dimanche 16 décembre 2007

Bach uma atmosfera musical

Notice de disque pour le pianiste Jean Dubé

“Comment ne pas être émerveillé en pénétrant dans l’œuvre de Jean Sébastien Bach ? Il semble qu’on enfonce dans quelque forêt sonore dont les végétations luxuriantes s’enchevêtrent harmonieusement », telles sont les métaphores de sensibilité française proférées par Paul Dukas, auxquelles répondent les mélodies suspendues de la fugue en si mineur de Lekeu. Chez Bach, le contrepoint, art de traiter les voix en imitation, enlasse les mélodies puisées dans le patrimoine d’Allemagne, de Thuringe, de la longue et noble famille de musiciens des Bach. Le contrepoint devient fugue où de grands thèmes se poursuivent en flexibles lianes et tracent un chemin épique : Bach est l’aboutissement d’un beau trajet du simple vers le complexe.

Le Brésil qui inspira Villa-Lobos chantait spontanément chaque voix avec indépendance et les mélangeait dans la danse de sa fête. Lors des grands concerts publics et « prolétaires » organisés par Villa-Lobos, ce Brésil se retrouva non pas dans Chopin, mais dans Bach, acclamé. Une forêt de Thuringe ou une Amazonie sonore : c’est peut-être un monde végétal où l’humanité toute entière se reconnaît. « Bach, disait Villa-Lobos, est une fontaine de folklore universel riche et profonde comme sont toutes les matières de tous pays ». Et d’ajouter que ses matrices « procèdent directement du peuple : en quoi Bach constitue un intermédiaire entre les races. Sa musique vient de l’infini astral. Elle s’infiltre dans la terre sous forme de musique folklorique : un phénomène, selon les différentes régions du globe, avec une tendance naturelle à s’universaliser ». Ainsi, au Brésil, « Bach est plus proche de l’esprit de Modinha que la Modinha elle-même » et Villa-Lobos mélangea les atmosphères du « bled (Sertão) » et du « petit train » de son pays, à la méditation religieuse, aux grandes pédales d’orgue, aux conversations de fugues et aux impulsions rythmiques du vieux maître ; il mélangea pendant plus de vingt ans de sa vie, en écrivant les Bachianas Brasileiras (ici la quatrième pour piano seul).

Bach est enseignement

Certes, fille austère de l’âme allemande et du protestantisme, la musique de Bach n’en puise pas moins ses racines dans un patrimoine naïf, de chansons d’amour reconverties à la foi chrétienne de la foule fervente, de petits canons chantés à table, images de la subtilité du monde, miroirs des nobles et géantes fugues de l’église. Cette profondeur d’âme dans chaque acte, du plus petit au plus grand, se retrouve dans la place des chorals de Luther, au milieu de l’architecture des cantates : un cheminement du simple au compliqué, dans lequel s’identifient autant les gens de cœurs que les grands intellectuels. Schönberg, le grand intellectuel, voyait dans les harmonisations des Chorals par Bach une main inimitable et en fit l’apologie dans son « Traité d’Harmonie ». Berg, affectivement, en prit un pour traduire la perte douloureuse d’une jeune âme dans son concerto pour violon.

Ainsi donc, les monuments complexes d’un Bach, mais avant lui d’un Praetorius, d’un Schütz, d’un Buxtehude, ont poussés à partir de petites branches innocentes et pures. Chez Bach, elles s’appellent, « Petit Livre d’orgue », « Petit Livre pour Anna Magdalena Bach » - pieu recueil des premiers pas des enfants, livre de la table d’hôte où les invités laissaient un souvenir musical, mots d’amour en musique et chants sur la mort ; ou bien encore « Petit Livre pour Wilhelm Friedemann Bach », où toute la pédagogie de Bach suit les progrès de l’enfant et où sont jetés les fondements harmoniques des grandes œuvres.

Bach fut toujours situé dans l’enseignement, depuis son enfance où il recopiait dans le noir les œuvres savantes de Pachelbel (un Bach-Elbel), depuis sa jeunesse où il fit le voyage à pied pour entendre et apprendre la musique et la philosophie de vie d’un Buxtehude (prolongeant son séjour au prix des graves sanctions de son employeur), jusqu’à sa vieillesse, lorsqu’il écrivait « Quand je dois comparaître devant ton Trône » et achevait l’ « Art de la fugue ». L’amour des autres (il disait : « avec autant de travail, tout le monde peut arriver au même résultat ») lui a permis d’être universel tout en restant personnel.

