lundi 25 juillet 2005

Fastes & ténèbres à la Sainte Baume : premier Festival Baroque-en-¨rovence


Imaginez une basilique immense. Un ample vaisseau de pierre en style gothique provençal voisinant avec le roman, sis à côté d’un couvent royal purement XVIIe siècle. Ici, le baroque voisine avec le médiéval, la noblesse arrogante des proportions classiques avec l’opulence d’un jubé digne du Bernin. Et pourtant tout paraît ici d’une somptueuse harmonie. L’éclectisme, source d’équilibre et de caractère, fait la magie d’un lieu désigné pour la musique. 

     La Basilique Sainte-Marie-Magdeleine de Saint-Maximin semble une estampe du Grand Siècle : de fait Louis XIV y a laissé sa marque. Mais il y a davantage encore qui parle au cœur des mélomanes venus du monde entier : l’orgue Isnard au buffet somptueux, de 1772, intact. Ici, René Saorgin attira les grands musiciens, les deux Huguettes - Gremy et Dreyfus -, Scott Ross, Michel Chapuis qui présida à la restauration de l’Orgue désormais tenu par Pierre Bardon. C’est un fait historique de grande ampleur : à l’élan de Saint-Maximin, nous devons l’amour que la France a pour la musique ancienne. Plusieurs géants de la révolution baroqueuse se sont retrouvés ici. Mais la position du lieu fut autant un avantage qu’un danger, à mi-chemin de toutes les grandes métropoles. Frappés par la tranquillité du lieu de méditation et de passage, les plus grands musiciens y confirmèrent jadis leur tentation de la retraite et de la solitude : ils renoncèrent. Ce n’est donc pas simplement une gageure de faire renaître la vocation du lieu à l’art musical, c’est un exploit. On se demandait qui ferait un jour cet acte héroïque et contre toute attente le voici : Gilles Colombani.(lire notre entretien) A cet amateur de musique baroque, simple particulier dirigeant l’association « Baroque en Provence » dont la réception est familiale et généreuse, on doit une superbe flambée jaillissant du foyer. 

Le festival, première édition en 2005, réalise son rêve et la gloire royale de la musique rayonne à nouveau. Mais il lui faut cependant souffrir les réticences, familiariser les habitants avec un passé qu’ils croient connaître. La culture, même légitime dans le lieu qu’elle investit, doit gagner la bataille de la reconnaissance, trouver son public et le convaincre. L’enjeu de cette première édition était probablement surtout de renouer avec une tradition musicale oubliée dont les lieux somptueux semblent détenir le souvenir intact… Vu le courage et la ténacité de Gilles Colombani, il ne perdra jamais cette guerre. Saint-Maximin a trouvé son croisé providentiel. 

Une master-class de plain-chant pour faire renaître le lieu à lui-même 

     Avant le concert du soir, la préparation des chanteuses s’intensifie. A notre arrivée dans la Basilique, huit jeunes filles (Pascale Goday-Ramoi ; Nathalie Accault ; Léa Tavel ; Isabelle Stockli-Giorao ; Cécile Limal ; Anne-Laure Touya ; Corinne Fructus ; Ada Bonora), assises en rond derrière l’autel contre le jubé reçoivent les indications de leur maître à chanter : Hervé Niquet est assis face à elles ; elle chantent du grégorien plein d’ornements XVIIe siècle. Le chef leur fait sans répit affiner la syllabe « as » de « Judas ». Une attention sans relâche au poli du mot, voici l’adage de cet artiste. Assis à côté, l’enseignant, le théoricien, celui qui fit la base historique et théorique du stage est en même temps le maître de chant : Rolandas Muleïka. Avec Hervé Niquet, il est tombé sous le charme de l’architecture locale : foudroyé même par sa grandeur silencieuse. Il ne s’agit « pas seulement de concerts ponctuels mais de faire un arrêt et recréer la vie du lieu ». La master-class est au service de cette démarche. Prendre le temps de la réflexion, réviser notre conception de la musique baroque actuelle, interroger le principe moteur de « recréation » qu’elle suscite immanquablement. Ainsi et pendant plusieurs jours (les 18 et 19 juillet) dans cette ambiance studieuse où le temps s’est fixé à l’âge baroque, nous voici conduits à redécouvrir un patrimoine méconnu : le plain chant

     
Cette année, l’idée est de réserver l’approche pour voix de femmes, construire un programme et le diffuser avant et après la session du Concert Spirituel, l’ensemble dirigé par Hervé Niquet. 

