samedi 24 juin 2006

Milan. Premier festival "Pietre Sonore", les 24, 25 et 26 juin 2006.


Gianluca Capuano crée son nouveau festival « Pietre Sonore » à Milan, dans les cloîtres de Saint-Simplicien. Sur trois jours, les 24, 25 et 26 juin, le jeune musicien italien, y a convié la soprano française, Agnès Mellon que lui-même et le violoncelliste Marcello Scandelli accompagnent ; il invitait aussi, l’ensemble Accademia del Ricercare de Pietro Busca. Autant d'interprètes qui demeurent trop rares en France et qui sont pour nous, l'objet de quelques entretiens. 


Soutenu par la faculté Théologique de l’Italie Septentrionale résidante dans l’enceinte de l’église, son recteur Giuseppe Angelini, curé de San Simpliciano, et l’Association « il canto di Orfeo » qui administre le groupe vocal de l'artiste-philosophe Gianluca Capuano, la manifestation démontre que de plus en plus les interprètes n’hésitent pas aujourd’hui à soutenir et produire eux-mêmes les festivals qui correspondent à leur recherche musicale.
Gianluca Capuano est un enfant du lieu, il est co-titulaire avec Lorenzo Ghielmi de l’orgue (ou plutôt de l'un des deux orgues, le Mascioni fin XIX ème attend sa restauration), germanique et très réputé, construit en 1990 par l’un des plus grands facteurs vivants, Ahrend. Il avait déjà donné de nombreux concerts à San Simpliciano autant dans l’église que dans la salle d’entrée de l’école, au gigantesque escalier d’apparat de l’architecte Richini, et encore dans les cloîtres, lieux prisés pour leur excellente acoustique. Le cloître Renaissance, aux superbes proportions, mystiquement paisible, a vu les plus grands interprètes se produire. La saison de « Musica e poesia a San Maurizio » (église avec un orgue Ategnati célèbre) y fit les concerts d’été au début des années 90, puis la grande restauration de tout le complexe interrompit les manifestations qui ne reprennent qu’avec le présent festival. Déjà auparavant, GianLuca Capuano dirigea, en l’honneur du lieu et en avant-goût des futures belles heures à San Simpliciano,  l’ « Oratorio de Saint Augustin » de Hasse, seule œuvre où chante Saint-Simplicien, père de Saint-Augustin et fondateur de l’Abbatiale. Le flambeau est repris ici avec un nom très poétique « Pietre Sonore », (en français, "pierres sonores"), qui fait écho à la pensée médiévale des chapiteaux et de leur scansion mélodique, du cloître, propre à exalter les sons de louanges des voix monacales. Le titre est repris du très beau livre de Marius Schneider, « Singende Steine » sur les chapiteaux de la Catalunya.

Mise en route un peu timide. Le festival débute ce 24 juin, sous la pluie, par une collaboration avec l’école musicale de Milan : ce n'est pas un mal tant est poétique et chaleureuse la configuration de l’escalier d’honneur surmonté de splendides statues d’évêques piétistes qui semblent pleurer avec la musique, telles qu’on ne peut plus en voir en France à cause des ravages destructeurs de la Révolution. Peut-être furent-elles admiratives des dons offerts principalement au dernier élève de la claveciniste Emilia Fadini, Gianluca Petagna, tandis qu’elles grimaçaient à la fraîcheur d’une trop inexpérimentée élève de la célèbre chanteuse Claudine Ansermet. En tout cas elles implorèrent certainement pour que le soleil se montrât le lendemain, dans la hâte de fêter le premier vrai concert du festival. « Ne vous inquiétez pas, je veille ! » les rassure Marco Orlandi, le maître logistique de San Simpliciano par qui rien n’aurait pu se faire. Il veille ici aux moindres détails : chaises et coussins de l’estrade, et bouteilles d’eau jusqu’à l’orgue positif Pinchi et, bien sûr, les mots d’hospitalité pour tous les musiciens. Secondé par quelques autres bénévoles, cet homme s'active comme quatre, il fait le travail de toute une grande équipe festivalière.

