mercredi 4 mai 2011

Microscopique essai sur les touchers des trois claviers : piano, clavecin et orgue

Piano, clavecin et orgue sont si expressifs tout trois, mais non de la même manière, et aujourd'hui c'est grande joie de savoir débrouiller enfin leurs particularités. Dans les instruments à claviers, deux principes fondamentaux s'équilibrent différemment, le frapper et le lâcher, ou si l'on veut l'attaque de la note et son opposé : l'interstice, l'espace après la note.



LE PIANO ET SA RESONNANCE

Commençons par le piano, si proche de nous, car le voudrions-nous où pas, nous sommes nés avec lui et baignons dans son héritage. Tout le monde convient, qu'instrument percussif, il privilégie l'attaque, le frappé, qui peut aller de la violence à la tendresse. Pour autant, le lâcher - les professionnels le savent - n'est pas négligeable et reste d'une grande subtilité. Tout le monde a dans l'oreille les notes perlées de Glenn Gould : c'est une extrêmité manifeste.


Au piano, le rôle de l'étouffoir reste important, mais cependant le son de la note est si brillant et fait tant résonner les notes sympathiques d'à côté, que le piano a généralisé le legato absolu dans la suavité qu'il y a de faire suivre vite les notes perlées roulants à peine les unes sur les autres. Plus encore, la pédale forte, qui lève les étouffoirs pour laisser sonner toutes les cordes sympathiques ensemble, accentue l'aspect grande harpe du piano, puis l'on nettoie les harmonies en faisant tomber les étouffoirs, d'un coup, quand on lâche la pédale, comme si la main délicate d'une harpiste faisait taire tout cet affolement, vermeil de couleur. Et tout cela amoidrie d'autant plus et pour ainsi dire a posteriori la valeur du lâcher de la note dans le piano.





LE CLAVECIN EST UNE CONSTELLATION HARMONIQUE

Le clavecin est un instrument terriblement expressif qui passe pour inerte aux yeux de certains. Mais c'est parce que, instrument à cordes pincées, chez lui plus que chez quiconque, le lâcher est bien plus important que le frapper. Ce n'est pas que le frapper n'a pas d'importance. Quelqu'un qui a de gros muscles et qui tape sur le clavecin fait entendre le bois et donne l'impression désagréable que l'on reçoit des coups de marteaux ; d'un côté plus positif, un toucher léger, mais moyennement, donne une sensation de grande profondeur, c'est ce qui fait l'inimitable beauté du jeu de Paola Erdas, par exemple, et l'impression d'austérité grave et hispanique dans son jeu, et l'on ne peut pas éviter d'admirer le jeu d'Huguette Gremy-Chauliac qui a su transformer en imitation orchestrale une pâte sonore très modelée ajustée à la carrure des oeuvres ; d'un autre coté, un toucher très léger fait toute la brillante école française actuelle, des noms me viennent à l'esprit Dirk Börner, Béatrice Martin, Yann Verrault et à l'exprême limite de la légereté, Dimitri Goldobine, fantomatique songe qui pose les temps comme des plumes à la manière du chant grégorien.

Beaucoup d'autres noms encore, tellement il y en a aujourd'hui ... Mais au clavecin le primordial c'est quand tombe l'étouffoir, ce qui fait une impression haletante, un souffle, un "haha" magnifique qui est le même que celui du coup d'archet de la viole de gambe : toute l'émotion est là, dans ce souffle. On peut même dire que dans le clavecin la première note est morte et que c'est dans l'espace entre elle et la seconde que naît l'illusion de la vie, la tension et la détente de la musique.





Le clavecin est ainsi un instrument mélodique avant tout et harmonique, toutes les musiques qui au court des années quatre-vingt ont voulu exploiter la particularité de son son uniquement comme un élément percussif ce sont trompés, il n'ont utilisé que l'inertie du clavecin. C'est le cas, aussi splendide soit-elle, de l'oeuvre de Esa-Pekka Salonen (né en 1958) : Meeting pour clavecin et clarinette en 1982. Et aujourd'hui que le clavecin est envisagé autrement, ce magnifique compositeur pourrait écrire un opus second avec cet effectif étonnant, dans une toute autre démarche, s'il le désirait. Le son du clavecin, stellaire et infiniement varié d'un instrument à l'autre, ne devient une constellation que si l'on relie les galaxies les une aux autres dans la rhétorique du discours musical, il n'est beau que dans la durée de l'oeuvre.

L'ORGUE, LE ROI DE L'ILLUSION

L'orgue : on dit de lui que c'est son inexpressivité sereine qui est expressive, musique des anges et illusion d'orchestre appaisée par l'éternité du son. Oui et non, l'orgue a cette particularité d'avoir un frapper expressif pas si loin de celui du piano et un lâcher très proche du clavecin, entre les deux exactement : c'est un instrument à vent, ne l'oublions pas ! Quand on frappe une note forte et donc en frappant très rapidement, le tuyau parle avec violence et le vent est brusque; quand on frappe le tuyau mollement, ce que l'on appelle le toucher "posé" en orgue, le vent arrive peu à peu, le son, comme dans une flûte débute plus bas et vite monte vers sa justesse exacte : voici ce qui crée une illusion de crescendo très baroque.

On dit que cet instrument est approprié aux musclors au toucher lourd, qui tapent trop sur le piano et casseraient des cordes si on ne les avaient reconvertis à l'orgue. Il faut en effet de la vivacité et de l'energie sur l'orgue pour marquer les temps, mais ne voyez vous pas, par ce qui est dit ici sur l'émission du vent plus ou moins rapide, qu'il faut aussi beaucoup de douceur, violence et tendresse, l'une est l'autre tout autant ? Quant au lâcher, l'orgue est véridiquement, précisément par son son difficile à mouvoir, le frère de la viole de gambe - Louis et François Couperin et Henry Dumont écrivaient avec les mêmes techniques d'écritures pour les deux instruments - et le chuintement du tuyau, le vide, le silence entre les notes est de façon bien plus gourmande (le clavecin est un gourmet) dégustable à l'oreille de l'auditeur, il donne comme au clavecin la vie dans la durée de l'oeuvre.

Ainsi la première note de l'orgue est vivante comme au piano, et la deuxième note est mélodique comme au clavecin, encore pus vivante ! Un claveciniste ne peut être organiste sans être quelque part pianiste, ni un pianiste sans être claveciniste n'osera toucher l'orgue. Miracle de la technicité de la main humaine et de l'illusion émotive.

Cédric Costantino




Lire l'édito de Coralie Welcomme dans presencemusicale.com