lundi 19 octobre 2009

L'Andromaque de Grétry dans un courant neuf déjà chargé de poncifs.

Ce dimanche au Théâtre des Champs-Élysée, il y avait certes un public de mélomanes amateurs curieux attirés par la publicité, un millier de personnes, mais surtout tout le Paris mondain, critique, professionnel : à vue d'œil au moins quatre cent invités ! Ils étaient tous là pour juger le CMBV et Grétry lui-même. C'est que les compositeurs morts ont depuis longtemps remplacé les vivants dans la nouveauté.

D'ailleurs, un opéra en version oratorio, sans mise en scène, voilà un plat indigeste pour anglais puisque ces derniers ont adoré la formule du temps de Haendel. Etre assis sur une chaise et essayer de comprendre l'histoire à travers les paroles déformées par les gosiers sans les sur-titres est un privilège d'un Paris intellectuel qui se regarde le nombril.

Restons modestes quant à notre perception du passé.

L'oeuvre est splendide et date de 1780. Dire qu'à la même époque, le vieux Michel Corrette écrivait ses leçons de ténébres ! Grétry nous apprend à rester modeste quant à notre connaissance de l'époque. Mannheim a certainement fait un travail de titan au Concert Spirituel de Philidor à Paris. C'est déjà toute l'écriture classique du XIXème siècle. On perçoit dès l'introduction une mélodie italienne à l'accompagnement bellinien, le traitement de l'amplification du soliste par le commentaire du choeur sonne quasi comme du Beethoven. Il y a beaucoup de poncifs déjà, mais on s'étonne qu'ils datent d'une époque si reculée.

Il faut convenir qu'il y avait un style nouveau, lequel, vainqueur dans le futur, s'était déjà fait sa marmitte, tandis que les styles anciens trouvaient encore des défenseurs géniaux qui s'efforçaient de les faire progresser tout de même.

Un peu comme au XXème siècle le style neuf de Varèse avait ses défenseurs, faisant leur chemin isolé jusqu'à Xenakis, tandis que parallèlement, faisant leurs progrès sur des bases plus anciennes, un Stravinsky, plus puissant, jouait sur la rhétorique ancienne en la fracassant tout en la préservant, un Schönberg, plus célèbre, déteriorait l'écriture classique pour trouver une pâte neuve, un Bartok trifouillait l'harmonie ancienne pour la renouveler; tandis que, encore, plus démagogique, un Rachmaninov continuait jusqu'à l'extrême les vapeurs capiteuses du Romantisme... Chotakovitch mélange tout cela et c'est le plus populaire : ce n'est donc pas les pionniers qui recueillent toujours la gloire, et notre Grétry est à juste titre bien oublié en face de Mozart ou Haydn, comme Varèse chancèle en face de Stravinsky.

Aussi, si cette musique nous semble rebattue, c'est qu'elle précéda mille choses qui lui ressemblent. De même aujourd'hui, entendant Varèse, nous aurions perdu le goût du neuf si, en nous tapant dessus lors de l'audition, nous ne nous remémorions constamment la date ! Ah, si pour André Ernest Modeste Grétry nous pouvions retrouver nos oreilles pré-révolutionnaires, sans Spontini, sans Bellini, sans Rossini, sans Meyerbeer, sans Berlioz, sans Gounod ! peut-être l'aimerions nous mieux...

En tout cas, chez Grétry, le traitement des airs en arioso, très souple, changeant à la moindre inflection psychologique est une superbe continuation de la réforme de Gluck, et donc à travers lui, ce qui est une gloire, il en restera à jamais quelque chose dans la ligne vocale française en passant par Berlioz jusqu'à Gounod.

Une interprétation en construction

L'interprétation n'est pas aboutie. Le chef Hervé Niquet, toujours vif, ne variait pas assez les tempi pour une oeuvre assez binaire et pauvre en carrures : l'auditeur n'a pas toujours eu le temps de se poser dans les moments d'émotions (quand, par exemple, les flûtes et le le choeur des vierges se lamentent : "Andromaque se sacrifie", ou, autre exemple, quand Andromaque pleure sur un air en Majeur se souvenant de l'Orphée de Gluck), moments d'émotions, il est vrai, souvent stéréotypés.

Les chanteurs ne sont pas assortis. La soprano au beau timbre n'arrivait pas, à cause de celui-ci, à une diction qui nous permettait de suivre le contenu de son rôle, et elle n'a pas eu le temps, visiblement, d'aller jusqu'au bout de l'étude interprétative de son rôle (on dit qu'elle fut remplaçante au pied levé). Un comble pour un personnage comme Andromaque ! Toute l'émotion se perd sans le jeu de théâtre dans la voix.

Le ténor permettait au public de respirer en suivant très nettement les paroles, mais c'est au prix d'une voix criée, pas toujours juste dans les descentes. Son timbre qui passait très bien sur l'orchestre pourrait se défendre historiquement mais il aurait fallut alors choisir une soprano qui y ressemblât. Il est vrai que Pyrrhus et Andromaque ne s'entendent pas dans l'histoire. Cependant vocalement, il aurait fallut qu'ils s'entendissent !

En revanche, indiscutablement, la mezzo a fait un travail d'interprétation clair de son Hermione jalouse d'Andromaque et vengeresse.

Même s'il ne dépassait pas la puissance vocale d'un bon chanteur de chœur et qu'il fut souvent couvert par l'orchestre, celui qui jouait le mieux son rôle fut le baryton. Cela nous a valu une belle scène finale d'un Oreste qui regrette d'avoir obéi à Hermione en tuant Pyrrhus et finalement en étant rejeté par la fidélité de celle-ci au Pyrrhus qu'elle s'est mise à haïr tout en l'aimant toujours, ce Pyrrhus qui lui aimait Andromaque. A aime B qui aime C qui aime D. Le Schéma classique de la tragédie racinienne ! Hermione s'écrie furieuse contre l'assassin : "Ah fallait-il en croire une amante insensée, ne devrais-tu pas lire au fond de ma pensée !" : les vers exacts de Racine réutilisés dans le livret. On dit qu'il y a 80 vers tout entiers de Racine préservés dans l'opéra, remarquable travail d'un librettiste anonyme.

Si la maîtrise du choeur fut splendide, on ne peut pas être aussi enchanté de l'orchestre. Certes, on a entendu un superbe son des bois et une couleur raffinée de l'ensemble, mais la hautboïste n'était pas au point dans ses solos, ni le basson, ce qui est très étonnant quand on assiste à un événement aussi mondain et quand, dans l'orchestre, l'on reconnait toutes les têtes couronnées de la discographie française.


lundi 5 octobre 2009

Pergolesi : Stabat Mater chez Decca avec Andreas Scholl & Barbara Bonney, un bon disque sur-loué

Pour avoir écouté ce disque dans un long voyage aujourd'hui, le constat est décevant : c'est à se demander si les critères français des plus hautes récompenses discographiques (diapason, choc, etc.) ne sont pas purement commerciaux.

Andreas Scholl : grand style, superbe timbre chaleureux avec ce grain épais qui fait son charme. Un enfant, l'entendant, s'exclamerait : "mais c'est un gros chat qui chante". La pâte de la voix + le timbre ultra fixe donne ce produit si frappant pour les amateurs de baroque... et surtout présent au dessus de tout le reste.

Barbara Bonney : grand style, superbe timbre chaleureux avec ce vibrato un peu serré typiquement féminin, une attaque plus modulée, une profondeur harmonique qui a certainement donné l'idée de coupler sa voix avec celle de Andreas Scholl dans ce disque.


Christophe Rousset dirigeant les Talens Lyriques : un travail sur les cordes méticuleux pour arriver au son le plus doux, le plus fixe possible, technique d'archet court, etc. C'est si travaillé dans l'absence de vibrato que le son est presque désagréable, sur le crin.


Mais ces deux voix vont-elles ensemble ? Il y a une incompatibilité irrémédiable dans leur technique, elles ont beau faire les mêmes nuances, les mêmes expresssions, le couplage n'est pas heureux.
Mais transformer l'orchestre en un son ultra-doux et petit, n'est-ce pas le réduire en clavecin : aucune différence de volume et d'absence de présence : d'autant que les micros sont trop proches des chanteurs.


Résultat : de la très belle interprétation avec des matériaux trop disparates. Pourquoi sur-récompenser ? parce que le plateau est hollywoodien ?


Autre chose de bien singulier : il y a une superbe nuance vers la fin du Stabat Mater. Elle n'eût jamais était pensée si dans l'hyper-texte d'aujourd'hui celle du requiem de Fauré n'eût point de rémanence... De quoi réfléchir sur les notions d'authenticité, d'époque, de style, d'autant qu'on ne niera jamais qu'un tel disque n'est rien moins que du plus pur intégrisme baroqueux (mettant en défaut le vibrato de Barbara Bonney).
La pureté originelle de nos oreilles n'existe donc pas, réjouissons-nous.

lundi 28 septembre 2009

De ce que les Sacrifiées de Laurent Gaudé valent cent fois mieux que les Trois femmes puissantes de Marie NDiaye

Non pas que la sensibilité manquât à ces Trois femmes puissantes mais où voit-on qu'elles fussent puissantes dans leurs immenses fragilités jusqu'à s'enfoncer même dans l'impuisance, tant autrement a-t-on l'impression que le titre est puisé de l'admiration des femmes si bellement mises en musique par Thierry Pécou, les algériennes, les Sacrifiées de Laurent Gaudé, dont les cris de douleurs sont si justes, si issus des tripes, si affamés de vivre que la certitude d'être devant un génie vous ôte toute envie d'émulation ... et pourtant, nul tapage autour de la source évidente d'inspiration de notre succés qui accapare tant l'actualité, nulle emphase sur l'écriture plus belle au demeurant : puisque la Presse nous le dit, il faut bien admirer les défauts et louer les phrases longues jusqu'à Pontoise de ces Trois femmes puissantes, louer et relouer encore et toujours auprès d'un public qui les achètera, là dans un point livre de gare, là dans une librairie intellectuelle, et laissera la première femme avant la fin, persuadé de n'avoir point été à la hauteur de cette nouvelle Umberto Eco, alias la montée en épingle Marie NDiaye - mais il faut absolument avoir le livre dans ses rayonnages - ainsi aurais-je tout de même réussi, moi qui n'ai pas le courage, la chance, les moyens d'en faire autant et aigri comme un Mattheson (et j'espère, je l'avoue, quand j'en serai arrivé à bout - je voulais dire au bout, pouvoir écrire un autre article empli d'éloge), à faire tout autant ma longuissime phrase à laquelle il ne manque que le point d'interrogation qu'exigeait le début !