Miracle d’une interprétation au-delà de la musique. Dans le programme « Mater beata, Mater dolorosa », le 25 juin, Agnès Mellon entre dans la quintessence du langage monodique, devenu « affect » au Seicento (XVII ème siècle) : « l’oratione e padrona dell’harmonia » (le discours domine l’harmonie). Il ne s’agit plus de chanter simplement avec du son mais avec le cœur en commençant par l’ « Ardet cor meum » de Giovanni Felice Sances, prière douloureuse à la Vierge ; puis le « Salve O Regina O Mater » de Claudio Monteverdi animé par les mélismes joyeux et accablé de chromatismes ; le « Pianto della Madonna sul Lamento di Arianna » que tous savent un cri de douleur ; la berceuse lugubre « Or’ che tempo di dormire » de Tarquinio Merula sur l’ostinato étrange de deux notes et qui montre la Mère, deviner les plaies de la croix dans le sommeil de son bambin  - l’œuvre s’achève sur un sublime récitatif en majeur du même effet que la pièce ajoutée dans la « Sonate de la Résurrection » de Biber : la tendresse. Pour finir le si théâtral (aussi puissant que la musique d’un Purcell) Stabat Mater de Sances. Agnès Mellon s’assoit visiblement émue après avoir chanté chaque étape. C’est le rôle de l’interprète de transmettre, et c’est la magie du concert de dire plus que les notes de musique.
Quel besoin de commenter (ce que fit savamment le professeur de l’université Daniele  Torelli en racontant la carrière autrichienne de Sances) ?  Les interprètes du soir n’étaient pas que des musiciens, c’étaient des acteurs, des narrateurs, des passeurs d'émotion.

jeudi 8 juin 2006

Giulio Prandi a Pavia : un J-Ch. Spinosi italien


A Pavia, quatrième saison de concerts au Collegio Ghislieri,  attiré par la réputation du chef, Giulio Prandi, 29 ans. Or le 29 mai dernier ce jeune directeur musical italien dirigeait  l'« Arion Choir & Consort » dans des cantates de Stradella. 

Giulio Prandi : le Spinosi italien !
C’est avec étonnement que, dès les premières notes, une allure bondissante, souple mais nerveuse, chorégraphiée et pleine de respirations, a rappelé ce que l’on a entendu chez le très réputé Spinozi.
Ce fut admirable de voir le même engagement physique de tout l’orchestre en osmose avec la main passionnée du chef. Il y a dans cette réussite une part de « sympathie », un savoir-faire en communication avec ses interprètes. On sait d’emblée que si les jeunes chanteurs sont des orateurs, c’est parce qu’ils ont compris et vénéré la leçon de leur chef. Lui-même chante en « play-back » donnant toute sa voix pour les entraîner dans cette voie. Si donc l’Arion Choir est valeureux et ductile, c’est parce que Giulio Prandi en a fait de l’or. Si d’excellents instrumentistes, tels Paola Erdas ou Jorge Alberto Guerrero (mais il faudrait tous les citer) et surtout le Maestro Riccardo Ristori, basse virtuose et déclamante, merveille de la langue italienne, sont là, c’est parce qu’ils soutiennent cette perle. D’ailleurs pour Riccardo Ristori, Giulio Prandi ne fait-il pas de son orchestre un tapis d’accompagnement ? Et cela ne rappelle-t-il pas les attentions d’un Spinozi à l’affût des moindres fluctuations de ses stars invitées ? A n’en pas douter, ce soir, l’ombre du génie de Stradella était accompagnée d’un double. 

