dimanche 4 février 2007

Comment Heidelberg a gagné la bataille de la renaissance du Motezuma de Vivaldi

Un Vivaldi napolitain

En France nous sommes bien en retard à propos de la polémique de cet Opéra, retrouvé par Stefan Voss à la bibliothèque de Berlin dans les fonds rapatriés de la Sing-Akademie et sur lequel Alan Curtis avait obtenu une exclusivité. Ces fonds revenaient d’Ukraine. Voss, attiré par la belle calligraphie vénitienne, regarde le texte sans titre et reconnaît là l’œuvre mythique. La légende de cette disparition avait été bien amplifiée par l'enregistrement de Jean-Claude Malgoire en 1992 chez Astrée. Il en avait fait un pastiche sur le livret avec des airs d’opéras antérieurs pour mettre en valeur la singularité du choix d’un Vivaldi cinquantenaire pour ce thème non antique. Après la découverte du manuscrit, pour le compléter et l’enregistrer chez Deutsche Grammophon Archiv, Alessandro Ciccolini, l’acolyte d’Alan Curtis, violoniste et musicologue, fait un même usage du pastiche avec des airs d’œuvres vénitiennes plus jeunes - et l’unité de style s’en retrouve déséquilibrée, car de toute évidence, dans cet Opéra Vivaldi cherche à être napolitain.

Pourquoi ? Il faut se figurer que, au milieu du foisonnement des théâtres vénitiens, le Grisostomo, théâtre de la grande famille Grimani, était le Hollywood de ce temps où étaient invitées les stars napolitaines comme Farinelli, Caffarelli, Faustina, etc.; tandis que le San Angelo, tenu par le Prince Marcello et consort (il haïssait son impresario Antonio Vivaldi), était comme les cinémas d’auteurs et indépendants. Son tarif était d’ailleurs plus bas. C’est dans ce théâtre que l’on défendait Venise contre Naples. Or dans les scènes « hollywoodiennes », tout opéra appelé « Partenope » rendait hommage à l’art de chanter napolitain, art sportif et ultra galant, car Partenope était la fondatrice mythologique de la ville. Par comparaison, la métaphore de Mexico, ville sur un lac émaillé de canaux, assiégée, détruite et asséchée par les Espagnols ne peut que signifier une Venise musicalement investie par Naples, royaume espagnol par ailleurs. Aussi Motezuma pourrait être Vivaldi impuissant et reconnaissant sa défaite en train d’écrire des airs napolitains. Enfin comme au XVIII ème siècle, sous des apparences d’extrême légèreté, rien n’est anodin, l’invraisemblable scénario à « soap opera baroque » où Cortez s'éprend de la fille du Roi Motezuma, avant que tous les protagonistes (la plupart fictifs et traditionnels à l’intrigue), finissent en chœur par chanter les vertus du mariage (lieto fine oblige), peut avoir comme symbolique une victoire occulte de la cité vaincue (comme Athènes vainquit artistiquement Rome). Autrement dit, Venise vaincue par les napolitains a épousé leur art et lui apporte en contre partie sa supériorité féminine. On peut également pousser l’analyse plus loin pour le thème « du mariage », et considérer qu’à cette époque, le désastre de la destruction de la civilisation aztèque n’était pas reconnu comme tel, mais au contraire ressenti comme une fusion (un mariage). Cet opéra pourrait être un hommage inconscient à l’apport artistique de l’art d’Amérique du sud à l’art baroque, dans un mélange de fascinations anciennes pour l’exotisme (Venise byzantine et maritime) et pour la parenté de cette civilisation subitement disparue avec les épopées du passé, parenté renforcée dans un contraste fulgurant (et baroque) par sa proximité temporelle. Enfin il faut compter sur cette utopie des philosophes des lumières de la supériorité du bon sauvage, de la société qui a perverti l’homme, et la naissance de l’idée de tolérance des civilisations. Tout cela donnait à ce sujet une nouveauté singulière et ajoute au stupéfiant destin du manuscrit qui, de 1973 à 2001, fut conservés aux Archives Centrales de Littérature et Art d'Ukraine à Kiev dans les « Fonds 441 : Manuscrits des Lumières » avant de retourner à Berlin où avait dû le laisser jadis une diva itinérante. C’est à Berlin encore, ville hôte de Voltaire, que le thème fut repris modifié vers un sens lessingien par le roi Frederik II de Prusse qui fit lui-même le livret du Motezuma de Graun. Un hasard ?