mardi 15 septembre 2009

BACH & HAENDEL


Haendel est magnifique. Magnifique : c'est un geste que l'on discerne à la lecture de sa musique, une geste à la lecture de sa vie. Bach est une forêt, selon le mot de Paul Dukas : "quelque forêt sonore dont les végétations s'enchevêtrent harmonieusement", et l'on s'y enfonce comme lui même le fit dans sa vie sur son seul territoire de Thurringe mais pour pénétrer dans les conquêtes d'un humanisme pédagogique, et bâtir une somme solide à l'usage des futures générations. Comparer Haendel et Bach ? mais sur quels critères ? qu'ils furent voisins de naissance en lieu et date ? l'un se fait père d'une famille nombreuse, l'autre reste célibataire, l'un approfondit dans la routine existence et musique, l'autre tente les embûches de la carrière comme un joueur mise, l'un fut le domestique de princes puis d'une administration, l'autre jouet de la foultitude du public anglais... il n'y a là que des divergences et leur seul point commun est l'esprit d'aventure, l'un dans le monde, l'autre dans l'esprit. Devrait-on les confronter, comme les anciens firent en regrettant la rencontre désirée par Bach et déclinée par Haendel ? c'est un peu comme évoquer la rencontre de Diogène avec Alexandre le grand. Deux conquérants mais aux territoires si divers : "ôtes toi de mon soleil, dit Diogène de son tonneau". Bach aurait pu dire de même au colosse avide de terres nouvelles.
C'est une chance que l'Histoire humaine est pu dans la musique nous fournir la concomittence de deux géants si opposables, et que leur vie ait tant fait pour renforcer leurs beaux tempéraments ou bien que leurs tempéraments firent tant pour éloigner leurs destinés, car désormais chaque auditeur piochera dans sa sensibilité et dans le goût de son temps pour choisir sa préférence. Du reste le débat fut déjà épuisé dès leur siècle : pour Haendel l'élégance, le naturel, la vérité du sentiment, pour Bach l'érudition, le spirituel, la profondeur de l'âme. En voici quelques exemples.
L'élégance et le naturel...
L'adéquation du style de Haendel avec les courants galants puis classiques du XVIIIème siècle aveugla cet âge sur la valeur expressive de l'oeuvre de Bach : un critique prussien comme Johann Friedrich Reichardt, conscient de la supériorité technique de Bach peut pourtant écrire au nom du goût de la Nature dans le Musikalisches Kunstmagazin, 1782 " Si Bach avait eu le profond sens de la vérité et le sentiment expressif qui animaient Handel, il eût été beaucoup plus grand que Handel; tel qu'il est il, n'est qu'un grand savant, un grand travailleur." Quel triste écho des attaques d'un Johann Adolph Scheibe du vivant même de Bach !
Au contraire au beau milieu du XIXème siècle, quand le Romantisme aura puisé dans Bach des effets plus intérieurs et que désormais Bach est préféré à Haendel, l'anglais Samuel Butler se plaint en ses carnets : " Le vulgaire cultivé a de tout temps préféré les tours de force et la piaffe à la réticence et aux mouvements normaux, sains et gracieux d'un homme bien né et bien élevé, et Bach est regardé comme un musicien beaucoup plus profond que Haendel à cause de la complexité fréquente et plus embrouillée de ses compositions. En réalité, Handel fut assez profond pour fuir ces orgies de contrepoint auxquelles Bach avait instinctivement recours."
... contre la technique et la perfection
Voici des bélligérants noyés dans une bien curieuse incomprehension : quand les uns arguent la souplesse de Haendel, les autres rétorquent ses faiblesses, quand les uns soulignent la lourdeur de Bach, les autres exaltent sa technique. Une batailles des année 1786-1789 :
Charles Burney (qui rencontra tout jeune Haendel sur la route de Dublin) - Je suis également convaincu (...) que dans ses fugues pour orgue, si denses, magistrales, superbes, dont le thème est toujours du plus grand naturel et du plus grand agrément, il a dépassé Frescobaldi et même Johann Sebastian Bach"
Karl Philipp Emanuel Bach (qui lui avait offert le Clavier bien tempéré en 1772) - J'ai diverses raisons d'être peu satisfait de Monsieur Burney. Dans le cas de Haendel, on constate également ce qui vous arrive : quand on veut diviniser quelqu'un, on n'a généralement que des ennuis. Les comparaisons sont difficiles et ne devraient pas être faites. Cela n'était d'ailleurs pas nécessaire, il était assez grand, notamment dans ses oratorios. Mais écire au sjet du jeu de l'orgue, qu'il ait dépassé mon père, etc., etc., personne ne peut le dire en Angleterre, où l'on ne toruve que des orgues insignifiants et remarquons-le, sans pédalier. (...) Hasse, la Faustina, Quantz et d'autres encore, qui ont bine connu et qui ont entendu Haendel, disoient en l'an 1728 ou 1729, lorsque mon père se fit entendre en public à Dresde : Bach a porté à son apogée l'art de l'orgue."
Un anonyme dans l'Allgemeine Deutsche Bibliothek - Dans ses suites, Haendel copie largement la maniere fançaise d'alors et l'on n'y touve guère de variété ; dans les différentes parites de la Clavier übunf de Bach tout est original et varié. (...) Les fugues de Haendel sont bonnes, mais il oublie souvent une voix. les fugues pour clavier de Bach peuvent être transposées pour plusieurs instruments (...) aucune voix ne se termine dans le vide (...) parmi les oeures de Haendel que je connais pour orfue (et j'ajoute intentionnement ce que Monsieur Burney omet dans le cas de Bach : que j'en connais de Haendel), je ne trouve aucune oeucre ui possède les beautés que l'on célèbre dans celles de Bach.
Charles Burney, réitérant - Haendel a peut-être été le seul grand auteur de fugues qui ne fût pédant. il ne travailla que rarement des thèmes secs ou lourds; les siens étaient toujours naturels et plaisants. Au contraire de lui, Sebastien Bach, tel Michel-Ange en peinture, méprisait tellement la légèreté que son génie ne condescendait jamais jusqu'au léger et au gracieux".
Dix ans plus tard, en 1799, un ancien organiste de Lüneburg devenu professeur au Collège allemand de St-James à Londres, met tout le monde d'accord :
A.F.C. Kollmann - Haendel doit être considéré comme très grand dans les détails que j'ai indiqués plus haut (je veux dire dans le choix et l'exploitation des thèmes pour atteindre les buts qu'il s'est fixés). Car toutes ses oeuvres montrent que, quel que soit l'usage qu'il fait d'un thème, il le fait toujours avec la science la plus grande, et, qui plus est, avec une telle légèreté naturelle que ses fugues les plus profondément travaillées ne portent jamais la marque de l'absence de la plus divertissante variété. Que Sébastien Bach soit également grand et peut-être même sans rival en ces mêmes points, cela ressort bien de l'anecdote selon laquelle son fils Emannuel lui montrant un jour un thème de fugue et les variations qu'il permettrit à son avis, lui demanda si d'autres variations pouvaient en être déduites. Son père jeta alors un coup d'oeul sur le thème et le lui rendit en disant, paraît-il : "Pas une de plus". Cette brève réponse excita la curiosité de son fils, il examina lui-même le thème avec plus d'attention, mais il constata que son père avait parfaitement raison, car il lui était impossible d'en faire rien d'autre que ce que son père avait indiqué. Il va de soi cependant que cela ne s'applique que pour les variations qui font partie de l'art d'une fugue exacte.
Un approfondissement différent
Mais les plus belles paroles sur ce vain débat sont prononcée par un admirateur de Haendel à une époque où l'on ne peut se dire ennemi de Bach, en 1980
Jean-François Labie - [Pour Bach,] l'approfondissement se fait sans secousses. Jean-Sébastien ne connaît pas les grandes crises morales et physiques qui secouent Georges Frédéric. Sa métaphysique, comme sa morale, restent simples et claires. Il ne rencontrera pas nonplus questions brutales qui amèneront son compatriote et contemporain à l'extrême limite de l'interrogantion mystique dans Theodora et dans Jephta.
Et empruntant une métaphore à l'architecture, voyant dans Bach une facade ordonnacée aux détails ciselés, en Haendel une facade flamboyante où stuc et marbre ne se distingue plus dans l'élan de l'oeil :
Jean-François Labie - Il est impossible d'imposer au deux hommes les mêmes modes de jugement : il n'appartiennent pas au même univers. Au monde de l'équilibre parfait, on ne peut opposer un univers qui refuse les règles physiques de la pesanteur.
C'est là encore mettre face à face Diogène et Alexandre, mais si comme dans le film, Alexandre regarde desespéré les montagnes de l'Himalaya dans la crainte de ne pas connaître les terre successives, de même Diogène avait la même soif du sentier de l'existence. Bach & Haendel sont eux aussi du même temps, ne l'oublions pas, celui des Lumières et leur cause est peut-être semblable.

lundi 6 juillet 2009

Pourquoi la ville de Nice ne peut pas défendre la musique de Stefano Rossetti da Nizza

Stefano Rossetti da Nizza collègue à Munich et ami d'Orlando di Lasso, espion et ambassadeur (comme peut-être aujourd'hui les stars et les hauts sportifs) de l'Empereur Maximilien, lui qui fit sonner à Nice ses Motets devant les grands d'Europe, non pas à Sainte Réparate, la cathédrale niçoise de peu plus récente, mais, pourquoi pas, là haut, au château, dans les ruines médiévales d'aujourd'hui de l'ancienne cathédrale, à moins que ce fut ailleurs, on ne sait - espérons que des historiens mettront notes en bas de cet article...

Stefano Rossetti est un auteur maniériste qui a écrit à l'époque où la polyphonie, stagnant à son apogée, arrivait à une impasse de virtuosité extrême. Là où le compliqué Orlando di Lasso reste dans la vraisemblance pour nos oreilles à peine expertes, Rossetti tourne à l'étrange, au dérangeant. Il annonce très évidemment le Prince Gesualdo da Venosa. Les mélismes sont ceux qu'utiliseront plus tard Luzzasco Luzzaschi et à sa suite Monteverdi dans le style nouveau, mais sur cinq voix simultanément et dans un florilège rythmique alambiqué à l'extrême et dans le style ancien et mathématique du contrepoint. On peut dire que pour le travail d'un ensemble vocal Orlando di Lasso vaut la sueur d'un pianiste sur Liszt (et l'on sait combien son écriture reste naturelle pour les doigts); celle de Rossetti vaut les grosses gouttes dégoulinant pour Scriabine, pire, elle vaut le sport de Prokoviev. Qui sait à Nice que la polyphonie a cappella est une discipline redoutable ? Faire de la beauté sur des chansons Renaissance, c'est aisé; sur de la musique sacrée de Claudin de Sermisy, c'est délicat; sur celle de Mouton, c'est difficile; sur celle d'Orlando di Lasso, c'est dangereux; sur celle de Rossetti, c'est un pari.
Que fait Nice pour un tel auteur ? Pas une rue pour porter son nom ! (il mériterait la montée du Château !), au contraire, faute de savoir son existence, on s'enorgueillit d'avoir hébergé un Stravinsky, un Fauré écrivant son Requiem, un Massenet : mais pour le seul génie autochtone : l'oubli.
Jusqu'ici, seul sur Nice, l'ensemble Voxabulaire a courageusement cherché à interpréter Rossetti da Nizza, mais c'est avec des moyens financiers si modestes et un temps de travail si réduit qu'il ne pourrait prétendre à un aboutissement satisfaisant.
Il faut pour un tel auteur un travail régulier comme les quattuors à cordes : un financement qui permet une étude sur une année entière avec des répétitions régulières, un travail d'homogénéité dans une tranquillité organisationnelle, des concerts répétitifs rôdant les oeuvres, un vrai enregistrement du corpus. C'est la seule façon pour que ce qu'il y a de plus professionnel sur Nice puisse faire témoignage de son patrimoine.

