaulieu ?
JF : C’est une toute petite ville, en surface la plus limité de France. Ses moyens financiers sont donc limités. Mais par exemple mon rapport avec l’ambassade d’Angleterre à inspirer les berlugans et c’est grâce à leur intervention que l’ambassade de France est venue apporter son soutien. C’est cela qui fit le point fort du projet : ce mélange des communautés. Par exemple quand j’en parlais en Russie à l’ambassadeur de France, tout d’un coup il fut converti et proposa spontanément son patronage et la mise à disposition du soutien de son conseil culturel, ce qui fut pas peu quand on songe à l’aide importante pour les contacts téléphoniques. Car en Russie ce n’est pas tout le temps que le téléphone marche et la poste quasi jamais. La difficulté étant aussi la langue, puisque les artistes ne parlent pas le français. Et grâce à l’ambassade de France en Russie, on a beaucoup eu de soulagements et évité de lourds labeurs.

Pour être plus précis, comment gérez vous l’alliage entre les mondanités et l’aspect villageois de Beaulieu ?
JF : Le conducteur c’est la musique, c’est cela qui fait l’interactivité. Tous se retrouvent sur les registres artistiques et culturels. En plus il y a le lien entre régions. L’année dernière, cela fut trés important et utile, la régionalité de l’affaire : la région Provence Alpes Côte d’Azur d’un côté, représentée par la ville de Beaulieu, et de l’autre la Région de l’Ecosse dont le Gouvernement nous a financièrement aidé. Mais aussi nous avons renforcé des liens sur le plan touristique avec réception pour les fonctionnaires et les politiciens. La volonté, c’est d’ouvrir l’aspect villageois vers l’extérieur. C’est bien que la musique soit capable d’être conductrice de tout ce qui arrive dans la ville, de regrouper et de renforcer les relations entre les communautés : la musique est un ambassadeur. Je vois la chose comme « ville et extérieur » « inter-région ». Si le festival continue, je chercherai des liens entre les départements et les régions des autres pays. C’est aussi très pratique pour obtenir les subventions qui permettent de survivre et faire les concerts de qualité.

Pensez-vous qu’un festival doit aussi attirer un public ayant un accès pas forcément facile à la musique, soit financièrement soit culturellement ?
JF : Bien sûr. ! Mon projet est éducatif, il est ouvert aux jeunes et d’accès facile à toutes les générations, même pour les personnes qui n’ont pas forcément les moyens d’acheter ! Ainsi j’insiste pour que le tarif soit le plus bas possible par rapport à la qualité des artistes comme le quatuor Borodine ! J’offre beaucoup de places gratuites pour les jeunes et les étudiants du Conservatoire, pour stimuler et éduquer, parce que, quand j’ai été jeune, j’ai eu la chance d’assister aux concerts et ça m’a donné l’idée d’être musicien à mon tour. Une quinzaine de place sur deux-cent c’est, je pense, déjà pas mal pour notre époque ? Cette année j’ai offert le Théâtre des Marionnettes pour les jeunes avec un chef d’œuvre, « l’histoire du soldat » de Stravinsky : un moyen de présenter la musique à des enfants de sept et dix ans de façon ludique. Pour les adultes et pour beaucoup de citoyens qui n’assistent pas aux concerts, je propose deux concerts gratuits environ et ils viennent. J’en rencontre au Grain de Café, et aux autres bars, je discute, je les invitent à venir. J’ai souvent envie d’offrir des places, mais je me raisonne, comme le tarif est déjà très réduit… Si je trouve quelqu’un de très pauvre et de très mélomane dans la rue, c’est sûr je l’invite ! Pour les personnes peu cultivées je prévois dans mes programmes de quoi les éduquer en les attirant par des choses simples : pour l’ouverture et la fermeture du festival surtout, c’est toujours un programme populaire. L’année dernière c’était les musiques de film de Maurice Jarre, cette année ce sont les arrangements des chansons de John Lennon et de MacCarteney, la musique de film des James Bond… et j’envisage pour l’année prochaine un concert de Jazz produit par les plus grands musiciens classiques. C’est bien de préserver un espace « facile » pour le public.

Comment procédez vous pour l’agencement des programmes et comment ferez vous pour que la thématique du festival ne s’use pas ?
JF : C’est un processus qui se développe peu à peu, je suis quelqu’un qui rêve beaucoup. Je prend beaucoup de temps pour réfléchir, je me tiens toujours ouvert, en alerte, je voyage beaucoup et les idées se forment d’abord dans le subconscient ensuite elle émergent. Pour la plupart du choix des œuvres c’est moi qui préside, en demandant naturellement ou en conversant au préalable sur le répertoire des artistes. Ce sont des amis et je connais presque toujours le répertoire saisonnier. Car les musiciens ont un ou deux programmes pour la saison. De temps en temps cela ne correspond pas, cela est arrivé pour le quatuor Borodine. Il me demander d’accepter Ravel et Dvořak. Peu à peu je les ai persuadés de jouer Chostakovitch et Stravinsky. Le pianiste voulait jouer toutes les Saisons de Tchaïkovsky, mais il était important d’attirer le public avec du Chopin, j’ai du expliquer qu’ici, ce n’est pas Paris ou Berlin ni Londres, qu’il fallait penser au public de la région, au thème du festival … et bien sûr aussi au répertoire des artistes. C’est un compromis ! Pour le concert à la villa Kérylos j’ai pu faire tout le programme par rapport au thème. Ravel au début est conforme à l’époque et à la beauté grecque du lieu, au temps que l’on commémore à Beaulieu, avant la première guerre mondiale, quand ces œuvres-là étaient données en même temps que celles d’Abbiate au restaurant de la réserve.

Votre attachement aux conférences ?
JF : Les conférences sont un moyen de faire ressortir les thèmes du festival, de faire comprendre la culture, les œuvres, etc. Elles sont là pour offrir au public un tableau et une atmosphère. Les deux André, Peyrègne et Segond ont une très belle capacité de transmettre.

Dans votre festival on voit les noms des grands, mais faites vous quelque chose pour les jeunes talents ?
JF : On essaie. L’année dernière un concert, cette année deux. L’Eiffel trio est un groupe de jeune talent que je défends mais aussi le Théâtre Lyrique de Galina Vishnevskaia. J’ai écouté vingt chanteurs et j’en ai choisi quatre. Je tiens toujours à entendre sur scène les musiciens avant de les employer, c’est une règle d’or. Le ténor je ne l’ai pas choisi. Galina a insisté, surtout parce qu’il est beau. Mais ce fut une catastrophe. Cela confirme que j’ai raison et qu’il faut toujours écouter les musiciens devant le public.

Avec une thématique si étroite, comment voyez vous l’avenir ?
JF : on peut toujours compter, si on garde cet axe, sur le soutien de l’Ambassade d’Angleterre et le Gouvernement. On peut attendre plus de soutien du côté russe, mais cela dépend beaucoup de la réponse de la Ville et du Département qui pour le moment ne fait pas énormément, les autres recevant bien plus. Mais c’est logique ! les gouvernements locaux font toujours bien plus pour ce qui est installé depuis longtemps. Pour avoir conscience des nouvelles aventures, il faut qu’ils attendent au moins trois ans et réalisent alors la qualité. C’est partout pareil. Pour l’instant on peut profiter surtout des soutiens internationaux et de la diplomatie, on gardera la part russe du festival qui est très enthousiaste pour notre projet. Le quatuor Borodine demande un projet pour le Concours Borodine où se présentent des jeunes trios, quatuors et quintettes. J’ai un autre projet, quelque chose avec la ville d’Odessa où pour le moment il n’y a pas de festival et c’est une ville avec une histoire et une grande tradition dont le pianiste Richter et plusieurs générations de violonistes.