Une version du Motezuma de Vivaldi qui fera
autorité

Bernd Feuchtner, directeur du Théâtre et de l’orchestre d’Heidelberg est dynamique et engagé. Il balaye toute polémique sur les exclusivités. Ici l’on ne parle plus d’Alan Curtis, on fonde une version nouvelle « made in Allemagne » de cet opéra qui mettra en valeur ce Vivaldi Napolitain. L’enjeu est le même que les différentes versions du « Boris Godounov » de Moussorgski, l’une Urtext, l’autre par Rimsky Korsakov, une autre par Chostakovitch, une hybride… ; même enjeu encore que l’achèvement de « Turandot » par Alfano puis par Berio. L’opéra de Vivaldi en est d’emblée tiré vers le haut et deviendra peut-être plus célèbre que ses prédécesseurs complets. En accord avec le chef invité Michael Form, un talent soutenu efficacement, le directeur du théâtre d’Heidelberg choisit de faire compléter l’œuvre par un jeune compositeur de vingt quatre ans, Thomas Leininger. A Bâle nous avons rencontré ce jeune génie, à la cafeteria de la Schola Cantorum, lisant un vieux traité en écriture gothique comme s’il s’agissait du dernier Harry Potter. Il dit qu’il n’empêche personne de vivre dans son monde, qu’il se sent bien dans ce langage, c’est son univers, il n’imagine pas un musicien du temps ne pas être aussi capable dans l’interprétation que dans l’écriture et que, lancé dans ce chemin, il va jusqu’au bout. Son message pour les autres jeunes est simplement « pourquoi pas ? ». Tout ce discours démontre un talent qui vient de la nature. Bien sûr, on a devant soi un gros travailleur, mais ce qu’il lit, ce qu’il joue, lui profite bien plus qu’à d’autres par des connections cachées dans le cerveau. Les éditions Peters sont en préparation d’une édition précisément de cette version Vivaldi-Leininger. Pour ces raisons, l’inventeur de l’opéra, Steffen Voss, était présent à Swetzinger à la même représentation que nous. C’est fait ! Heidelberg a gagné, cette version fera autorité.

Leininger & Vivaldi, deux tempéraments différents, un même style

Pour comprendre la supériorité de cette version il faut en venir à la représentation même. Heidelberg, dont le théâtre est XIX ème (une chance en Allemagne), profite en sus du beau château baroque de sa petite voisine Schwetzinger. Dans le château : un théâtre Roccoco, tout petit et intime, à mi-chemin entre l’art des Di Bibiena que l’on a connu à Colle di Val d’Elsa en Toscane et le théâtre versaillais. Elégance extrême. Mais venons en à l’écoute : la musique débute, l’orchestre paraît plus léger qu’il ne l’est à cause de ce miracle qu’un instrument difficile, lorsqu’il est bien dompté, semble plus virtuose qu’un instrument à émission facile. Orchestre de théâtre, donc, absolument pas ancien ! Uniquement des instruments modernes et de la routine. Or, justement l’orchestre d’Heidelberg était ce soir dans ce charme de la viole de gambe ou de certaines chanteuses non coloratures mais qui font grimper le public à des himalayas en réalité plus bas qu’il n’y paraît. Il faut saluer le travail de Michael Form pour imposer le jeu sur les talons, donner une direction aux « mise di voce », aérer. Ce dût être faire la musique contre les musiciens. L’esprit est là, alerte, précis, net et virtuose, le son définitivement baroque et l’art surgit de peu : esprit « Michael Form ». Un continuo de choc, avec Dirk Börner et le théorbiste Julian Behr, soutient le tout efficacement; le théorbe remplace heureusement une absence bien sentie de violoncelle dans les récitatifs. L’introduction est un pastiche de trois mouvements instrumentaux différents de Vivaldi. Dans notre première rencontre avec Michael Form, on avait pu remarquer son génie d’assemblage mélodique, tel est le cas ici. Plus loin, dans le « Combattimento » pour orchestre et trompette composé par Leininger, la rythmique et la thématique de cette ouverture trouvera son écho : une unité profonde est créée pour le spectateur.

Les premiers airs sont de Leininger. Le miracle est qu’il soit reconnaissable. Leininger, dans notre entretien, avouera d’ailleurs y avoir mis de lui tout en reconnaissant que l’exercice de reconstitution « à la Vivaldi » était aussi très formateur pour sa propre personnalité musicale. On a vraiment l’impression d’entendre une des jeunes stars qui ont eu leur chance d’écrire pour la première fois au Grisostomo, comme Giacommelli au temps de Farinelli. Langage clair, fougueux, des vocalises qui, certes posent moins bien le souffle que Vivaldi et par là même semblent moins extraordinaires, mais d’une invention folle, voire étrange. La réutilisation de matériaux non vocaux mais chambristes du prêtre Roux accentue le morcellement des phrases et la versatilité des expressions, une des caractéristiques fondamentales du style napolitain. La veine mélodique de Leininger a une spontanéité que l’on qualifiera de « ramiste » dans ce sens que sous les aspects d’extrême raffinement, elle est d’une simplicité qui touche le cœur. Malgré la supériorité des airs de Vivaldi entendus après les siens, ce sont les phrases de Leininger qui resteront dans la tête du public mieux ancrées. D’un tempérament naturellement romantique, Leininger devient grave et pathétique lorsque Vivaldi est translucide et nostalgique, c’est un peu comme si Carl Philipp Emmanuel Bach avait écrit dans le style de Vivaldi. Le miracle encore est que cette différence forme une harmonie totale en ce qu’elle met en valeur les efforts de Vivaldi pour écrire napolitain. La plume de Leininger est à la fois complément et commentaire. En entendant ce qu’il y a d’extraordinaire en Leininger, on peut mieux évaluer par contraste la beauté de ce qui reste de Vivaldi. L’expérience est plus forte que celle du pastiche qui complétait par des œuvres vivaldiennes au style plus vénitien (cf. les compléments d’Alessandro Ciccolini tirés du Farnace, Tito Manlio, de la Fida Ninfa, une ouverture de Bajazet, un chœur final de Griselda).