Encore deux mots sur le génie du Schubert plagiaire

Quand Tchaïkovsky copie le thème de la symphonie de Schubert, celui du nocturne de Chopin dans sa propre symphonie, ou tourne en majeur une autre étude de Chopin, quand Wagner prend le thème des adieux de Beethoven comme thème du destin pour sa tétralogie et s'inspire du motif du retour de la même sonate pour son thème des flammes à faire vaciller la Walhalla des Dieux, quand il s'accapare le motif de l'eau d'un pauvre petit Mendelssohn pour haute raison philosophique et intérêt impératif du bien public, quand plus humblement Chopin restitue ses frêles impressions de Field et de Bellini, c'est la macération créatrice qu'on regorgite, c'est la matière digérée qui déborde, c'est la bouillie de l'oiseau déversée à ses petits enfants. Même identiques, effet ou thème n'appartiennent plus à l'oeuvre première mais entrent dans la personnalité du nouveau créateur : c'est faire son blé du terreau de l'hypertexte.
Chez Schubert : tout autre chose. L'admiration pour le modèle, le respect et le sentiment d'infériorité qui le ronge créent une dichotomie étrange. Le thème appartient toujours à Beethoven : on peut dire, tel menuet de sonate, tel motif, telle structure sont de Beethoven. Mais en même temps c'est comme si Schubert faisait parler très respectueusement Beethoven à travers sa voix féminine et inquiète, dans ce manque de confiance tout à la fois génial et ignorant qu'il se hisse à l'égalité d'inspiration chaque fois qu'il cède à la tentation de citer, par faiblesse, par désespoir de faire autant, par le besoin de dire d'une même bouche. Ce n'est pas une assimilation de Beethoven, c'est le fantôme du thème de Beethoven qui passe, désincarné, dans cette mi-voix et cette fragilité de la fleur sous le souffle de la nuit : c'est Beethoven chuchoté par Schubert.

jeudi 25 juin 2009

La Carmen de l'Opéra Comique : un classique de la mise en scène d'aujourd'hui

La force sexuelle de l'opéra s'est répandue dans cette version comme une traînée de poudre de la lumière à la direction splendide d'orchestre, des décors où flambait l'Espagne de Goya, à tous les chanteurs solistes et choristes.
Il y a dans cette mise en scène d'Adrian Noble des effets qui n'ont jamais été osés, jusqu'au hurlement plus joué que chanté d'un Don José poussé, (autorisé même !) à exprimer au mieux la terreur qui le traverse et qu'il répand sur les dernières minutes de la vie de la Carmencita. Il y a aussi les "taratatas" ironiques qui, dans leur comique imitation de voix d'enfant nargueuse, sont plus perfides que jamais et mettent en relief la fameuse rupture dans la relation du couple.
Non ce n'est pas une Carmen à voir par des enfants de 8 ans, ce serait traumatisant : c'est une Carmen où brille, à la Picasso, l'effet charnel des femmes sur les hommes mais aussi des hommes sur les femmes (ce qui jusqu'ici n'a pas été autant souligné), constamment, même dans les remarquables arrière-plans des jeux des figurants et choristes. C'est une Carmen où la détérioration est décrite de façon clinique : c'est "La" Carmen de violence jalouse.

On serait ici enclin à penser que cette lecture ne serait pas possible sans la lecture de la Carmen Sud-Africaine où la traduction dans la langue et la crudité érotique d'aujourd'hui avait permis un commentaire nouveau de ce qui nous fascinera toujours dans la psychologie de l'oeuvre, où l'honneur de la femme africaine avait permis d'analyser les fragilités au fond du coeur de Carmen au moment où Don José décide de la quitter pour l'appel de la retraite.
La lecture de ce soir va plus loin encore, non pas qu'il y ait inspiration, mais par simple accumulation de l'hypertexte interprétatif de l'oeuvre sans cesse passionante, sans cesse dégagée des retenues de la bienséance théâtrale pour s'engager dans le chemin du mythe psychique.

Il y eut ce soir une grande Carmen (comme l'a dit Gardiner lui-même aux gens qui la virent en direct dans les cinémas d'Europe), un Don José au visage incroyablement traversé par les mille pensées de son personnage... mais l'interprétation grandiose et couillue (d'habitude une petite fleur toute pâle) de Micaëla par Anne-Catherine Gillet, porte plus loin encore le spectacle à un moment phare de l'histoire de l'Opéra. Et à cela, quand elle dit qu'elle doit se retrouver face à cette femme, elle qui souffre pour cet homme "qu'elle aimait jadis", le metteur en scène ajoute un geste sublime : elle défait ses cheveux pour se hisser à la hauteur d'une rivale auprès de laquelle elle sait ne pas faire le poids.
Pour que des artistes puissent s'exprimer avec une telle force aujourd'hui après des milliers et des milliers de Carmen, il a fallut dans l'Histoire la conjonction de quatre génies transcrivant à nu ce seul sentiment humain représenté par le couple Don José-Carmen : Prosper Mérimée, l'auteur de la nouvelle, les librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halévy qui concentrèrent la puissance de la germe, et le regretté à jamais Georges Bizet pour être mort trop jeune.

dimanche 7 juin 2009

Annie Bélis & l'ensemble Kérylos : toute la beauté nue des ruines charme toujours nos oreilles

Admiration pour Annie Bélis

Il a fallut deux semaines pour pouvoir prendre la plume et chercher à retranscrire l'émotion en face des vestiges nus de notre passé. La crainte de ne pas être à la hauteur de ce qu'il y a à écrire...

La passion de la beauté, signe d'une profonde sensibilité artistique, allié au plus respectueux travail scientifique place Annie Bélis dans la lignée de ces héroïques archéologues qui, par un patient travail, depuis la Renaissance et tout au long des XIXème & XXème siècles, nous ont donné les moyens de pleurer aujourd'hui devant les ruines grecques et romaines et, au delà des vides, des volumes imaginés, espaces perdus et polychromies évanouïes, à travers leurs yeux d'hypothèses et de reconstitutions, sentir de jadis la Majesté. L'essence pure, par l'amour d'Annie Bélis est mise en valeur. L'harmonie de conception en ce peu qui nous reste est bel et bien là devant nous : la Grèce.

Et tout cela avec un attachement visible envers ses disciples étudiants, envers ses interprètes qui font revivre les sons, envers ses maîtres : "j'ai appelé mon ensemble Kérylos du nom de la villa de Beaulieu-sur-mer bâtie à l'antique par Théodore de Reinach sans le merveilleux travail duquel je n'aurais tout simplement pas pu exister et continuer sur sa voie".

Comment ne pas être impressionné quand moi-même j'habite à deux pas, sous les pieds de cette villa et je nage dans ses rochers ?

Une table ronde à la Normale Supérieur rue d'Ulm précède le concert

Aussi scientifique soit cette table ronde, chacun de nous peut en retenir qu'une partition de Mozart,, une demi page, retrouvée dans cinq mille ans avec des trous, sans clefs, sans titre, posera à ses inventeurs le pari fou de trouver le style, le compositeur, le lieu, la date même, d'essayer de lire ce qu'il reste et d'en supposer l'ouvrage qui pouvait contenir la page : Don Giovanni par exemple.

Que restera-t-il d'explicable dans nos traités ? On disposera peut-être d'un texte parlant de l'accaciatura sans dire que c'est pour la guitare, comme c'est évident aujourd'hui, tandis qu'on proposera le même ornement sous le nom d'appogiature courte pour le piano sans prendre la peine de préciser non plus... A moins qu'on parle pour un piano de "port de voix" tandis que les siècles nous font oublier que le mot servait à l'origine pour la voix et que l'instrument l'imite seulement : pourtant le piano n'est pas un chanteur, qui saura dans ce futur lointain que le terme est passé de la voix à l'instrumental ?

Nous sommes fiers de notre système de notation, nous pensons qu'il est si bien expliqué partout qu'il ne disparaîtra pas. Et si une rupture se faisait dans l'humanité ? si les documents disparaissaient et qu'il n'en subsisterait que des mutilés ? Les grecs avaient un système de lettres-notes (tellement notes qu'elles ne ressemblent même plus à la lettre écrite, même en l'avoisinant dans le papyrus !) tout aussi sûr que le notre. Seule la rupture de la tradition des compositions musicales, le manque de documents aujourd'hui génèrent des difficultés, non la lecture du système qui nous est si bien connu grâce aux théoriciens de l'Antiquité. Tombes d'Egyptes, donnez nous des papyri d'Eschyle de Sophocle et d'Euripide, et nos théâtre chanteront à nouveau ces compositeurs !
Nathalie Berland et la belle mélodie des Anonymes dits "De Bellermann" III° siècle après J.-C.

Dans ce vieux traité transcrit par des moines du Moyen-âge (qui n'y comprenaient mais plus rien), voici un terme vocal pour désigner une figure musicale instrumentale de deux notes : "prendre le long de". Terme byzantin ? mais ce "prendre le long de" (aller de la note la plus basse à la note la plus haute") n'est en rien différent d'un "couler le long de" que le traité explique exactement de la même façon et pourtant il y a un petit signe entre les deux lettres-notes dans l'un et pas dans l'autre !... Qu'en penser ? Qu'en dire ? Que l'un s'adresse à un instrument à vent, l'autre à des cordes pincées ? Que l'un est plus vocal pour un instrument, l'autre plus techniquement instrumental ? Qu'on y touche les notes intermédiaires plus ou moins précisément sans pour autant faire un glissando ? Et si l'on se trompe ? et s'il s'agissait simplement de différence de terminologie entre milieux hellénistiques : ce qui est Attique et ce qui est Byzantin différeraient tout en cohabitant pêle-mêle ? ... On espère savoir un jour : Nathalie Berland, la joueuse d'aulos de l'ensemble Kérylos, y planche très savamment sous le regard protecteur d'Annie Bélis. Fort heureusement, à la fin de ce manuscrit, après toutes les variations rythmiques sur quatre notes, une mélodie d'un autre monde surgit, inoubliable. Nathalie Berland prend son aulos, celui-ci est l'ancêtre de la flûte traversière, et nous voici bien loin des doutes, dans la certitude physique d'un envoûtement ressurgi du fond des temps.
Laurent Capron et l'évidente beauté du Papyrus du Michigan, II° siècle après J.-C.

