vendredi 29 avril 2005

Une balade printanière au Pays musical niçois : poutine & gros poissons


Le vieux Nice - Photo (c) www.06nice.com Gilles EhrentrantNice par coutume est appelée lieu du palmier, c’est dire que cet arbre symbolise sa soi-disant absence de culture, quoique l’on donne la palme aux poètes ! Oui, les grands peintres sont venus ici, mais, pense-t-on, en dépit du magnifique musée de Chagall, ils sont repartis avec leurs trésors, laissant à Nice son unique beauté insolente. C’est bien injuste pour une ville dotée de théâtres, de concerts, d’une belle université… 

     Ce n’est pas la culture qui manque à Nice, elle est, dans les grandes institutions, d’une extrême qualité ; elle est aussi dans le cœur des hommes. Quand d’autres attraits attirent les sens, on n’y est pas pour autant oublieux de la culture. Comme dans toutes les villes, on peut aller goûter la grande cuisine aux adresses étoilées et se faire servir le turbot de Donatien dans un plateau géant, ou bien, en chinant, on peut se régaler de spécialités locales dans un petit restaurant caché, avec au menu les larves de sardines, en nisard : la poutine. C’est un double luxe auquel il faut inviter tout un chacun. Encore faut-il savoir où aller ! Ici, comme ailleurs, à quelques mois d’intervalle on peut écouter, jouées par deux orchestres différents, deux versions merveilleuses du concerto l’Empereur de Beethoven, mais une poignée de curieux seulement seront venus à la découverte des danses du Terpsichore de Praetorius. Ici, comme ailleurs, les chercheurs, les inventeurs, cette poutine féconde, ceux qui veulent montrer autre chose, ceux-là doivent se contenter de l’adage de Malraux : « la culture sinon pour tous, du moins pour chacun ». Partout se trouvent des petits Sisyphes en sueur qui peinent à donner du beau. A Nice aussi, l’excellence des grandes institutions côtoie celle des petits concerts. Louons les unes, indiquons les autres. Voici de quoi lancer un premier débat : « la vie culturelle des villes ». 

Au mois de Mars 

      Prenons, exemple parmi d’autre, le début du mois de Mars, début de printemps prometteur, agaves rouges, mimosas et, déjà, les cerisiers. Commençons par le gros poisson. Le samedi, l’Opéra offrait une création (sur la région) de Philippe Hersant : der Wanderer, issu d’une poésie de Georg Trakl sur le thème germanique du vagabond métaphysique. C’est une barcarolle de la mort commençant, comme c’est une tendance de notre siècle, par la passion du grave et du beau. Nous pressentons que depuis 1980, début de l’ère de la communication, le beau réapparaît d’abord dans la résurgence de la conservation du patrimoine, peut-être dans l’écriture contemporaine. Hersant se disait « ni néo-spectral, ni néo-tonal, ni néo-romantique ». Il n’est ni l’un ni l’autre, ni les trois à la fois : simplement à la recherche du beau… ce serait matière à un deuxième débat : « l’esthétique des siècles ». Toujours est-il que l’émotion naît de cette grave et douce méditation. Quant au reste du programme, il filait la métaphore des racines germaniques de cette œuvre en honorant Schubert, Wanderer lui-même, à travers la symphonie inachevée et Beethoven, Empereur. On nous proposait le principe pédagogique de faire découvrir un trésor contemporain en l’enrobant de mets succulents, augustes et digérés. 

     Le soir, au centre culturel de la providence, à 20h30, la Société de Musique Ancienne de Nice présenta des bals et concerts royaux de l’époque de Louis le treizième et Louis le quatorzième. Connaissez-vous cette SMAN ? Et bien, c’est un fleuron créché dans une salle magnifique au pied du château, la Providence, une ancienne chapelle d’un couvent détruit. Rafraîchie, ses couleurs sont joyeuses, ses ornements baroques, elle est parée d’un orgue historique du dix-septième siècle, muet et en attente de restauration. On s’y sent bien, il y fait bon, chaud, on y entend une musique aussi bien jouée qu’à la cour des rois. 

     Marie-Claire Bert est la tête de ce groupe ; professeur réputée, elle peut attirer vers elle de grands musiciens – certains sont de ses élèves, dont Jérémie Papasergio, bassoniste, douceur de jeu et grâce de sourire (parmi ses nombreux disques, celui sur Selma y Salaverde Chez Ricercare est à conseiller). Ils étaient accompagnés d’Elsa Franck au hautbois et Emanuelle Guigue sur une sorte de gigue ou rebec. Il faut y ajouter le continuo de Michaela Chitrite. 

     Souvent, à la lecture d’un programme XVIIIe siècle la peur de la monotone répétition nous étreint, ici : pas du tout ! c’est un choix artistique réfléchi de chefs d’œuvre ajoutant chacun un éclairage nouveau : un programme de disque. 

     Si l’ouverture de Lully manquait de son orchestre, elle figurait là pour ouvrir l’écoute sous ce haut patronage. La sonate de J. CH. Schickhart, corellien inconnu des dictionnaires, proposait une légèreté absolue dans l’écriture à quatre voix, élégance des années 1690. Tandis que la sinfonia de Bach était remplie de cette émotion et de cette science ! Intéressante est l’utilisation de cette fameuse gigue ou rebec : sa sonorité, plus roque que celle du dessus de viole fut choisie pour rivaliser avec les vents. Leurs harmoniques ne lui permettaient pourtant pas de s’exprimer tout à fait, quoique qu’une oreille bienveillante, bien tendue vers le discours du contrepoint, entendait tout de même suffisamment clairement. Pourtant ce genre d’instrument ajoutait quelque chose d’ineffable : l’ingratitude technique qui lui est inhérente est propice à la plus noble émotion. L’instrumentiste s’y meut difficilement et c’est cela même qui procure un sentiment lancinant. Qu’est-ce alors d’entendre sur ces cordes immobiles et contraintes ces volutes infiniment flexibles, plastiques, expressives de l’écriture bachienne : c’est un arrachement du cœur, une admiration pour l’artiste adroite, plus adroite encore que si elle eût tenu un violon au son rond et facile. C’est ainsi que parfois on est plus admiratif à entendre une soprano lyrique parvenir au registre aigu qu’une soprano colorature s’y promenant avec aisance. De même la virtuosité sied aux instruments difficiles sous les mains des habiles. C’est là un thème pour un troisième débat : « la technique et l’expression ». 

     Puis un Purcell instrumental, peu connu, nous offre une chaconne à trois dessus de flûtes, héritière de la ciaccona de Corelli, quoiqu’en deçà de sa valeur, et infiniment plus souple que le canon de Pachelbel qui partage un tiers du thème de sa basse, ce qui n’a pas manqué de frapper le public. Subjuguée un instant par le jeu de bassoniste de Papasergio dans les thèmes heurtés d’une sonate pleine de fugues françaises d’un Dornel, chaque oreille dut ensuite s’étonner que François Couperin surnage de loin, certes en compagnie de Bach, le répertoire de son temps. Que l’on sent, dans ce huitième concert Royal, que l’amour de la viole donna à cette famille un tour inimitable, clair et mélancolique ! Enfin, un instant, couleur (basse de viole et basson seuls) et rythme de rigaudon firent d’une sonate de Boismortier un petit bonheur, tandis que Corrette, l’amuseur amusé, avec laservante au bon tabac, vint achever ce concert sur le ton de l’aristocratie mêlée artificiellement au populaire : tout le charme du « raffiné naturel » du XVIIIème siècle, fausse simplicité, décalage plein de douleur et de regret : c’est que la « société a perverti l’homme ». et l’on ressort de ce concert en songeant à un quatrième débat : « les sentiments de la révolution française ». 

     Ajoutons que le jeudi qui précéda, ce fut un concert Purcell à deux voix par deux solistes de l’ensemble Voxabulaire (Liesel Jürgens, soprano et Michel Géraud, alto, accompagnés au clavecin par l’étonnant Dimitri Goldobine) c’était dans le cadre de la saison de cet ensemble, Chapelle Sainte Croix, Vieux-Nice, rue de la Loge, tous les premiers jeudis du mois à 20 h 30 ; ajoutons encore que le Dimanche même, l’ensemble Baroque de Nice dirigé par Gilbert Bezzina, donnait à l’église Saint François de Paule, en face de l’Opéra (elle accueillit les morts de son incendie, il y a plus de cent vingt ans), une version instrumentale des Sept paroles du Christ de Haydn, avec comme récitant le moine bénédictin Benoît Peckle, aumônier des artistes, et qu’enfin on pouvait simultanément entendre Nathalie Lebrun, professeur de Harpe du conservatoire et concertiste réputée à l’église anglicane, the Holly Trinity, rue de la Buffa – on avait pu l’écouter, peu de temps auparavant, dans un vernissage d’art contemporain, populeux et mondain : en une somptueuse villa à l’escalier à double révolution. Où chercherait-on donc à donner de la tête dans ce printemps fleuri ? Que choisir encore à la fin du mois entre laPassion selon Saint-Jean par le Chœur Universitaire des Alpes-Maritimes dirigé par Alain Joutard à l’église Saint-Pierre d’Arène pour le Festival de la voix ( quelques jours plus tard ce fut Bouzignac et Schütz par le grand chœur), ou les oratorios de Carissimi (encore par l’ensemble Voxabulaire) au Temple Protestant, boulevard Victor Hugo, temple qui tient, depuis vingt ans, sous la houlette du Pasteur Gœrtz, une belle saison annuelle de concerts spirituels ? Sans compter les nombreuses manifestations de la Semaine Sainte – on entendait, le Vendredi Saint, par exemple, jusque dans la rue, résonner le son Renaissance des cors placés par la Mairie, l’Université et le Conservatoire dans la cour du palais-musée Lascaris : car plusieurs groupes illustraient par un nocturne la fin d’un vernissage organisé par « Mars au Musée » (étudiant de la section Médiation culturelle de l’Université). Le même soir, outre les offices de Ténèbres des diverses chapelles - qui là en grégorien, qui là en concert -, la Grande Duchesse d’Offenbach était donnée à l’Opéra…). A moins finalement d’aller écouter, le dimanche de Pâques, Werther de Massenet à l’opéra de Monaco – c’est à deux pas ! 

Au mois d’Avril 

      C’est au deuxième Week-end d’avril qu’on trouve un autre exemple de profusion. Le vendredi, en même temps qu’un nouveau concert vieux-niçois de l’Ensemble baroque de Nice, l’ensemble Apostrophe, détachement de l’opéra, donnait un programme sériel à Cimiez : Berg, Webern, Schœnberg. L’actuelle direction musicale de l’Opéra de Nice, affectionnant la musique contemporaine, a eu cette idée heureuse de laisser s’exprimer dans le cadre d’une formation réduite, les sensibilités artistiques de ses musiciens. L’ensemble Apostrophe s’est ainsi acquis une réputation et se trouve désormais à demeure dans le musée Chagall de Cimiez, dans la salle des vitraux bleus, celle du clavecin Dowd au couvercle peint. Son public est fidèle. Comme grands moments de cet ensemble, on a pu, au cours de l’année, entre autre, assister à un concert à quatre clarinettes lors duquel la soprano Tanya Laing chanta Dallapiccola, Webern et Gershwin, ou encore un magnifique quatuor de la fin des temps d’Olivier Messian… une prochaine chronique permettra sans doute de commenter le travail de cet ensemble. 