     Le responsable du ce chœur constitué explique sa démarche : « Nous sommes avec Hervé Niquet, convaincus de l’importance du plain-chant dans le paysage musical du XVII ème siècle. C’est une pratique d’autant plus intéressante, que, fondamentale, elle est aujourd’hui totalement passée sous silence. Retrouver les idiomes et les ornements de l’époque, les restituer dans leur contexte musical. Le plain-chant est essentiel pour la compréhension de la culture de cette époque.  » 

     Mais d’où lui vient cette fascination des musiques liturgiques ? « Je suis né en Lituanie. J’y ai étudié les musiques médiévales et aussi la direction d’orchestre. J’en suis venu à la musique de la Renaissance et ensuite au Baroque mais toujours en étant en contact avec le répertoire liturgique, ce grégorien qui a traversé les époques tout en recueillant aussi les couleurs et les goûts esthétiques de chaque période traversée. A l’époque baroque, il existe deux plain-chants en France. L’un est sobre pour la liturgie ; l’autre, en notation musicale de faux bourdon mais plus libre, constituant une sorte de maturation du style qui englobe toutes les ornementations du moments et qui aboutit à de véritables motets à une voire à deux voix, écrits en notes carrées. L’ambivalence entre liturgie stricte et sévère, parfaitement réglée d’une part, et moments où l’on a droit à plus de musique, plus de liberté et où le chant se fait moins fonctionnel, est très stimulant pour l’interprète. C’est l’enjeu de notre approche qui n’est pas dénuée comme vous le voyez d’une certaine créativité dans le geste interprétatif : comment par exemple établir les correspondances du corps et du chant : position des mains et des doigts pour vivre la communauté du plain-chant. » 

      

19h : Vêpres en l’honneur de Marie Magdeleine devant les reliques de la Sainte 

     Après la préparation des chanteuses, le concert du soir. Il a permis, selon les mots d’Hervé Niquet, de « recréer la vie musicale monastique en alternant les moniales et l’organiste ». Les stagiaires entonnent leurs ornements, d’un parfait professionnalisme, et le public est déjà dans la méditation. Trilles des voix indiscutables sous la voûte dont l’acoustique magnifiant les sons fait vibrer la pierre. Et comme à Saint-Gervais à Paris, l’orgue enveloppe l’atmosphère et le lieu. Le nombre de jeu est relativement restreint pour la taille du buffet qui de l’intérieur paraît étonnamment quasi vide : le facteur les resserre fortement laissant en arrière une place immense pour la résonance. Le son en est démultiplié. Il en paraît grandiose : phénomène acoustique propre à la Basilique ? De la tribune, c’est une force brute, inouïe, incisive ; d’en bas, au parterre de la nef, tout est douceur et en même temps cette force ne disparaît pas. Doux et puissant : voilà le miracle doublé des couleurs extraordinaires de cet orgue. Les anches sont les plus belles du monde, elles relèvent sans aucun doute la comparaison avec celles de Saint-Sulpice de Clicquot, préservée par Cavaillé le romantique. L’organiste en titre, Pierre Bardon les fait sonner, ce soir, solennellement, dans plusieurs partitions de De Grigny. 