Vous verriez aussi un lien avec un festival britannique ?

JF : Effectivement, car le pense que dans le climat économique actuel il est pratique de faire un partenariat entre différents pays. Les artistes aiment avoir plusieurs contacts et répliquer les programmes en plusieurs lieux. Je pense en effet : en France, en Grande Bretagne et à Odessa. Pour la Grande Bretagne on m’a proposé de remonter deux festivals. J’ai un choix à faire mais pour l’instant je ne peux pas en parler, cela reste secret.

vendredi 23 septembre 2005

Préciosité vertueuse de Louis-Nicolas Clérambault

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Louis Nicolas Clérambault (1676-1749) : Motet o piissima, o sanctissima mater C. 135 ; Premier Livre d’Orgue Suite du 1° ton C. 46 ; Motet Germinavit radix Jesse C. 124 ; Premier Livre d’Orgue Suite du 2° ton C 47 ; Magnificat à 3 voix et basse continue C. 136. Ensemble …in Ore mel… :Vincent Lièvre-Picard, haute-contre ;Hervé Lamy, ténor François Bazola,basse Christine Payeux, viole de gambe ; Olivier Vernet, orgue et direction. 1 CD Ligia Digital Lidi 0202156-05. Enregistrement réalisé en l’église Saint-Martin de Seurre. Durée : 63’08 

     Ce disque possède les vertus d’une initiation complète. Initiation à la grande liberté d’interprétation d’un ensemble quiassure : …in ore mel… (« dans la bouche miel ») ; initiation à l’orgue solo pour les néophytes (d’abord attirés par la partie vocale du disque) ; initiation à l’œuvre vocale de Clérambault pour les autres (les organistes sont plus familiers des suites) : c’est par elle seule que Clérambault est un grand, et non pas pour ses élégantes, charmeuses ou mignonnes pièces de clavier. Plusieurs facteurs encore ont concouru à éclairer le visage du compositeur. D’abord l’agencement du programme qui enchâsse deux suites pour orgue puis par trois motets à la Vierge pour voix d’hommes dont leMagnificat conclusif. Choix combien judicieux ! … quand on pense que les suites d’orgue ont de fortes chances d’être des alternances de Magnificat… Ensuite, le choix d’une éloquence précieuse pour l’interprétation des motets colle parfaitement aux tendances d’un compositeur qui tourne ses phrases comme des joyaux à la recherche d’une certaine plasticité mélodieuse. D’où viennent de telles options ? Il semble que le principe de l’ensemble …in Ore mel…, dirigé par Olivier Vernet, s’attache à exalter les qualités et les tempéraments de chacun. Les chanteurs conviés sont particulièrement éloquents : le haute-contre Vincent Lièvre-Picard ne pouvait qu’insuffler ce style par le maniérisme naturel à sa technique, émission nonchalante, grâces sur chaque note… Hervé Lamy, visiblement peu en forme (ce n’est pas son timbre habituel que l’on entend ici), s’est trouvé parfaitement inspiré de le suivre, au point que paré des mêmes effets et de cette voix retenue, il est un « autre » très bon ténor – c’est un rusé ! mais qui ne serait pas fan de cetOrphée inoubliable - quant à François Bazola, plein de grande prestance vocale, il trouve là encore le moyen de moduler son timbre particulier de façon à en faire un véritable art à la française

     Aucune contingence ne semble leur résister et tout paraît ici, simple et naturel (à l’image du continuo savant et léger de Christine Payeux). Le résultat est convaincant, beau, en particulier le et misericordia noté « fort lent » par le compositeur. On s’alanguit, on fait démonstration de cette manière française de dire l’essentiel, s’en en avoir l’air, en parlant à peine, en faisant montre de facilité dans le maintien, cette apparence qui recouvre tout sans le cacher ou encore cette superficialité qui se doit d’énoncer la profondeur. 

     Enfin le dernier éclairage du visage de Clérambault se retrouve dans les pièces d’orgue avec Vernet seul aux claviers. Ne parlons pas des qualités de l’orgue historique dont la taille est appropriée à la finesse de ce répertoire, mais évoquons le style personnel et spontané de l’organiste. La personnalité de l’organiste fait merveille dans Bach, il fait tout autant merveille dans le style français : parfaite rhétorique, justes respirations, notes inégales, jeu inspiré. Voici donc un portrait très opportun de Clérambault : préciosité de l’interprétation vocale, récital d’orgue transcendant, pour tout cela certes, ce disque est la référence pour qui veut aller à la découverte d’un auteur toujours gravement délaissé, -malgré les éclairages récents que lui a réservé le centre de Musique baroque de Versailles- et qu’il faut placer auprès de Couperin : ne fut-il pas le successeur de Nivers auprès des Demoiselles de Saint-Cyr de Madame de Maintenon ? 


lundi 19 septembre 2005

Un orgue tartuffe s’invite au théâtre !

Beaucoup de piquant dans cette critique étant donné que le programme fut confectionné par le critiqueur lui même ! c'est un peu la notice du disque a posteriori...

Jean-Baptiste Lully(1632-1687) :passacaille d’Armide ; Les Songes Agréables d’Atys, Marche de la Cérémonie turque/Menuet pour les Faunes et les Dryades (Bourgeois gentilhomme). Nicolas de Grigny(1672-1703) : Hymne Veni creator : en taille à 5, fugue à 5, Duo ; Récit de cromorne, Dialogue sur les grands jeux.Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749) : suite du deuxième ton : plein jeu, duo gay, trio gracieusement, basse de cromorne gay, flûtes, récit de nazard gayement et gracieusement, caprice sur les grands jeux gayement. Jean Philippe Rameau (1683-1664) : Les Boréades : entrée, entrée des Peuples, gavotte pour les Heures et les Zéphyrs, contredanse en rondeau. Jean-Féry Rebel (1666-1747) : Les élémens loure : la terre et l’eau – chaconne : le feu.Michel Corrette (1707-1795) : Feste Sauvage (tambourin). Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) : prélude duTe Deum H 416. Olivier Vernet, orgue Dom Bedos. 1 CD Ligia digital, Ref. Lidi 0104154-05. DDD – High resolution. Enregistrement réalisé en récital le 29 avril 2004, en l’abbatiale Sainte-Croix, Bordeaux. Notice d’Alain Cartayrade. Durée : 68’20’’. 

     Et tout d’abord, replaçons le présent recueil dans son contexte. Prêtez l’oreille à l’écriture d’un de Grigny : derrière la gravité, l’orchestre de Lully s’y entend, avec ses rythmes, ses cinq voix : l’orchestre du théâtre est là dans l’église ! L’orgue par vocation, pseudo orchestre, a des rapports avec le théâtre plus riches et plus évidents qu’on ne le fait croire. Au temps des Lumières, il y eut, pour la première fois hors d’église, l’orgue de la salle du Concert Spirituel (salle où furent donnés les élémens de Rebel à l’orchestre). Puis c’est le bel canto : les orgues désormais se couvrent de buffet en forme de rideau de scène et imitent la cantatrice sous la plume de compositeurs d’églises fanatiques de Rossini, comme ce Padre Davide. 