Dans une autre vision voici un détective, Laurent Capron, brillant paléographe, qui nous montre à la loupe comment cette lettre fait une cassure plutôt qu'une courbure et plutôt qu'un héta (sorte de n minuscule) est un pi. Et voilà la joueuse d'aulos qui après avoir malicieusement joué une mélodie absurde d'après la transcription éronnée comprenant le héta, joue une mélodie tout à fait charmante avec le pi : il n'y a de preuve que la joie de nos oreilles et pourtant c'est la paléographie qui est la vraie preuve. Hélas, ailleurs il n'y a que l'oreille qui peut supposer que la lettre se soit déformée d'une manière étonnante... Un manuscrit d'écolier présente cinq fois un vers de Ménandre avec une musique affreuse et un signe qui ne nous a pas été transmis par les théoriciens antiques. On remarque que même pour écrire le texte du vers, il y a des repentirs : est-ce une dictée ? Est-ce un exercice à trou avec un signe marquant le trou à compléter ? Est-ce une confusion répétée de l'élève entre ce signe et un autre plus juste : une mauvaise copie avec une erreur dont il nous faudrait reconstituer la cause ? Non, car trois autres vestiges, ailleurs, avec les mêmes lettres-notes voisines, donnent ce même signe mistérieux ! S'agirait-il d'une autre manière d'écrire une note que celle qui nous a été transmise ? Pourquoi cette note-là aurait-elle deux écriture ? C'est la même question qu'on posera dans le futur sur nos différentes écritures du soupir : et l'on cessera de s'étonner que les pays anglophones et francophones continuent à ne pas l'imprimer de la même façon : telles seront les questions des savants dans cinq mille ans après que la forêt amazonienne recouvrira notre civilisation et que l'homme retrouvera la statue de la liberté enfouie sur le bord de la plage.
Des images nous rapproche des musiciens de jadis et des compositeurs oubliés livrent leurs tombes

Mais la table ronde fini par un tour archéologique des aulos in situ. Abandonné à moitié construit dans le pillage des magasins par les pirates, dans la bouche du squelette de l'artiste avec les maisn toutes prêtes à rejouer, brisés au pied du squelette d'un maître pour éviter leur réutilisation, dévêtus du système métallique des clefs pour ne pas être copiés par de moins talentueux post mortem (mais le métal des systèmes, qu'on l'offre aux dieux sur un autre autel !), brûlés comme offrandes à Apollon de Delphes, aux déesses scintillantes de coutumes orientales, Héra, Athéna, Artémis... Il y a eu d'autres grands compositeurs dont il ne reste rien que les instruments dans la tombe et l'écritoire qui vit naître les chefs-d'oeuvre. Seul Seikilos mort loin de sa Sicile au concours ionien a laissé pour l'éternité son incroyable mélodie sur sa pierre tombale (Tralles, milieu du II° siècle après J-C.), signée "Seikilos Euter Zè" : "Seikilos Euter, il vit".
Oui il vit pour l'éternité : lui y est arrivé pour dix seconde de beauté pure et éternelle à toute l'Humanité. Il est là l'égal de Bach. Mozart aurait donné tout son art pour la mélodie de la préface grégorienne, Fauré tout le sien pour écrire la mélodie de Seikilos. Mais pourquoi ? pourquoi, malgré toute la difficulté pour s'arracher de la pensée modale lors de l'écoute de cette mélodie transcrite dans le système grec, pourquoi cette mélodie évoque immancablement l'"In Paradisum" chanté depuis la nuit des temps aux enterrements ? Même lumière, même formules presque ! Mais non ce n'est qu'un hasard de l'âme humaine et nous ne pourrons jamais entendre cette mélodie avec les oreilles antiques dévêtues de notre éducation moderne mais chargées d'une autre mémoire plus lointaine et qui nous échappe elle, qui nous échappe pour toujours.

Un concert qui transmet la passion

Nous voici dévêtu du métier de critique en arrivant devant la reconstitution du passé. Ces interprètes font déjà un lourd travail pour se laisser habiter par ce que nous avons dit l'essence musical du vestige. Il faut donc aussi se concentrer sur la ligne et ses interruptions (car il n'est pas question de supposer l'insupposable et la voix parlée continue le rythme sans les hauteurs de notes dans les trous des injures du temps). Se concentrer, c'est oublier de timbre des voix d'aujourd'hui fabriquées dans la tradition du bel canto selon les systèmes d'émission qu'a développer le siècle sportif des castrats. Peu nous importent les vibrati, les déséquilibres qui sont du à ce que les chanteurs n'ont pas d'alternative. Serait-il plus juste d'entendre des voix plus naturelles et toutes douces à la Jordi Savall ? Après tout, dans le théâtre, les basses d'Euripide devaient se faire comprendre d'une foule immense : quel type d'émission pratiquaient-ils ? Certainement elle était raffinée, elle correspondait à la morphologie des gens de ce temps, leurs habitudes d'écoute et peut-être nous serait insupportable. Il nous faut donc voir en noir et blanc et juger le travail du groupe sur le rythme, sur la respiration, sur la capacité à nous communiquer le sens du texte à travers les sons et le pari est toujours réussi avec Annie Bélis.
Quelques morceaux d'anthologie qui font rêver
Mais maintenant, montagnes taisez-vous, fleuves suspendez vos roulements, arbres ne bruissez plus, téléphones portables cessez vos plaintes, (ce type de textes étaient déjà par eux-mêmes la musique du silence introductive, l'oeuvre avait déjà débutée...) voici le péan le plus parfait à Apollon de Mésomède de Crète, musicien officiel d'Hadrien (117-138 aprés J-C) puis son Hymne au Soleil, et peut-être est ce la cause de l'oubli où a sombré la musique à 5 temps des Grecs : le symbole païen ! Elle a brûlé cette musique, comme les cinq cent clavecins et les milles chaises-poste sur la place de la Concorde en 1793.
Voici le fameux "Péan et prosodion" en l'honneur du dieu Apollon de Limènios dits de Thoinos en l'an 128 avant J.-C. Son étude fit la réputation d'Annie Bélis. On sens le dieu lutter contre le serpent, puis goûter à la douceur du réconfort, on s'étonne de la félicité finale qui quitte le 5 temps pour le 4 temps.
Voici à la cythare romaine la fameuse mélodie des Anonymes dits de Bellermann : mais je connais cette mélodie ? où l'ai-je déjà entendu dans ma vie ? Suis-je bête : à l'aulos cinq jours avant lors de la table ronde ! Non pas, c'est mon ancêtre qui l'a léguée au fond de mon coeur...
Le pathos des Anciens, du temps où la foule huait quand une note d'Euripide n'était pas respectée (d'où l'utilité de la notation fidèle)
Il y a les moments terribles : voici Jason méchant voulant usurper le trône de Médée et qui fait envoyer les enfants sur les terres au delà de al mer du Nord : "Si tu ne les a pas tués, vas-y montre tes enfants, donne nous la preuve !" et Médée, trahie : "Mes enfants ! " "Téchna !" et le sbire de Jason : "Que ne perds-tu du temps à l'écouter : tue-la !" "Chtané !". Ce moment tragique (entièrement des basse, même Médée), il est de Carcinos Le Jeune, milieu du IV° avant J.C. C'est le papyrus du Louvre qui nous le donne et c'est Aristote qui nous a livré l'intrigue de Carcinos nous permettant d'authentifier l'admirable extrait privé de date et d'auteur. Peut-on encore croire au discernement du choix des destructions antiques et du mérite à la postérité ? En Annie Bélis Carcinos a désormais un ardent extirpeur de purgatoire littéraire et musical...
Et puis l'évocation des Morts du papyrus d'Oslo, Ier siècle après J.C., inédit et polyphonie inédite. Certes cette polyphonie est faite pour nous effrayer et que l'on retrouve l'unisson rassurant après l'évocation des enfers, mais elle semble finir ses cadences sur des harmoniques naturelles et montre peut-être quels embryons de refléxion sur la résonnace des sons ont pu faire naître notre art d'aujourd'hui. Pour penser à la précocité d'une polyphonie harmonieuse, il y a bien la phrase de Vitruve qui préconise des vases résonnants à la quinte pour amplifier les voix dans les amphithéâtre, et certainement des phrases obscures à notre entendement (qui en perdu la clef) chez Platon et d'autres, mais pour l'heure, l'humanité n'a pas de preuve, pas de papyri, de stèles ou de manuscrits médivaux copiant un texte ancien incluant des signes musicaux antiques. Pas de preuve de cette polyphonie harmonieuse : nous devons nier son existence même en l'espérant. Nous n'avons que cette polyphonie dysharmonieuse de l'Evocation des morts, non moins belle et inédite jusqu'à ce concert ! quel chance d'être les humains qui les premiers réentendent. Fauré nous jalouserait...
La musique est magie et religion
Et puis il y a la partition magique d'un autre papyrus du Louvre d'époque romaine tardive. Un long vide de cinq centimètres sur le papier (et c'est long pour les économes de l'époque) est précédé d'un "kago" : "et moi". L'oeuvre avec son thème en quarte, sa polyphonie épisodique, son système rythmique et ses micro-reprises sophistiquées ressemble à s'y méprendre à une estampie médiévale ! l'ancêtre ? Et si le "et moi" serait la note bleu du Jazz ? cette improvisation en transe magique du soliste, la même que celle du concerto baroque, laissée à discrétion : mystérieuse, l'acmé.
Voyez comme tous ces vides prêtent à rêver, et encore on n'a pas parlé des "Fresques", elles aussi inédites, et qui réssuscitent un genre : quand la musique montre la même tradition des écrits lors des inaugurations de peintures murales. Le poète prend le petit enfant par la main et lui explique les dieux des murs : "fresques d'éros", dit le récitant, et voici Aphrodite qui chante son histoire devant la maisonnée de jadis. Emouvant papyrus où la main du compositeur est hâtive au dessus des lettre soigneusement tracées par le poète, le geste de l'inspiration y est comme pétrifié comme le pas des dinosaures sur le sable des plages évaporées.
Et pour finir, le chaînon manquant, l'Hymne à la Trinité, fin du IIIème siècle après J.C. du papyrus d'Oxyrhynchus, parce qu'écrit encore à l'antique, il est pourtant à trois temps à la médiévale. Mélodiquement il reste si grec et pourtant ici et là, on est chez nous, dans notre ère chrétienne aussi...
On ne peut pour conclure que souhaiter à Annie Bélis, Laurent Capron et Nathalie Berland, qu'un facteur leur construise un double aulos. Il y a encore un plus grand voeu à faire : que les sables d'Egypte nous rende un Euripide entier inédit en texte et surtout en musique. Qu'on le chante, qu'on l'étudie, qu'il résolve les problèmes d'ailleurs et qu'on compose à nouveau à son imitation.

samedi 18 avril 2009

Kreisberg dirigeant le Schubert de jeunesse

Entendu Kreisberg pour le Printemps des Arts dans le Schubert de jeunesse. L'opinion est confirmée : ce Maestro ne connaît que l'espace entre le mezzo piano et le triple forte, il ne connaît pas comme les inouïts toutes les nuances du blanc comme on dit, il ignore le pianissimo subtil. Tout le travail de Janovsky est désormais perdu, la soie qui faisait la réputation des cordes est défaite. Désolé pour Maître Kreisberg : sa jeunesse d'interprétation enchantera le public gourmand, elle décevra toujours les autres.