     Le lendemain ce fut une chose étonnante : plus de cinq cent personnes se trouvèrent en l’église Saint-Pierre d’Arène pour assister à un magnifique concert du settecento sicilien par un ensemble de Palerme, Antonio Il Verso, ensemble qui a participé à nombre de disques montéverdiens de Gabriel Garrido. L’église était trop vaste pour la musique baroque. C’était stupéfiant d’entendre quand-même sonner là, sans micro, un clavecin et un luth, une viole, un violon baroque et une flûte de voix, sans compter les quatre solistes de chant. Le public dut tendre l’oreille et s’en accommoda sans problème. D’où venait l’affaire ? D’abord, l’instigation du consulat d’Italie, doublant le concert d’une exposition de photos de la Palerme baroque – belles, cela va de soi - fut un apport certain de public. Ensuite le choix du lieu, malheureux pour l’esthétique et pertinent quant à la géographie de la ville et sa disposition sociale. Enfin le charisme du curé de cette paroisse, son activisme artistique, le faste de ses cérémonies, apport d’une clientèle sensibilisée de toutes les façons à la culture. Il y a lieu de s’interroger : que fut-il advenu de ce concert dans les somptueuses églises baroques du Vieux-Nice, le public eut-il était aussi nombreux ? Hormis la cathédrale, place Rossetti, aucune église du Vieux-Nice ne peut parvenir à un tel rendement. On expliquera cela par la position du quartier, barricadé en contrebas entre la colline du château et le cours de l’ancien fleuve, jouxtant le centre voitureux de la ville : il est quasi impossible de bien se garer sinon en payant ; les ruelles étroites découragent les personnes âgées de sortir la nuit ; une réputation de dangerosité, non méritée, accompagne la présence des bars de jeunes qui fonctionnent le week-end : en semaine les rues nocturnes sont un désert inquiétant, les restaurants sont tôt fermés ; il faut attendre mai pour qu’une vie étrangère s’y installe. 

     Au-delà des questionnements sur l’accessibilité des quartiers, le public de Saint-Pierre d’Arène n’est pas le même que celui du Vieux-Nice et les amateurs baroques connus du Vieux-Nice furent peu nombreux dans l’assistance de ce soir-là. De fait, cet espace de culture correspond à la partie ouest de la ville, proche de l’ancien quartier russe, quartier plus moderne et commerçant. L’Eglise longe le boulevard Gambetta juste derrière la promenade des Anglais. Inachevée à cause de la guerre de 14-18, elle devait être une sorte de Fourvière niçoise, art déco ou néo-gothique ; elle est désormais grise et sans décor, sans clocher avec, à l’intérieur, des colonnes non dégrossies (elles ont encore les cales entre les blocs de pierre) : elle est presque seule à assurer sa place culturelle dans le quartier, tel un catalyseur. N’oublions cependant pas le CUM, Centre Universitaire Méditerranéen, fondé par Paul Valéry au bord de la mer avec son amphithéâtre ; la faculté des lettres, desservie par son architecture, mais très active ; le musée Chéret sur la colline des baumettes, magnifique villa russe, hélas perdu par sa situation géographique pour l’organisation des concerts ; la cathédrale russe et ses activités aussi spécifiques que prisées ; l’église anglicane qui, culturellement, suivant les saisons et les organisateurs, fait tantôt le plein, tantôt le vide ; enfin le temple protestant et sa saison de concerts spirituels au public d’habitués. Le musée Masséna aurait-il pu créer un phare – laïc - pour le quartier ? Il est à remarquer qu’ailleurs dans la ville, à Cimiez, le monastère franciscain eut été une alternative pour aller à la rencontre d’un autre public : celui des hauteurs de la ville, public huppé et certainement cultivé. Architecture baroque, site lumineux, jardin de roses, à l’intérieur trois chefs-d’œuvre de la peinture (les plus fameux tableaux de Bréa), un autel splendide, mais pas d’orgue baroque (pour toujours ?). C’eût été le lieu pour y placer l’ensemble de Palerme et son public. Mais, pour l’instant en restauration, le monastère ne cherche pas à avoir un dynamisme musical qu’il sut et serait certainement encore avoir. Voilà ainsi de quoi alimenter le débat, cinquième dans l’ordre, sur « la géographie de la culture à Nice ». Cependant, nous n’avons pas parlé du programme chanté et joué par l’ensembleAntonio Il Verso : gardons cela pour une critique que vous pouvez lire sur Resmusica. 

     Pour le dimanche, il fallait faire le choix : ou écouter l’Ensemble Baroque de Nice ou voir le chemin des Abeilles à l’Opéra. En ce qui concerne le programme du concert de l’Ensemble de Bezzina, on devinait sur le papier qu’il était aussi endeuillé que l’actualité et comptait en sus du « concerto Morte e sepoltura di Cristo » de Caldara, d’autres œuvres méditatives et funèbres de Corelli et Vivaldi, émotions « baroques » dirigées par le violoncelliste Felix Knecht. Les témoignages recueillis plus tard étaient enthousiasmés au sens religieux du terme : les œuvres firent donc l’effet voulu. Attendons le prochain concert des 6 et 8 mai avec Agnès Mellon pour parler de l’Ensemble Baroque dans une prochaine chronique… 

     Mais parlons du Chemin des Abeilles, du projet, du résultat. Le projet est d’importance, c’est une démarche audacieuse et difficile. Il n’est que de citer le livret. L’opéra trouve d’abord un mécène pour l’entreprise, la Caisse des Dépôts qui « consciente que le goût pour la musique s’acquiert dès le plus jeune âge, a décidé, dès 1992, d’orienter une partie de son mécénat musical vers les jeunes publics. Elle apporte son soutien aux actions entreprises localement en direction des publics scolaires. ». Ainsi doté, l’Opéra se tourne vers l’enseignement, trop content de trouver là matière à nourrir l’IUFM, Institut de Formation Universitaire des Maîtres. Les jeunes professeurs font chacun un mémoire sur un projet porteur : le chemin des Abeilles a trouvé son terreau. Ainsi lit-on dans le livret : « Depuis deux ans, une expérience nouvelle a été initiée par la direction de l’Opéra de Nice en partenariat (…) : la création à Nice, d’un opéra spécialement conçu avec et pour les enfants qui sont associés à toutes les étapes –l’invention de l’histoire et l’écriture du livret, la fabrication des décors et des costumes, la création de la mise en scène, et leur participation aux représentations. Des élèves de l’école des Moulins (située en Z. E. P), qui étaient en CE2 au début de l’aventure et qui sont aujourd’hui en classe de CM2, ont participé à l’écriture du livret avec la librettiste Sugeeta Fribourg. Ces élèves joueront, sur scène avec les solistes professionnels et le Chœur d’enfants de l’Opéra, les rôles qu’ils viennent de créer. D’autres classes ont imaginé des décors et des costumes. Dans la salle, lors des représentations scolaires, des enfants leur donneront la réplique en chantant des airs appris en classe ». Impeccable et édifiant. 

     La réalisation … il faut être dur, mais pour défendre cette entreprise passionnante de ses propres pièges. Tout d’abord, la musique est si pauvre ! l’instrumentation privilégie les couleurs âpres d’une certaine tradition des années vingt et trente du siècle dernier, d’esprit ironique et terne ; mais cela perdure trop longtemps dans une œuvre pour enfant qui voudrait parler d’espoir. Les cuivres et les bois dominent, les cordes sont clairsemées, les percussions efficaces, le piano un peu effacé, le résultat lugubre, comme les bandes dessinées sur les mondes bioniques. On entend quelques belles pages : avec des effets, telle la scène de la soupe ou de l’émotion, tel l’attroupement autour de la Rumeur endormie, d’un pathétique inquiet. Les enchaînements entre une scène musicale et l’autre essoufflent peut-être le rythme de l’action. Quand la Poésie arrive : que le public aurait voulu de la lumière ! Peut-être s’attarde-t-on définitivement trop sur la partie consacrée à la « ternissure » de Cassiturne ? Que dire des thèmes musicaux : presque une mélodie de paix hébraïque, un thème d’enfance ressemblant au célèbre « Dès aujourd’hui ton Royaume est né », à peu près repris comme leitmotiv opératique, portant, dans le final, les paroles : « bientôt nous pourrons moissonner de vastes champs de blé ». On aurait préféré quelque chose de plus personnel - mais peut-être d’autres trouveront ce rapprochement émis porteur d’un sens très positif ? Etait-ce délibéré ? était-ce le but ? Ce thème, l’a t’on choisi ou imité parce qu’on le voulait un élément mnémotechnique pour les représentations scolaires ? 

     L’histoire est belle, très belle même : un jeune paysan, Lucio, de la planète Cassiturne, tout plein de bonté, voudrait offrir l’âge d’or à l’Humanité. Il s’adresse à un magicien qui lui donne une baguette magique à deux côtés : un noir et l’autre blanc. Il doit se frapper la tête et choisir entre le sommeil ou l’action. On devine ce qu’il choisit … mais malheureusement une abeille le divertie et le voilà qui se cogne la tête avec le côté noir. Il s’endort pour trois cent ans, se réveille sur cette même planète devenue désertique. La scène est obscure avec des lunes, les pierres parlent au pauvre homme et lui disent le malheur de la planète : c’est le chœur d’enfant. Puis il voit les gens boire une soupe chimique ; un mendiant lui dit comment tout est arrivé : c’est par les pesticides ; ils ont tué les abeilles, lesquelles permettaient la reproduction des fleurs. Plus de végétation, plus d’eau potable. Il raconte aussi que la Rumeur, vêtue de papiers journaux, est un tyran, puant d’une odeur de punaise, et qu’elle domine le monde ; qu’au nord du pays est un jardin merveilleux gardé par un Ogre Volant. Là sont plantes et eau. Lucio le paysan décide, avec sa baguette (« ne touche pas à cette baguette ! » disaient les pierres) de retrouver ce Jardin et cherche la Poésie : elle lui dira le chemin. La Rumeur se fait passer pour cette dernière, mais avec ses mains rugueuses et son odeur, elle est heureusement démasquée. D’un coup noir de la baguette, elle s’endort – la poésie arrive et donne une rose munie d’une abeille à Lucio – l’abeille le conduit. Le mendiant raconte cet espoir aux enfants avant d’aller cacher la Rumeur endormie : « ils sont si naïfs qu’ils seraient capables de la réveiller ! ». L’ogre Volant ressemblant à un paléodinosaure échappé du Roi Pausole (l’opérette fut donnée en début de saison à Nice) avec jumelle et tapette à mouche, fini lui aussi par être endormi grâce à l’agacement de l’abeille et la baguette magique. Quant à la jardinière, jalouse de son paradis, elle refuse un instant de donner les graines : « elles sont faites pour ceux qui les méritent, pas pour les mendiants ! »; mais elle craque devant la rose, espèce disparue, et cède, en troc, toutes les graines. La planète pourra revivre grâce au héros blond, blond comme le petit prince de Saint Exupéry. 