     Kaléidoscopique, le programme l’est autant dans le choix des compositeurs, des répertoires, que dans les types de transcriptions : la Passacaille de l’Armidede Lully, est en cela symptomatique. Elle ne se fait pas entendre dans sa forme d’orchestre, mais dans celle pour clavecin adaptée à l’orgue de d’Anglebert ce qui permet une adéquation avec les couleurs fantasques et les capacités de l’orgue, tandis que l’abondance d’ornements ajoute à l’anxiété chatoyante de la pièce. Les Songes d’Atys, sous la manière de d’Anglebert et sous la lenteur d’Olivier Vernet, sont moins guindés et chorégraphiques que dans la version de Lully. Ils s’alanguissent, plus tendres – avec une basse arpégée parfaitement délicate ! La marche de la cérémonie turque dans ses cinq voix et même plus, presque accompagnée des coups de bâton de Lully, encadre un menuet du Bourgeois Gentilhomme paré de toutes les couleurs : fragile en duo, puis en jeu d’harmonie : une scène du théâtre de Molière, gracieuse entre le cornet et l’écho… entre le « maître de danse » et l’émouvant petit homme ridicule. 

     L’approche de l’interprète soulève un même enthousiasme. Le style d’Olivier Vernet cultive un éloge sans réserve du jeu alerte, une jeunesse irradiante, bondissante et lyrique, juste assez mesurée pour s’accorder au rythme de la majesté et de la noblesse. D’une grande éloquence oratoire, il déclame ses phrases, forge ses ornements incisifs, colore la note d’un sentiment choisi. Quant à la gravité, elle se pavane aussi, chez Grigny par exemple, grâce à l’extraordinaire palette d’expressivité du musicien. 

     Un disque convaincant - l’un des plus imaginatifs de Vernet - qui adoucira les auditeurs les plus réfractaires à l’orgue. 

par Cédric Costantino (19/09/2005) [2817 visite(s)]

jeudi 15 septembre 2005

J-A Bötticher fidèle à la grâce et l'audace de Michelangelo Rossi


Michelangelo Rossi (1601-1656) :Toccate e Correnti d’intavolatura d’organo e cibalo Roma 1657Jörg-Andreas Bötticher, clavecin ; Enregistrement réalisé en juillet 2004, en la Chapelle de l’hôpital Notre-Dame de Bon Secours, Paris. 1 CD Alpha,Ref. 077. Notice Thomas Drescher. Durée : 78’19. 

     Tout d’abord, saluons la qualité de l’instrument du présent récital : un clavecin magnifique copie Fleig d’un Giovanni Battista Giusti 1681. Ensuite, surtout, l’interprétation, posée et sage, qui sait captiver grâce à la maîtrise de l’art si difficile de lasprezzatura (ralentir et accélérer suivant les affects). Jörg Andreas Bötticher a une connaissance subtile de l’harmonie, une élégance du jeu qui sert idéalement la grâce de Rossi tout en soignant d’un autre côté, une carrure solide et pondérée qui plaira à ceux qui n’aiment pas les excès. 

     On aime ce jeu lumineux, plein de charme, qui ressuscite la facture parfaite du compositeur. Un discours expert en climats choisis : plaisir serein de l’alternanceToccata-Corrente, à peine mâtinée de quelque ciaccone (notamment celle de Storace) ou d’une partite sopra La Romanesca. Quant à l’audace, elle affleure chez Michelangelo Rossi de temps en temps, surtout dans la célèbre Toccata settima (à entendre absolument), chromatique, comme héritée de l’art fou d’un Gesualdo ; ou bien dans la rauque passacaille de son homonyme, Luigi Rossi, copiée dans le manuscrit Bauyn par la main d’un Couperin. 

     Plus on avance dans le disque plus la France se fait entendre d’ailleurs, un rien dans la Corrente decima puis franchement dans la toccata en Fa Majeurmanuscrite, proche de Froberger, et surtout la Toccata en ré mineur manuscrite : nous ne sommes pas loin de passer le flambeau à Louis Couperin. Que Rossi soit un émule de Frescobaldi, qu’il eût fait, comme on le dit, quelqu’œuvre plus pâle avec son livre de 1640, n’est pas vrai. L’écoute de ce disque le prouve : chez Rossi, la toccata se fait plus nette, toute de sections tranchées, perd peut être en foisonnement mais gagne en classicisme. Son œuvre est un visage indispensable de ce temps, une transition véritable entre le Maître et Froberger.

mardi 30 août 2005

Une répétition de Spinosi en guise d’interview pour le 56ème festival de Menton

Festival de Menton

Depuis 56 ans, Menton donne sur le promontoire des deux églises baroques (une place au parvis de galet ouverte sur la mer) des concerts parmi les premiers du genre. L’année passée nous venions pour le concert du soir, des airs de Haendel, que l’on entendit fluides, quasi les mêmes que ceux chantés par Christophe Dumaux à Antibes quelques semaine auparavant, qui y fut supérieur en dramaturgie et en illusion du souffle à Sonia Prina ici invitée à Menton, un peu trop pleine de grâces, de simplicité de la respiration. Ainsi ne suffit-il pas de chaleur de timbre et de musicalité pour faire un grand récital. D’autant que l’oreille vagabonde alors et lui prend l’envie de s’intéresser au clavecin qui de manière impressionniste, par vague, arrivait à se faire entendre au milieu de l’orchestre, sans sonorisation, en plein air : une prouesse ! Mais venons en à Spinosi.

Une interview improvisée

Nous arrivions en plein après midi, bien à l’avance, on entendit fortuitement la répétition d’une petite messe de Mozart pour l’office religieux du 56ème festival de Menton qui eu lieu le lendemain. Quel orchestre que celui de Spinosi ! Quel moment de plaisir de l’entendre répéter ! Et quelle merveille, sa manière de transformer la maîtrise de Bretagne au diapason de son orchestre ! Surprise : avec Spinosi, homme véloce aux allures d’ « adulescent » (ne pas corriger le « u » c’est une notion de psychologie moderne !), s’est instauré d’emblée (il parait que c’est son don) un dialogue direct. Ainsi s’est improvisée une forme originale d’interview : l’autorisation de reporter la répétition sur le net.

Du swing dans le baroque…

Spinosi reçoit la presse chaleureusement. « C’est une répétition, dit-il, l’orchestre découvre l’œuvre, nous n’avons pas le temps de voir le second degré, d’affiner la lecture, d’analyser plus amplement les « sujet/verbe/complément ». Certaines choses ne peuvent ressortir vite dans une répétition, mais j’ai confiance à cause de l’habitude du concert qu’à l’ensemble avec moi : on tourne beaucoup, nous nous trouvons à répéter maintenant ce Mozart parce que nous avons fait un été marathon. Attelons nous à la tâche ! ». On écoute alors la répétition de l’orchestre seul. Effectivement, c’est de la modestie ce qui vient d’être dit ! L’orchestre est très habitué à lui, il répond spontanément à sa gestuelle. Sur toutes les partitions, sont écrits des signes de sa main, un code qui mâche le travail de la lecture, parfois des petits dessins humoristiques aussi évocateurs qu’un geste, un sourire par exemple… Pour l’heure, il avertit l’orchestre que jouer avec une Maîtrise d’enfant c’est «une grande rigueur métrique et en même temps il faut balancer à l’intérieur de la carrure » : grâce aux gestes et aux signes il y arrive dès cette répétition. Le « micro-rubato », un certain « swing » c’est sa marque de fabrication ! « Avec une maîtrise, il faut décomposer le quatre temps, mais vous devez continuer à penser à deux temps : regardez ma main ». Plus tard, il me redira cette même notion avec des gestes : il tourne en rond une main sur la tête assez vite et il tourne l’autre main sur le ventre plus lentement : « c’est toute la problématique de « ça » ! ». Mieux vaut un geste drôle qu’une parole. Une vérité de tous les temps : comment garder une pulsation fixe et en même temps donner un rubato à la phrase musicale. Ainsi fut la sprezzatura ancienne (quoique bien plus libre), l’art de « voler les temps » rococo au XVIIIème siècle, le jeu rhapsodique d’un Rachmaninov. Eternel problème. « La musique quoi… »