Que ce Schubert était ennuyeux ! La faute à la prouesse du débutant si jeunot ? un Schubert adolescent ? Une oeuvre que la biographie admire mais que la postérité devrait ignorer ? Il y aurait à écrire sur le Schubert plagiaire - mais d'autres l'on certainement fait - quel talent ! A chaque fois qu'un thème de Beethoven ou de Mozart passe, il est certes reconnaissable, mais tel un fantôme chargé du poids de l'âme de Schubert : oui, il faudrait écrire un livre sur Schubert le plagiaire le plus génial de l'Histoire, plus génial encore que Wagner dans cet art oculte : quand copier les autres devient sublime par la macération de la création...

mercredi 8 avril 2009

Printemps des Arts de Monte-Carlo : Winterreise de Schubert, un chanteur porté par son pianiste

Christoph Eschenbach était sublime, d'une légereté, d'une agonique ! Il y avait de ses notes retenues et posées comme des fleurs sur la neige. Matthias Goerne, d'une voix sans grande beauté, avec des faiblesses si nombreuses, un souffle si malheureux, est de ces musiciens qui ont une si grande intelligence du phrasé qu'ils font de l'or avec du plomb. Cette manière du pianiste chef d'orchestre d'éterniser les accords du cimetière a poussé le chanteur jusqu'aux limites de l'émotion soutenable par un public : difficile de ne pas pleurer quand la musique vous saute à la gorge de façon impromptue. On a voulue se jeter sur internet pour écouter une voix très saine, Jonas Kaufmann, et tâcher de mieux comprendre : combien, hors salle et intégrale, c'était plus sage et traditionnel, combien le pianiste n'aidait pas, combien cette alchimie était évanouïe !

mercredi 1 avril 2009

Norma à l'Opéra de Monte-Carlo : une oeuvre intellectuelle






Norma est trop sensuelle et trop simple pour se vêtir des richesses complexes d'aujourd'hui

On retrouve ici le même défaut que pour Jénufa l'an passé : l'excès de richesse est vécu comme des impedimenta à l'expression de l'œuvre. Cela ne veut pas dire qu'en soi chaque travail d'artiste n'est pas remarquable, mais tant d'invidualités n'aboutissent pas à une unité malgré l'évident effort de coordination. Le pourquoi est que Norma est une affaire qui marche toute seule, qui n'a besoin comme renfort que de la beauté du bel canto. L'intrigue : une situation de jalousie forte mais simple et peu fouillée. Si elle touche directement le public, plus qu'une autre, c'est qu'on s'identifie facilement à cette femme trahie par son époux avec sa meilleure amie, sujette à toutes les tentations, se venger, tuer son époux, son amie, tuer ses enfants, et finalement se sacrifier elle seule : "femme sublime". L'inspiration de Bellini s'y est accordée ici et là tout aussi sublimement, bien que, dans son ensemble, l'opéra reste d'un canon moyen de son temps, formellement figé. Rien de philosophique comme chez Mozart ou chez Beethoven, rien du Schopenhauer de Wagner, rien de psychanalytique comme Salomé, Jénufa, Turandot, Lulu, rien de cinématographique comme Tosca, rien de cru et sociologique comme Wozzeck, Lady Macbeth. Ici, l'ultra raffinement intellectuel de la mise en scène, décors et costumes ne peut aller qu'au delà de la pauvre petite Norma : petite Norma qui nous fait pleurer parce qu'elle n'a pas conscience, elle, qu'elle chante à la lune la plus parfaite beauté du début du XIXème siècle.

Ce qu'il y avait de plus beau dans les voix

Voilà pourquoi on parlera en premier des voix en déclarant que Monte-Carlo collectionne désormais un Maître de plus en son chef de chœur, Stefano Visconti. Depuis qu'il est là, il a sensiblement amélioré autant la musicalité que l'homogénéité via le recrutement des voix, et quelles voix ! C'est un grand frisson que d'entendre ce chœur, avec cette puissance si compacte, cette souplesse dynamique : il y a là une flopée de musiciens ductiles. Vraiment un minimum de voix féminines à vibrato (si usuelles dans les chœurs d'opéra), aucuns ténors trompetant au dessus des autres, au contraire une vaillance de tous : voilà une stabilité générale, un son, dont on pourra dire, comme les cordes du Philharmonique, qu'il sera vite réputé. On comprend qu'à Nice la dégradation soit si patente (cf. le concert d'Hervé Niquet) : les meilleurs supplémentaires ont déserté cette scène pour celle-ci.

Qu'Hasmik Papian nous pardonne de ne pas parler d'elle avant tout autre, car elle nous a réservé les plus belles émotions bien sûr ! Une grande maîtrise du bel canto, de la psychologie du personnage : sa voix quand elle s'élève, avec tout à la fois largueur et agilité, évoque autant la nostalgie du clair de lune druidique que la chaleur de la passion amoureuse torturant un si vaste cœur. En l'entendant, si personnelle, souveraine et pathétique, là voici qui, tête haute, prend la main de toutes ses illustres prédécetrices. Elle seule a fait toute la soirée, le reste n'était que décor à ses pieds.

Béatrice Uria Monzon aurait pu être son égale et mieux la soutenir dans les sublimes duos, si elle avait une plus grande italianité et si sa dynamique vocale n'était pas appuyée sur le camouflage de certaines faiblesses. Wojtek Smilek en Oroveso, baryton plus que basse, était satisfaisant : ils sont peu nombreux à pourvoir ce rôle.

... et ce qu'il y avait de moins bon

Elles deux montraient tout ce que le métier peut faire pour chanter avec souplesse, avec panache, le bel canto quand un chef, Giuliano Carella, pratique les tempi les plus allants, le minimum de respiration et de rubato pour laisser la place aux fluctuations de la langue (toute critique sur ce point est à discuter : on a pu à l'époque faire de même et la musique trouve le moyen de s'y exprimer). Le ténor qui fit Pollione, Nicola Rossi Giordano, dit-on malade (il aurait du céder sa place), ne montrait pas cette habileté à suivre un chef trop rapide. Est-ce la faute du chef ? Aurait-il pu manifester plus de musicalité dans une autre situation ? On dit qu'il était fameux ailleurs. Ici pour soutenir le même niveau de puissance vocale que ses deux soupirantes, il a pratiqué un timbre poussé tant et plus, plat comme un son d'orgue. Le problème principal est qu'il n'avait pas les basses pour un rôle à l'origine dévolu à un baryton ténorisant, ni l'aigu qu'on attendait de son timbre - mais il esquive la célèbre note...

Du commentaire de l'œuvre sur scène

Il y avait donc trois stars pour commenter l'œuvre : Karl Lagerfeld pour les costumes, Rolf Sachs pour les décors, Jean-Christophe Maillot pour la mise en scène et c'était sa première.

Il nous semble que celui qui a eu le plus de simplicité et d'à propos, qui, pour ainsi dire, a le plus naturellement compris l'œuvre est Karl Lagerfeld. Disons-le tout de suite : ce n'est pas lui qui a reçu les éloges du public... on attendait du faste, du kitsch, on a eu du sensible, du poétique, et, pour Pollione, une pointe de banalité (on dira pourquoi).

Or c'était judicieux de souligner la différence du monde religieux des Druides et celui frivole et glorieux du Pouvoir Romain. Les habits druidiques évoquaient tout autant robes de moine, carapaces de coccinelle, combinaison de cosmonaute, bien d'autres chose encore. Leur simplicité si critiquée était pourtant chargée de tant d'évocations qu'on ne peut pas manquer d'y voir un geste de grand créateur. Les connotations y sont comme les saveurs qui longtemps nous font réfléchir sur leur provenance bien après l'effet.

Volontairement moins originaux, les habits de motards doré pour Pollione et argenté pour acolyte Flavio, les tee-shirt portant une méduse antique (Caravage ? Pompéi ? Difficile de dire de loin !) semblent montrer avec une franchise nette que ces deux amoureuses là sont fascinées à tord par des voyous.

Rolf Sachs dans les décors n'a pas manqué de recherches : il a voulu par exemple opposer la chaleur de la salle Garnier, toute d'or, avec une lumière froide symbolisant le fameux clair de lune. Mais ce professionnel du design, cherchant de toute évidence une beauté post-Malevitch, ne peut pas coller au public dès lors que cette beauté là s'adapterait mieux à la modernité d'une Lady Macbeth de Chostakovitch, pratiquant une musique pornographie sur scène, montrant des corps nus dans toute leur crudité à la Lucian Freud, ce qu'a proposé l'Opéra Bastille cette année d'une façon si proche du donné à voir plaqué ici sur une Norma bien moins froide et cruelle. On voit là tout le heurt qui peut naître entre musique et image quand les expressions de deux époques ne se rejoignent pas. L'échelle-trône, commentaire des échelles druidiques, nous replonge elle aussi, et malgré son or, dans les tristes échelles parisiennes conduisant à la cage-maison de Lady Macbeth. Les arbres-poteaux descendant du ciel font, en plus artistique, plus cubique, le même effet que les cordes trois fois répétées à Nice pour symboliser la végétation et remplacer les feuillages de l'ancien temps. Le public ne peut pas s'empêcher de ressentir une indigence : il ne comprend pas ici une beauté pourtant certaine, mais trop neuve par rapport au propos, trop ancienne ailleurs pour faire rêver d'une Norma au dépaysement échappatoire. Soulignons toutefois une réussite : dans la lumière chaleureuse au cocon du foyer de Norma les œufs lumineux à la place des enfants endormis, facilement cassables, une trouvaille adorable.

La première mise en scène de Jean-Christophe Maillot n'est pas marquée par le génie mais elle en possède les germes.

Maillot à voulu exprimer son "je" de chorégraphe en ajoutant un destin muet sur scène : le danseur étoile Gaëtan Morlotti, la qualité de l'effet étant sujette à sa prestation. Or, force est de constater qu'il était un peu en deçà de sa forme habituelle. On devine bien des émotions qui ont du passer dans les autres représentations, on regrette de ne pouvoir les noter aujourd'hui. Pour nous il y a redite totale avec Altro canto 2, une difficulté de renouvellement du langage en abordant un nouveau genre. Certainement pour le spectateur d'opéra néophyte en Maillot, c'est une émotion neuve que la légèreté de Gaëtan Morlotti à manipuler les têtes des deux druidesses pour qu'elles se réconcilient; tous seront impressionnés par le miroir dansant devant Norma qui la renvoie à elle-même, à la monstruosité de ses tentations au moment où elle songe à tuer ses enfants. Il semble pourtant que Maillot n'ait pas réussi ici la synthèse danse et chant que l'on connaît aux fantasques mises en scène d'un Sylvano Bussotti. Bien plus, sa véritable haute valeur est dans la justesse psychologique à fleur de peau qu'il met dans les mains des chanteurs. Il y a vraiment nouveauté dans cette gestique raffinée qui, bien qu'imposée, ne nuit jamais à l'expressivité des interprètes (ce n'était pas le cas pour le metteur en scène de Jenufa); Maillot semble avoir déjà le don de ne pas forcer, de faire avec les potentiels de chacun, y compris le chœur, dans un dialogue fertile. S'il n'a pas brillé d'un éclat neuf, il semble pourtant promettre une grande œuvre bientôt sur la scène de l'Opéra.

Il y aurait débat sur l'entente des trois

Au point de vue de la modernité du commentaire : pas de doutes ! Et les œufs fragiles de Sachs dansaient dans les mains de Maillot avec la même blancheur que les costumes des druides et que les guis des décors. Mais au point de vue de l'expression : l'un fut plus simple, l'autre trop complexe, un autre se cherche, le tout fit saillir des individualités exprimées trop fortement, dont, pas la moindre, Bellini lui-même - et il avait tout le cœur du public...

vendredi 27 mars 2009

Elisabeth Vidal en Lakmé : une sacrée musicienne !




Oui sacrée puisque son terrible père Nilakantha est si offensé qu'un jeune soldat anglais, Gérald, ait profané l'enclos saint où fleurissent les daturas, qu'il ne pense qu'à assassiner le sacrilège admirateur de sa divine fille, sans même voir qu'elle en est tombée amoureuse. Il le blesse au poignard, elle le soigne; l'appel des soldats résonne, le coeur du héros balance, elle comprend que l'aimé n'est plus le même, que "son âme n'est plus sur ses lèvres", elle mord une fleur de datura pour que la mort la lie à jamais à son Gérald. Comme il a bu à la coupe d'ivoire, désormais sacré, il n'est plus assassinable ! Mais quel chagrin !