     Cette poétique histoire, malheureusement trop actée, sans doute pour la compréhension par les enfants, a souffert des longueurs du texte, de l’alternance voulue de scènes parlées/airs, finalement aussi mécanique que le récitatif/aria de l’opéra napolitain ! nombreux furent les enfants qui s’ennuyaient dans la salle ; on les entendait souffler : voilà un comble puisque c’est eux qui ont écrit l’œuvre (mais c’était une représentation publique, nul doute que les représentations scolaires connurent une autre ambiance) ! – on sent que l’adulte à trop réfléchi sur leur travail et, par pédagogie, a tué la spontanéité de l’affaire. Il fallait plus d’amusement, moins de paroles. Savons-nous encore exprimer la poésie de l’enfance ? Ce serait un sixième débat : « que reste-t-il du travail des enfants une fois revu par les adultes ? ». Ainsi à la fois critiquable par ses longueurs et louable de son effort pionnier, l’œuvre est-elle faite pour la consommation dans l’instant avant que de sombrer dans l’oubli ? fut-elle pensée pour la seule l’entreprise, en amont, de deux ans et, en aval, pour le seul divertissement du mois d’Avril ? Souhaitons à cette œuvre une postérité et ce, pour deux raisons : primordialement, parce que « créer », et encore plus créer un « projet pilote » est bien plus difficile que réadapter une œuvre pré-existante ; l’humilité de la critique est alors de saluer le tour de force et d’inviter à son renouvellement ; secondement, parce qu’on a peu d’opéras pour enfants ; il est bon d’enrichir, surtout d’une façon aussi originale - par les enfants eux-mêmes - cette tradition qui aligne déjà des chefs d’œuvre dont certains de Ravel et de Britten. D’ailleurs, voyons le positif : les costumes sont très proches de la sensibilité des enfants, le décor de Caroline Constantin, triste et lunaire, poétique ; les chanteurs étaient bons, la diction chantée était particulièrement adaptée au genre pour les barytons Bernard Imbert et Jean-Michel Caune, dont on salue le jeu d’acteur en tant que protagonistes (même s’ils n’étaient pas très à l’aise dans la tessiture vocale de son rôle). Le chœur d’enfant, préparé par Philippe Négrel, était vraiment parfait – l’œuvre étant exigeante pour eux. C’est cela qu’il faut souligner en définitive. Nice est dotée d’un chœur d’enfant qui commence à mériter une célébrité, que la Rumeur le dise… 

     L’opéra s’achevait vers 17h, le temps d’embrasser les petits chanteurs, qui, en se démaquillant, entonnaient le leitmotiv « hébraïque » (dont on a parlé en mal et qui fut pourtant pour eux source de beaucoup de joie : preuve en est qu’ils le chantaient à présent en dehors du spectacle, sous l’instigation des filles ! – les garçons pensaient peut-être aux rollers ?) - il fallait filer à Mougins pour voir un autre concert consacré à la viole de gambe avec Sylvie Moquet et Dimitri Goldobine, concert dont vous pouvez aussi lire la critique sur Resmusica. 

Conclusion 

      Mais, en achevant, on réalise que non seulement on fut nourri à satiété de musique, mais que de plus, on a pu fomenter plusieurs débats sur la culture – six au moins ! Pourquoi ne pas aller au Bar des Oiseaux, dans le Vieux Nice, avenue de l’Abbaye, pour causer philosophie tous les premiers mercredis du mois ? Nous ne l’avons pas encore fait ! Et cela existe, entre autres, à Nice… 

Crédit photographique : © www.06nice.com Gilles Ehrentrant 


lundi 18 avril 2005

Olivier Baumont : parcours et engagement d'un défenseur du clavecin

Olivier Baumont - Photo (c) DR

A l’occasion de son récital à Paris, le 18 avril prochain, à la Comédie des Champs-Elysées , Olivier Baumont s’est confié. L’interprète de Purcell et de Couperin, commente le programme du concert. Il nous parle de ce rapport ténu entre public et artiste, évoque la pertinence des correspondances entre musique et peinture, se révèle un vivaldien convaincu. Parcours et engagement d’un défenseur du clavecin.

Vous donnez un concert le 18 avril prochain à la Comédie des Champs-Elysées à Paris. Au programme : Purcell, F. Couperin, Bach, Vivaldi, D. Scarlatti. D’une façon générale, quel état d’esprit préside en vous à la préparation de vos concerts ? 
Olivier Baumont : Tout d’abord, faire le meilleur concert possible. Un concert, c’est toujours la réunion de trois éléments : un répertoire, un interprète, le public. Il est réussi quand s’opère une vraie adéquation, quand l’interprète est parvenu à convaincre, à émouvoir le public par le répertoire. Je dirais qu’il faut que chacun, dans le binôme interprète/public, fasse un chemin au cours du concert : pour l’interprète, celui d’amener le public à une qualité d’émotion particulière ; pour le public celui d’une certaine concentration pour parvenir à cette émotion vécue comme un dialogue. Je trouve que le concert est plus une rencontre qu’une prestation soliste sur scène face aux gens. Penser cela m’ôte le trac ; J’aime aussi l’idée qu’un concert offre l’occasion d’inviter des amis et de se parler entre nous pendant une heure. 

Quelles affinités établissez-vous entre les compositeurs du programme et d’une façon générale comment construisez-vous vos projets ? 
OB : Je construis les programmes différemment suivant les pays et les festivals. Il se trouve que pour Paris, j’aime bien les façonner avec des composants variés qui reflètent un peu mes préoccupations du moment. Je trouvais intéressant de joindre Purcell et Couperin, deux auteurs qu’on mêle très rarement ; en deuxième partie, Bach et Scarlatti, avec au milieu une sorte d’intermédiaire, un gardien du temple, qui serait Vivaldi. La réunion de Purcell et de Couperin est plus particulièrement affective et il n’est pas besoin de chercher des liens artificiels entre les deux. J’ai une passion aiguë pour Purcell depuis toujours. Je pense que son œuvre de clavecin a été occultée, peut-être de façon compréhensible, mais sans doute aussi un peu injuste, par ses grandes œuvres lyriques et religieuses. L’œuvre de clavecin est petite en dimension mais absolument admirable. Elle a, sans arrêt, un lien avec le répertoire de la scène et du culte puisque beaucoup de pièces en sont issues et sont devenues ultérieurement des pièces pour clavecin : j’aime donc beaucoup ce clavecin qui était autre chose au départ, à proprement parler une « traduction » de l’œuvre lyrique et, dans bien des cas, sur le clavier du clavecin même, on sent encore la scène, là, présente. Quel mélange chez Purcell ! C’est un mélange des genres : musique céleste et chants des tavernes, musique totalement angélique et divine et puis, d’un coup, humoristique : des paillardises ! Mélange séduisant, comme, un siècle plus tôt, dans Shakespeare. Purcell est en tout cas peu joué : peu joué à Paris, c’est intéressant de commencer le concert avec cela. Couperin : c’est une évidence dans mes concerts. C’est un de mes auteurs fétiches. Le jardin secret des clavecinistes. Il a eu une carrière brillante à la cour, puis s’est progressivement mis en retrait de la vie publique ; il publia ses quatre livres de pièces de clavecin qui sont un peu comme les Mémoires de Saint-Simon et les Caractères de La Bruyère : des pièces de caractères. Il a dépeint tout son siècle, le visage psychologique de certaines personnes. C’est un immense parcours, il y a 240 pièces – on ne joue pas, bien sûr, les 240 au concert mais on peut pratiquer un voyage magnifique fin XVIIe/début XVIIIe. J’aime cet aspect privé et intime assez difficile à transmettre en concert. Gustav Léonhardt parle de cela assez justement en disant que Couperin convient très bien au disque, à l’écoute en privé, mais pour le récital - qui semble nécessiter une interprétation un peu plus brillante, plus « cirque » - c’est un défi d’amener le public à appréhender, au beau milieu, cette musique très secrète et de transformer un simple concert en un salon intime, voilà pourquoi Couperin est très présent dans mes prestations : prendre les gens avec soi et leur livrer des confidences ! Pour la seconde partie du programme, l’approche est différente. J’ai voulu illustrer le style français et le style italien. J’ai choisi Bach pour aller d’un style à l’autre. Bach est l’auteur avec lequel on ne cesse de travailler. Depuis que je suis claveciniste - et cela fait assez longtemps, depuis l’âge de 9 ou 10 ans -, Bach m’accompagne. C’est un auteur avec lequel on grandit et que l’on n’arrête jamais de jouer. Je commence donc par une Suite, représentative du style français, suite de danses, puis une transcription du Cantor au clavecin d’un concerto pour violon et orchestre de Vivaldi. Cela nous mène vers l’Italie, et je termine avec l’aspect véridiquement Italien car c’est toujours bien de terminer avec l’Italie, ici par des sonates de Domenico Scarlatti qui sont inédites et qui ne font pas partie des 555 sonates officielles. Depuis quelques années, on a découvert une vingtaine de sonates dans les manuscrits attribués à Scarlatti : elles ont toutes les chances d’être de lui. 555 c’est presque un chiffre trop beau pour être vrai et il était fatal qu’il y ait un tout petit peu quelque chose dans ce goût là… S’il fallait en définitive trouver un lien dans ce concert se serait l’Europe musicale fin XVIIe / début XVIIIe où paraissent l’Angleterre, la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne (puisque Scarlatti a vécut dans ce pays) : ce sont les « Nations réunies ». 

Avez vous déjà enregistré ces compositeurs ? 
OB : Tout ce que je joue en concert à l’exception des sonates de Scarlatti, je l’ai enregistré. Scarlatti n’est pas encore enregistré mais j’ai assez envie de le faire ! J’attends d’avoir une rencontre avec un instrument, un grand clavecin italien ou espagnol original donc ancien, pour lequel j’aurais un vrai coup de foudre et je dirai « là, je veux y aller ! demain, tout de suite ! » En Espagne certainement ! il faut que je sois séduit puisque nécessairement j’aurai trouvé ce que je cherche en tant que son, dans Scarlatti : tous les clavecinistes ne cherchent pas la même chose. Dès que j’aurai trouvé mon son, je ferai le disque. 

J’ai entendu la remarque pertinente d’un violiste qui soulignait le changement du goût ressenti dans l’évolution de l’écriture au milieu de l’œuvre de Marin Marais à l’extrême fin du XVIIe siècle. Comment ressentez-vous et expliquez-vous les changements de jeu et d’écriture pour le clavecin en France entre le XVIIe et le XVIIIe siècle ? 
OB : Votre question est très pertinente ! Je pense que la modification du style suit l’évolution politique et sociale. On a, avec Louis XIV, un règne absolument gigantesque de 1661-1715, on peut dire que le « Grand Siècle » s’arrête en 1715. Il est étonnant de voir comment dans l’Histoire, en France en tout cas, les siècles sont un peu décalés par rapport à la matérialité de la date transitoire, le chiffre rond. En 1610, la mort d’Henri IV marque la fin du XVIe ; 1715, mort de Louis XIV, fin du XVIIe ; 1815 : fin de l’empire de Napoléon, fin du XVIIIe ; Guerre de 1914-18, fin du XIXe. Et la grande question – cela n’a rien à voir avec l’interview – qu’est-ce que la fin du XXe siècle, est-ce la chute du mur ? est-ce le 11 septembre ? 

Pour ma part je pense qu’il n’y a pas eu de XXe siècle mais que le XIXe siècle s’est spécialisé à l’extrême, s’est poursuivi jusqu’à l’ère de la communication et les années 70, un peu avant la chute du mur d’ailleurs, c’est une vision…. 
OB : on aurait un immense XIXème siècle ! 

Le XXIe siècle aurait commencé à la suite et de cette façon on n’a pas de transition entre le XXe et le XXIe, une sorte de fondu…glissé ! 
OB : Il est possible que le XXIe siècle soit la communication, le net et l’informatique. 