Une gestuelle comme un toucher de clavecin


La gestuelle de Spinosi mérite la comparaison avec le touché du clavecin. Lorsque l’on passe d’une touche à l’autre, une infime respiration joue avec le plectre et l’étouffoir, donne la force haletante de la viole aux cordes figées de l’instrument, et la vie surgit. Le bras du chef possède de même ces infimes respirations et anime, par transmission de pensée, le souffle de son orchestre. Voilà le propre des grands chefs, c’est extraordinaire lorsque cela se voit à l’oeil nu et que c’est la musique même qui s’exprime. Extraordinaire lorsqu’elle naît spontanément au milieu de ce qui aurait pu, sans cela, être la masse informe d’une première lecture. L’orchestre, moulé dans ses habitudes, donne déjà toutes les grandes lignes des intentions voulues et lui, ne fait qu’approfondir ce qui est déjà compris. La justesse surtout, avec gentillesse, Spinosi ne pardonne rien ! « Les phrases énormément ! » Et quel plaisir d’entendre Mozart respirer un bon air baroque ainsi ! Spinosi chante en dirigeant : il n’est pas quelqu’un qui exprime ses volontés en théoricien. Il est dans le sensuel, ses expressions sont animales, ce ne sont que mi-mots, gestuelles, pronoms deïtiques (« ça », « là », etc.) - et le message passe mieux : il se situe en effet toujours au milieu du ressenti, celui du chef mais aussi des musiciens. Tout en se balançant, Spinosi explique : « Ce Sanctus c’est comme des cloches ! ».

Une manière spontanée de communiquer avec les journalistes…

Par hasard (non pas car tout est structuré chez lui malgré l’apparence), il regarde votre représentant de Classiquenews, improvise une pause, laissant l’orchestre, se déplace vers lui et explique sa manière de voir. C’est tout un débat improvisé sur les différents styles ! « Vous savez, dit-il, il n’y a pas qu’une seule manière de jouer. Moi, quand j’entends les grands, tels Harnoncourt, Boge, je suis content d’entendre des tempéraments différents, ces manières divergentes de jouer le message que chacun veut faire passer. C’est pareil pour ce que je fais, il n’y a pas de vérité unique en musique baroque. Je ne comprends pas ceux qui pensent qu’il n’y a qu’une manière de jouer, un peu comme si Vivaldi jouait du violon de la même manière que Pisandel, comme si Mozart interprétait ses œuvres comme Salieri… rien que dans l’écriture, entre Haendel, Vivaldi, Bach, ouah ! quelle différence ! ». En l’écoutant répéter, on se faisait la même réflexion : télépathie ? « C’est la diversité qui fait la musique, ajoute-t-il. L’école flamande qui impose sa loi dans les conservatoires, je n’ai rien contre elle, je l’admire même dans ses principes, mais je ne comprends pas pourquoi elle cherche à uniformiser les gens et qu’on la prend pour vérité première ! ». De là, il ré explique son travail sur la pulsation très solide pour la maîtrise et en même temps laissant libre cour à la fluidité de l’orchestre, insiste sur l’aspect « répétition non approfondie » pour cette messe et conclue « mais avec Internet c’est génial, on peut développer de nouveaux genres, j’adore cette idée de relater la répétition par écrit ! »

Un contact fluide avec les musiciens de l’orchestre

La répétition reprend, c’est l’Agnus Dei : « c’est toujours extraordinaire l’Agnus Dei, là vers la troisième mesure, il y a « quelque chose » qu’il faut qu’on sente (avec le geste) ! Regardez « çà » (il montre au fond une magnifique Madonne) hein, c’est beau !!! Il faut que vous entendiez en vous au dessus ce que chante la maîtrise, Agnus Dei ! ». Phrase floue ou bien baroque ? Accompagnée des gestes, elle illustre le principe agonique même de cet Agnus Dei. Tout est « à peu prés » dans son expression mais physiquement précis. « Quelque part, le tempo ! Même s’il est beaucoup plus lent que ce qu’il faudrait à cause de la maîtrise, vous pouvez faire beaucoup plus swing ! » Et cette fois-ci c’est la battue à 3 qui est démultipliée pour la cause mais l’orchestre doit jouer à un temps. Voilà une autre pause, Spinozi mène son autorité de façon moderne, il est « pote » avec les musiciens, rigole avec eux, les musiciens se lèvent pour venir le voir et bourdonnent autour d’un maître d’école charismatique. C’est une classe sans terreur.

Une tendresse pour les enfants

Arrive la maîtrise de Bretagne qui chante en compagnie de l’orchestre. En peu de mots elle est métamorphosée : « est-ce que je peux avoir un élan vers la quatrième mesure ». Serait-ce si simple que cela, faire surgir la musique ? Simplement demander « un élan ici » ! Toujours avec le geste accompagnateur et combien utile, il ajoute : « vous allez vers la mesure huit parce qu’à la mesure neuf, il y a une nuance harmonique : crescendo décrescendo, on monte, on descend ». Appel pédagogique aux différents registres du langage. « Il faut que vous sentiez l’harmonie classique, (il chante les notes) soyez plus naturels tout simplement. » ; « Exagérez un peu les contrastes maintenant à cause de l’acoustique, faites plus dansant, car au quatrième rang ce ne sera juste que de belles nuances ! ». Il les regardent : « mais d’habitude comment vous placez les solistes ? » ; « Toi, petit, est-ce que çà te perturbe si je te mets ailleurs ?» ; « et toi comment tu t’appelles ? » ; « bon ! J’essaie de retenir tous les prénoms, si je me trompe vous me le dites ! ». Et il déplace les chefs de pupitres pour les mettre en chiasme. Au rang supérieur au milieu il y a le ténor et à sa droite la basse, au rang du bas, au milieu, la soprano et à sa droite le tout petit alto. Le son en est tout de suite renforcé par rapport à la basilique. Plus loin encore, jaillit une phrase typique : « chez Mozart il ne faut pas avoir peur d’envoyer ce genre de nuances qui font un peu peur »… « et chantez la mesure vingt deux culminante. C’est bien bravo ! » ; Satisfaction : « elle est très dynamique la maîtrise de Rennes, waouh ! ».

La Maîtrise de Bretagne

Effectivement, même sans Spinosi, la faconde de la maîtrise est très musicale : elle se trouve bien d’être poussée encore plus loin dans cette petite répétition. « La fugue, vous pouvez encore plus durcir les consonnes » et là, il explique le procédé de la phrase, le fait travailler à part. « cette projection du son que vous avez, il ne faut pas la penser pour trois quatre mètres, l’orchestre fait barrage sonore ! Il faut que vous exagériez, avec une prononciation outrée. » La répétition est patronne de l’enseignement. Or il pense à tous, dirige ailleurs son regard et s’adresse à l’orchestre : « n’oubliez pas votre petit swing ! Et puis vous ne faites pas assez la balance, vous jouez trop fort pour les enfants dans les solos. Les pauvres petits ! Cela fait comme si vous êtes des éléphants ! Hier avec Sonia, waouh ! Mais là, j’adapte. (se tournant vers les enfants) c’est très beau, c’est un très, très joli chant ! ». Dire sans froisser…

Juste ce qu’il faut de détente dans le labeur

Et cela continue de plus belle, c’est le moment le plus intense de la répétition : « Il faut alimenter le côté surprenant de la partition, ok ! Un peu d’hémiole, c’est pas pour l’hémiole, mais il faut qu’il y ait un « fa » dans les paroles, dans la musique. » ; C’est alors que pour l’Incarnatus, par le geste tirant l’élan de l’orchestre, il amène la maîtrise au sublime. Une symbiose de tous s’est créée et chacun est entré dans l’esprit Spinosi. Pourtant il refait tout ce passage dans le détail pour mettre en valeur un si bémol. Le chef de la maîtrise, J.M. Noël attentif à ses « bébés » intervient en catimini : « plus clair le « i » pour la justesse (il fait le signe du sourire pour étirer la bouche) ». Voilà quelqu’un qui apporte d’autres dons pédagogiques ! Lorsque Spinozi a fini de faire travailler cette note à part, il détend l’atmosphère pour la section suivante, plus facile. C’est là encore un savoir faire du rythme didactique. Il s’amuse, plaisante « L’ascension doit commencer en plus piano pour monter au ciel (il saute vers le plafond !) ». Mais il reste efficacement dompteur des voix : « il a le contact, c’est sûr ! » nous dit un musicien de l’orchestre.