Un jeune s’engage pour les jeunes
A l’aube d’une brillante carrière, Giulio Prandi, touche d’autant plus le coeur qu’il fait acte de courage, accompagne à pleine main sa jeune troupe et la pousse avec enthousiasme sur la scène comme ces deux « âmes », la jeune Valentina Argentieri, soprano - sa toute première prestation et déjà une oratrice ! - et Alessandro Nuccio, basse fraîche, deux enfants sous la protection de l’Ange, Susanna Crespo Held, chevronnée soprano ; et surtout deux agneaux menacées par Lucifer, Riccardo Ristori : c’était la cantate « Esule dalle sfere », toute pleine aussi du chœur des âmes, l’Arion Choir. Cet engagement d’un jeune pour les jeunes n’est pas le seul que nous connaissons : Antoine Landowski créateur du trio Chausson réussit avec succès la même ligne de conduite dans son festival sur Beaulieu.


De la supériorité des chanteurs italiens dans leur langue
Revenons encore à la prestation de Riccardo Ristori qui fut le protagoniste en entrée de concert dans la cantate « Crudo, mar di fiamme orribili », œuvre agitée de doubles croches impressionnantes. Dans la biographie de cet artiste raffiné, en plus de sa présence sur les théâtres d’Europe, on distingue sa création des « Concerti grossi all’ara degli ulivi » de Sylvano Bussotti : son souffle précis se prête effectivement aussi bien aux mélismes baroques qu’aux grandes phrases dodécaphoniques du compositeur contemporain. Pourquoi en France n’entend-on pas Ristori ? 
A-t-on peur de réaliser que l’on a encore beaucoup à apprendre en matière de récitatif italien ? Ralenti, véhémence... autant de traits fulgurants qui n’étaient pas évidents dans la langue de Stradella.
 

Stradella et Charpentier sont jumeaux
Quelques mots sur les œuvres. Ces cantates sont sœurs d’œuvres de Marc-Antoine Charpentier, notamment dans les ritournelles de violons qui dialoguent et enrobent le soliste. Disons mieux : Charpentier (1645-1704), élève de Carissimi, est frère en écriture de Stradella (1644-1682), qui, romain, a subi lui aussi l’influence de Carissimi (1605-1674) pour la  simplicité mélodique. Classique, il a appris de lui que la virtuosité doit toujours être au service de l’émotion et du mot juste. Baroque, il oublia peut être l’économie qui fait la fulgurance du Maître, mais grâce à ses prouesses vocales envahissantes, il atteint une somptuosité sans maniérisme à l’opposé de Mazzocchi (1592-165) qui cherche l’étrangeté harmonique et mélismatique. Ceci pour bien le situer dans la galerie des anciens compositeurs, ce qui n’est pas toujours évident.  


La saison du Collegio Ghislieri suscite l’enthousiasme de la jeunesse
Concluons sur l’engagement sympathique de l'Arion Choir & Consort pour sa saison dans l’église dépouillée du Collegio Ghislieri (elle servit de  caserne pour les troupes de Napoléon et la restauration évoque par un ocre plus soutenu l’ombre rococo des chapiteaux disparus). La directrice artistique en est Maria Caecilia Farina, organiste du groupe. Une charmante accompagnatrice rappelait en début de concert l’engagement du groupe dans les œuvres bienfaitrices – sur le dépliant un concert est lié à la lutte contre la leucémie.Une présentation extrêmement soignée permet de suivre le texte des cantates sur un écran géant : les airs et récitatifs se déroulent ornementés de beaux tableaux, à ce jour initiative unique, d'autant plus heureuse. 


Derniers concerts de cette saison : « Mozartiamo » à la découverte de la planète Mozart, le 13 juin à 21 heures et le « Gloria » de Vivaldi sous la direction de Giulio Prandi, le 23 juin à 21 heures. 

UN Concert de Gilbert Bezzina à Nice. Eglise Saint-François de Paule.


Concert de clôture de la saison niçoise de l’Ensemble baroque de Nice... en attendant la tournée de l’été.

