jeudi 30 juin 2005

Petit panégyrique d’un Ravel onirique


Maurice Ravel, David SansonActes Sud, Atles, collection Classica. 160 pages Prix. 15 € N° ISBN 2-7427-5484-9 Dépôt légal : avril 2005. 

     David Sanson a trouvé une forme originale pour exprimer son amour de la musique de Ravel. Le style jeune et soutenu de l’auteur dresse une évocation du musicien en forme de ballade, parfaitement assortie avec le format oblong de ce livre concocté sous le contrôle des éditions Actes Sud. Comme dans les panégyriques de l’antiquité le plan en est subtil, des facettes du génie sont abordées faussement et seulement en apparence contre la chronologie : maturités, le géomètre, curiosités, l’engagé, postérités, le voyageur, affinités, l’enfant, sensualités, le Belvédère. Quel raffinement en chiasme des titres de chapitres ! Raffinement de l’écriture et de la sensibilité à l’écoute des pièces ravéliennes. Sans que l’on s’en aperçoive, toute la biographie de l’auteur est repensée, réorganisée à l’impact de ses œuvres et parfois aux impressions délicates et émues de notre journaliste en quête de l’auteur aimé. 

     Peu importe si le Boléro est commenté deux fois : la partition est abordée sous deux approches différentes, à la manière des poèmes médiévaux ; la redondance est lyrique et quasi cinématographique. Nous ne sommes pas là dans l’analyse prosaïque des rapports de l’auteur avec ses proches ; ce n’est pas un livre d’historien moderne mais d’amateur (au sens ancien), d’orateur, un panégyrique onirique. Un exemple parmi d’autres de ce Ravel pour la postérité : touchant à la sexualité de l’homme, notre jeune écrivain répond par la sensibilité de l’œuvre, sa volupté, mettant le doigt sur le fait (disons en une image ravélienne sur la « peau ») qu’il n’y a pas plus parlant à tous et en même temps plus tacite sur les teneurs originelles. Et voici ce qu’est la sexualité de Ravel : « ce n’est pas tant la septième mineure que Ravel chérira mais bien la cristalline septième majeure ». Rendons grâce à David Sanson de respecter le génie qui a voulu garder secret le mystère de ses effusions personnelles ! 

     Et tout le livre, en compagnie du maître rêvé et sublimé, collectionne cette succession d’ombres chinoises ou de bibelots tant prisés par le solitaire esseulé parfaitement accordée à la citation d’Arbie Orenstein « Si on entend par sens de la vie, la façon dont on passe son temps entre deux éternités, alors sa signification ultime pour Ravel était de créer une musique aussi parfaite, aussi polie et aussi belle qu’il pouvait. Telle était sa passion, et même son obsession ». Le panégyriste invite à se plonger dans le labyrinthe des relations de Ravel aux êtres et au monde, pour découvrir des couleurs nouvelles ! Mais il s’arrête sur le seuil de ce monde, comme impuissant à concrétiser ce désir qui l’a porté jusque là… surtout parce que Ravel l’a voulu ainsi : son œuvre, sentimentalement universelle, est issu d’une sensibilité cachée en privée, publiquement dévoilée sur la partition. Il ne reste plus qu’à pieusement, avec l’autorisation du gardien, mettre ses doigts sur le clavier de la maison de poupée que s’est bâtie Ravel près de Paris, le Belvédère. 

     Les inconditionnels y verront une brève et délicieuse délectation d’auto souvenirs auditifs ; les néophytes courront vite aux disques judicieusement conseillés à la fin du livre, tant sont dites de bonnes et belles choses sur Ravel dans le temps à peine écoulé d’un trajet SNCF, Paris Ciboure. 

Quand Jean-Sébastien enseignait à son fils, Wilhelm Friedemann par C. Rousset


Johann-Sebastian Bach (1685-1750) :Klavierbüchlein für Wilhelm Friedemann (1720)Christophe Rousset, clavecin Johannes Ruckers. Enregistré au Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel du 25 au 27 novembre 2004. Notice (anglais, français, allemand) de Gilles Cantagrel. Durée : CD 1, 43’14’’. CD2, 61’07’. 2 CDAmbroisie, AMB 9977 

     Ouvrez le Klavierbüchlein für Wilhelm Friedemann Bach ( petit livre de clavier pour Wilhelm Friedemann Bachvous y découvrirez davantage qu’un ramassis de petites pièces inabouties ou inachevées, bien plus que des miettes à la table du maître : l’ouvrage – que son titre destine à son propre fils -, est le symbole de sa philosophie même de l’éducation. On y repère les fondements de ses grandes œuvres, appelées toutes désormais de noms didactiques, tels le grand Klavierübung (Exercice de clavier), seul opus donné à l’édition imprimée (synonyme d’éternité), ou encore leWolhtemperiert Klavier (clavier bien tempéré)