Bach apprenti

Quand il apprenait à faire des fugues, il rendit de nombreux hommages à ses prédécesseurs, dont Reinken (on entend ici une fugue en sol mineur propre au vieux maître). De ce vénérable compositeur, il amplifie et développe les idées en transcrivant des suites pour violes. Reinken était ami de Buxtehude et organiste à Hambourg sur un orgue dit français à cause de la couleur de ses anches. Entendant Reinken improviser dans son extrême vieillesse (il mourra à 100 ans), Bach lui aussi s’empare du même choral et rend hommage au vieux maître dans un monument d’une extrême complication, « Au bord du fleuve de Babylone ». On retrouve ce chemin allant de la simplicité à la complexité dans cette rencontre avec un compositeur à deux âges différents. Il agira de même pour maîtriser le style italien, d’abord en transcrivant ses contemporains, Vivaldi et Marcello, puis en livrant à l’édition des trésors comme le concerto à l’italienne.

Bach enseignant

Souvent les grands chefs d’œuvres de Bach débutent par une modeste leçon devenue in fine grande démonstration. On se rappellera du thème royal offert par Frédéric de Prusse, métamorphosé en « Offrande Musicale ». Le « Clavier bien tempéré » est de cette transfiguration. Werkmeister, un ami et élève, propose à Bach un accord nouveau du clavecin, suffisamment juste pour plaire à l’oreille, suffisamment faux pour permettre de s’éloigner dans des tonalités audacieuses, jusqu’ici horribles à cause de ce que la résonance harmonique naturelle n’était pas tout à fait égale au découpage traditionnel des notes (à la manière des 365 jours du calendrier). Bach relève le défi d’un tempérament audible dans toutes les tonalités, il le fera deux fois avec les deux tomes du « Clavier bien tempéré ». Mais ce n’est pas le défi qui a motivé Bach, simplement l’amplification de sa méthode pédagogique. Il débute en effet par un petit prélude écrit à quatre mains par son fils (tiré du petit livre), une bagatelle anodine, mais où tout son être est investi. C’est une signature harmonique (on l’expliquera plus loin) qu’il fait suivre d’une fugue bâtie sur le même thème mais identique à un « Sanctus », et annonçant en 24 entrées qu’il écrira désormais une grande oeuvre de 24 tonalités. Simple, complexe. Le « Clavier bien tempéré » deviendra une école où tant de générations se retrouveront : Chopin avec ses 24 préludes (tout élève de Chopin devait savoir par cœur les deux tomes de Bach), Chostakovitch et Prokoviev. La Russie en effet dans son amour pour Bach fut amenée à développer une école d’orgue brillante dont l’un des premiers élèves fut Tchaikovsky ce qui assura une emprunte profonde de Bach sur ce temps d’éveil russe en écriture musicale. Ainsi Glinka, père de la musique Russe, fut de ceux qui écrivirent de belles fugues en hommage à Bach : la fugue en la mineur présente dans ce disque en est un exemple. Prokoviev, lorsqu’il se présenta au concours Rubinstein, était orgueilleux de son style abrupte qui giflait les maîtres outrageusement. Il présentait, sûr de sa victoire, son propre concerto qu’il distribua au jury apeuré, grâce à son éditeur. L’autre épreuve obligée était une fugue de Bach. De même Prokofiev éditait en même temps que sa Toccata révolutionnaire des Préludes (ici numéro 7 de l’opus 12) et donnait ainsi une preuve indirecte de l’effective place de Bach dans son apprentissage.


B.A.C.H. une signature mélodique et harmonique

Comme un don de Dieu, le nom de Bach, si banal (« ruisseau » en allemand), inclinait l’âme du compositeur vers une profusion inépuisable et généreuse. Non pas seulement parce que sa transcription musicale « si bémol, la, do, si bécarre » forme sur la portée comme la croix du Christ et représente l’homme sur terre, le fils dans la Trinité. Mais encore parce que les harmonies qui sous-tendent ces lettres sont comme le B.A.B.A. de la pédagogie compositionnelle. Do majeur, Fa majeur, Sol Majeur et un retour à Do majeur est le premier itinéraire d’une musique. Cet itinéraire, dans le premier volume du « c
Clavier bien tempéré », Bach le donne comme porte d’entrée, comme incipit, à son fils (en remplaçant fa majeur par la relative mineure : ré mineur), puis l’applique, décalqué en mineur, dans le deuxième prélude (dont tout le début est strictement égal au premier prélude) et en fait une clef pratiquement de tout les préludes qui suivent avec quelques variantes. Déjà dans un petit prélude (BWV 939) d’un livre pour un autre élève (Kittel), Bach utilise cette harmonie en forme de signature : Do majeur septième (avec le « si bémol » au soprano), simplement arpégé, précède Fa majeur (avec le « la » au soprano) ; puis l’accord de fa majeur (avec « do » au soprano) précède un sol majeur (avec « si bécarre » au soprano) sur la basse de do (accord de septième superflue), ce qui permet de revenir à Do majeur. Bach signe symboliquement l’initiation aux enfants « débutants », rien n’est chez lui futile. Dans les « Variations canoniques » sur le choral « Du haut du ciel je descends vers toi », épreuve scientifique pour entrer dans une association prestigieuse, Bach utilisera les mêmes harmonies avec des emprunts un peu plus complexes au mineur pour introduire un chromatisme, et signe sa partition en bas en droite. C’est encore une autre source de la puissance universelle de son écriture : une autre explication du charme de Bach sur les auditeurs brésiliens des soirées de Villa-Lobos.