La saison de Gilbert Bezzina a joué cette année encore la carte Vivaldi ; puis celle de ses émules : Veracini ; enfin, celle de ses contemporains : Pergolesi … Un « Combattimento » de Monteverdi fait une escapade vers le passé, au siècle précédent, le XVIIème ou Seicento ; un récital de clavecin en fait une autre vers l’Allemagne de Bach, mais le maître-mot est de soigner le plaisir du public et l’empathie avec l’architecture ligurienne des églises de Nice. Ce soir le punch est au rendez-vous. C’est du bon Vivaldi. Les choix de Bezzina sont judicieusement équilibrés. En ouverture, le concerto en si mineur pour quatre violons, original du concerto pour quatre clavecins en la mineur ... de Bach. Cette oeuvre avait déjà été entendue, et de manière spectaculaire, à quatre orgues il y a trois ans en compagnie du même orchestre. On fait vite la comparaison, l’original est génial, la copie plus magique encore, est de Bach. 

Deux cantates présentent les solistes à chaque acte du concert. Damien Guillon, alto, a un matériel superbe et chaleureux, une agilité et une netteté indiscutables, des mélismes que la nature  lui a donné en abondance. Faisons le vœu qu’il ajoute bientôt la force de l’émotion. Farinelli lui-même, au faite de sa gloire, travailla en ce sens. A vingt-cinq ans, c’est déjà une étoile qui monte. Marina Bartoli, pour sa part, possède un très beau timbre. La technique de la fixité vocale durcit les « forte » sans que cela soit désagréable ; la musicalité, la finesse des dynamiques et surtout l’instinct de la langue maternelle font d’elle une interprète de première qualité : une autre étoile sur le chemin  des riches heures futures. Les choix de Bezzina, concernant les voix, sont tout autant judicieux.

Pour conclure les deux parties du concert, de grandes fresques sonores font appel au chœur  Régional Vocal Côte d’Azur de Nicole Blanchi. Un « Credo », un « Magnificat » avec les deux solistes en feu d’artifice final. Absolument la meilleure chorale de voix blanches de la région ! Pourquoi ? Parce que Nicole Blanchi en musicienne rusée sait camoufler les défauts usuels et mettre en valeur les atouts.  Le pupitre de basse est solide et bien équilibré avec le continuo. On peut d'autant plus en profiter ici, que fait rarissime, a contrario de ce que l'on entend souvent, l'orchestre n'écrase pas les assises des chorales. Les altos sont détimbrées mais, à découvert, les altistes laissent s’exprimer les voix les plus jeunes. Les sopranos sont trop nombreuses mais elles forment un son juste, doux, homogène, jamais elles ne forcent les nuances. Restent les ténors, sacrifiés comme il est d’usage, trop peu nombreux : vaillament, ils haussent la voix pour sauver l’équilibre. Que cette analyse inspire quelques bons amateurs masculins à rejoindre cette troupe ! Car la prestation mérite une ovation légitime  pour l’engagement dans la prosodie latine, très chaloupée, alternativement appuyée puis aérée selon les mouvements de l’archet de Gilbert Bezzina, véritable baguette de chef. Du beau, du grand Vivaldi, sous le ciel Niçois !

 

samedi 3 juin 2006

Paul Dukas : Ariane et Barbe Bleue


Notre correspondant permanent à Nice a assisté à la dernière représentation d'Ariane et Barbe-Bleue présenté à l'Opéra de Nice, en clôture de sa saison lyrique. L'interprétation convaincante oeuvre à la réhabilitation d'une partition injustement méconnue, trop absente des scènes lyriques. 


« De ce côté,
 se trouve 
une eau stagnante 
et très profonde 
». 




Au coeur de l'Opéra Ariane, 
la place du texte

La phrase prononcée autant dans « Pelléas et Mélisande »(Debussy) que dans « Ariane et Barbe-bleue » (Dukas), pourrait symboliser toute la poétique du génie de Maeterlinck. 