     Ce Klavierbüchlein est en effet une preuve magistrale de tout ce contenu philosophique ignoré. C’est d’abord, en guise de première étape pédagogique, des travaux guidés, où Bach écrit lui-même tout en laissant s’exprimer (à peine) son fils, soit dans l’aléatoire choix des harmonies pour des œuvres spécialement arpégées dans ce but ; soit dans les compléments de passages laissés inachevés, généralement les fins, parfois les milieux. Puis avec les premières ébauches du Clavier bien tempéré, c’est d’abord l’intensification du travail harmonique pour aboutir à la démonstration de la beauté en musique. Enfin l’enfant crée lui-même dans une nouvelle série de préludes dont le premier reprend le motif du premier prélude du livre. La main du fils est enfin lâchée. C’est ensuite un cours théorique sur une fugue débouchant sur une nouvelle étape de travaux dirigés, les futursinventions à 2 voix, ici Preambula à 2, nouveaux préludes, cette fois-ci, supports de l’étude contrapuntiques. Stötzel, Telemann, et, déjà, plus avant, Richter, amis de Bach père, purent peut-être enseigner à l’enfant et laisser des traces d’eux-mêmes dans ce livre. Pour finir, c’est le travail le plus difficile : l’écriture à trois voix, pénible, puisque la plupart des fantaisies sont ici restées fragmentaires, non terminées. Et dans ce jeu d’écriture guidée ou de réécriture par l’élève, on a autant d’autres petits livres de disciples de Bach, sources précieuses pour les deux volumes du Clavier bien tempéré. Petits livres qui attendent eux aussi l’édition. 

     Christophe Rousset a compris le sens profond de tout cela, au delà du simple point de vue didactique. Sous les doigts du claveciniste français, nul doute que c’est proprement Bach qui joue pour son fils. C’est aussi l’artiste découvreur qui montre à son public l’importance de son choix. Et l’instrument qu’il a choisi augmente les vertus de son jeu, et notre plaisir : et quel clavecin ! Ici, extrêmement léger signé Johann Rückers (1632, ravalement de 1745, conservé au musée de Neuchätel). 

     Quel toucher ! Quelle façon de laisser mourir le temps pour le relancer aussitôt suivant la carrure, sans jamais perdre l’impulsion ! Quelle délicatesse d’imagination ornementale ! Quelle énergie dans le rythme… Mais le plus remarquable s’écoute dans ce Christophe Rousset qui achève exprès les pièces laissées en partie « vides », puisqu’il s’agit des vestiges émouvants des leçons reçues par le fils, tel la petite lacune d’une demi mesure à cadencer du ChoralJesu meine Freude, faussement inachevé puisque l’ultime phrase est nécessairement la reprise du début (que Rousset ornemente différemment et magnifiquement). Même magistrale perfection du ré-achèvement par l’interprète pour l’Allemande 2, exactement dans les pas d’un Willhelm Friedemann Bach qui compléta sur le papier ce « vide », capital pour l’histoire de la musique, écrit au-dessus du milieu de l’Allemande 1. Car Bach laisse son fils seul, il revient une fois le travail fait, et le corrige certainement. 

     D’instinct Rousset comprend qu’il faut étonner le public, l’amener à s’intéresser à des trésors cachés sans rebuter. Il a révisé l’ordre originel dans ce but. Il commence par ce que tout un chacun connaît le mieux, les onze ébauches duWohltemperiert Klavier dont il faut surtout remarquer la toute première ébauche du premier prélude du Clavier bien tempéré, écrite en accords arpégés ascendants. Christophe Rousset débute son disque, rien que pour le symbole, avec cette petite version de ce petit « travail d’école » devenu « Art suprême ». Puis Rousset groupe, comme dans les éditions courantes, les petits préludes qui bâtirent les balbutiements de beaucoup de claviéristes ; puis ce sont les inventionsà 2 voix, puis les fantaisies à 3, enfin un nouveau groupe de préludes, celui du début du travail seul de Wilhelm Friedemann Bach, puis les petites ébauches et autres œuvres : applicatioallemandes, la fugue didactique, les menuets,l’esquisse de basse, puis les deux chorals, les suites achevées de Stölzel et de Telemann et enfin la suite incomplète de J. C. Richter. Cette sorte de rationalisation pour l’écoute démontre à qui en doutait encore la grande connaissance des principes de l’œuvre. 