Bach est Fugue

Dans son opéra théorique, « Ariana », un manifeste du véritable art de la scène, le prince Benedetto Marcello, contemporain de Bach et partisan des vieilles valeurs du contrepoint (délaissées à l’époque des castrats pour un style soi-disant plus naturel et galant), donne un témoignage de la célébrité de Bach à son époque. Marcello était propriétaire du théâtre San Angelo de Venise, et il ne se prive pas de parodier dans son opéra (en tant que Prince il n’a certainement pas du le faire représenter en public) les gloires de son temps, en commençant par l’impresario de son théâtre qu’il détestait - mais que faire quand il s’agissait de Vivaldi ? Bach y trouve sa place dans un air de basse bouffe. Une petite fugue précède malicieusement le célèbre thème du B.A.C.H. (en notation allemande : « si bémol, la, do, si bécarre »), thème martelé comiquement sans que l’on sache si c’est pour reprocher à Bach son admiration pour Vivaldi ou si c’est une plaisante marque d’affection. Marcello dans son humour dit mieux que tout texte (il y eut des controverses menée par Sorge attaquant le style chargé de Bach et affectant profondément sa vieillesse) que Bach est fugue ; Tel, il devient un exemple pour les nations.

Que l’on n’aille pas s’imaginer qu’il connut un purgatoire, jamais il ne fut oublié et, pour ainsi dire, sa réputation survécut un temps à son œuvre. Pour préparer sa nécessaire résurrection, il fallut l’abnégation d’une princesse, Amélie de Prusse, qui réunit l’héritage dispersé dans sa collection, le fanatisme d’un baron viennois, von Swieten, qui fit découvrir à Haydn, Mozart et Beethoven dans ses soirées privées, la musique du vénérable ancêtre, et aussi le courage de son fils Carl Philippe Emmanuel Bach, qui peu de temps après la mort de son père, lança l’édition des « Chorals pour le culte », sans compter la célèbre biographie de Falk, qui ne tarda pas après le décès du maître. Les initiés savaient. Mozart pleura en déchiffrant le motet « Jésus ma joie » devant le Cantor de Leipzig, l’un des derniers élèves de Bach : celui-ci ému par le jeu de Mozart de dire : « on croirait entendre mon vieux maître ! ». Enfin Mendelssohn, enfant, se vit offrir l’autographe de la « Passion selon Saint Mathieu », à partir duquel il éleva vite une statue à Bach dans sa retentissante direction de cette oeuvre en 1828, cent ans environ après la première de l’œuvre.