Au coeur des oeuvres musicales que l'écrivain a inspiré, chez Debussy comme chez Paul Dukas, la place du texte et son fonctionnement, son sens manifeste et caché, est primordiale.
Plutôt que de répéter ici et là, son opacité énigmatique, ou pire, sa préciosité surannée, il est plus juste de se poser la question : pourquoi une prose de ce type a-t-elle suscité en musique, deux chefs-d'oeuvre absolus dans l'histoire de l'opéra français?

Dans une langue symbolique, écho des premiers frémissements de la psychanalyse alors juste naissante, Maeterlinck façonne un terreau de signes plus explicites qu'il n'y paraît. La richesse sémantique de ses livrets est proprement fascinante : nous avons désormais assimilé les fondements de l’inconscient et nous savons en comprendre les codes. Ce n’est pourtant pas à la portée de tous, voilà pourquoi il y a les inconditionnels de Maeterlinck et les autres. Maeterlinck interroge les rapports difficiles de la femme et de l’homme : Ariane porte fièrement le nom de l’héroïne qui tint le fil pour sauver Thésée mais qui fut abandonné par lui sur une île. Oublié Thésée, cette fois-ci c’est elle qui abandonne Barbe-Bleue, tout en tenant le fil pour sortir les autres femmes de la condition soumise, hors du labyrinthe obscur. En Ariane, s'incarne le passage de l'inconscient à la conscience, de l'ombre à la lumière ? Il est déconcertant par ailleurs de constater que les épouses de Barbe-Bleue, touchées par la vulnérabilité nouvelle de leur mari, physique et morale, resteront auprès de lui. Maeterlinck était-il androgyne pour comprendre ainsi les contradictions féminines ?

Chez Maeterlink, chaque parole est faite pour atteindre mystérieusement au plus profond du cœur de l’homme. Ce n’est plus le langage de la communication directe, Maeterlinck dépasse l’oralité du théâtre et nécessite le soutien d’un autre langage, universel, celui de la musique. Celui-là seul rend évident à l’auditeur le sens profond. La musique devient un commentaire, un texte sur le texte : cela envoûta les compositeurs qui s’y plongèrent, Debussy, Dukas. L’eau stagnante et profonde, c’est donc l’orchestre de Dukas, les voix de Dukas. Qu’on y trouve alors, une nouvelle prosodie de la langue, une sorte d’extase straussienne toute mâtinée de wagnérisme, mais aussi chatoyante et raffinée qu’un Ravel avec un brin de la monodie debussienne, n'a rien pour nous surprendre. 
L’orchestre chargé en saveur, capiteux, moins diaphane que celui de Debussy mais non moins virtuose, oblige toutes les voix à la prouesse. Dukas ouvre le chemin dans cet opéra (et ce n’est pas la moindre qualité du chef-d’œuvre) vers une autre solution pour la langue française dans le chant, une langue débordante et chaleureuse, dont se rappellera, entre autres influences, le Dutilleux de Correspondances. Il est évident que c’est cette exigence sportive qui a fait tomber Ariane et Barbe-Bleue dans un sommeil inexplicable alors que le cœur de l’auditeur palpite dès les premières notes (les paysans y scandent « à mort » dans une obscure rumeur aussi hostile à Barbe-Bleue que le village des pêcheurs l’est auPeter Grimes de Britten). La gageure est là : comment trouver des chanteuses « wagnériennes » qui puissent aussi respecter l’exigence d’un texte clairement prononcé ? 