Souci de l’acoustique

Un peu inquiet pour l’acoustique, notre homme va l’écouter au loin et laisse la direction à J.M. Noël. A l’instant le swing de l’orchestre disparaît et c’est une direction plus germanique, au demeurant très émouvante aussi. Spinosi revient et avec lui cette petite flamme de fantaisie qui brille dans sa direction. Dans le Benedictus il trouve les mots justes pour tranquilliser la petite soprano qui, habituée à une hauteur des sons (parce qu’elle pratique aussi le violon), est perturbée par le changement baroque de diapason. Dans l’Agnus Dei on entend grâce à la présence de la maîtrise le pourquoi du travail précédant sur l’effet des violons. Il s’arrête un instant pour anticiper une difficulté qu’il a deviné dans la maîtrise. Le ré de la mesure 7. Puis il reprend, au passage, dit à l’orchestre à propos d’un conduit « il ne faut pas jouer piano ici ! ». Il conclue « c’est la première fois que je joue cette messe et elle est très belle ! Bravo à tous ! Amen ! » La messe est dite ! (mese brève en ré mineur k 65)

dimanche 14 août 2005

Interview de Guillaume Conneson à Saint-Jean Cap Ferrat à l'occasion de sa Medea

A l’occasion du festival de musique de chambre de Beaulieu-Saint-Jean Cap Ferrat de Antoine Landowski, la Medea de Guillaume Connesson accompagnée de la Chanson perpétuelle de Ernest Chausson. Le parallèle est évocateur, une vraie filiation. La mezzo-soprano fut Blandine Staskiewicz (révélation ADAMI 2004), sans discuter, la plus merveilleuse interprète entendue sur la Côte d’Azur cet été : une faconde vocale chaleureuse, une expressivité réellement vécue et tragique, parfaitement au service des œuvres. Le style de Connesson a suscité déjà beaucoup de commentaires, d’aucun y voit l’influence de Puccini mêlée à celle de Fauré, d’autres y entendent Scriabine et Bartók. Peut-être, effectivement, le goût pour la sensualité et de la phrase vocale large rappelle les grands italiens, mais le style, français jusqu’au bout des ongles, raffiné, prosodique, indicible, se rattache à la grande école allant de Gounod et Fauré justement, jusqu’à Messiaen et Landowki. Mais, finalement, si toutes ses influences partagent la critique, n’est ce pas qu’un caractère personnel prévaut dans son œuvre ? Œuvre attachée à une tradition certes, ne sonnant pas des plus moderniste, faite de beau, mais dont la force première est la puissance dramatique, celle d’un homme de son temps, osant plus d’extrême et de violence que ce que pouvait accepter le milieu du siècle dernier. Une puissance dramatique proche de l’impact direct des images télévisuelles. Est quasi retranscrite dans Médée cette absence de protection entre l’information et le percepteur dans les médias actuels. Tel est son auditeur : désarmé et nu. Voyons en Guillaume Connesson un futur grand de l’opéra.

Ce qui frappe d’emblée c’est la force dramatique de Médée. Qu’est-ce qui vous a aidé à arriver à ce degré de dramaturgie… quels seraient les secrets du compositeur pour retranscrire l’émotion du théâtre selon vous ?

Mais d’abord le choix du texte : ici j’avais un texte tellement fort et théâtral ! j’avais déjà dans ma jeunesse aimé la Médée de Sénèque et je trouvais là un texte français qui la retranscrivait avec une puissance dramatique inouïe. La musique est là pour en faire ressortir les lignes de forces. Il est intéressant d’écrire pour le théâtre : il y a tout un rapport avec le geste musical, il faut intégrer les déplacements, les silences, les musiques « entre » le texte qui sont un temps de respiration : par exemple combien de temps faut-il pour aller chercher son poignard ? C’est un rythme interne difficile à trouver. Verdi est extraordinaire pour cela. Chez lui on entend véritablement ce rapport au rythme théâtral. J’ai essayé de m’appliquer à cela. J’ai commencé par un cycle de mélodie, puis un oratorio plus théâtral, j’ai continué par ce monologue de Médée, vrai marche pied vers l’opéra.

Et dans la musique elle-même, qu’est ce qui pour vous représente sa force dramaturgique ?

La force de la musique ? La musique se doit d’être expression, elle n’est pas faite pour être jolie ! J’ai toujours préféré le beau au joli… le beau est quelque chose qui vient de l’expression. Dans toute pièce que j’écris, je tâche de mettre l’expression la plus juste. Le texte de Médée est particulièrement violent, l’idée de tuer les enfants c’est une affaire ! j’ai essayé de rendre l’harmonie plus violente qu’habituellement. J’avais déjà abordé le thème de la mort avec des poèmes de Péguy et c’était plus sensuel, c’était des poèmes approchant mort dans une optique catholique, croyance, espérance et désespoir (ma transcription n’est pas claire ici), et ce sur un assemblage de six poèmes. L’expression dans la musique est basée sur les couleurs de l’harmonie les contrastes, tous les paramètres : la mélodie, le rythme les inflexions vocales. Tout doit être expression sinon c’est raté.

Ce qui frappe dans Médée c’est aussi la participation des couleurs de l’orchestration à la dramaturgie (clarinette, violoncelle, piano). Qu’est-ce qui vous a poussé à ce choix particulier ?

Ma première idée était le grand orchestre. Mais pour des raisons pratiques il me fut conseillé de m’orienter vers un petit orchestre. Je me posais la question du choix des timbres. Trois ou quatre instruments. Je voulais absolument le piano pour la base harmonique. Idée de l’instrument pour caractériser Jason s’imposa d’elle même car traditionnellement le violoncelle est la voix humaine. Restait la clarinette : elle est à la fois le aulos grec qui annonce la tragédie et en même temps la voix de la tendresse maternelle - et aussi le crime avec le thème de la haine, exposé par la clarinette et repris par el violoncelle.

Vous en parliez avec le public du concert, quel est votre rapport en tant que compositeur avec la langue française.