20h30 : Un Lully sensuel dans cet écrin Royal

     Place au Concert Spirituel d’Hervé Niquet pour les Motets de Lully, monumentaux. « Lully a fait un bien bon travail, je pense qu’il avait de bien gros péchés à ce faire pardonner : c’est sensuel, c’est délicat, c’est fort » nous précise le chef. L’audience préparée depuis 19h, s’est sentie transportée par un sombreDies Irae, un jubilatoire Plaude Laetare, un grandiose Exaudiat te Domine, un divinTe Deum. Toutes les nuances de la palette doxologique se sont déployées dans le vaisseau de la nef. Ces motets lullistes se rapprochent par leur ressemblance structurelle des œuvres de Charpentier, « mais c’est inutile de les comparer, c’est comme comparer Darius Milhaud et Stravinsky, ils ont fait leur époque et l’on a besoin aujourd’hui des deux pour la comprendre et l’aimer ». Pourtant il est bien question outre les styles, d’un même vocabulaire : alternances des moments solennels et des pauses de suave tendresse, lesquels permettent cet élan graduel, strophe après strophe, de l’apothéose extatique nécessaire à la glorification jusqu’à l’entrée de la trompette. Ce qui frappe le plus chez Lully, c’est le génie mélodique, ces phrases toujours en ascension chromatique, porteuses même dans la joie d’un on-ne-sait-quoi d’angoissé et de lyrique. Il y a chez lui, quelque chose déjà de cette nostalgie discrète et cependant solaire qui a imposé l’art français – Versaillais - sur la scène européenne, tout au long du XVIIIe siècle. Ce soir, les violons du Concert Spirituel indiquent d’autres aspects de l’art du grand Lully : la couleur et l’orchestration. Certes un par partie mais cette concentration est compensée par la virtuosité des instrumentistes. D’autant que le chef ne manque pas d’une qualité qui fait merveille dans ce répertoire, la vivacité qui sait être attentive au chromatisme de l’orchestre : deux violons, - Olivier Briand et Stephan Dudermel - ; deux altos ; un violoncelle, - François Poly, très alerte - cette basse est doublée d’un basson parce que Hervet Niquet fait sonner son chœur en huit pieds ; deux théorbes s’ajoutent à l’orgue dans le continuo, ainsi la voix du continuo semble humaine et contribue à la limpidité de l’ensemble. Le choix des théorbes est judicieux. Les témoignages de l’époque sont formels à son sujet. Au couronnement de Louis XIV, il y avait autant de théorbes et de luths que de chanteurs ! Les spectateurs ont été captivés par l’opulence des instruments. Les hautbois, -surtout Héloïse Gaillard, extraordinaire, et Luc Marchal - le trompettiste virtuose Philippe Genestier et les timbales anciennes et impressionnantes de Thierry Briard, sans compter les flûtes qui ajoutaient à la couleur. D’autant que les voix étaient aussi au même diapason : douceur du chœur d’hommes et solistes remarquables. On a remarqué la basse racée Benoît Amould ; un ténor et un alto, très musiciens : Emiliano Gonzales-Toro et François-Nicolas Geslot ; deux sopranos : Anne-Marie Jacquin (quel feu sensuel !) et Stephanie Révidat, impeccables. Ainsi le Te Deum, pièce maîtresse tant désirée par l’organisateur, a pu retentir de tous ses ors musicaux. Pour le bis, puisque la totalité de la soirée est diffusée sur France Musiques ce 29 juillet, Hervé Niquet s’adresse au public visiblement transfiguré : « vous avez de la chance ! (avec un « an », emphatique et plein d’humour) vous entendrez les 100 premières mesures du Te Deum pour le raccord : mesure 1 ! » 

Un entracte dînatoire somptueux 

     Pour reposer les esprits et mieux les préparer à la nocturne coda des complies de Louis XIV, un entracte dînatoire était proposé. 

23h : magies des complies dans la pénombre 

     Nouveau décor pour une nouvelle expérience : sans guère de dispositifs ajoutés, la Basilique offrait des jeux de lumière où les colonnes s’étaient démesurément allongées. Une clarté bleue éclairait l’orgue. Et les novices cachées laissaient deviner parfois un halo de lumière vacillante sur les parois de pierre : leurs chandelles, seules sources de lumière, dans l’ample vaisseau, semblaient marquer le rythme de ces complies pour Louis XIV. François Saint-Yves, l’organiste du Concert Spirituel, assurait quant à lui, tantôt le continuo, tantôt les séquences solistes, alternant avec les demoiselles. L’improvisation est totale et légitime. Elle ajoute au caractère envoûtant du plain-chant et se joue selon l’humeur de l’instant, de références explicites : ici, une intonation, une cadence, un motif, élargit une phrase où se précise une fantaisie de Louis Couperin voisinant fortuitement avec telle solution choisie par François Saint-Yves. 

     A la fin du programme, les silhouettes des jeunes filles ont salué le public conquis, une bougie à la main. Dans les ténèbres, sous la voûte spectaculaire de la Basilique, il semblait aux spectateurs à peine lassés par cette nuit exceptionnelle, revivre les vertiges splendides de Sainte Marie Magdeleine. Ceux qu’a peint dans le même siècle, un autre faiseur de rêve, au seuil de l’obscurité, Georges de la Tour. 