Elisabeth Vidal


On trouve beaucoup de grandes voix sur les scènes, avec des timbres plus ou moins fabuleux, mais peu savent vêtir de poésie chaque mot. Quand on dit Poésie, on parle de multiplication de sens par l'instinct dramaturgique, la sensibilité, le charme, la perfection de la diction française. Elisabeth Vidal était toute Musique ! Toute en échos, en souplesses, en nuances... Son "reste encore un peu pour que le rêve ne s'achève" était tout simplement vécu. Atteindre au sublime lui est conféré.


Hélas, il faudra mettre un bémol à cet éloge. Elisabeth Vidal est très douée, elle l'a certainement toujours été et donc toujours été encensée. Elle peut, à juste droit, se demander pourquoi sa carrière n'est pas encore plus merveilleuse que ce qu'elle est déjà.

Quand on est une si grande musicienne, on intimide les critiques qui n'oseront dire ce qui fait de la peine. Il faut haïr ce métier pour avoir à écrire ces lignes : chez elle, comme chez beaucoup de gens qui ont le génie facile, on discene un manque d'exigence. Certaines rares notes sur les temps faibles ne sont pas suffisamment justes. L'habitude de vouloir éblouir en concert par des suraigus fortissimi spectaculaires, forcément ovationnés, l'ont peut-être fermée à l'avertissement de quelques oreilles externes : "attention Madame, la fréquence la plus basse de votre vibrato est déjà plus haute que la note à attendre !" Tout le monde le sait, personne n'ose l'exprimer à voix haute, mais sous cape cela sert d'argument aux jaloux - eux qui ne sont pas de vrais musiciens comme vous !


Et pourtant, en corrigeant ces moindres défauts, Elisabeth Vidal peut attendre à la perfection internationale.


Marc Barrard


Du métier aussi pour cette grande voix de basse attribuée au méchant brahmane. Sa superbe diction théâtrale, musicale, donnant de la voix, nous replongeait, avec celle d'Elisabeth Vidal, dans l'ambiance du Cyrano de Bergerac de Roberto Alagna dont on sait l'exigence extrême pour défendre et faire passer dans les oreilles du public la véritable déclamation française. Si les souvenirs sont bons, Marc Barrard était un fleuron de cette équipe ...


Leonardo Capalbo









Une diction très nette aussi et surtout un timbre d'une grande beauté pour ce jeune homme. Et pourtant dans la salle, des commentaires partagés : les uns sous le charmes, les autres cherchant à trouver ce petit quelque chose qui les gênait.


La pêche aux indices auprès des groupies d'opéra qui se tapissent souvent dans les loges, nous a permis de confirmer ce que l'on avait deviné : ce chanteur italo-américain ne parle pas un mot français !


Chapeau bas alors pour faire illusion ! Il faut saluer l'extrême soin de sa préparation de prise de rôle. Pour être aussi expressif, il a du étudier tous les interprètes qui l'ont précédé, étudier les sens des paroles, être scrupuleusement assidu aux études phonétiques. Il a si bien interprété son rôle que peu ont entendu dans le public qu'il n'était pas français.


Du r grasseyé et du r roulé dans le chant


Mais il a voulu tant être pointilleux, qu'il a exagéré ses nasales (les "en") et surtout les r grasseyés. Ces r donnaient l'impression (excusez la laideur de l'image qui veut simplement exprimer un point technique) qu'il "vomissait cette consonne". Cela était perceptible surtout en finale de mot et devant les consonnes dentales. Ce r provoquait un petit empétrement dans la beauté de la voix, à peine, mais quel dommage ! Il faudrait que, prenant exemple sur Elisabeth Vidal, il roule un tout petit peu ses r à l'italienne, comme fait, d'ailleurs, tout bon chanteur francophone, peut-être par tradition, surtout parce que dans la voix chantée l'effet du roulement est toujours atténué quand il parvient à l'auditeur.


Vraiment il s'agit d'un petit détail. Par l'expérience, il sera vite corrigé et si, dans le public, certaines personnes faisaient mine de ne pas le lui pardonner, c'est qu'au contraire elles ont été bluffées et ont cru de toute bonne foi qu'il était francophone. Voilà donc même un compliment, mais attention tout de même à ne pas casser la voix si fraîche par une technique d'émission trop boustée par la scène quand elle n'est pas encore aboutie dans la maturité psychologique.

A propos des costumes safran : pourquoi, quand on la chance d'avoir un jeune premier qui soit un vrai jeune premier - et c'est si rare ! - l'avoir habillé en sac à patate ! C'est de la jalousie ?





Conclusion sur Delibes et la musicalité du plateau



Cette musique a un parfum certain ! La simplicité des mélodies, qui pour les précieux passerait pour de la chansonnette, est toujours sauvée par le balancement rythmique typiquement chorégraphique de la phrase delibienne. Cette musicalité du compositeur a trouvé un écho dans la musicalité des interprètes choisis. Surtout Elisabeth Vidal, Marc Barrard et Leornardo Capalbo, des âmes sensibles. Mais aussi dans les rôles secondaires, jusqu'à la tendresse du petit esclave consolateur, père de substitution pour Lakmé qu'était Hadji. C'est donc un grand plaisir d'êtr auditeur à Nice ce soir...


Un écho aussi dans la fluidité du chef d'orchestre, Alain Guingal, qui a été ovationné par le tapement des pieds de tous les solistes, fait rare et notable. D'habitude les mains applaudissent de façon polie, ici tous ont manifesté l'évident plaisir de chanter sous sa baguette.

mercredi 25 mars 2009

LE SIÈCLE D’OR ESPAGNOL - EGLISE DES BILLETTES

LE SIÈCLE D’OR ESPAGNOL - EGLISE DES BILLETTES - PARIS - Lyrique - Reseau France Billet: "Philippe Maillard Productions

BEAUTÉ, SPIRITUALITÉ & PASSION AU XVIIe SIÈCLE CABEZÓN SANCES DURÓN MARTIN Y COLL...

LIA SERAFINI soprano
ENSEMBLE JANAS
LORENZO CAVASANTI flûte à bec
JORGE ALBERTO GUERRERO violoncelle
PAOLA ERDAS clavecin & direction

L'Espagne du XVIIe siècle tire sa richesse musicale de l’union entre musiques populaire et savante, intégrant les influences italiennes grâce au génie des Cabezón, Durón ou Martin y Coll. L’Ensemble italo-espagnol Janas en traduit la latinité dans un programme dont le cœur est le poignant Stabat Materde Sances.

Un moment magique

Telle était l'annonce du concert parisien du groupe de Paola Erdas, concert qui en espagnol se dit HERMOSURAS : beauté formelle absolue. Ce concert rappelait dans la paix intérieure qu'il diffusait à chacun, dans l'esthétique choisie, posée et analytique, dans la splendeur de sa construction, rappelait ceux de l'ensemble les flamboyants de Mikael Form. C'est appaisé, charmé que l'on ressort de ce vrai moment à part.

La Serafini en ange séraphin

Oui un séraphin, séraphique. Quels progrés depuis le concert de Lyon au programme identique, il y à trois ans ! On se réjouit de la voir chercher à toucher toujours plus le public. A Paris le coeur était vraiment transpercé ! Mais la comparaison avec Agnès Mellon dans le même répertoire... c'est la moelle qui doit être transpercée !

Ici suit une méticuleuse critique de sa prestation. Ce n'est pas mettre en doute la grande artiste qu'est Lia Serafini. C'est au contraire, via le rôle de critique qui malheureusement n'est pas modeste (sale métier), qui prétend être sûr de ses jugements (ce qui est trés aléatoire !), l'accompagner vers un futur d'artiste bien supérieure encore.

La Serafini touche mais pas encore suffisament intinctivement
Assurément sa voix est bien puissante, tout dans le son qu'elle est, et aussi grâce aux puissantes harmoniques. Mais cette préoccupation de faire un trés beau son, maîtrisé au coma prêt comne le ferait un flûtiste (surtout pour les finales !), fait de sa voix un timbre plus que des paroles. On ne comprend rien du tout à ce qu'elle dit. C'est un défaut qu'elle partage avec d'autres chanteuses dont l'oreille est si bonne, qu'elles en oublient qu'elles communiquent du sens.
Une vision petite comme une architecture de la Renaissance
Elle est trop dans les miniatures, les petits effets, sa vision musicale est comme une gravure de motifs floraux...particulièrement douée pour la décoration ! Aussi la ligne de la pièce se perd, la psychologie est morcelée.
Lâcher la voix, c'est un contre-exemple pour elle : l'horreur du style bel-canto lui fait tenir en arrière les notes qu'on voudrait entendre claquer et quand un auditoire devine que la puissance de la voix est là potentiellement, cette retenue crée une frustration : c'est une haie qu'elle ne saurait franchir de peur de perdre son style. Combien le public a besoin au contraire qu'elle se lâche ! Qu'elle se rassure : elle n'aura jamais une voix d'opéra, sa voix est formatée dans une esthétique médiévale pour toujours, assurant l'acèse de son auditoire.
La douleur est une laideur qu'il faut accepter
Mais pour le XVII° siècle plus d'humanité est nécessaire : ce qui était laid au Moyen-âge est devenu beauté douloureuse dans le Style Nouveau. Non pas que Lia Serafini n'est pas parvenue à être plus émotionnelle qu'à Lyon, plus humaine. Mais il faut qu'elle puise encore plus loin en elle d'expressions pour que tel mélisme du Stabat Mater ne soit pas qu'une floriture mais une larme, pour que le coeur de l'auditoire soit soulevé d'un même souffle du début à la fin de l'oeuvre.
Laissez vous aller, ange, l'on sent que vous avez les tripes pour cela : qu'on les voit ! qu'elles saignent sous nos yeux ! Ressentez d'un bout à l'autre de votre mélodie les souffrances de Marie berçant son enfant dont elle voit les futurs clous, oubliez-en les détails qui vous sont désormais une seconde nature.
Faites des phrases plus longues ! Osez crier de douleur sur le "Dum pendebat" !
Concordance esthétique des interprètes
Alors qu'il se tenait jusqu'ici dans un même raffinement du détail, tout d'un coup, Jorge Alberto Guerrero, le violoncelliste, ose octavier dans le grave l'ostinato de cette berceuse pour souligner un moment déchirant : l'effet de violence ne répondait pas à la voix trop esthétique de Lia Serafini, au contraire il était en contradiction. C'est peut-être ce passage qui pourrait permettre à cette magnifique interprète de jauger l'espace qu'elle a encore à franchir pour s'adresser à chaque mère douloureuse qui est en son public.
Bravo Lorenzo !
Lorenzo Cavasanti est élégantisse comme à son habitude. Il reste dans l'oreille du concert cette quadrupe anacrouse d'une note finale. Comme elle était déclamative à souhait, emphatique dans le plus subtil raffinement, une révérance ! Lorenzo Cavasanti : aimable, aristocratique, corellien.
Paola la Magnifique
Quant à Paola Erdas, son pazzamezzo antico, ou plutôt une antique basse de foglia, était tout simplement un espace de vie prodigieux. Vraiment pourquoi le critique Philippe Ramin lui reproche de ne pas faire les respirations de phrases ? C'est totalement faux ! Les français sont-ils capable de comprendre une esthétique du clavecin totalement différente que leur école ? Entendre Paola Erdas, c'est toujours un choc intense, ah que dire ! un condensé d'intensité ! Il y a toujours une mâle gravité (c'est le sang sarde !), une profondeur des basses, un sens de la tension qui porte le public vers des régions pathétiques. On ne peut dire qu'admiration.
Homogénéïté ?
Il faut peut-être conclure que Paola Erdas oscille entre deux aspects de sa personnalité musicale. Un soin esthétique extrême et raffiné qu'elle met dans le choix du noble Lorenzo Cavasanti, de Jorge Alberto Guerrerro et l'ambivalente Lia Serafini. Et puis une lave émotionnelle qu'elle possède de toute évidence elle-même et qui pointe aussi chez ses amis, que l'on désire tant voir jaillir chez Lia Serafini, que l'on entend chez Guerrerro dans ses solos. On souhaite au groupe d'y trouver un équilibre à l'image de celui qu'a déjà Paola Erdas dans son jeu personnel.