C’est possible… mais revenons à Louis XIV. 
OB : Jusqu’à la mort de Louis XIV, le répertoire du clavecin s’exprime dans le cadre des danses. La danse, au Grand Siècle en France, ce n’est pas seulement un divertissement, c’est aussi une attitude sociale. Il est curieux de voir qu’il y a des correspondances très étroites entre la façon dont on se présente à la Cour, dont on fait une révérence devant le Roi et la danse elle-même. Les danses des bals n’étaient pas éloignées de celles des ballets et de la scène, de sorte qu’il y avait tout un art de paraître, une convention de Cour. L’homme de Cour apprenait, non pas seulement la danse, mais un maintien, physique évidemment, surtout social : la danse est un maintien social. Cela se retrouve, bien entendu, dans le clavecin puisque la musique de ce temps passe par des rythmiques, des allures : un caléidoscope ! une allemande, très noble, très grave ; une courante, plus élégante, plus séduisante ; une sarabande, plus dramatique, etc… on passe par des carrures, des ambiances différentes comme si l’on avait diverses facettes d’un même personnage. Mais ce fut une petite révolution dans le monde du clavecin que l’abandon progressif par François Couperin des danses au profit des pièces de caractère, qui peuvent éventuellement avoir une rythmique de danse, mais surtout qui vont dépeindre et désigner une personne, un sentiment… et l’on peut dire qu’en musique, le début du XVIIIe siècle commence en 1713, pas loin de la mort du Roi, avec le Livre Premier de François Couperin et ses pièces, justement de caractère, comme La LaborieuseLa PrudeLes Sentimens… des états psychologiques. Voilà donc la grande différence entre le Grand siècle et le Siècle des Lumières : la Noblesse - des danses - cède la place à la Grâce - c’est-à-dire à la peinture des sentiments. Comme par hasard, politiquement, on passe de l’austérité réelle de la fin du règne, marqué par le décès des fils, petit-fils, petite-fille et deux arrières petits-fils. Louis XV devient Roi par le sort, il n’est que le troisième arrière petit-fils. La cour était endeuillée, le règne finissait religieux et sombre – on passe de cette austérité à la Régence, période extravertie - c’est le moins qu’on puisse dire ! et le règne de louis XV l’était aussi. Un changement de tempérament… Changement allant des danses nobles, danses de maintien à un répertoire plus psychologique. 

Que pensez vous de l’influence du luth dans la musique de clavecin ? 
OB : L’influence du luth est essentielle en France et pas seulement : en Angleterre aussi. Mais tout simplement d’ailleurs on peut penser qu’à cause de lui, l’école de clavecin en France s’est développée plus tardivement que les autres écoles européennes, comme l’italienne avec Frescobaldi, un des premiers grands maîtres du tout début du XVIIe ou l’anglaise avec Byrd à la fin du XVIe ou néerlandaise avec Sweelinck, etc. En France, le premier livre édité est celui de Chambonnières en 1670 – mais il était actif bien avant – le grand répertoire de clavecin s’étant élaboré dans les années 1650. Cela s’explique par l’omniprésence du répertoire de luth. Et les luthistes ont apporté aux clavecinistes, non seulement la rythmique des danses, puisqu’ils furent les premiers à agencer les suites mais surtout une écriture particulière qu’en France on appelle, dans le jargon « clavecinistique », le « style luthé ». C’est une façon de présenter l’harmonie non pas de façon verticale comme on le pratique souvent à l’orgue mais horizontale : on égrène chaque note de l’harmonie à la suite mais en les tenant toutes au fur et à mesure. On joue une note, on la tient pendant qu’on joue une seconde et ainsi de suite pour la troisième, la quatrième… on obtient une sorte de halo sonore, un brouillard harmonique qui valorise la résonance de l’instrument.. Les facteurs de clavecin français n’ont eu de cesse de la développer dans une véritable symbiose avec les instrumentistes pour finalement faire de l’école française, par rapport à l’italienne ou l’allemande, proprement l’école de la résonance. 

En Allemagne le champion du style luthé est Buxtehude ? 
OB : Plutôt Froberger, - les suites de Buxtehude sont splendides, c’est indéniablement l’un des plus grands auteurs de l’histoire de la musique -, mais si l’on parle vraiment de l’utilisation de la résonance du clavecin, ce n’est pas lui à citer en premier, plutôt Froberger, grand génie et Chambonnières, maître par excellence et fondateur de l’école française. Froberger, voilà un auteur qui apprend à jouer du clavecin français. Né à Stuttgart donc allemand, Froberger vient en France, y apporte sa propre technique et « prend » pour lui, toute la technique française. 

A l’opposé, que pensez vous de l’influence du violon ? 
OB : L’influence du violon a énormément apporté au style italien du clavecin et au clavecin en général. A la fin du XVIIe il y eu cette révolution musicale qu’est l’apparition des sonates en trio de Corelli. Toute une virtuosité violonistique arrive en France. Ce n’est pas étonnant : la musique italienne fait “fondre”, il y a une luminosité, une couleur, un soleil particulier qui fait que l’on craque tout de suite. Il y a un côté aveuglant – qui n’a jamais été aveuglé à Florence, à Venise ou à Rome par le soleil ? il y a un rapport physique avec la musique italienne, un appel aux sens. C’est un pays où tout est sublime, les gens sont beaux, la nourriture est géniale, (rires) les paysages sont harmonieux, la lumière splendide… non, c’est vrai ! il y a quelque chose en Italie d’immédiatement séduisant! La passion absolue qu’ont toutes les générations artistiques pour l’Italie ! ce n’est pas pour rien : dès que l’on dit Florence, c’est des « Ah ! » et à juste titre. Le violon a apporté une virtuosité digitale, spectaculaire dans le répertoire du clavecin. La musique Française en a bien aussi une, mais différente : avant l’influence de l’Italie, la virtuosité est psychologique, ornementale - d’Anglebert et Chambonnières sont très épineux sur ce point – mais l’Italie : les grands traits de virtuosité, les grandes gammes, les arpèges, tout cela ! c’est immédiatement plus théâtral : commedia dell’arte, jeu. Donc le violon : essentiel dans l’histoire du clavecin ! 

Votre relation avec la musique des Couperin ? 
OB : Je ne suis sans doute pas le seul à admirer cette dynastie. C’est l’équivalent, pour la France de la dynastie des Bach en Allemagne. Ils furent actifs sur deux cents ans à peu près. Deux grands génies dominent la famille, Louis et François. 

Louis Couperin ? 
OB : Louis Couperin, carrière brève, né vers 1626 mort en 1661, carrière d’une dizaine d’années à Paris, totalement fulgurante, un génie tumultueux, une sauvagerie, une perle rare dans le répertoire, un tempérament sombre exalté, unique dans la musique française. Il a apporté une musique que ni Chambonnières n’apporta avant lui, ni d’Anglebert en même temps que lui : une folie absolue dans le clavecin. Un des grands génies foudroyés, un peu comme il en existe en poésie, comme Rimbaud et d’autres aussi, uniques dans leur siècle. 

Les dernières pièces inédites du Manuscrit Oldham ? 
OB : Les pièces d’orgues sont déjà édites par l’Oiseau Lyre. Mais tout le manuscrit sort bientôt en fac simile chez Minkoff. Tout sera disponible : les pièces inédites de Chambonnières, la poignée de pièces manquantes pour clavecin de Louis Couperin Et dans l’édition moderne on rajoutera les pièces de clavecin qui manquaient par la suite. 

François Couperin ? 
OB : Mes rapports avec François Couperin le Grand : une passion, comme je l’ai dit tout à l’heure. Un des auteurs qui m’émeut le plus, introverti, intime, malade imaginaire ; il se plaignait tout le temps de sa santé mais il est quand même mort à 65 ans ! pour l’époque c’est vénérable. Donc une sorte d’Argon de la musique. Tout me touche : mystérieux, tel un tableau de Watteau, brouillard harmonique, connaissance de l’instrument : personne n’a fait sonner le clavecin comme lui. Tout cela fait que j’ai écrit un livre sur lui chez Gallimard et enregistré l’intégrale, bien sûr, chez Erato, je m’occupe du festival Couperin et dans mon histoire d’amour, j’ai ajouté l’acquisition des deux premiers livres en édition originale. Je ne cesse de l’étudier. C’est étrangement une musique que l’on a tout le temps en rêve avec soi, et c’est en même temps comme si, lorsqu’on se met à la jouer, elle s’évanouissait. Comme si l’on avait un idéal sonore en tête et qu’on n’arrivait jamais complètement à faire sonner cette musique. Je suis sûr que cela est une vérité pour tous les clavecinistes ! Couperin me fait penser à la scène extraordinaire du film Fellini Roma : la scène des chercheurs fouillant les sous-sols de Rome pendant la construction du métro. Ils entrent dans une salle qui n’a pas été aérée depuis l’Antiquité, découvrent une fresque sublime mais dès que l’air entre en contact avec elle, celle-ci disparaît. Cette scène est géniale ! Voilà l’idée d’un rêve ! d’une musique comme si elle s’évanouissait dès qu’on la jouait, peut-être est-ce un fantasme d’interprète ? Ce n’est certainement pas le cas de la musique de Rameau, musique très dirigée vers le public, complètement géniale, très extérieure au meilleur sens du terme. A l’opposé, la muse de Couperin est comme incapable d’arriver à l’extérieur, comme faite pour soi-même. 

François Couperin est-il pour vous la voix intermédiaire des goûts italiens et français ? 
OB : C’est le chantre des « goûts réunis », il a écrit le recueil éponyme, consacrant l’expression, en 1724. Il s’est posé ainsi avec l’autorité d’un défenseur de cette voie du milieu. Vous savez que les deux goûts étaient complètement opposés, s’écoulaient des discussions sans fin sur la question tout au long des deux siècles. C’est plus qu’une querelle musicale, plutôt de société entre un système français complètement pyramidal et dominé par le Roi et l’Italie qui n’était pas vraiment un pays mais une mosaïque de provinces. Voilà deux conceptions de la politique, de la vie en général, rapport à la mort, à la vie, au plaisir, deux langages différents, aux spécificités divergentes. Couperin eut cette idée magnifique de déclarer : il faut « privilégier le talent sur la naissance ». C’est une phrase qui est encore d’actualité avec les ostracismes et les racismes que nous rencontrons. De sorte que ce n’est pas parce qu’un auteur est Français ou Italien qu’il est bon. C’était assez moderne. 

Et Armand Louis Couperin ? 
OB : C’est un auteur que j’aime beaucoup, parce que j’aime cette musique fin XVIIIème français, comme j’aime Duphly et Balbastre ; musiciens absolument pas extraordinaires mais qui connaissaient l’instrument mieux que personne. On sent une ombre d’inquiétude qui passe comme lorsque, dans les dessins animés, une ombre passe sur le héros, on sent une incertitude face à tout – ce n’est pas vouloir faire le devin, cela est facile à posteriori – de même qu’on sent chez les Encyclopédistes, que quelque chose va changer ; peut-être la musique est annonciatrice quelque part, on n’a plus ce qui était chez Bach, la stabilité, l’absence de remise en cause de l’ordre établi ni dans la religion ni dans l’ordre social… Chez Armand Louis Couperin il y a cette fragilité, des petits talents certes mais fragilité qui nous annonce l’immense crise qui menace l’ordre européen, la Révolution… 

Parlez-nous de votre festival Couperin ! 
OB : Je m’en occupe depuis plusieurs années déjà : il a lieu au Château de Champs-sur-Marne, sur la plaine Est de Paris en Seine-et-Marne. Château qui a appartenu une bonne trentaine d’années à une élève de Couperin, la Princesse de Conti, fille de Louis XIV et de sa première maîtresse, la Lavallière, très bonne musicienne. Cette année le thème en est « Les Nations réunies », les différentes nations européennes que nous avons évoquées précédemment. Le festival se déroule sur trois samedis : le 25 juin, 2 juillet et 9 juillet. 