Crédits photographiques : © DR 

lundi 18 juillet 2005

Le Jardin des Voix d'Eve Ruggieri : XVIIèmes Musiques au Coeur


Antibes. Villa Eilenroc-Cap d’Antibes. XVIIe Festival d’Art Lyrique « Musiques au Cœur ». 
(I). 5-VII-2005. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : L’enlèvement au Sérail, opéra en 3 actes. Mise en scène : Paul-Emile Fourny. Avec : Jane Archibald, Constance ; Pavol Breslik, Belmonte ; Debra Fernandes, Blonde ;Loïc Felix, Pedrillo ; Philippe Kahn, Osmin ; Jean-Marc Salzmann, Selim Bassa le Pacha. Orchestre Régional de Cannes PACA, direction : Bruno Ferrandis
(II). 09-VII-2005. Arcangelo Corelli(1653-1713) : Concerto grosso opus VI n° 4 en ré majeur ; Georg Friedrich Händel (1685-1759) : aria di Cesare « Presti Omai » (Cesare), aria di Ottone, « Lusinghiera » (Agrippina), aria di Tamerlano « A dispetto » (Talermano), recitativo et aria di Ottone « Voi Che Udite » (Agrippina), aria di Bertarido « Vivi Tiranno », (Rodelinda), aria di Cesare « Va tacito e nacosto » (César), aria di Goffredo « Sorge Nel Petto » (Rinaldo) arie di Cesare « Aure Deh Per Pita » e « Al Lampo del Armi » (Cesare) ; Franscesco Geminiani(1680-1762) « La Follia » d’après Corelli, opus VI n°12 ; G. -F. Händel :aria di Bertarido « Dove Sei Amato bene » (Rodelinda), aria du Cesare « Se in Fiorito » (Cesare), aria di Rinaldo « Venti Turbini » (Rinaldo).Christophe Dumaux, contre ténor ; Gilbe ; Ensemble Baroque de Nice, direction et violon solo : Gilbert Bezzina.
 

     2005 marque déjà la XVIIe édition du festival d’art lyrique « Musiques au Cœur » d’Antibes. Et depuis deux ans les mélomanes profitent de la splendeur du parvis de la Villa Eilenroc, parfait Trianon néoclassique sur la Riviera. Un cadre au chic apparent qui n’empêche pas la qualité de deux concerts auxquels nous assistions : un opéra de Mozart d’une part, l’envoûtement du chant d’un castrat ressuscité, d’autre part. 

I. Jeunesse et virtuosité du chant mozartien 

     « C’est donc, dit Eve Ruggieri, parmi les palmiers, les bougainvillées et les lauriers roses, face à la Méditerranée, que Constance, Blonde, Belmonte et Pedrillo, mis en scène par Paul-Emile Fourny, vont rivaliser d’espièglerie pour abuser le sultan et tromper la surveillance d’Osmin afin que l’amour triomphe ».L’architecture dont nous avons parlé brosse un cadre idyllique pour l’opéra : serait-ce la Grèce (disons plutôt l’Asie Mineure, future Turquie) qui surgit grâce à ces pins découpant un coucher de soleil sublime sur une horizon pâle ? La beauté sobre de ces quatre colonnes ioniennes qui font face aux gradins sur lesquels le public est assis, composent le plus bel effet. Il y manquait un peu de la tendresse mozartienne ? Paul Emile Fourny enrobe de voiles les deux colonnes de gauche, masque les deux colonnes de droite par un décor de sérail. L’esthétisme du dispositif sait être aussi fonctionnel : rien n’a été omis, surtout le sous-titrage projeté uniquement pour les passages théâtraux sur la pierre du fronton au-dessus des deux colonnes de gauche. 
Sur la balustrade du toit, fume un avion écrasé : en terre étrangère, Belmonte est ici un aviateur plutôt qu’un marin. 

     La mise en scène est simple, élégante, inventive : laissant à loisir la musique de Mozart, au moment des airs, dénuée de surtitres, puisque le chant des voix et instruments suffisait seul pour faire comprendre l’agitation des passions humaines. D’autant que le chef, Bruno Ferrandis prêt à tous les extrêmes, se montre incisif et lyrique : sa sensibilité a compensé quelques infimes faiblesses de l’orchestre régional de Cannes Paca. Et les voix ? Déjà Pavol Breslik, en Belmonte, est un jeune homme qui semble sorti d’un dessin animé : sa silhouette ingénue et sa pureté vocale campent un ténor mozartien de rêve. Philippe Kahn, avec honneur et bonhomie, assume le rôle d’Osmin avec de sonores ré graves ; Loïc Felix sculpte un Pedrillo corsé, parfait double de son maître ; de même, Debra Fernandes, agile dans les intervalles les plus vertigineux, brille indiscutablement. Et la belle Constance de Jane Archibald donne au rôle de la noble esclave son souffle contrôlé et instinct de musicienne. 