A Nice, une lecture musicale et humaine
L’opéra de Nice relève le défi, et ce n’est pas la première tentative de Paul-Émile Fourny : il donna déjà l’œuvre à Prague et la co-produit actuellement avec le New York City Opera et l’Opera royal de Wallonie. Le metteur en scène, qui est aussi le directeur de l'Opéra de Nice, se révèle défricheur à double titre : comme directeur de théâtre et scénographe, il a bien porté la résurrection de l'opéra de Dukas : avoir rendu à l’œuvre sa place internationale ce n’est pas peu. Il n’est pas à douter qu’après cela, Ariane ne quittera plus l’affiche. Service rendu à la France.

Le décor est sobre, altier comme une production de Bayreuth, où la part de la lumière (Jeff Harris) peut, virtuosement, rappeler les jeux d’obscurité et de soleil du poète Maeterlinck, partagé entre son brumeux pays natal et la Nice de son château d’Orlamonde au bord de la mer (désastreusement détruit aujourd’hui). Des grands murs portant six portes pivotent ; à chaque porte ouverte, descendent des lustrent aux couleurs des pierres précieuses ; des turquoises (des yeux) des rubis (une bouche) le diamant (une barbe !) forment peu à peu un visage magique suspendu, et cette couleur dans l’obscurité tranche comme une référence Pop-art. 
Plus tard, au moment où les filles d’Orlamonde sortent de leur tombeau, la toile du prés vert avec mer bleue et ciel orange découpant les montagnes noires, rappelle Andy Warhol, tandis que les tubes de plexiglas qui les emprisonnaient auparavant rappellent Matrix et s’inondent de lumière quand Ariane les touche. Effets baroques avec des moyens simples, signés Louis Désiré qui jalonne ainsi le chemin initiatique de la femme libre. 

Le style des costumes, habilement situés entre un dix-neuvième de jeunes pensionnaires et une renaissance futuriste ou onirique concentre l’attention du public sur la féerie du conte psychologique. Paul-Émile Fourny dans ses choix d’interprètes a voulu aussi allier sa propre imagination aux exigences vocales. 
Le plateau des chanteurs, chevelu, roux, blond, bleu, ébène, est physiquement beau. Il faut que tous les personnages soient des idéaux. L’homme, Barbe-Bleue, Evgenij Demerdiev, assure une belle prestance pour les quelques mots qui lui reviennent, et sa figuration à la fin est celle d'un Christ blessé. C'est la vision de ses épouses touchées par ses blessures. Auprès de l'homme affaibli, elles choisissent de sacrifier leur liberté.

Les cinq premières épouses sont vêtues comme les sages-femmes qui soignèrent la Mélisande mourante au début de la Saison de l'Opéra de Nice (cette année consacrée à la musique française). Rappel d'un opéra à l'autre, Cette Ariane qui conclue la saison et le cycle consacré à l'Opéra Français, renvoie au premier chapitre, Pelleas et Mélisande de Debussy.
Ariane, Hedwig Fassbender, chante avec vaillance sans faiblesse, diction claire, souffle infiniment soutenu, nuances subtiles mais elle  lutte pour hisser son gabarit au niveau de l’orchestre dukasien. Faut-il une voix encore plus grande pour ce rôle ? Il n’en demeure pas moins que la chanteuse est une « interprète » de haut vol : sa prestance sur scène, sa noblesse et sa sérénité en font une Ariane forte et inoubliable, totalement en osmose avec le texte et la musique. Jadranka Jovanovic, la nourrice,  se chauffe pour s’envoler dans les longues phrases et de ce fait est inégale dans les récitatifs.  Les cinq filles d’Orlamonde, ont toutes des voix splendides mais Svetlana Lifar, ici la rousse Sélysette, la plus volubile, est d’une plénitude supérieure. Cohérent et direct, l’orchestre est somptueux sous la baguette de Claude Schnitzler : lyrique, solide, poète, le collectif des instrumentistes dévoile les richesses d'une partition exceptionnelle.