La langue française est particulière. A la fois musicale et en même temps très ingrate par son absence d’accents forts, son rythme particulier. Elle est ainsi très difficile à manier. Le texte de Vauthier, on en a parlé, est un texte étonnant mais aussi étonnamment musical comme si l’auteur pensait à une mise en musique. Il est très rare chez moi de garder intégralement le texte premier, de ne rien modifier. Là c’était inutile, la puissance de ses mots est extrêmement musicale, vraiment le texte était prêt tel quel. C’est un réel problème la mise en musique… « musicaliser » est difficile ! Difficile à dire aussi pourquoi le texte tombe bien ou non. Souvent il faut quelqu’un qui s’y connaisse en musique et sait l’effet voulu. Bien sûr, il y a les grands poètes et les affinités que peuvent avoir les compositeurs avec eux. Mais parfois ces poètes sont déjà Musique, comme Verlaine par exemple : ce serait trop de musique : on ne peut pas musicaliser au dessus d’une musique. (pause) Il y a le rythme verbal, l’écriture même des mots. Poulenc une fois tomba amoureux d’une phrase et c’est ce qui le poussa à la mise en musique du Dialogue des Carmélites. Souvent quelques phrases, très proches de vous, suscitent l’envie de la mise en musique à la seconde même : c’est le pouvoir magique des mots. Il est dans la musique virtuelle cachée à l’intérieur d’eux.

Deux questions liées : quel serait le ou les compositeurs proche de vous, que vous aimez. Quels seraient aussi ceux qui vous ont influencés.

Elles sont liées en effet et l’on ne peut répondre séparément. Ma première réponse est François Couperin, celui des Leçons de Ténèbres. Puis je dis : Mozart. Raffinement, qualité de la ligne mélodique et de l’homme, je l’aime pour tout ! Ensuite Wagner, pour la puissance de l’impression. Pas de musique qui me produise autant d’émotion… je le cite aussi pour l’écriture vocale que j’admire. Dans les contemporains : Messiaen. Je pense lui devoir tant. Pendereski aussi, car, pour le théâtre, c’est un formidable musicien. D’ailleurs le théâtre est le point commun entre tous les compositeurs cités, le centre de mes affections musicales. Il y a aussi John Adams dont on sent l’influence chez moi, pas ici dans Médée, mais dans ma musique d’orchestre. Je ne peux pas séparer ceux à qui je dois et ceux que j’aime. Les gens qui sont avec vous, en vous, influencent forcément ! et je pense que c’est pareil pour les grands musiciens que j’aime… Mais pour continuer je pense aussi à Debussy, bien sûr ; Karl Orff : j’aimais énormément sa musique quand j’avais 20 ans ! On trouve chez lui un rapport au théâtre et à la rythmique des mots. Et puis Marcel Landowski, d’ailleurs pour cette pièce (Médée) son influence est fondamentale. Et je suis doublement heureux d’être à ce festival et touché d’être un petit peu là avec Marcel. Humainement déjà j’aimais profondément ce grand homme en plus du grand musicien qu’il était. Touché, oui, de donner cette œuvre ici pour son petit fils, Antoine, et que tout ce que j’ai vécu avec Marcel Landowski se continue à travers la composition, ce festival et tout ça (montrant la table du repas dans le jardin de la villa du beau-frère de Marcel Landowski) !

samedi 13 août 2005

Provence Alpes Côte d’Azur (2) : de Cannes à Monaco : promontoire, placette et palais


Plus que jamais soleil, mer et musique classique font bon ménage. Suite et fin de notre périple estival sur la côte méditerranéenne. Un foisonnement d’initiatives musicales qui ne passe pas inaperçu. Le recueil agenda « Terre des Festivals 2005 » recense près de 322 événements en région PACA. Et encore, la liste n’est pas exhaustive. Plus intéressant dans les Alpes-Maritimes, il y a certes l’esprit « Riviera » : paillettes, champagne, robes du soir et costumes guindés. Il y a surtout une nouvelle scène qui aux côtés des artistes de renommée mondiale, aide à la création, soutient les jeunes avec un résultat d’une haute perfection. 

XXXe Nuits Musicales du Suquet, Cannes. 
Sur le promontoire de Cannes, appelé le Suquet, à l’emplacement de la vieille ville, nous assistions à trois concerts des Nuits Musicales dont le directeur artistique est Gabriel Tacchino : « un jour qu’il vint sur le parvis de l’église, une mouette s’est posée sur son épaule : Gabriel y vit un présage et décida d’y fonder le festival » dit avec humour le présentateur. 

25-VII-2005. Récital du pianiste Nikolaï Lugansky. 
Leçon d’hypnose
 
On ne présente plus Nikolaï Lugansky, star du piano. Intéressons-nous donc à l’instrument sur lequel il a joue. Un Steinway qui semble être le même que celui de Keith Jarrett dont le concert d’Antibes était la conclusion du premier volet de notre « évasion » sur la côte. Le facteur de piano, Coquelin, quoique détenteur d’un queue entièrement couvert des signatures des grands jazzmen, entretient le mystère : « pour Keith, je donne toujours mon meilleur vinPour Cannes, c’est un piano totalement voué au jeu classique, mon meilleur piano ». Mais combien de meilleurs Steinway possède cet homme ? 
Le cadre où se trouve le piano est une estrade devant un grand mur de pierre concave comprenant la façade de l’église à droite, un corps de logis, une tour sarrazine : ces pierres sont, comme celles d’Antibes, un entassement médiéval des éléments arrachés aux anciens temples antiques du promontoire afin de se protéger des ennemis. Un voile transparent au- dessus de la scène, très design, rabat le son et le répercute jusqu’aux gradins accolés aux remparts de la placette. 
D’emblée la sonorité imaginative du pianiste s’impose. Invitation au voyage, évasion dans les raffinements du son, plaisir de la délicatesse. Ses références esthétiques se rapproche de l’esprit 1820… d’ailleurs Lugansky dans les sonates de Beethoven cherche a reproduire sur piano moderne l’illusion du piano-forte. Ici, la pédale forte est très peu usitée. Ce qui n’est pas le cas de sa sœurette, l’una corda. A la manière des clavecinistes, Lugansky fait toute résonance avec ses doigts : il surlie, il détache, c’est un legato nouveau ; une phalange très mesurée ; mille couleurs surgissent, la beauté s’exprime, celle du toucher et de la musicalité. Ce style incisif, transformant un Steinway en Walter 1790, restitue au Beethoven des premières sonates, sa particulière écriture de quatuor à cordes, aux registres bien découpés. Ainsi Lugansky propose mille nouveautés dans un répertoire ailleurs, usé par la répétition, toujours là où on ne l’attend pas, toujours fin, cependant que la dramaturgie des œuvres (humour de la XVIe sonate ; tempête shakespearienne pour la suivante) explore d’autres pans insoupçonnés. Jamais on avait entendu des récitatifs dits à mi-voix de cette manière, ni un final de la tempête si rêvé et si amoureux : Lugansky sera bientôt l’un des plus grands interprètes de Beethoven. 
Mais le clou de la soirée devait être le Prélude, Choral et Fugue de César Franck. Un thème cyclique qui demande une fluidité wagnérienne et une limpidité pré-fauréenne. Souvenez vous, symbole du vent toscan pour Visconti (Sandra), ce thème vogue sur de très hauts arpèges. On en profite pour dire que l’œuvre n’est pas une adaptation gauche au piano de la pensée d’un compositeur organiste (grandes octaves de la basse, polyphonie…) mais simplement un hommage aux sonorités de l’orgue sublimées par une somptueuse écriture, parfaitement appropriée à l’instrument à marteau : c’est ce que nous dévoile Lugansky, comme tantôt il le fit pour l’écriture orchestrale de Beethoven. Décidément Lugansky éblouit. Par son étude et sa maîtrise du son ! Pas une démonstration de force mais une recherche intime : les pyrotechnies de Rachmaninov sont choisies dans ce sens, un peu décoratives. Pour un peu, on ne se rendrait pas compte qu’elles sont redoutables. On ne s’étonne pas que le bis choisi soit une berceuse et enfin le ter, la douce et injouable étude de Chopin aux redoutables tierces ailées ! 