à propos du Public du festival et particulièrement de clavecin, sentez vous une évolution dans le temps en bien ou en mal ? 
OB : Une bonne évolution ! le clavecin n’a jamais était aussi présent au concert et de façon générale l’intérêt pour la musique baroque est constant. Il est vrai que la situation du marché des disques est plutôt basse, qu’ils ne se vendent pas très bien mais cela n’a rien à voir avec l’intérêt croissant pour le concert, les paramètres sont différents ! comparons avec ce qui se passait cinquante ans auparavant : jamais il n’y a eu autant d’élèves qu’aujourd’hui, de films sur les compositeurs, de festivals à foison. Le public est dix fois plus instruit sur le clavecin à en juger par les questions qu’il pose à la fin des concerts autour de l’instrument. Il y aurait lieu de faire une analyse de la psychologie sociale et de débattre de l’intérêt pour la musique ancienne à fin du XXe siècle, si ce n’est pas un besoin d’aller vers des formes plus intimes, et pour quelle raison les compositeurs contemporains sont devenus des rivaux malchanceux des compositeurs anciens qui pourtant étaient, pour la plupart, oubliés au siècle précédent. 

Puisque l’on parle d’un château authentiquement fréquenté par Couperin, quelle est votre expérience sur les clavecins de collections ? 
OB : J’ai beaucoup joué d’instruments anciens ; c’est un peu la voix de nos maîtres, comme le dit le nom de la maison de disques. Ce sont les meilleurs professeurs parce qu’il donnent une idée du son que connaissaient les auteurs, et quelle qualité d’émotion ! C’est comme les bons vins, rien ne remplace le vieillissement d’un instrument. Un très bon clavecin qui a survécu est une des plus belles choses qui existent. J’ai beaucoup joué sur instrument ancien, démarche d’adéquation la plus précise entre la musique que je vais interpréter et le son. On peut rencontrer d’autres démarches diamétralement opposées, magnifiques dans leur genre, mais la question n’est pas là. 

Et votre expérience des lieux où se trouvent ces clavecins ? 
OB : Je suis sensible aux lieux où l’on est bien ; dans bien des cas, on enregistre dans des studios impersonnels, ce que j’ai rarement fait - Dieu merci ! parce que souvent je me retrouve dans des musées du fait que les clavecin anciens y sont conservés et qu’il est plus facile de déplacer le claveciniste que le clavecin. J’ai vécu cette expérience aussi bien à Londres que dans le centre de la France, qu’en Suisse : des endroits très beaux. C’est ainsi que j’ai été amené à faire un disque autour du peintre et pastelliste Maurice Quentin La Tour : une quinzaine de pastels qui offrent des portraits dont on a l’équivalent en pièces de clavecins… par exemple le beau portrait de Marie-Joseph de Saxe, mère de Louis XVI, que l’on appelait la Dauphine : la pièce la Dauphine de Jean-Philippe Rameau s’insipre du même modèle. Ce fut au musée Quentin La tour, à Saint-Quentin, musée où s’y trouve la plus grande concentration de ses pastels puisque le peintre est né et mort dans cette ville. Comme le musée est ouvert dans la journée, j’ai enregistré dans la nuit en compagnie des pastels qui vous parlent à trois heure du matin, expérience magnifique. A ce propose, j’aime citer cette pensée des Frères Goncourt, commentant la visite de ce musée : « c’est tout le XVIIIe siècle qui converse ». L’idée de jouer là conversant avec ces pastels fut pour moi une inspiration unique, exceptionnelle, si l’on peut parler d’inspiration ; en tout cas ce fut totalement porteur ! 

L’orgue a tenu une place pour les Couperin, avez-vous donner des concerts d’orgues pour le festival ? 
OB : Le festival est dans un Château : il n’y a pas d’orgue dans un Château ! néanmoins on a donné des concerts d’orgues en deux lieux éminemment couperiniens. Saint-Gervais et la Banque de France. Saint-Gervais est le fief de la dynastie Couperin : oncles, neveux, fils, filles et femmes, presque tous organistes titulaires et suppléants pendant deux cent ans, l’orgue y est magnifique et assez bien conservé même s’il doit être restauré. La Banque de France où j’ai donné un récital, est vraiment un lieu couperinien, cela paraît étrange : elle appartenait au Comte de Toulouse, fils légitimé, pour éviter l’expression rude de « bâtard », de Louis XIV et de Madame de Montespan. Le Comte fut toute sa vie le protecteur de Couperin et celui-ci habitait tout à côté, à quinze mètres, au deuxième étage d’un immeuble qui fait l’angle et que l’on peut voir encore maintenant impasse Radziwill. 

Parlez-nous de votre rapport avec cet instrument… 
OB : Je ne me permettrais pas de me considérer comme organiste, il y a des artistes qui s’y consacrent toute leur vie. J’ai un engouement pour l’instrument assez récent - une dizaine d’années - et je m’y intéresse comme expansion de mon répertoire, hors de question pour moi d’essayer de jouer Franck et Vierne ! mais j’ai déjà fait deux disques d’orgue sur les noëls – j’adore les noëls - de Balbastre et de Daquin. Travailler un répertoire de compositeurs clavecinistes-organistes incline à faire comme eux. J’ai un projet autour d’un disque Frescobaldi, moitié orgue, moitié clavecin, et l’origine en est que je suis tombé amoureux d’un orgue à Rome. 

Avec Daquin et les pièces d’orgues mises sur les instruments, vous vous êtes exprimé sur l’esthétique des couleurs instrumentales à l’époque. Pourquoi ce choix d’une version mixte avec instruments ? 
OB : Ce qui est intéressant dans la musique Française c’est que l’on n’a pas une instrumentalisation imposée, un peu comme au restaurant, on a non pas un menu mais une carte ! on choisit. Que la mélodie puisse être jouée par deux instruments différents, voilà qui me fait penser à une même phrase dite par deux acteurs différents : cela transforme et enrichie la perception que l’on a de la phrase musicale. Les noëls de Daquin sont célèbres à l’orgue, mais certains se trouvaient tellement à l’aise revêtus des instruments qu’avec Hugo Reyne et son ensemble la symphonie du Marais, nous nous sommes pris de passion pour ce jeu et l’on a construit un grand concert de Noël mélangeant la flûte, le hautbois, le violon, le violoncelle et l’orgue. L’orgue Français avec ses couleurs typées invite à cela. Il est un orchestre français à lui tout seul. Les instruments ne font donc que renchérir l’idée initiale inhérente à la nature de l’instrument. 

Avez-vous d’autres projets de ce genre et avez-vous identifié des œuvres de ce type ? 
OB : Cela viendra, j’y porte beaucoup d’intérêt. Mon principal projet actuellement, c’est Frescobaldi. 

Nous avons évoqué cette démarche au sujet des pastels de Maurice Quentin La Tour : trouvez-vous qu’il est intéressant d’établir une correspondance entre la peinture et les pièces de clavecin ? 
OB : C’est même indispensable ! a fortiori à l’époque baroque, la correspondance ne se limite pas là, c’est comme le cinéma de nos jours : elle est totale entre la peinture, la littérature, le théâtre… la musique baroque est proche du langage avec des codes rhétoriques. La rhétorique musicale est à la fois dans l’organisation du discours (la forme) et dans des figures musicales qui correspondent à des émotions précises : tristesse, joie, etc. Un exemple facile mais réel entre peinture et musique est la correspondance entre Watteau et Couperin. Watteau, mort plus jeune - né en 1684 et mort en 1721- a vécu au tournant des deux siècles et des deux sensibilités. Lui aussi fut souvent malade et secret. Regarder un tableau de Watteau vaut dix leçons de clavecin sur Couperin. C’est une esthétique, un mélange de Noblesse et de Grâce, mélange des deux siècles que l’on retrouve sans arrêt chez François Couperin. Pour la littérature, comme je l’ai dit, ce sont lesMémoires de Saint Simon et les Caractères de la Bruyère. Peu de gens sont allés aussi loin dans la virtuosité psychologique et cela se retrouve à l’identique sur le plan musical chez Couperin. Un musicien qui n’aurait pas cet intérêt ? cela s’entend tout de suite dans le jeu ! 

Vous nous en avez parlé à l’instant, vous semblez proche de la sensibilité de la fin du XVIIIe siècle… 
OB : Cette période me touche assurément. Les périodes du début et de la fin du règne sont toujours particulières dans l’histoire de l’art. Pour cette fin XVIIIe, je suis encore plus profondément ému par ce que cela représente que par les moyens musicaux, franchement pas extraordinairement forts. Mais je suis touché par l’inconscience totale de l’aristocratie – de ces aristocrates figés des tableaux de Gainsborough alors que grouille une inquiétude, une fragilité émouvante, que tout est en train de changre et que se dévoile la fulgurance de la pensée : Diderot, D’Alembert, Rousseau que j’aime moins, Voltaire… 

Quel est votre compositeur préféré de cette époque ? 
OB : Mozart forcément. Il a joué du clavecin toute sa vie, contrairement à ce que l’on croit! Son dernier concerto, celui du couronnement en la majeur, le 26ème, il le joua à Dresde sur un grand clavecin à deux claviers. CPE Bach meurt en 1788 et lui en 1791 - et pour CPE on ne se pose pas la question de jouer ses œuvres au clavecin ! il n’y a pas de différence ! Je joue beaucoup les œuvres mozartiennes en concert, j’ai une grande tendresse pour le concerto à trois clavecins en fa Majeur que j’ai joué avec mes étudiants du CNSM : une œuvre captivante. 

Et les compositeurs tels Schobert ? 
OB : J’aime beaucoup l’école allemande qui est venue avec Mozart à Paris, Schobert, j’en joue beaucoup ; Eckart. Les fils de Bach évidemment… 

Parleriez-vous du chant du cygne du clavecin ? 
OB : Un vrai chant du cygne ! mais la période où le clavecin s’est tu est plus réduite que ce que l’on pense : délaissé en Europe, le clavecin continue a être joué en Russie et aux Etats -Unis au début du XIXe et j’ai enregistré deux disques consacrés respectivement à la musique de la fin de XVIIIe siècle de chacun de ces pays. Il est aussi intéressant que l’on ait continué à jouer le clavecin par le biais de la facture anglaise, les clavecins et piano-forte Browood, jusque vers 1810. Le retour au clavecin se fit par la résurgence de l’historicisme, notion nouvelle – au XVIIIe, la musique ancienne n’intéressait personne -. C’est au XIXe qu’arrivent toutes les éditions modernes. D’abord celle de la Bach Gesellschaft, puis l’édition de Rameau et celle de Couperin par Brahms lui-même. En éditant cette musique on eut envie de la jouer et on le fit de façon intime sur clavecin dans les année 1890. C’est donc une période d’absence moins longue qu’on ne le croit. Mais la Révolution française est le vrai chant du cygne puisque le clavecin symbolisait – heureusement cela a changé ! – la royauté alors que le piano-forte équivalait à l’essor économique de la classe bourgeoise arrivant au pouvoir. Preuve que l’affaire était peut-être plus économique que musicale… 

Jouez-vous les sarabandes gigues et gavottes de Brahms au clavecin ? 
OB : J’avais assez envie de le faire surtout la sarabande en la mineur que j’affectionne - et je ne l’ai pas fait ! en bis certainement pour annoncer après ce que c’est. Brahms, en plus de l’amour qu’il avait pour les musiciens du passé, reste le plus grand contrapuntiste du XIXe. Il y a une vrai arche entre Bach et lui. Il vivait de l’édition, et c’est émouvant que le Grand Brahms prenne le temps de sortir de l’ombre François Couperin… vraiment ! Il y aurait un très joli programme à faire au musée d’Orsay, par exemple, consacré au clavecin du XIXe. J’ai édité chez Lemoine une petite pièce de clavecin, quatre pages, de Francis Thomé de 1889 : un Rigodon qui a été composé pour l’exposition universelle pour laquelle a été édifiée la tour Eiffel ! 