Debussy puis Dukas, de "Pelléas" à "Ariane" : 
un destin pour  Mélisande

Nouveau rappel d'une oeuvre à l'autre : la Mélisande de Pelléas  de Debussy apparaît aussi dans Ariane. Voulez vous connaître la taille de ses cheveux qui est désormais indissociable du personnage? (le thème de Debussy l’accompagnait quand elle se blottissait dans les bras d’Ariane) ? 
Mélisande en définitive indique comment se succède les deux oeuvres de Debussy et de Dukas. L'époque d'Ariane se situerait avant celle de Pelléas. Mélisande s’est enfui du château de Barbe-bleue. Au début de Pelléas, elle a jeté sa couronne dans un étang (comme plus tard son anneau dans la rivière). Fragilisée et brisée, elle accepta la protection d’un mari, Golaud, qu’elle n’aimera pourtant pas...

Les admirateurs de Maeterlinck iront en pèlerinage à Nice. Au bout du cap à l’Est, vous verrez quel abrupte précipice se jeter des remparts-vestiges d’Orlamonde -l'ancienne résidence de Maesterlinck- jusqu’à la mer. Il est couvert de cactus qui fleurissent en septembre. Si vous voulez courtiser Mélisande, vous devez nager jusqu’à la crique, à ses pieds, et, tel Pelléas, lever les yeux très haut vers sa fenêtre. Tel sont les immenses cheveux de Mélisande. Telle est la source de sa longue chevelure.

Crédits photographiques 
© service de presse Opéra de Nice 2006


vendredi 2 juin 2006

Boulez au printemps des arts


A Monaco, dans le cadre du Printemps des Arts, les 15, 16 avril, deux concerts ont portraituré Boulez. 

Premier concert dirigé par Pierre-André Valade à l’Auditorium Rainier III : c’est une démonstration des goûts de Boulez qui aura le plaisir d’être du public. Au programme, Anton Webern,cinq mouvements pour orchestre à cordes, opus 5, puis d'Elliott Carter, Concerto pour violoncelle et orchestre - où le violoncelliste Gary Hoffman, extraordinaire au demeurant, tourna malencontreusement deux pages ; d'Igor Stravinsky,Petrouchka ( version 1911). 

Second concert, à nouveau Boulez dirigé par Boulez : « … explosante-fixe… » pour trois flûtes, ensemble électronique et enfin le grand Répons pour six solistes à effet percussif (pianos, percussions, harpe, psaltérion) qui font les réponses en stéréophonie à la longue introduction de l’orchestre mêlé aux sons électroniques. Voyons donc en détail, ce copieux et même, impérial programme.


Du premier, que Boulez aurait pu, dit-il, « diriger ce programme, si on lui avait laissé le temps ! » Mais un chef digne de jouer devant Boulez fut évidemment élu. Ainsi nous n’aurons pas à faire les éloges de la direction qu’il faut concevoir excellente. De même comment commenter les œuvres, une fois que l’on est édifié par le discours de Boulez lui-même à propos du « coucher de soleil sur la tradition viennoise » que sont les fragments de Webern ? « commentaires orchestraux du compositeur lui-même à partir de son quatuor original, repris 20 ans après » - et l’hôte du Printemps des Arts d’évoquer les Demoiselles d’Avignon de Picasso pour nous faire réaliser la modernité face à la date du quatuor, 1909. Comment encore imiter les mots d’admiration de Maître Boulez sur la souplesse naturelle de la dernière période de Carter (à plus de 90 ans) qui a digéré et fait une seconde nature de ses principes personnels « forgés de longue lutte et qui n’ont plus besoin de vous sauter à la face pour s’imposer » ? Il ne faut pas oublier l’évocation du sans gêne de Stravinsky, ce « baise main tout en marchant sur les pieds (dixit Debussy) des belles dames ; ce confort à tous les étages », modernité qui « vient de la périphérie de l’Europe avec une liberté insolente », et cette « manière toute nouvelle de composer en mosaïque. » Et Pierre Boulez, conférencier pertinent et incisif, d’achever sur ce que  « Stravinsky à la fin de sa vie fut fasciné par Webern » comme s’il avait, d’un coup, « croisé le fantôme d’un moine, cet autre si différent de lui-même. » Tout cela, il fallait être là pour l’entendre d’une voix claire, intelligente, pleine d’entrain.