26-VII-2005. Richard Galliano et le septet « Piazzola for ever » : Avec Richard Galliano, accordéon, bandonéon ; Alexis Cardenas et Sébastien Surel, violons ; Jean Marc Apap, alto ; Henri Demarquette, violoncelle ; Stéphane Logerot, contrebasse ; Hervé Sellin, piano. 
Piazzola version Galliano 
Ce n’est pas pour rien qu’il n’y avait que des hommes sur scène. Non pas que la musique d’Astor Piazzola soit sexiste, mais tel est l’esprit de l’interprétation de Richard Galliano. D’abord on devine une conception de l’amitié dans l’esprit sud argentin, une culture des affinités mâles. Cela allait de paire avec les chemises noires ouvertes sur les torses, la montre chromée du chef et le chrome même de l’accordéon ou du bandonéon, très années 30. C’est un peu la nostalgie du temps de la prohibition. Ensuite tout le spectacle est dans l’exploit, dans le jeu ritualisé comme une tauromachie. Le premier violon prend des allures tsiganes en produisant ses phrases portugaises. Comme l’altiste, comme Galliano, il joue sans partitions. 
Ce qui marque immédiatement, c’est le son « Galliano ». Admirable malgré la sonorisation exécrable qui faisait presque saigner les oreilles. Quelqu’un du public le clame : Richard Galliano répond avec toute la générosité de son caractère et demande que l’on baisse le volume. D’ailleurs il anime le concert, présente les pièces, précise que son bandonéon fut déniché par son père à Cannes. L’instrument « retrouve, tout ému, ses origines ». Dommage que la sonorisation atténue un peu le « côté boisé » de ce quintette à cordes, c’est-à-dire atténuait le bruits des bois : les caisses utilisées en percussion, la partie antérieure des cordes utilisées en grincement… Tout cela se transformait dans les amplificateurs en « criquets ». Reste que l’immense force percussive du jeu des instruments, de la contrebasse au piano en passant par l’accordeon de Galliano, est à couper le souffle. 
Le programme ratisse large. Sont abordés « tous les tubes » dont « for ever » de Piazzola, Dans ce concerto pour bandonéon, le langage post-romantique fait la base du discours. Contre toute attente, Galliano joue seul le célèbre Libertango. Et pour bis, il interprète l’une de ses propres pièces New York tango, en disciple de Piazzola. Dans son thème tendu, par l’ostinato post-années soixante-dix, y surgit en filigrane un soupçon de Phillip Glass ou peut être tout simplement du Galliano pur, sa personnalité propre : cette force rythmique qu’il insuffle à tous son orchestre comme à son écriture personnelle. 

30-VII-2005. Deux, trois, quatre claviers de Bach 
Comment mettre en scène l’orchestre de la fondation Pleyel dirigé par Maria Tarditi et quatre célébrités du clavier, Jean-Philippe Collard, Marc Laforêt, Bruno Rigutto, Gabriel Tacchino ? « Avec quatre demi queue prêtés par la fondation Pleyel » nous répond l’accordeur, Coquelin (encore lui !). L’orchestre est derrière, manquant cruellement de contrebasses et faisant hurler les violoncelles en contre-partie. A plateau exceptionnel, dispositif complet : il y avait un grand écran contre le mur et une caméra quadruple : la caméra mère fait office de cerveau et téléguide trois autres yeux placés en angles : ils ballaient les quatre claviers et les partitions de l’orchestre. Un technicien mélomane aurait fait de ce spectacle, un amusement au diapason de la musique : on aurait voulu qu’il eût connu les œuvres et ne rate pas systématiquement les cadences de chacun pour filmer autre chose !
Le vent de Cannes, prémices aux bourrasques varoises, est malicieux et incontrôlable : il obligea les tourneurs de pages à improviser un véritable ballet, se levant et s’asseyant en même temps. Mais la plus belle anecdote est que les quatre pianistes pour le bis avaient revêtu le maillot des footballeurs du club cannois avec leur nom inscrit au dos. Les organisateurs en sont fans, en particulier Tacchino qui lance un ballon symbole du jeu de passe-passe inhérent à la musique démonstrative des concertos de Bach. Voyez dans tout cela une fédération des différents registres sociaux autour de la musique classique et une ambiance sympathique qui démontre que les lieux chics savent aussi s’amuser et être familiaux voire bon-enfant. 
L’amateur quant à lui, fut exaucé : la poésie de la musique n’a pas manqué. Au menu des œuvres classiques : l’un des deux do mineurs à deux claviers, le ré mineur à trois claviers, le do majeur à trois claviers et le la mineur de Vivaldi transcrit par Bach à quatre claviers. Placés en rangée les pianos étaient à même de dévoiler les secrets du jeu domestique et aussi familial de la généalogie de Bach et de ses fils. Bach où Jean-Philippe Collard, tenait le premier clavier dans le concerto en ré mineur dont la paternité est aujourd’hui mise en doute. L’étrange sicilienne était émouvante : chaque fils de Bach y joue une mélodie solo à la Carl Philip Emmanuel tandis que le premier clavier, celui de Jean-Sébastien, quand c’est son tour de parler, déroule des diminutions fleuries dans le style des partitasou des variations Goldberg : c’est bien un dialogue du père et des fils. On retrouve le même jeu dans les cadences du do majeur : l’une est galante, l’autre purement virtuose pour les fils, une dernière intellectuelle et chromatique pour le père. Quant au spectacle des 4 ensemble, dans le Bach-Vivaldi : le jeu des pianistes en quatuor enchante ! La musique est redoutable, leur style s’uniformise par camaraderie, ils n’apportent cependant rien de nouveau dans l’interprétation. Ceux qui ont entendu ces pièces aux orgues ou aux clavecins regretteront la dynamique baroque. Les amoureux du legato admireront l’art de ces artistes à rendre par le piano et le forte les impulsions de la phrase. Quoiqu’il en soit, l’effet acoustique et la force percussive de ses œuvres à l’italienne (ne rejoint-on pas Galliano? Le swing de Bach ! ) permet aux pianos additionnés aux cordes de donner le même son que celui des instruments anciens, en particulier dans le dernier mouvement du do mineur ou le début du do majeur. N’entrons pas dans le débat de la ré appropriation d’un répertoire (qui n’a jamais cessé d’être joué) par les techniques plus récentes : on reprocherait vite au concert d’être trop année cinquante ! Il est connu de tous que Bach peut être joué sur tout sans perdre de sa beauté. 

XVe Festival de Musique Ancienne de l’Escarene 
27-VII-2005. Ensemble millenarium
 