lundi 9 mars 2009

Les modèles d'Ecoles : des assistants d'enseignement

Sur la chute de l'emploi, considérations de fond


Il ne s'agit pas là de faire un article empli d'élégantes références sur le peintre et son modèle : Raphaël, ou plus prêt de nous feu Dina, qui offrit les statues de Maillol du Jardin des Tuileries. Non, il s'agit de souligner les dangers qui menacent une profession et, au delà d'elle, un savoir-faire artistique qui une fois réellement perdu mettrait plusieurs générations pour réapparaître décemment. Car comme ce fut le cas pour l'art du clavecin, on peut prophétiser que l'Académie, une fois abîmée (heureusement cela n'est pas encore le cas !) se dérobera longtemps à la reconquête des générations. Si cela advient, notre art sera jugé plus tard en deçà techniquement (et non pas dans sa sensibilité, bien entendu) comme l'est celui du haut moyen âge, postérieur aux invasions barbares, triste temps qui perdit jusqu'aux techniques de l'agriculture...

On reste dubitatifs à entendre dire, en gros, par l'actuel prix Prince Pierre de Sculpture que le modelage sur modèle est dépassé. Dubitatifs, comme beaucoup sont restés dubitatifs sur la prétendu vétusté du quadri-millénaire B.A.BA et le remède miracle de la "Gestalt Theorie" (méthode globale) pour l'apprentissage de la lecture. On sait qu'on en est revenu ! Le modèle et le modelage sont tout autant quadri-millénaires ! Dans l'opinion de ce sculpteur, on voit que le monde artistique prétend tourner la page sur un enseignement prétendu vétuste. Enseignement que représente, sur Paris, un plus ancien détenteur du même prix Prince Pierre, dernier maillon d'une chaîne illustre : le professeur Jean-François Duffau, compagnon de route de César, parti à la retraite des Beaux-Arts, il y a deux ans. Pourtant en modelage, durant l'Académie d'Eté, uniquement pour ce maître, une vingtaine d'élèves se sont déplacées de Grèce, Corée, Liban, Angleterre, etc., de toutes les régions de la France. C'était la potence, le couteau, le fil à plomb, l'analyse de la morphologie, le calcul des aplombs sur un modèle debout. On se demande si autant de gens se déplaceraient pour des cours plus théoriques, voire philosophiques sur l'expression ou l'esthétique...
Est-ce à dire que les modèles vont disparaître ? L'art évoluerait-il vers un désaprentissage de nos bases culturelles ? Lui substituerait-on des figures moins exigeantes ? la fantaisie serait plus libre mais paradoxalement l'oeil sans brides ni leçons ? Est-il possible que la place du modèle s'avérerait de plus en plus limitée dans une école publique qui affirme pourtant porter son flambeau : les Beaux-Arts de Paris ? Ce n'est pas son discours actuel, d'aprés la trés courrue exposition du professeur Philippe Comar "Figures du corps : une leçon d'anatomie à l'école des Beaux-arts". Malgré tout, si jamais une chute de l'intérêt pour les modèles au sein de cette grande école advenait, il en serait fatalement de même ailleurs. Quand bien même cela se produirait, il faudrait rester confiant : il est évident qu'on aura toujours besoin de passer par l'étude de nu : l'école Mélies à Orly spécialisée dans l'animation en trois dimensions reprend à son compte le grand maître Duffau et des adolescents profitent du magnifique héritage qui leur échoie. On voit par là que le Public diminue sa part et le Privée maintient plus longtemps la rigueur de l'apprentissage académique. Alors ? La pente semble fatale ? le travail des modèles de plus en plus précaire ?

Eternité du métier de modèle

On pourra accuser cette opinion d'être un peu passéïste, mais elle ne veut pointer au contraire que l'éternelle utilité du métier, le bien fondé de l'étude de nu et les dangers de remettre en question cet enseignement. On suppose aussi que de nouvelles formes d'art, comme l'étude en trois dimensions, appelleront toujours ce corps de métier et en définitive lui assurent un avenir certain.



Sur la fatale multiplicité des employeurs

Mais cette évolution suppose tout ce qui suit :

Le modèle, s'il veut vivre de ce métier est amené à multiplier les employeurs. Il n'y a plus que 4 contractuels aux Beaux de Paris, il est fini le temps où deux modèles posaient ensemble dans chaque atelier, la seule tradition toujours vive et la présence de trois modèles dans l'amphithéâtre de morphologie pour les étudiants dessinant à la craie sur tableau. Il en appert que les vacataires cherchent d'autres employeurs.

Le modèle, s'il veut vivre de ce métier, doit multiplier les longs trajets, avoir une amplitude horaire journalière éreintante, parfois de 12 heures, bloquer son agenda des mois à l'avance pour quelques rares poses, souvent étalées sur de longues périodes, rester disponible pour fidéliser les employeurs et donc ne peux que difficilement cumuler d'autres métiers en même temps. Il n'aura pas non plus loisir de poser des congés payés.


Voilà la triste réalité. Cependant certains diront que raréfication de l'emploi dans le public, dispersion dans le privé, tout cela n'est pas grave si les modèles sont nombreux, jeunes et font ce métier comme petit job. Après tout ce n'est pas un métier qui exige beaucoup de savoir ! GRAVE ERREUR !!! C'est là que s'infiltrent les préjugés, les mauvaises appréciations qui contribuent à la dégradation de la profession. Ils convient de les traiter. Car il est évident qu'être modèle (et d'en vivre) dans les écoles et ateliers de haut niveau, c'est très loin d'être un petit job.


Le modèle est-il un domestique ?


En effet la question peut se poser. Dit-on : le modèle n'a pas besoin d'avoir fait des études, pas besoin de connaissances, il doit seulement rester dans la position qu'on lui demande. Dit-on : c'est un serviteur, voire un objet donné à voir. Pire encore : le professeur impose la pose, le modèle obéi. NON, NON & NON à ces idées préconçues !!! Il faut répondre NON évidemment à cette question de la domesticité ! Et pourquoi donc ?

La gestion du corps

D'abord pour le vécu de la contrainte physique. Un témoignage pris sur internet :

"Eh bien moi je suis un modèle masculin chevronné, ce qui m'autorise, je pense, à donner un avis bien plus autorisé que celui donné par quelques-uns ici. Poser n'est pas du tout un sport, mais c'est généralement une activité très physique, voire une petite performance. Surtout lorsque la pose comporte des points de pression sur lesquels pèse le poids du corps ou une partie de celui-ci. Un bon modèle doit bien connaître son schéma corporel afin de savoir, dès le départ, combien de temps il pourra "tenir" une pose précise en fonction de sa difficulté et comment l'adapter éventuellement pour diminuer les pressions sur des points précis. Si l'artiste ou le professeur (dans une classe) exige une pose bien précise, un bon modèle peut lui suggérer une légère variante, moins difficile. Et si celle-ci n'est pas acceptée, alors le modèle doit préciser qu'il lui faudra plusieurs "breaks". Entre ceux-ci, il doit prendre des points de repère rigoureux pour, à chaque fois, reprendre exactement la pose. Pendant celle-ci, ces repères l'aident aussi à maintenir la pose de manière correcte en effectuant périodiquement des corrections car le corps a toujours une tendance à s'affaisser. Voilà la stricte réalité. Quant à ceux qui pensent que poser est facile, qu'ils essayent donc de garder une position pendant seulement dix minutes et ils pourront alors juger en réelle connaissance de cause !"

La connaissance de l'art


On devine à la suite de ces observations que le modèle assimilera aussi ce qui est nécessaire pour l'apprentissage des dessinateurs, les déhanchés, les torsions... Bientôt il entendra les professeurs parler de Pontormo, Caravage, Ingres... On lui montrera comment reprendre la tradition de ses ancêtres, suivant les dessins de Proudhon, les sculptures de Michelange, les mouvements Du Bernin, la spontanéïté de Pigalle, les grâces de Carpeaux. Ils ou elles sauront d'instinct évoquer la Vénus d'Arles, de Cnide, l'odalisque, la Maia desnuda, l'Apollon saurocthone, le satyre verseur, le Dyonisos Sarbonapale de Praxytèle, le discobole et cet athlète en écorché dans la salle de morphologie des Beaux-arts. Pour les cours les plus difficiles, le modèle saura se renverser pour donner à voir les différents plans en raccourcis comme Saint Paul dans le tableau du Caravage. Bientôt le professeur parlera de malléoles, d'acromion qui tombera sur l'aplomb, de trocanter, de manubrium, de ceinture scapulaire, de grand rond, de dentelés... S'il écoute et même s'il n'écoute pas, le modèle expérimenté assimile et se positionne naturellement en vue de faire profiter les élèves de tous ces acquis. Il ne peut plus être l'objet inerte sans volonté, il sait.

Préjugé du niveau social, caduc depuis bien longtemps


Tout ceci implique que le préjugé de domesticité, fondée sur une idée, déjà vieille d'un siècle, de recrutement social dans les basses classes, n'était déjà pas valable au XIXème. En effet, le modèle d'Ingre, celui de Manet dans le déjeuner sur l'herbe est cultivé ! Adviendrait-il que les modèles de ce temps aient été d'une éducation très limité au départ de leur travail, ils ne le restaient guère longtemps dans la fréquentation des peintres. Tout modèle apprend l'art et l'esprit artistique au cours de son labeur.


Haut niveau culturel des modèles actuels

Ceci explique qu'aujourd'hui les modèles proviennent plus généralement du milieu des artistes : peintres, sculpteurs, acteurs, danseurs, chanteurs, musiciens, etc. Mais aussi des gens sur-diplômés qui n'ont pu par sensibilité vivre la vie sociale actuelle : diplômé du CAPES théorique, recalés lors du stage d'enseignement pratique en collège par exemple, informaticien en quête d'humanité dans sa vie... Ce sont des gens déjà préparés à écouter, recevoir eux aussi l'enseignement des professeurs de dessin. Emprunts de culture, ils ont l'esprit ouvert.

Le modèle est-il un artiste ?


On voudrait lui refuser ce statut : nous affirmons que c'est impossible.