Que pensez vous des artistes qui se réapproprient le répertoire du clavecin au piano tel Alexandre Tharaud ? 
OB : Alexandre est l’un de mes meilleurs amis. Pour répondre à votre question, je ne suis pas un intégriste de la musique, ni même un terroriste ! Je suis sensible chez un interprète à ce qu’il ait son univers propre et quelque chose à raconter. Je suis respectueux des libertés de chacun : et j’ai naturellement cette attitude vis-à-vis des autres parce que je suis aussi soucieux que les gens respectent la mienne. Ma liberté à moi, est celle du musicien baroque : rester le plus proche possible de l’univers sonore qu’a pu connaître l’auteur – jamais un “baroqueux” ne peut prétendre jouer authentique, c’est une ineptie, on ne peut prétendre qu’à jouer sur instrument authentique – la démarche qu’on a, nous, musiciens baroquesest qu’un son est composé de tel musique, tel instrument est fait pour faire bien sonner telles pièces et telle composition conçue pour tel instrumentMa liberté est de coller à ce principe pour avoir le plaisir de trouver une sonorité qui me paraît adéquate à un idéal de musique, l’idée que je m’en fais… C’est la démarche qui me passionne et m’anime depuis toujours. En dehors de cela, il y a des démarches différentes et magnifiques. On connaît tous celle de Marcel Meyer. Aujourd’hui Alexandre Tharaud réussit à reprendre pour lui le langage baroque et le transformer en un jeu pianistique qui renouvelle sans doute la perception de cette musique. Un des meilleurs exemples aussi, dans le même genre, est le disque Scarlatti d’Horowitz, un des plus beau pour moi consacré à ce compositeur : il trouve des solutions pianistiques – certainement pas adaptées au clavecin ! - qui fonctionnent tellement bien et qui sont si convaincantes que c’est la fin de toute discussion ! le principal est d’arriver à exprimer ce que l’on veut… 

Et la musique de François Couperin s’y prête-t-elle ? 
OB : Pour Couperin, personnellement, je n’ai pas entendu de choses convaincantes. Je pense que Rameau et Bach s’y prête mieux. Couperin était plus intimement lié au clavecin… à part un carillon de Cythère par Wilhelm Kempf, enregistrement historique vers 1956, à Aix en Provence. 

Pour Rameau ? 
OB : Le disque d’Alexandre Tharaud : magnifique ! Aussi Marcel Meyer. Pour Bach il y en a tant : je pense à un clavecin bien tempéré, première version de Fisher chez Naxos. 

Glenn Gould ? 
OB : Sans conteste un des plus grands pianistes du XXe. Je l’aime dans tout ce qui n’est pas répertoire baroque. Dans Bach, j’ai du mal à le comprendre, je ne comprends pas ce qu’il veut dire ! Les variations de Haydn, les sonates de Beethoven, les transcriptions de Wagner : extraordinaire, très impressionnant ! 

L’art de toucher le clavecin : quel est votre coup de pinceau, avez-vous un secret ? 
OB : Si seulement j’en avais un ! l’idéal que l’on cherche tous est le rapport entre intuition et le travail. Chacun des deux composants, seul, ne suffit pas… Question difficile… ! Il faut considérer la notion d’évolution d’un artiste avec les paramètres suivants : la connaissance du répertoire, les rencontres humaines qui nourrissent le jeu plus que la musique, et les correspondances avec les autres arts. Un acteur dit que l’on ne fait pas une carrière mais des rencontres... le mot carrière d’ailleurs à un côté mercantile, celui de rencontre, c’est la poésie ! Il y a bien des gens qui m’ont apporté ! pas seulement de musiciens : notamment les comédiens. Ils m’ont beaucoup apporté pour la musique, et moi, je l’espère, pour leur jeu. Personnellement j’ai reçu d’eux la façon d’appréhender un texte, de se présenter sur scène, etc… Concernant l’art de toucher le clavecin ? oh ! c’est tellement de paramètres à la fois ! Une perception aiguë de ce qu’est le mécanisme d’un clavecin ; ce qu’est un clavecin dans une salle ; un clavecin avec un micro : appréhension et perception du son. Les progrès ne peuvent passer que par l’écoute. Si un élève n’entend pas, qu’il n’a pas un bon son au clavecin, il ne peut pas le corriger. Dès qu’il commence à entendre, c’est 70% du travail qui peut s’effectuer facilement. Tout problème musical ne fait que passer par l’oreille, les passages musicaux qu’on n’entend pas, sont ceux-là précisément qui ratent en public : les gens ne les entendent pas. Rien de pire qu’un musicien qui n’entend pas et qui ne se fait pas entendre. 

Votre engagement en tant que pédagogue ? 
OB : C’est naturel pour moi ! j’ai toujours pratiqué. C’est encore Gustav Leonhardt qui dit qu’il existe deux belles façons de transmettre la musique : le concert et l’enseignement. Je suis dans cette idée de transmission de la musique quand je pratique toutes mes activités plurielles : quand j’enregistre, quand je joue, quand je parle à la radio, quand j’organise le festival, quand j’écris et quand j’enseigne… J’ai la chance d’enseigner dans un cadre magnifique au CNSMD de Paris : c’est simplement un plaisir. L’institution permet énormément de liberté, un luxe instrumental incroyable, des clavecins nombreux et splendides. J’ai la chance d’avoir une seule classe, cela donne une souplesse pour organiser les études des étudiants. Mais surtout, la classe a un niveau formidable. J’ai une douzaine d’élèves actuellement, tous vivrons du clavecin et j’en vois quatre ou cinq qui vont certainement faire une vraie carrière d’interprètes : concert, enregistrements… c’est beaucoup ! 

Vos projets ? 
OB : Plusieurs choses. Le plus important est le livre que je rédige en ce moment pour Actes Sud. En fait une collaboration entre le Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV), le château de Versailles en tant qu’institution, et les éditions Actes Sud. Le titre est Les temps de la musique à Versailles. Texte important – j’en suis à 30 pages, il en faut 350 à 400 ! j’ai deux ans d’écriture, le tout doit sortir avec une abondante iconographie à Noël 2007. Ce n’est pas un livre d’analyse : il narre plutôt. Il raconte la musique à Versailles depuis Louis XIII et le pavillon de chasse en passant par le Grand siècle et l’ère des Lumières jusqu’à maintenant, sans oublier le XIXe qui connu lui aussi des fastes musicaux et le XXe avec les retrouvailles de la musique ancienne. 

D’autres chantiers d’écriture ? 
OB : J’aime écrire : en plus de toutes mes pochettes de disques, j’ai écrit deux livres chez Gallimard, celui sur Couperin et un livre pour les enfants sur Vivaldi, un livre un peu à part et traduit dans plusieurs langues. J’ai un grand amour pour Vivaldi, que j’ai enregistré d’ailleurs au travers des transcriptions de Bach - elles ressortent en collection Mid-price, comme on dit, chez Warner. Il n’a pas toujours été considéré à cause de la multitude de ses concerti qu’on dit écrits à la chaîne. C’est faux ! Plus de cinq cent, oui ! mais une imagination incroyable, un grand appétit : l’un des plus grands compositeurs du baroque. Ah les opéras, la musique de Chambre, la musique religieuse ! Extrêmement connu mais finalement méconnu car sous-estimé par rapport à son potentiel artistique. C’était un homme d’affaires, il avait des activités presque louches : on ne sait pas trop pourquoi il est allé à Vienne à la fin de sa vie, mais il y avait en dessous des problèmes de contrat, un malaise avec les autorités et les institutions musicales… à son enterrement en 1741 était Haydn, qui devait avoir 9 ans. Cela fait des ponts, comme ça, dans l’histoire de la musique… 

Vous avez le projet de jouer le clavier bien tempéré sur clavicorde. Pourquoi ? 
OB : C’est le dernier instrument avant le silence. Il y a tous les instruments, puis le clavicorde, puis le silence… Il permet des nuances dynamiques très importantes. Pour la polyphonie il est merveilleux, très difficile, mais capable de magnifier. On peut jouer, grâce à lui, beaucoup de fugues. Bach l’affectionnait et l’a pratiqué énormément. J’en ai un chez moi. 

Quels seraient pour vous les trois disques incontournables de votre discographie ? 
OB : Incontournables je ne sais pas ! mais il y a en plusieurs que j’aime bien : le Bach-Vivaldi, l’anthologie Couperin et le premier disque Haendel (j’en ai fait deux) et aussi, un quatrième : Purcell ! 

Quel serait ce qui vous tient particulièrement à cœur pour vous en général ? 
OB : Eh bien en tant qu’artiste c’est l’exigence, celle de l’évolution de tout interprète, essayer de jouer de mieux en mieux : c’est vital, tout artiste qui n’évolue pas, baisse forcément. Il faut à coup sûr bouger, ne pas rester dans son « truc », agrandir son répertoire, et aller…vers l’idéal, pourquoi pas : jouer de mieux en mieux ? Que cela bouge et magnifiquement, on peut se souhaiter cela ! 

Retrouvez l'actualité d'Olivier Baumont sur son site

samedi 16 avril 2005

Sylvie Moquet & Dimitri Goldobine : alliage de la viole et de l'orgue


Mougins, Eglise Saint-Jacques. 10-IV-2005. Godfrey Finger (v 1660-1730) :sonata 2 en ré majeur ; Dietrich Buxtehude (1637-1707) : Prélude en ré majeur ; sonate pour viole et continuo en ré majeur ; Francesco Rognoni (v 1585-1624) : « Suzanne un jour » pour viola bastarda d’aprèsOrlando di Lasso (1532-1594) ;« Pulchra es Amica mea » pour viola bastarda d’après G. P. Palestrina(1525-1594) ; Giovani Gabrieli (v 1557-1612) : Canzona « La Spiratata »Ricardo Rognono ( ?-v 1619) :« Anchor che col partire » pour viola bastarda d’après G. de Rore (1516-v 1565) ; Henry Purcell (1659-1695)Voluntary on the old 100 th psalm ;Christopher Simpson (1610-1699)Divisions on the groud (« Folia ») pour viole ; Heinrich Scheidemann (1595-1663) Fantasia en sol majeur ; Jean-Sébastien Bach (1685-1750) : Sonate n°1 en sol majeur pour viole de gambe et clavier. Sylvie Moquet, viole de gambe. Dimitri Goldobine, orgue

     
Mougins est un village perché au-dessus de Cannes, enroulé en forme d’escargot comme tous les villages de la région dont l’origine est gallo-romaine. La ville possède un festival d’orgue en octobre autour de l’instrument de Cabourdin, de style Allemagne du Nord. Ses sonorités sont belles et ses jeux ont une poésie typée et rustique, tel le tournebout, (une régale, Cabourdin étant un talent de l’harmonisation des anches). L’orgue, assis presque au milieu des bancs, comme s’il était un paroissien assistant à l’office, est somptueusement peint et possède deux fameux panneaux représentant des musiciens et le village. Hélas ! des erreurs de dessin déparent ces peintures et semblent impardonnables quand l’œuvre veut imiter le grand art. 

     L’association musicale, Mons Aegytna Musicalisaffectueusement appelée les « Dames de Mougins », tient une saison de concert tout au long de l’année avec une grande hospitalité et la même classe qui caractérise Mougins. Ce 10 avril était invitée une instrumentiste de prestige, la gambiste Sylvie Moquet. Elle a participé à de nombreux enregistrements et concerts avec des ensembles comme les Arts florissants, la Chapelle Royale, le Poème harmoniqueAkademia, l’Ensemble Baroque de Nice … plusieurs disques à deux violes de gambe avec Anne-Marie Lasla… Elle était accompagnée d’un claveciniste russo-cannois, jouant pour l’occasion sur l’orgue, musicien hors norme, Dimitri Goldobine, qui mérite bien plus que sa déjà grande renommée locale. Ce fut d’ailleurs un coup de passion musicale de la part de la violiste pour lui qui fut à l’origine de ce concert : tous deux sont des « mordus » de musique Renaissance. 