     Concluons sur cette remarque : les plus grands interprètes actuels jouent avec infiniment de style, parfois avec du cœur, on voudrait qu’ils sachent encore plus parler au cœur : ici Rousset arrive souvent à parler au « cœur de l’enfant » qui fut celui de tous les pianistes et de chaque claveciniste qui touchèrent jadis ces pièces. Voilà surtout, en sus de l’importance historique cette « fraîcheur savante »retrouvée, intacte. Soyez des enfants, écoutez ce disque ; soyez des pédagogues, faites écouter et travailler sur la partition ; soyez des amateurs, prenez connaissance de son contenu. Un album magistral.

dimanche 5 juin 2005

Bach compositeur d'opéra : ou les cantates profanes


Johann Sebastian Bach (1685-1750) :O Holder Tag, erwünschte Zeit (Hochzeitskantate), BWV 210 (1738/1741) ; Schwigt stille, plaudert nicht (Kafeekantate), BWV 211 (1734/1735). Carolyn Sampson, soprano ; Makoto Sakurada, ténor ;Stephan Schreckenberger, basse ;Liliko Maeda, flûte traversière ;Masamitsu San’nomiya, obœ d’amore ; Natsumi Wakamatsu, violon I ;Azumi Takada, violon II ; Yoshiko Morita, viole ; Hidemi Suzuki, violoncelle ; Shigeru Sakurai, contrebasse ; Masaaki Suzuki,clavecin. Bach Collegium Japan –Masaaki Suzuki, direction. 1 CD Bis. Réf. : BIS-CD-1411. Enregistré au Saitama Arts Theatre Concert Hall à Tokyo du 25 au 28 juillet 2003. Prise de son, Dick Lüdemann ; montage, Uli Schneider. DDD. Notice trilingue (anglais-allemand-français). Durée : 62’05 

     Tout le monde regrette que Bach n’ait pas écrit pour l’opéra. Ses cantates profanes sont de petits opéras de circonstances, à la pointe des nouveautés. Hasse, le Saxon « napolitain » fut son ami. Bach affectionnait Kaiser, Vivaldi, et d’autres fauteurs de pêchés théâtraux. De temps en temps le sérieux Kantor de Leipzig disait à un de ses fils : « allons écouter les chansonnettes de Dresde ! », Dresde la Venise d’Allemagne où résidait Hasse et sa femme, la Faustina, Dresde, quasi une annexe des théâtres de Venise et de Naples. Même les cantates sacrées de Bach sont idéalement et techniquement écrites comme si elles pouvaient être chantées sur la scène du Grisostomo et pourtant elles furent luthériennement faites pour Dieu et, dit-on, interprétées par de bien médiocres chanteurs. Heureusement l’avenir leur fournira les plus grands interprètes. Pour toutes ces raisons, c’est un étonnement de voir Bach si peu joué au théâtre. 

     En tout cas le disque présent vaut dans la bibliothèque d’amateur pour cette qualité là : deux magnifiques cantates profanes. On sait que le Bach Collegium Japan dirigé par Masaaki Suzuki allie musicologie à musicalité. Font partie de ses enregistrements les plus doués des chanteurs et des instrumentistes. C’est toujours une valeur sûre, un CD Suzuki, et cela ne cède en rien en souplesse et esprit « Bach » à un Herreweghe. C’est ainsi que les collectionneurs d’intégrales trouveront un plaisir renouvelé. Quant aux autres ils seront peut-être persuadés d’acquérir cette friandise pour sa saveur : un programme à consommer comme un concert consacré au thème du bonheur et celui de l’humour. Car pour cette fois-ci la prise de son est si équilibrée, et l’ambiance si pastorale : sensibilité naïve, beaux airs, magnifiques finals. 

     Outre les instrumentistes solistes, merveilleux, il faut retenir la voix de basse, Stephan Schreckenberger, vive, incisive, bondissante et pleine de staccatos, théâtrale dans les récitatifs ; la voix du ténor, Makoto Sakurada, belle et lumineuse, et surtout la voix de la soprano omniprésente dans le disque : Carolyn Sampson. Et là, il faut être amateur. Nul doute que la technique est impeccable, (choix toujours sûr de Masaaki Suzuki), la prononciation, les phrasés, les longuesmesse di voce, la souplesse, le souffle, le timbre lui-même est en général beau. Mais les aigus ne sont pas ronds. C’est comme un registre d’orgue, un timbre d’instrument, il faut aimer. Cela n’ôte en rien ce pur bonheur à la fin de l’audition qui suit la conclusion de la sérieuse, concise, analytique et parfaite notice du disque par un musicologue allemand : « plus d’un auditeur leipzigeois de cette œuvre, rentrant du café Zimmermann en chantonnant, devait se demander si l’on n’avait peut-être pas à vrai dire perdu en la personne du cantor de Saint-Thomas un compositeur d’opéra »