Le modèle est "passivement" un artiste


L'artiste produit de l'art. On ne reviendra pas sur les étymologies, chacun peut ouvrir son dictionnaire, ajoutez y aussi le mot "poésie" qui en grec participe à la même idée... Le modèle produit de l'art ne serait-ce que par le prolongement de la main du dessinateur, du sculpteur. Il est passivement mais effectivement artiste. Ce qu'il donne à voir en soi est déjà de l'art et non pas une nudité crue. On ne devrait même pas ici définir le vécu du modèle sur sa nudité et la fonctionnalité de celle-ci, si ce n'est pour faire tomber les idées préconçus des ignares : le même modèle témoignant sur internet dit : "Un dernier mot pour ceux qui fantasment : je montre mon sexe à d'autres gens de la manière la plus naturelle qui soit parce que je suis venu au monde nu et que c'est par tradition ou nécessité climatique que j'ai été vêtu. Ça ne me dérange donc pas qu'on le regarde ou qu'on le détaille de la même manière que mon visage car, pour moi, mon corps est tout entier comme un visage ou un paysage, sans partie honteuse ou scandaleuse. Ceux d'entre vous qui prennent pour scandaleuses des parties qu'ils devraient considérer comme sacrées sont vraiment à plaindre." Si un homme parle avec tant de chasteté, que dirait une femme avec plus de poésie encore !


Le modèle est "activement" un artiste


Mais il est aussi artiste pour d'autres raisons : celle de l' "aura" et la participation active à l'art qu'apporte le modèle par sa personnalité. Par son dialogue, parfois sa gentillesse, certainement le mythe qui se crée autour de son estrade, par son savoir, il contribue à diriger le regard. Il influe sur l'oeuvre. Il n'est pas exclue qu'il crée lui même dans sa pose, non seulement quand on lui laisse l'imitative d'évoquer sa culture corporelle - ce qui est le plus fréquent dans la complicité professeur-modèle - mais aussi dans une véritable performance,comme cette modèle de la Villa Thiole de Nice, célèbre pour avoir posé jusqu'à la retraite, qui parfois dans une lenteur incroyable, créait une histoire dans sa tête. Son corps lui-même, chargé de tout son dur vécu, était prisé pour son expressionnisme. Aussi doit-on conférer au modèle expérimenté le statut de performeur, et au delà, celui d'artiste. Reconnaîtrait-on que son action artistique est moindre, modeste, aussi petite soit-elle, elle existe, elle est vitale pour l'art, elle est fondamentale donc, elle est primordiale.
Le statut social du modèle doit changer : on le considère vacataire administratif !


Aux Beaux-arts de Paris, et selon les validations du Ministère de la Culture après la grève de 99, le modèle est placé dans les grilles des vacations administratives. Il serait parmi les mieux considérés, disent les partisans de cette grille administrative. Au plus bas, les sténos dactylos, aides archivistes se situent à un taux un peu en dessous de 9 euros brut. Au milieu : tout un panel de missionnés aux travaux et remises de documents, programmateurs informatiens aux interventions ponctuelles, de chargés d'études. Dans le haut du panier : les modèles à 13 euros brut de base avec congés payés (un peu moins de 11 euros net). Il semblerait que la Villa Arson propose un salaire plus convenable à 15 euros brut, cependant il s'en faut de beaucoup que le modèle pose toute les semaines la journée prévue, l'académie n'étant pas une des priorités de cette école d'art contemporain. 15 euros brut ! Cela reste en deça des revendications de CoMBA (Collectif des modèles des Beaux-Arts) qui sont de 27 euros brut de l'heure de vacation.


Nous insistons avec CoMBA: le métier de modèle n'est pas une fonction administrative.


Autant le considérer vacataire du corps enseignant !


Personne ne dirait qu'on ne pourrait s'appuyer sur la grille de l'enseignement cours d'adultes, pour évaluer le métier de modèle. Et pourtant cela ne serait pas inopportun ! Aux Beaux-Arts, un assistant du professeur conférencier, dit maître de conférence, gagne, hors congés payés, un peu moins de 52 euros brut et son chef de travaux, qui pourrait être assimilable à un assistant moindre (ce pourrait être le modèle !!!!) est payé à un peu moins de 26 euros brut. Et pourtant si on mettait le modèle dans cette grille avec son salaire actuel, ne serait-il pas alors au plus bas de l'échelle avec ses 13 euros brut comprenant les congés payés ?

Tout le monde crierait au scandale de placer le modèle justement là où il devrait être ! Plusieurs parleraient même de mauvaise foi ! Tandis que jusqu'ici personne ne s'étonne que ce métier soit évalué comme le haut du panier de la grille administrative ! Où est la mauvaise foi ? Si l'on entre dans le raisonnement qu'il est possible de placer le modèle dans la grille des administratifs, rien n'empêcherait de aussi placer les modèles dans la grille des enseignants...

Le modèle est un assistant de l'enseignant

Certes, beaucoup ne souhaitent pas mettre en parallèle l'enseignant avec le modèle... ils sont encore plus nombreux ceux qui ne voudraient plus mettre en parallèle le modèle avec un emploi administratif. Or, si le modèle n'est pas enseignant, il est bien son principal assistant : même si le nom de "chef de travaux pratique" ne conviendrait pas à sa réalité, le modèle est le mieux positionné pour s'intégrer dans une dénomination proche et mériter un salaire identique. L'école de la ville de Savigny propose un contrat à un peu plus de 21 euros brut et appelle les modèles "assistants d'enseignement artistique vacataire pour l'école municipale". Voilà bien un statut pour les modèles : assistant d'enseignement artistique; une grille : celle de l'enseignement; un salaire : 27 euros brut.


Urgence de définir le statut du modèle

C'est évident que le Ministère de la Culture devrait entendre tous ces arguments et comprendre qu'est venu le temps de définir très exactement ce travail de modèle : combien il vaut au regard de la précarité, de la multiplicité des employeurs et des transports. Cette redéfinition ne peut qu'aboutir à une reconnaissance qui passe par une priorité à fixer une rémunération décente par rapport à un travail participant à la formation des élèves, un travail de performeur, un travail d'assistant, un travail avec une réelle dimension artistique : fixer un statut à ce métier.


Pourquoi l'école des Beaux-arts devrait être la locomotive de cette reconnaissance


Oui ! c'est dans tout le domaine de l'emploi public que cette réévaluation du métier devrait se faire. Dans toutes les municipalités - saluons le travail de revendication des modèles de la Ville de Paris ! Dans toutes les écoles nationales ! Au sein même du Ministère de la Culture, qui devrait prendre à bras le corps la reconnaissance de ce métier pour que l'art en France ne court pas le risque de se détériorer !

Mais vu son prestige, et quoiqu'elle ne pourra bouger qu'avec l'ensemble des structures du Ministère de la Culture, l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris est la mieux placée pour stopper la dévaluation de ce métier (paradoxalement jamais évalué !). Voyons les faits : il y d'un côté la plus grande école de France qui cesse d'avoir deux modèles par atelier, qui n'embauche plus le modèle sur trois semaines pour le modelage, et bientôt peut-être diminuera-t-elle encore le nombre d'heures des poses ? Et de l'autre, à la plus petite échelle, il y a une petite école comme Belleville qui supprime la rémunération du modèle, estimant qu'il suffit qu'il soit payé au cornet (à la quête du bon vouloir). L'urgence est qu'au plus haut l'exemple soit fort !!


La réputation de la France dans l'école des Beaux-Arts de Paris

CoMBA estime que c'est l'intérêt de cette école prestigieuse de bien rémunérer ses modèles. L'ensemble du corps professoral n'a-t-il pas signé la pétition pour le doublement du tarif horaire ? Par exemple, parmi tous, le professeur Philippe Comar : lui qui au quotidien connaît ses modèles, lui qui montre le métier dans une superbe exposition, s'il se prononce ainsi très ouvertement, si un enseignant de sa qualité s'émeut, c'est qu'il y a nécessité ! Que l'enseignement d'Académie soit autant porté par le professeur que par le modèle, cela ne se résume-t-il pas tout simplement par cet adage d'enseignant : "le modèle fait quatre vingt pour cent du cours" ? Si l'on demande au corps enseignant son opinion, on obtiendrait une grille toute autre que l'actuelle dite administrative...
Une structure internationalement connue pour laquelle les élèves viennent, comme on l'a dit plus haut de Grèce, du Canada, du Liban de la Corée, attirés par la qualité estampillé Beaux-arts, une telle structure doit montrer ce que ses élèves viennent chercher : ils attendent l'excellence ! Si l'on considère que donner un enseignement de qualité suscite la venue aux Beaux-arts des modèles de qualité, il faut être fier aux yeux de l'extérieur de son recrutement en y mettant la valorisation qu'il faut. Qualité d' embauche ? Oui ! Qualité de l'école ? Oui ! Par logique : des modèles de qualité ne peuvent que revendiquer qu'être modèle est un métier qui a des droits ! Le privé paie plus : doivent-ils être pénalisés les modèles qui veulent gagner leur vie en travaillant dans le public ? On ne peut pas considérer de la même valeur un modèle débutant et un modèle expérimenté, c'est injuste ! C'est en définitive la trés haute qualité même de ces modèles qui leur donne cette autorité revendicative et qui devrait pousser l'école à endosser le fanion de la valorisation, de la reconnaissance ! Une évidence que les Beaux-arts doivent s'emparer de ce sujet et le fasse avancer !

La situation des modèles partout en France est désormais une insulte à l'art

Il ne faut pas penser non plus que les modèles des Beaux-arts de Paris, en soulignant l'insuffisance de leur rémunération, en revendiquant un statut, en se plaignant jusqu'aux conditions d'hygienne trés spartiates, ont voulu faire une mauvaise presse à cette merveilleuse école. C'est la presse elle-même qui s'est emparée du sujet (ainsi que celui de la supression du cornet à la ville de Paris) pour l'évidente injustice où se trouvent ces modestes artistes. Pour la presse qui voit facilement dans les employeurs (tous les employeurs confondus) des méchants et dans les employés des victimes, il y a une insulte faites à des gens qui donnent d'eux-même pour de futurs artistes, pour des amateurs éclairés qui payent souvent fort cher. Si la presse pense ainsi, il y a aussi de forte chance que ces élèves artistes aux Beaux-arts, et ces adultes qui achètent leurs cours, en l'absence éventuelle d'action de cette structure pour les modèles, pourraient eux-aussi se sentir lésés et parler d'une insulte envers leur propre travail. Et de même le corps professoral y verrait une réduction de sa bonne condition de travail. L'école elle-même, sans s'en aperçevoir tout d'abord, pourrait y recueillir une insulte à sa propre réputation et enfin le Ministère de la Culture lui-aussi, s'il passait à côté de cette occasion, quand on lui pointe aujourd'hui du doigt l'injustice, serait sujet à l'insulte facile de ces intellectuels qui, de par le monde, critiquent les attitudes des Etats.

Comme une tâche d'huile qu'on ôterait de toute urgence au pressing...

C'est pourquoi on voudrait dire vivement ici à tout responsable d'Ecole et de Ministère : voyez que ce terme d'"insulte" est un concept envahissant : ce n'est pas les modèles qui l'utilisent, oh non ! ils sont trop préoccupés par celui d'"injustice" ! Mais le regard des élèves et des gens qui paient l'école, des professeurs, des amateurs, des intellectuels, du grand public... Tous seraient succeptibles d'utiliser ce concept, et plus encore les médias : l'insulte, s'il y a lieu, est avant tout pour l'image de marque de l'école des Beaux-Arts elle-même, Du Ministère de la Culture lui-même. Pour l'éviter, tous devraient se montrer digne dans la défense de ce premier maillon de l'art ! Tous devraient s'activer à effacer l'injustice.