Complément et commentaire d’une époque, renaissance d’un style

Rappellons l’anecdote des mollets de l’Hercule antique, statue sortie de terre au temps de Michel-Ange à Rome. Un élève du maître fit des mollets de restitution d’une telle qualité que lorsqu’on retrouva les originaux, Michel-Ange regretta cette chance, affirmant que les pastiches étaient meilleurs que l’original. C’était non pas amoindrir la beauté de l’original mais promulguer la fierté de la Renaissance. De même l’ « archéologie expérimentale » en cette expérience du Motezuma est le manifeste d’une jeune génération. Leininger est le premier d’une longue série de compositeurs baroques, simplement par ce fait que la musique est un langage et que toute une génération d’enfants a désormais depuis longtemps baigné dans cette musique. Ils arrivent, ces beaujolais nouveaux, enfin à la maturité artistique. Saluons l’ère baroque nouvelle !

Au milieu de tant de louanges, un reproche cependant. Le rythme des récitatifs de Leininger est trop lent par rapport au débit de l’Italie ancienne (de fait jusqu’à Rossini, la langue italienne a une virtuosité de diction qui n’est égalée par aucune autre langue). Ses récitatifs ont un parfum de Spontini. En comparaison à l’écoute des récitatifs de Vivaldi dans cet opéra, de vrais trésors, ce qui manque à Leininger, c’est une pâte plus approfondie empruntée aux récitatifs XVII° des Carissimi et Stradella, lesquels, via Legrenzi, sont une sorte d’enduit de préparation aux récitatifs vivaldiens. Nul doute que Leininger, en retournant à ces sources anciennes (dont il a fait, par ailleurs, un bel enregistrement avec son groupe « Il Vero Modo » chez Thorofon) comprendra le sens de ce conseil - et peut être retouchera-t-il ses récitatifs dans ce sens pour l’édition ? Mais la critique doit se faire humble, car il faut défier quiconque de reconnaître où commence le complément de Leininger dans le long récitatif du deuxième acte plombé d’un vide dans l’original.

Quelques autres avantages de la production de Heidelberg

Les chanteurs évidemment sont un point fort, de la troupe d’Heidelberg. Eux aussi sont fortement travaillés par le chef et le continuo. Motezuma, Mitrena, Ramiro y ajoutent des timbres de voix très beaux et un sens du théâtre inné. Teutile est de ces belles voix qui doivent sacrifier la diction pour obtenir le timbre et la souplesse musicale, en France on appelle cela tuber. Fernando est une voix criée dans les aigus et peu ductile pour les pianissimi. Tous ont une technique impeccable.

Décor et mise en scène sont aussi très engagés et montrent un vrai amour pour la civilisation dont est issu le thème. Nul doute que le Motezuma de Vivaldi n’a rien connu sur la scène du San Angelo des suggestions ajoutées ici. Remarquable le décor de papier d’Humberto Spindola, les costumes documentés, les couleurs qui savent retrouver autant le Mexique d’aujourd’hui que celui, raffiné, du temps de cet Empereur qui buvait le cacao dans des tasses d’or. Nous sommes bien loin du monde néo-barbare d’un Mel Gibson ! (sans critique car le cinéaste a voulu une sale allégorie de notre civilisation). Cependant les plumes en synthétique, d’un kitch très kermesse (si éminemment mexicain), dotant pourtant le spectacle de la teinte vraie, devraient être remplacées par du matériau plus noble sur les scènes d’Occident qui n’auront pas le goût pour les comprendre. Où trouver les oiseaux de l’époque et comment les déplumer de nos jours ? Ecologisme oblige ! La mise en scène de Martin Acosta n’a pas semblé aboutie. On y lit plus des amorces que des accomplissements. Certaines idées comme les cosmonautes dans le mime du « Combattimento » (figurant l’impression donnée par les conquistadors à leur arrivée) sont accessibles, d’autres comme le monstre en bas résille (ressemblant à un dimétrodon plus qu’au dieu serpent aztèque) ne sont pas immédiatement lisibles.

Quel théâtre en France osera programmer le Motezuma d’Heidelberg ?

Malgoire y a peut-être contribué mais ce n’est pas Spinosi, ce n’est ni Bezzina ni Minkowski, ni d’autres encore qui ont œuvré à cette résurrection-là : la France voudra-t-elle montrer le beau travail de ses voisins chez elle ? Serions nous encore en rivalité ?