     Le programme illustre l’art de la viole de « Palestrina à Bach ». La couleur de la tonalité Ré majeur présida à l’introduction du concert avec une Sonata a 2 de Godfrey Finger un auteur bohémien contemporain de Bach adopté par l’Angleterre. Puis un Prélude de Buxtehude en ré majeur, sous les doigts de l’organiste, a pu exhaler toutes ses couleurs italiennes : début aérien, sections sur le tremblant, cascades virtuoses. La sonate en ré majeur pour viole, rhapsodique et fantasque, offre à l’auditeur une surprise finale : toute la générosité de son dont les deux musiciens sont capables. Un deuxième groupe illustre l’art de la « viola bastarda » en Italie : cet instrument, d’une grande étendue, permet de jouer des improvisations en forme de diminutions sur le répertoire des chansons à quatre voix de la Renaissance. Improvisations étonnantes que commentent toutes les voix, les unes après les autres, dans un même discours : tantôt celle de la basse, tantôt celle du ténor ou de l’alto, tantôt celle du soprano. Dans un souci pédagogique, Dimitri Goldobine joue à l’orgue seul le début des chansons originelles, non sans une incroyable capacité d’invention ornementale. La« Suzanne un jour » de Rognoni fait partie des diminutions les plus réussies de l’histoire de la musique : il se trouve là un art de la ciselure à la fois héritier de la finesse médiévale et plein des miracles de l’architecture de la Renaissance, cette architecture qui sut se rapprocher de l’Antiquité. Ainsi les mélodies simples se parent de virtuosité. 

     La Canzona de Gabrieli, débutant sur les jeux aigus, nous montre Dimitri Goldobine dans son répertoire d’élection. L’art de la diminution de ce temps est totalement intégré dans son esprit. Il en résulte une lecture horizontale parfaite et nette, jamais encombrée par la virtuosité. La pulsation des œuvres pour clavier Renaissance et settecento suit à peu près la version vocale d’origine, à peine plus lente. Les pièces sont alors à la fois, dans leur fond, très lentes, mais horriblement virtuoses et, en surface, rapides. Disons-le radicalement : toutes les écoles d’interprétation qui font durer un « motet » pour orgue de Michael Praetorius ou de Bruna quinze minutes se trompent et perdent la vraie pulsation, car le pouls devient vraiment trop poussif. Ces œuvres n’en font, au plus, que sept et elles sont paradoxalement plus lentes, ainsi jouées, mais charnelles et charpentées. Pourquoi s’ennuie-t-on souvent dès que l’orgue prend la parole dans cette musique ? pourquoi les autres instruments respirent et vivent ? c’est parce que tout le monde n’a peut-être pas compris les règles… Si toutes les pièces d’orgue et de clavecin de cette époque étaient jouées suivant la pulsation naturelle et humaine, alors -comme les diminutions seraient excessivement rapides et envahissantes pour la capacité de concentration de l’esprit moderne - il faudrait, dès à présent, renoncer à des intégrales d’œuvre de Gabrieli, Merulo, Praetorius et disperser les pièces au milieu de programmes vocaux et instrumentaux. Ainsi à l’état d’unicum, elles seraient vraiment appréciées : c’est ce qui fait le beau succès de cette pièce de Gabrieli au concert. 

     Ricardo Rognono comme Rognoni fait partie de l’art le plus élevé de la diminution, mais il a, en plus, l’émotion, la profondeur, cette façon de poser l’amorce de la phrase, de diriger la paraphrase du grave, vers des hauteurs méditatives puis, chutant de celles-ci, plonger vers des basses affligées. C’est ici d’ailleurs qu’il faut parler du jeu de Sylvie Moquet. La viole comme le violon ou la voix, est un miroir de l’âme. Nul n’en joue de la même manière et c’est très bien ainsi. Sylvie Moquet est généreuse, chaleureuse dans le son comme dans le cœur… Le « Pulchra es Amica mea » de Rognoni sur un Motet de Palestrina est l’exemple parfait et didactique de l’école de la viola bastarda. L’organiste improvise d’abord, pour introduire, un Ricercare sur le thème de Palestrina -Ricercare que nombre d’auteurs anciens, avec fierté, n’auraient pas renié ! Puis, discrètement, il permet à la viole de montrer tous ses effets : tantôt à l’aide de la pédale, il accompagne le commentaire violistique de la ligne de basse, tantôt à l’aide de sa main droite, diminuant mélodiquement au soprano, il accompagne celui de la ligne du ténor, maintenant chantée par la viole, et enfin, grâce à une clarté de la voix de soprano, épurée cette fois-ci, il double le commentaire du soprano toujours sous les doigts de Sylvie Moquet. Une complicité lumineuse pour le public ! 

     La troisième section du concert est anglaise. Le Volontary de Purcell est l’occasion de montrer la beauté des jeux solos de l’orgue. Quant aux divisions sur la basse de la folia de Christopher Simpson elles sont un des moments forts du concert. Faites pour apprendre la diminution aux élèves, elles ont dû certainement avoir le charme plein d’attention sous les doigts infantiles, mais comme lesfuguettes de Bach, elles montrent un autre visage sous la main du Maître, un visage redoutable. On a vu ainsi combien Sylvie Moquet, professeur au conservatoire d’Aix-en-Provence, est un maître. Il y avait aussi les grandes respirations des basses, à l’orgue, aussi souples que les cordes, ainsi que l’improvisation parfois d’un second soliste au clavier, à la main droite, comme s’il s’agissait d’une œuvre en trio, et surtout l’anticipation - encore improvisée - irrésistible du rythme dactylique lors de la dernière mesure d’une variation paisible allant vers une variation jubilatoire, puis les très abruptes virtuosités de la viole. Voilà une œuvre pédagogique transformée en somptuosité par l’art des interprètes. 

     Après une très belle Fantasia de Scheidemann dans le style de Sweelinck, son maître, rareté copiée de la tablature à Saint-Pétersbourg même par le savant interprète, mise là pour dire que l’on revenait en Allemagne, ce fut la très attendue Sonate en trio pour clavecin et viole de J. S. Bach. Combien ce génie transforme les thèmes populaires en savantes constructions ! et la viole, surtout celle de Sylvie Moquet, est particulièrement apte à restituer la chaleur familiale des pièces de chambre, l’espièglerie des allegri, la tendresse des mouvements lents et des longues suspensions de début de phrases précèdent toujours, chez le Cantor, les turbans de croches en courbes descendantes puis ascendantes … on ne s’étonne pas que l’alliage orgue et viole y soit magnifique, aussi liquide que la musique. La viole se marie toujours parfaitement avec l’orgue et crée auprès du public une émotion douce et nocturne. A 19 h 30, fin du concert, le soir allait tomber sur Mougins. Dans le Sud-est, il fait nuit plus tôt que dans le reste de la France. 

Crédit photographique : © DR 


vendredi 15 avril 2005

Ensemble Antonio Il Verso : séduction baroque de Palerme


Nice. Eglise Saint-Pierre d’Arêne 9-IV-2005 et Marseille. Institut culturel Italien 8-IV-2005. Pietro Vinci (1535-1584) : Usciam nimphe, Il gambaro con danaretto ; Jacques Arcadelt (1504 ?-1568) : Il bianco e dolce cigno ;Antonio Il Verso (1565. 1621) : Il nodo che m’allaccia ; Paolo d’Aragona(XVI-XVII sec.) : toccata per il liuto ;Bartolomeo Montalbano (1598-1651) : Symphonie Geloso, Symphonie Marescotti ; Giandomenico Martoretta(XVI-XVII sec.) : La bella donna, Chiome d’argento ; Pietro Maria Marsolo (ca. 1580-post 1615): Felice chi vi mira ; Bernardo Storace (XVII sec.) : Ciaccona per il clavicembalo ;Cataldo Amodei (1650-1695) : Va’, che l’hai fatto a me ; Alessandro Scarlatti (1660-1725) : Symphonie en sol ; Sigismondo d’India (1582-1629) : La mia Filli, « Nisarda » A Dio Filli ben mio. Il Studio Di Musica Antica Antonio Il Verso : Quatuor vocal (Picci Ferrari, soprano ; Paolo Lopez, sopraniste ; Fortunata Prinzivalli, alto ; Fabio Midolo, baryton) Deux dessus instrumentaux et continuo (Marco Alderucelo, violon ; Amico Dolci, flûte soprano et flûte de voix ; Silvio Natoli, luth et viole de Gambe ; Basilio Timpanaro, clavecin) 

     A Nice, le public vint nombreux pour admirer une exposition de photos artistiques de la Palerme baroque et entendre l’ensemble de cette ville : il Studio Di Musica Antica Antonio Il Verso, ensemble qui participe régulièrement aux enregistrements monteverdiens de Gabriel Garrido. Cette initiative heureuse est l’œuvre de la Présidence de la Région Sicilienne - Bureau des Relations Diplomatiques et Internationales ; du Consulat Général d’Italie à Nice ; de l’Institut Culturel Italien de Marseille et du charisme d’organisateur de l’hôte de la manifestation en l’Eglise Saint Pierre d’Arène. C’est aussi une partie de la ville peu habituée qui vint dans une église-début XXe siècle sans apprêts (bien plus propice aux vocalises romantiques) pour venir découvrir la musique settecento sicilienne. Peu de têtes connus issues de la fréquentation des concerts du Vieux Nice et de ses églises baroques ! Or ce fut une surprise : l’acoustique, ce soir-là, à cause de l’énorme masse humaine d’environ cinq cent personnes, fut exempte de l’effet bocal qui roule dans les vastes édifices néo-gothiques. Finalement, ce public novice s’installa dans une attention très fine et focalisée : le concert n’eut rien à redouter des désavantages du lieu ; le baroque fut une affaire d’oreille plutôt que de regard. L’ensemble se présentait en petite formation, un violon, une flûte soprano et une flûte voix, un luth et une viole de Gambe, un clavecin Basilio Timpanaro ; une soprano, un sopraniste, une alto, un baryton. Chacun fut mis en valeur par une pièce ou l’autre du concert. 

     Ce qui frappait dans les madrigaux quasi-Renaissance de Vinci et Il Verso (version plus torturée d’un autre madrigal d’Arcadel), ce fut l’extrême exactitude du travail des phrasés repris à l’identique par toutes les voix, l’osmose des dynamiques et surtout la couleur particulière de la disposition adoptée pour le quatuor vocal : la musique est élevée vers l’aigu en l’absence d’une basse vocale ce qui nécessite deux sopranos : au lieu de la disposition habituelle Soprano - Contre ténor - Ténor - Basse, on entendait la même formation transposée en Soprano – Sopraniste - Alto femme - Baryton : la subtilité de l’alliance choisie est de ne pas avoir disposé ensemble deux sopranos femmes mais de choisir une voix d’homme, légèrement plus épaisse en dessous d’une voix féminine plus blanche, ce qui par ailleurs rappelle la disposition usuelle des claviers à l’orgue dans les sonates en trio. En dessous les deux autres voix sont ainsi mises en valeur : celle du baryton possédait la clarté d’un violoncelle ; celle de l’alto, en plus d’être admirable, était particulièrement exposée dans sa position de « teneur » puisqu’elle chantait la partie du quatuor vocal à l’origine dévolue à un ténor. Il est à remarquer que la voix d’alto femme est généralement toujours sacrifiée lorsqu’elle se situe en dessous des harmoniques du soprano, à cause de la « confusion sonore » des types de voix trop proches et qu’on lui préfère la voix d’alto homme (cf. les préceptes de Matteo Fornari en 1749 pour l’emploi des castrats au soprano des falsettistes à l’alto – même problématique) : or ici la solution au problème par un changement total de tous les rôles est une véritable parure pour l’alto féminin et ce fut un régal d’écouter Fortunata Prinzivalli. Quant à l’équilibre entre les chanteurs, on ne peut que l’admirer quant on sait qu’il est souvent une question psychologique d’écoute et de respect d’autrui. Or le sopraniste, Paolo Lopez, qui visiblement était muni d’une voix particulièrement sonore, a su contenir son émission au profit de la beauté du son généré par le groupe. 