     Le plaisir conquiert un public de plus en plus convaincu, charmé visiblement : nuage d’inquiétude chez Constance dans un air sublime ; retrouvailles qui finissent en dispute (un quatuor de deux sopranos et de deux ténors, inoubliable) puis un duo d’amour que l’on aurait voulu entendre deux fois ; voici un air avec orchestre en pizzicato, air de Pedrillo où l’art rime avec sobriété, et pour finir la « morale » – par quel génie singulier Mozart achève non sans malice, son opéra comme une cantate profane française ou comme « la cantate du café » de Bach, avec un tutti en forme de lied ! La morale donc, bien dans l’esprit des Lumières, où le barbare s’adoucit. Le Sultan qui tenait en son pouvoir le fils (Belmonte) de son pire ennemi, choisit de répondre à l’humiliation par un bienfait et rend la liberté à Constance et son aimé. Lui-même renonce à Constance et invite Osmin à renoncer à Blonde promise à Pedrillo. Manqueraient des chœurs à la turque : peu importe, l’orchestre s’en acquitte très bien tout seul, agrémenté de danseuses, dont l’idée était déjà parue dans l’Orlando furioso de l’année passée, idée apollinienne en ce lieu méditerranéen qui eût fait s’enthousiasmer un Nietzsche à l’image de notre Osmin dionysiaque : « das ist ein Wein (chianti !) » disait le turc et le public toujours de sourire à cette Allemagne italienne. 

II. Magicien et dompteur du public 

     Quatre jours après l’Enlèvement : concert baroque où s’affirma une voix maîtresse. Il arrive d’une allure décidée, mouvements larges et adolescents, resserré dans son costume de concert, grand, élancé, mince comme parfois le sont les basses. Le maintien trahit l’autorité du conquérant, à peine amollie par le regard sensible et inquiet de l’artiste. Avant de l’entendre, on sait que la corporalité joue un rôle expressif, qu’elle apporte un soutien véritable et physique à la ligne vocale. « Il chante avec son corps », annonçait Eve Ruggieri. L’exemple est frappant. Et l’interprète donne tout ce dont il est capable. Fixant le public : dépit, dédain, douleurs et pleurs imités, vengeance, colère, tendresse ou grâce pastorale, tempêtes et déraison … tous ces affects se déploient dans de longues vocalises, dans un souffle unique, dans une impeccable virtuosité, dans une lamentation, dans des souffrances vécues, dans un timbre de voix personnel et féminin. A se demander si nous étions pas proches d’entendre l’un de ces castrats perdus : c’était Niccolino capturant l’Angleterre, aussi parfait dans les récitatifs que dans les airs, expression et combat. L’envoûtement de la voix s’est imposé au public interdit. 

     C’est un fluide magique qui ne passe que très rarement en concert ; un magnétisme enchanteur qui a confirmé les mots d’Eve Ruggieri, « l’un des moments d’exception du festival» nous avait-elle promis…. Là encore, elle ne s’était pas trompée. L’un de ces moments où l’aveuglement du plaisir ressenti l’emporte sur tout esprit critique. Certes l’invention de Haendel peut être aussi coupable. Mais personne ne peut expliquer la présence dramatique et l’intensité émotionnelle que le public a reçu ce soir, sauf l’auteur de cet envoûtement imprévu : le contre-ténor Christophe Dumaux, seulement âgé de vingt-six ans. 

     Rendons à notre hôtesse le talent qui lui revient aussi : le secret des choix d’Eve Ruggieri fait de cette baie des Milliardaires non pas un lieu chic, aux coupes de champagnes baignées d’horizon maritime, mais un lieu où découvertes et frissons restent possibles. L’ensemble baroque de Nice, pour sa part, empli de jeunes filles, qui scintillaient de cette huile légère et protectrice des peaux frappées par le soleil, doté aussi d’une basse somptueuse en la présence de deux Frédéric, Audibert/Bagnasco, a permis au duo des violons solistes, Gilbert Bezzina/Laura Corona, de faire valoir leur évidente connivence. 

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