le son profane des fêtes médiévales 
Ce programme de musique instrumentale du Moyen-âge est rarissime. Au lendemain du bandonéon piazzolien, la sonorité de son ancêtre plus lointain se fait entendre : l’organetto. C’est un petit orgue d’un jeu avec un soufflé actionné manuellement. Cette action est expressive : cela lui permet de gonfler le son comme une flûte, son par ailleurs proche des bansuris, flûtes indiennes, jouées aussi dans le consortium. Le fait de relever le soufflé pour reprendre la respiration donne à cet instrument unevocalité exceptionnelle. Sa respiration est quasi humaine : il est normal qu’il accompagne la voix de son utilisateur. Il en est ainsi dans les portraits du grand Landini chantant et s’accompagnant lui-même de l’organetto au XIIIe siècle. Sa vocalité troublante lui permit d’être utilisé dans cette position particulière d’accompagnement par soi-même à la place de la flûte dont il est jumeau. Pour en jouer, il faut donc savoir chanter en particulier maîtriser son propre souffle. Deslignes qui fut flûtiste l’a compris : il en est un interprète hors pair. L’artiste fait de son jeu une danse corporelle, même s’il ne chante pas. La chanteuse quant à elle, « très médiévale », s’en acquitte à merveille. S’ajoutent une vièle, un oud ou un théorbe aux sons très graves et singuliers dans cet ensemble. Là encore comme pour tout concert de musique ancienne, l’exotisme des instruments choisis subjugue. En particulier les percussions qui sont nombreuses : crotales, bols, cloches, tambours. Les interprètes recomposent la musique, imitant les diminutions vocales de l’époque, improvisant comme du jazz, emportant le public dans une transe progressive. Une œuvre se distingue : les trois fontaines. Quelle pièce ! vénitienne ou byzantine, presque arabe ! A mi chemin entre la diminution occidentale et orientale. Pour combler, on harmonise des pièces sacrées. Hildegard Von Bingen est un sommet extatique : mais cette femme était vraiment l’un des génies de l’humanité. Elle marque à jamais le débat de la femme en tant que compositeur. L’orchestre recomposé grâce à un instrumentarium varié et plutôt convaincant, restitue le visage des musiciens et des ensembles d’alors. Issu d’une grande tradition oubliée, de structures sociales venues de l’Antiquité, l’instrumentiste médiéval n’a pas écrit sa musique ni pour la postérité ni pour Dieu. Il n’en fut pas moins savant, sans partition. Notre pratique actuelle lui doit beaucoup. 

XVIIe édition de l’Atelier d’Art Lyrique, Gattières 
03-VII-2005. Léos Janacek, la petite renarde rusée 
Le pari réussi d’une pépinière de talents 
A Gattières, on donne un opéra depuis 17 ans. Longtemps sur la place du village. Aujourd’hui, sur une esplanade à la très belle acoustique offrant une visibilité parfaite en hémicycle. Plusieurs fois l’opéra était suivi d’un colloque de psychanalyse sur les mythes abordés, telDon Juan en 2000 : mémorable. Depuis trois ans, l’association développe une action vers les jeunes en suscitant un atelier qui permet aux adolescents-musiciens de participer à un opéra. « Depuis trois ans, nous dit le Président, Maurice Jakubowicz, peintre et décorateur, nous avons décidé de faire de cette scène, un tremplin pour les jeunes de 15 à 17 ans qui ont un véritable talent musical. Recrutés dans les orchestres symphoniques des conservatoires, repérés dans les concours, dans les échanges comme cet année avec Moscou pour les violonistes, les jeunes ont la possibilité de participer à l’expérience d’un opéra avec un chef. Il en est de même pour les chanteurs, souvent au début de leur carrière, pour les danseurs. Nous faisons d’Opus un tremplin pour les intermittents du spectacle, une expérience et une joie de vivre.Le public averti n’est pas là pour juger, il est enclin à découvrir un renouveau des artistes. Si en plus le niveau musical est excellent, comme nous essayons d’en avoir l’exigence, c’est un bonus et tout le monde est content. » De son côté, le chef d’orchestre, Errol Girdlestone, ajoute : « Travailler un mois entier avec des jeunes c’est un plaisir extraordinaire, ils savent la partition par cœur et s’amusent de leur réussite, s’encouragent mutuellement. Le plurilinguisme n’a pas été facile !» Pour accompagner les dons musicaux, plusieurs coaches sont aussi présents : pour le chant, Catherine Gamberoni ; François Meyer, hautboïste solo de l’opéra de Nice et concertiste, formateur pour les vents ; Lane Anderson pour les cordes, ancien premier violoncelle solo de l’opéra de Monte-carlo et enfin Céline Giauffret pour la chorégraphie délirante des animaux, mélangeant le classique et les références télévisuelles. 
Le résultat parle pour tous. Dans la fosse, les jeunes regardent le chef avec des yeux d’enfants produisant de leurs instruments des sons parfaits. L’orchestre sonne dans une transcription vraiment géniale. La clarinette y tient le rôle central souvent accompagné de l’alto. Les quatre violons jouent un autre motif en tierces dans l’aigu, tandis que le violoncelle, la contrebasse et les bassons assurent une basse raffinée. Superbe solo de la renarde amoureuse où les instruments se partageant le motif musical en touches impressionnistes ; compréhension sensible du langage de Janacek. Ici la jeunesse et le talent s’accordent. L’émotion est totale. Sur les planches, les chanteurs sont en revanche plus inégaux. Citons cependant la basse George Matheakakis dans le rôle du blaireau, Florence Recanzone dans celui du renard et surtout la protagoniste, Léa Sarfati, qui en plus d’une voix, impose une présence particulièrement adéquate pour l’espièglerie de la renarde. 
L’autre grand talent est Grégory Cauvin, le metteur en scène. Imagination claire, tendresse à la Almodovar. Il écrit aussi des pièces de théâtre. Tout est juste, neuf, drôle et subtil. Pourtant avec si peu de moyens. Trois ans que ce talent de dramaturge s’offre au regard des grands professionnels à Gattières, trois ans qu’il y est ovationné et félicité par les musiciens des opéras qui viennent savourer l’expérience… 

Palais princier de Monaco 
07-VII-2005. Concert d’été du Philharmonique de Monte-Carlo
Bruckner par Janowsky 
Ici le costume et la cravate sont de rigueur. La musique est chose sérieuse : le millier de personnes présentes dont Roger Moore, partagent ce plaisir élitiste d’être convié dans l’intimité princière, dans la cour du Palais monégasque. Parée de fresques comme une tapisserie, fenêtres aux proportions classiques (mais store modernes), tourelles toscanes et cheminée vénitienne (telle qu’elle n’existent presque plus dans la Sérénissime)… Devant la galerie d’Hercule (après avoir tué sa femme et ses enfants, le héros de l’Antiquité se fit ermite ici-même), les célèbres escaliers offrent une scène à gradins, idéale pour l’orchestre. 
Arrive la jeune et belle Janine Jansen qui sur un violon mythique, un Stradivarius ayant appartenu au compositeur, joue finement de Mendelssohn, le Concerto. Beauté du son (on en attendait pas moins de l’instrument), pianissimos de miel, douceur et transparence du style : comme pour l’orgue de Saint Maximin (lire notre chronique), l’instrument était princier dans un lieu princier. 
Surgit la musique de Bruckner. La puissance émotionnelle de l’orchestre désigne la maestria du chef, Marek Janowski, indiscutable meneur. Davantage qu’une figure de la direction musicale, c’est aussi un grand orchestre que nous découvrons ce soir. Il a donné sa mesure dans la montagne brucknérienne. Le thème principal est héritier du début de la neuvième de Beethoven. Philosophique, il est une puissance de la nature. Accord parfait (éclatante résonance harmonique !) bâti comme un thème de l’Or du Rhin de Wagner. Mais c’est aussi, dans sa ré exposition, un souvenir du tremblement de terre du début de la Passion selon Saint-Jean de Bach où les vents attaquent l’auditeur de toute part. Bach, Beethoven, Wagner : Bruckner relit et réinvente, gravement. Cette gravité vous touche perpétuellement. Et puis il y a cette force des couleurs, la magie des masses, ce scherzo étrange et grinçant et ce final que l’on croit nouveau mais qui est une gigantesque introduction au retour du premier thème. Bruckner avec son matériau simple est déjà dans le travail qu’accomplira Schönberg à l’aune du dodécaphonisme. Travail inépuisable, inépuisé, mais qui vous plonge dans des abîmes d’émotion. 
Au dernier étage du palais, dans une pénombre bleue, une silhouette écoute dans l’intimité de chez soi, est-ce la princesse de Hanovre, protectrice du philharmonique ? 

Crédit photographique : © DR