     Les pièces instrumentales furent jouées avec le même soin et la même musicalité. Le violoniste était d’une extrême douceur de toucher ; le claveciniste, tout le long du concert, fut d’un continuo inventif, sans démonstration, et poétique ; le clavecin était heureusement flamand avec des basses puissantes utiles dans l’acoustique difficile et l’on ne regretta pas ainsi la couleur vermeille d’un instrument italien. Particulièrement musicien fut Silvio Natoli, au luth, dans une Toccata d’Aragona qui possède un sujet simple et mémorable, véritablement joué avec cœur. On pouvait de plus s’y attendre, car, à la viole, l’artiste est de ceux qui donnent une âme à chaque note. Une découverte sont les pièces instrumentales de Bartolomeo Montalbano, portant toutes deux les noms de grandes familles siciliennes. Elles ont une simplicité parfaite et laconique, disent tout en peu de mot, résument, dans une écriture concise et sans longueur, l’art des échos et des diminutions de l’époque monteverdienne, la transposition et l’imitation des sections des madrigaux ou de l’arioso vocal aux pièces instrumentales (passages en ternaires, passacailles, fugato…). Cet auteur pourrait être une initiation pour les amateurs avant l’écoute des œuvres subtiles de de Castello et Falconiero ou, plus tard, les œuvres fleuve de Rosenmüller. Le tempérament du compositeur rappelle la puissance dans la brièveté d’un Louis Couperin. La symphonie d’Alessandro Scarlatti, sicilien émigrant dans la péninsule et principalement à Naples, fut trop lumineuse, romaine : « corellienne » dans son goût, pour illustrer l’invention capricieuse de cet auteur, invention que l’on admire dans d’autres œuvres, et qui est, peut-être, son héritage du style insulaire. 

     Pour la partie vocale plus moderne (milieu XVIIe) faite de cantates et de madrigaux expressifs et introduite par une Ciaccona de Bernardo Storace au clavecin, ce fut un bouquet de qualité et d’intérêt musicologique. Une cantate de Cataldo Amodei rappelait l’art de Barbara Strozzi, à ce moment de l’Histoire de la musique attachant et encore souple, où l’arioso dominait et où l’air et le récitatif n’étaient pas encore séparés en numéros différents : tout se mêle, du lamento initial à l’air de bravoure, de la chaconne mélancolique jusqu’à l’allégro dansant. Il reste dans la tête, au sortir de la cantate, des « barbaro » et des « Si-i si » charmants. La soprano, au type de voix qui peut ne pas faire l’unanimité, l’emporte par la connaissance parfaite du style, la technique vocale, la perfection du travail, l’aisance de la théâtralité et surtout une diction et un naturel de la langue qui ferait pâlir des chanteurs enorgueillis d’un timbre plus charmeur. Enfin, le talent de Sigismondo d’India est si éclatant qu’il n’est même pas la peine de dire que c’est l’un des créateurs les plus réputés de la Sicile : étrangeté et qualité mélodique, imagination fantasque de l’harmonie. On aurait justement aimé que son expressivité soit mise plus en valeur dans le duo en langue sicilienne « La mia Filli » par une interprétation plus libre, plus « rubato » ; tandis que le madrigal final était un spirituel hommage à Nice sur le rythme de la danse « Nisarda », entre rigaudon et grecquisante scansion métrique. Une délicatesse comme tout le concert. 

vendredi 8 avril 2005

Anssi Karttunen : Latences & énergies du VIoloncelle


Paris, L’archipel. 04-IV-2005.Domenico Gabrieli (1659-1690) :Ricercare 7 ; Franco Donatoni (1927-2000) : Lame, due pezzi per violoncello (1982)Giuseppe Colombi (1635-1694) : ChiaconaLuigi Dallapiccola(1904-1975) : Ciaccona, Intermezzo e AdagioLuciano Berio (1925-2003) :Les mots sont allés.. Giovanni Battista Vitali (1632-1693) : Partita sopra diverse Sonate : Toccata ; Ruggiero per la lettera B ; Bergamasca per la lettera B ; Ciacona per la lettera B ; Ciacona per otto figure ; Capritio sopra cinque tempi ; Passa Galli per la lettera E ; CapritioLuciano Berio(1925-2003) : Sequenza XIV. Ansi Karttunen, violoncelle. 

     A Paris, la salle de l’Archipel offre un cadre confidentiel pour une saison engagée tout autant qu’éclectique : des fauteuils confortables, avec à disposition, le temps des entractes, un espace ambiance bar de nuit. Au programme : jazz, jazz manouche, Boogie woogie, latino jazz, Paris tango club, classique, musique de chambre, musique contemporaine, musica barroca del Peru, flamenco, choro brésilien, musique espagnole et sud américaine, et cinéma naturellement. Grand choix, haute qualité toujours. C’est l’exigence de la culture, une culture sans œillères dont la philosophie unit l’œil et l’oreille. Ce soir, le violoncelliste finlandais Anssi Karttunen nous a proposé, pour l’œil, cette performance fascinante des mouvements de la main sur les cordes du violoncelle. Pour l’oreille, un message profond. Le musicien d’abord. Il est violoncelle solo du London Sinfonietta. Sa discographie est étendue : intégrale de Beethoven sur instruments d’époque, quelques concertos avec le London Sinfonietta et le Philharmonique de Los Angeles ; le concerto de Maurice Ohana chez Timpani, ceux de Saariaho, Salonen et Lindberg chez Sony Classical. Engagé sur la scène des nouveaux médias, il a co-fondé www. petals. org et publié quatre CDS sous le label Petals : Kaija Saariaho ; Bach & Telemann sur piccolo ; Jean-Baptiste Barrière, et un disque de l’Helsinski Cello Ensemble. Enfin il a assumé nombre de directions artistiques prestigieuses. Cette biographie suffit pour dire l’apport culturel discret et constant de L’Archipel à Paris. 

     Fidèle à l’ouverture de la maison, le programme est titré « violoncelle italien à travers les siècles – violoncelle et violoncelle baroque ». Un programme exigeant dont la volonté est d’explorer les expériences sur le son et la technique à partir « des premiers écrits, quand les musiciens étaient libres d’inventer l’instrument » (dixit Anssi Karttunen) jusqu’aux expériences extrêmes de notre temps. Les premières notes du Ricercare 7 de Gabrieli, révèle un jeu électrique, personnel : panache, rapidité du geste et de la pensée, rythme et souplesse à la fois. C’est le vol attentif et prompt de l’insecte : sa perception intime du temps est infiniment plus lente que la nôtre, mais paradoxalement nous ne pouvons arriver à le suivre et sommes admiratifs, effrayés par sa rapidité. Puis, l’œuvre superbe de Franco Donatoni, Lame, due pezzi per violoncello (1982) frappe l’auditeur comme un coup de théâtre fougueux. On ne s’attendait pas à entendre trois violoncelles en un seul : percussif ; séraphique par les sons harmoniques ; lyrique par l’archet, avec un brin de désespoir. Contradictoirement, c’est à ce moment précis qu’il faut fermer les yeux pour ne pas rester captivé par la danse des doigts… seulement écouter la profondeur du texte dont les effets ne sont jamais gratuits. La Chiacona de Giuseppe Colombi, moment d’apaisement, rappelle ce jeu d’harmonie tel que le pratiquait à la même époque, le violoniste autrichien Biber, ou le gambiste français De Machy. Voilà qui démontre que les suites de Bach ne sont pas nées du néant, mais d’une longue tradition. Quant à l’œuvre de Luigi Dallapicola, Ciaccona, Intermezzo e Adagio (1945), parlons de génie – on s’étonne qu’il soit encore si peu joué au concert et surtout ignoré du guide Fayard sur la musique de chambre ! Propose-t-elle dans sa forme et sa pensée un hommage fugitif à Bach ? Les impulsions rythmiques du début sont-elles une évocation de la ciaccona pour violon du Cantor ? C’est certainement toute la tradition allemande, dont est issue l’école sérielle, que l’on ressent en filigrane sous la modernité et l’audace de la technique du compositeur. Les pizzicati de l’intermezzo, mêlés à d’autres sonorités, figurent-ils le souvenir des œuvres étoilées d’un Webern ? Ou peut-être est-ce une réinterprétation des intermezzi de quelques sonates ou suites viennoises ? L’adagio est incantatoire ; que dire alors du voyage dans les profondeurs, du de Profundis, que nous offrit l’artiste à travers sa technique impeccable et son sens du discours ! Les mots sont allées… de Berio, datent de 1978 et rappellent les œuvres vocales de la même époque. La partition révèle une compréhension parfaite de l’instrument. Elle laisse en prime une impression d’énigme propre à l’auteur – est-ce dû à son titre poétique ? La longue Partita sopra diverse sonate de Giovani Battista Vitali (1632-1692) est dans la lignée des variations en diminution sur divers thèmes. Parfois systématiques, elles sont sauvées par la sonorité grave de l’instrument, nommé « violone » par l’auteur. Il ne s’agit certainement pas du « violone » qui désigne la basse en seize pieds de la viole, trop épais pour cette vélocité, mais d’un violoncelle plus sombre que celui entendu au concert et qui convenait à l’absence d’accords et à la ligne mélodique nue de ces décors virtuoses. Variations qui furent l’occasion d’une nouvelle démonstration du jeu énergique et souple de Karttunen dans la musique baroque. 

     Enfin, la Sequenza XIV de Luciano Berio (2003) est un sommet. Un testament musical dans lequel l’agilité de l’interprète s’accomplit. Elle débute par un mélange de tambour – doigts percutant la caisse - et de sons étouffés (pizzicati). L’instrument sonne comme l’antique colascione - instrument pour lequel Kapsberger avait écrit une pièce (qui par ailleurs ressemble à notre rock moderne !). Puis l’archet, jusque là posé sur un tabouret, veut parler comme un confident, butant sur l’implacable hurlement de la corde à vide, pincée avec la plus grande vigueur ; retour aux battements étouffés ; puis un éclair envahit l’œuvre : un glissando, un gigantesque aller-retour sur toute la corde, de haut en bas - de bas en haut. C’est un effet de stupeur où s’écoule l’énergie de l’artiste. Cet éclair, opposé à quelques notes d’archet interrogatives, finit l’œuvre de Bério sur le même sentiment d’énigme et laisse l’auditeur ébahi. On ne comprend pas pourquoi un tel auteur est mort sans avoir été loué abondamment par les médias de sa patrie. 

     En bis, ce fut une improvisation. Elle ressemblait à un bouquet offert au public, bouquet de sons harmoniques cristallins si nombreux dans le concert, de petites notes spatialement éclatées, un résumé de la magie multiforme de cet instrument, de ces « latences et énergies » annoncées dans le titre notre chronique. Au fond, le violoncelle, comme tous les instruments quand ils sont exaltés, est un orchestre à lui seul. Puis le public applaudit. Les uns s’en allèrent, les autres vinrent entourer l’artiste et les organisateurs, dans le bar, comme une famille d’initiés, heureux d’avoir partagé un aussi beau concert. 

Crédit photographique : © DR