Aucun compositeur allemand ne pouvait, ne serait-ce que par le quotidien des chorals protestants, échapper à la communion de l’esprit Bachien : tel ce prélude en fa mineur Wo055 explorant toutes les tonalités de Beethoven, à cause certainement de son enfance d’organiste, peut-être via l’enseignement de Neefe son maître (ce genre de prélude est traditionnel dans l’enseignement). Là, à l’aube de sa carrière, entend-on des accents de Bach. Beethoven qui participera à la première édition du « Clavecin bien tempéré » faite par son élève Czerny (Beethoven donne ses propres nuances), retrouvera l’inspiration bachienne dans ses dernières sonates et dans sa Messe solennelle. Il fut aussi, selon ses propres dires, redevable autant à Mozart et Haydn qu’à Karl Philipp Emanuel Bach dont il réclamait les oeuvres oubliées dans les tiroirs des éditions Breitkopf. De leur côté, les romantiques Mendelssohn et Schumann découvraient passionnément l’œuvre d’orgue. Mendelssohn écrivait à Schumann à propos du choral « Pare-toi ô mon âme bien aimée » : « si la vie devait t’enlever la foi et l’espérance, ce choral à lui seul te les rendraient ». C’est en émule de Bach qu’ils se lancent dans l’écriture pour orgue. Et d’ailleurs Schumann ne composait-il jamais sur un thème sans l’avoir auparavant fait subir toutes les contraintes de la fugue – à y réfléchir, son œuvre est toute entière une fugue, une poursuite jusqu’aux rives du Rhin et ce suicide manqué, porte de l’asile. Il en est ainsi de la solide fugue sur le nom Bach opus 60, numéro 6, à l’origine pour piano pédalier, tandis que Mendelssohn propose un prélude émotivement romantique comme portique à son amour de Bach, évidemment exprimé en l’espèce d’une fugue sévère. L’abbé Liszt, entre amour mondain de sa jeunesse et amour mystique de sa maturité, lui aussi grand auteur pour l’orgue, n’aura pas manqué dans son appétit pianistique de transcrire Bach, dont ce prélude et fugue en la mineur ; quintessence de l’esprit brumeux et fantastique de l’Allemagne du Nord, manifestement redevable des ancêtres – mais ne sont-ils pas nouveaux ces accords exceptionnels et surtout ce thème violonistique de la fugue ? Quoique sans source populaire, ce thème reproduit le miracle de la fugue en sol mineur sur un air hambourgeois (c’était au concours d’orgue après la mort de Reinken) : être simple et complexe à la fois, racine et architecture. Lizst rend hommage à Bach en composant pour l’orgue sa fantaisie et fugue sur le nom de B.A.C.H. dans l’esprit lyrique et enthousiaste de la fantaisie de Dante et autre Prométhée. Le thème y est obsessionnel, microcosmique et pulsation, géant et hymnique. Il devient évidemement fugue (avec un développement qui pourrait être de Bach lui même). Un thème présent dans chaque seconde, chaque souffle : mais on ne peut difficilement se sortir de Bach, devait penser Liszt.


Bach un monde spirituel


Lorsqu’il découvrait la chaconne en ré mineur de Buxtehude, Brahms décida de lui rendre hommage dans sa propre symphonie. Savait-il – forcément il le savait – que cette œuvre était ésotérique, qu’elle décomptait l’horloge de la vie (Buxtehude était maître en astrologie) et montrait le monde comme un cycle fermé sur lui-même avec son extraordinaire vitalité s’épuisant sur une basse obstinée, une image de la Création divine. Un autre compositeur de ce temps Biber parachève dans la même valeur symbolique ses sonates du Rosaire par une passacaille (la passacaille est généralement sur quatre notes descendantes) pour violon solo sans accompagnement qui inspira l’écriture pour instrument de Bach. Autant dans sa chaconne pour violon que dans sa passacaille pour orgue (ce qui forme un chiasmepar rapport à ses prédécesseurs !), Bach poursuit cette tradition de la gravité, pleine des lectures de Luther, de la Bible mais aussi des mathématiques, perfection de Dieu, des symboliques des nombres (le 14 et le 41 signatures de Bach). Rien chez lui n’échappe à cette profondeur : écrit-il pour le violoncelle, et c’est la Trinité qu’il célèbre, copie-t-il un manuscrit français de De Grigny et la plus belle mesure de la plus belle pièce du Gloria, déjà au milieu de l’œuvre, se retrouve à la page 41 (c’est ainsi également dans l’édition imprimée de De Grigny). Lui-même dans ses 18 chorals de Leipzig écrit trois « Gloria », dont un sous la même forme d’écriture que le maître français (encore un hommage). Et il ne faut pas parler de l’ « Art de la fugue », avec sa symbolique des quatre thèmes et des nombres de contrepoints et fugues. Nous parlions des « Variations canoniques » qu’il écrivit pour entrer en la société des Musiciens : c’est à la 14 ème place qu’il est introduit. Après Bach, pas même le genre de la variation ne pourra rester anodin : comme l’affirment les « Variations Goldberg » qui s’achèvent sur un quodlibet citant les propres variations du maître Buxtehude.

Nielsen, inventeur du renouveau danois pianistique, cherchera dans sa propre Chaconne en ré mineur opus 32 à conquérir dans une voûte calculée, une quiétude philosophique : de la douceur en passant par l’énergie sans fiel, il mène un monde plein de sensibilité contrapuntique, rappelant celle de Bach, et d’impulsions puissantes et félines, évoquant celles de Beethoven, pour obtenir ce qu’il cherchait au départ. Nielsen n’a pas acquis ce moyen d’expression par l’enseignement d’autrui, c’est une recherche intérieure. Ce sont ses propres harmonies, ses propres envies, mais qui rejoignent la profondeur universelle des intentions bachiennes et empruntent une forme voulue du compositeur. N’est-il pas juste de retrouver de telles influences autant au Danemark qu’au Brésil ?

La réflexion de Bach est abyssale, la profondeur de sa simplicité n’a d’égale que la richesse de sa complexité, l’influence qu’il exerce sur la musique de toutes les nations ne peut que rester actuelle (notamment en Jazz) et universelle.

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