Comment fut le concert ? De Webern, nous évoqueront les sonorités : « et l’unique cordon de la trompette marine » chantait Apollinaire. De Stravinsky nous dirons que c’est hideux, fort et grand. Pour Carter, nous pratiquons l’alchimie de la métamorphose : le violoncelle est la conscience du poète. Elle nous entretient, tandis que, derrière, les bruits de la vie quotidienne sont comme filtrés par sa pensée, lointains et légers, ici graves, ici - on ne sait comment cela arrive - en gouttes de percussions, là - au début et à la fin - en cris répondant à la voix fragile jamais couverte. Ce concerto est à pleurer de beauté et d’émotion. Tout est chantant et pourtant jamais se profilent de réelles mélodies. Vraiment Carter possède l’essence de la vie, il est l’héritier de la profondeur d’un Britten, cet autre haut prophète du monde moderne. 


« Le geste du musicien est irrationnel »
C’est la phrase choc que Boulez voulait nous faire retenir quand il parle du succès récent du travail « en statistique » de la machine. Désormais elle est capable d’accompagner en suivant précisément et méthodiquement le musicien qui « reste libre dans son geste : car le geste du musicien est irrationnel. » Ce compromis entre la machine intelligente et l’instinct du musicien n’existait pas auparavant et poussait les expériences modernes vers « une froideur et une inquiétude technique de l’interprète, tout préoccupé qu’il était par l’obligation de se soumettre au dictat de la machine. » C’était là le suc de la présentation du dernier volet de son œuvre.

Nous voici donc dans la salle du Sporting club, gigantesque décor de discothèque luxueuse, en rotonde, donnant sur des baies géantes tout ouvertes sur la mer mais pour l’occasion, vite couvertes de rideaux noirs. L’estrade de la scène était au beau milieu. Le public l’entourait des quatre côtés, derrière lui, les instruments de Répons attendaient le moment de parler, percussifs : deux pianos, deux jeux de xylophones et autres beautés timbrées, une harpe, un psaltérion. Dans le public le Prince et la Princesse de Hanovre, ainsi que  princes et princesses de la jeune génération. Boulez a beaucoup parlé du peintre abstrait Mondrian. Et voilà que l’on se situe bien dans le point de débat sur sa musique. C’est somptueux, c’est, au niveau sonore, sensuel pour l’oreille - le traitement des cuivres, notamment le cor, le prolongement des sons par la machine, tous les effets électroniques, tendent vers l’aquatique et vraiment c’est bien là une musique de l’avenir, que l’on entendrait volontiers … dans les soucoupes volantes ! En titane, c’est maîtrisé … les crescendos ne dépassent cependant pas le mezzo-forte, cela manque de geste théâtral (malgré la théâtralisation). Dans Répons, il y a un emportement cuivré qu'on aimerait retrouver mais hélas cela se calme … puis il faut patienter encore longtemps avant la fameuse cadence : le procédé de stéréophonie étonne avant que de lasser par sa longueur – danger des grandes œuvres ! La Missa Salisburgiensis de Biber en pâtit jadis. 

Deux types d’auditeurs continuent seulement à profiter de la musique tandis que les autres lâchent le navire en route : l’homme versé dans l’intellectualisme, connaisseur en orchestre d’une part, l’amateur de musique pure d’autre part, bercé par l’incantation d’un bain agréable. Les autres auditeurs, ceux qui veulent de l’expression en musique, n’adhèrent plus. Mais la musique doit-elle être expressive ? Doit-elle suivre pour le confort des spectateurs, un code traditionnel supposé être langage?  C’est la question que nous pose évidemment Boulez en composant.