lundi 1 mars 2010

Un sermon de Bach : les chorals dits de "Leipzig"

Epures, tel est l’aboutissement d’une vie entière à commenter les paroles des cantiques luthériens. A la mort de Bach, des liasses manuscrites furent recueillies : six sonates en trio pour son fils Wilhelm Friedmann, dix-sept chorals consacrés à Jésus sauveur empli de l’Esprit Saint, un choral de la Nativité à variations canoniques et un ultime choral corrigé sur le lit de mort : Vor deinen Thron tret’ich « Devant ton trône je comparais ».
Une longue prière.

Placés sous le signe J.J. « Jesu Juva », seul nom qu’ils devraient posséder, les dix sept chorals de Leipzig oublient presque le figuralisme attaché aux mots précis pour exprimer plutôt la quintessence de l’éthos à travers la plus grande science spéculative sur la durée du temps. Ainsi Bach opère une stylisation élargie des nobles rythmes français d’allemande, de sarabande, etc. Il réalise encore une spatialisation plus poussée que jamais du contrepoint et de la couleur de l’orgue allemand. Mais la spéculation sur le temps est aussi celle d'un long discours à travers les matériaux composites et vécus toute une vie au quotidien des chorals. Car, en partant in extenso de la lecture intégrale de tous les textes mis en musique par Bach et dans l'ordre tel quel, le discours de ce recueil possède la structure d’un Psaume de David paraphrasé en confession de foi chrétienne, on pourrait le résumer :
Esprit Saint nous t’appelons, nous sommes abandonnés mais notre cœur s’apprête à être pur, tournes-toi vers nous par l’intermédiaire de l’Agneau de Dieu, nous lui en rendons grâce. Dieu nous tend la main, nous attendons sa venue de par le Fils, lui qui est parti du Père pour retourner au père et nous l’en louons. Maintenant est une grande paix : trois fois gloire à Dieu car Jésus Christ nous délivre en faisant venir le Saint Esprit sur Nous.
Nous vous invitons à lire l'intégralité des textes de chorals pour approfondir cette prière. C'est donc un long sermon en musique que ce cycle, la liturgie y est autre que l'exacte observance des temps liturgiques. C'est une liturgie au second degré. Par exemple, Le célèbre Nun Komm der Heiden BWV 659, « Maintenant vient le sauveur des païens », est le neuvième des dix-sept chorals ; dans l’appel au Saint Esprit à travers Jésus que forme ce corpus, il exprime l’attente. Il ne s'agit donc plus de le jouer pendant le temps de l'Avent comme on le fait d'ordinaire, mais de le jouer comme une citation dans le long discours du recueil de Leipzig qui lui même pourrait être interprété à la Pentecôte, s'il fallait lui donner un temps liturgique - mais le temps liturgique par excellence de Bach n'est-il pas celui du Gloria et de la proclamation de la Trinité, c'est à dire tout les jours ? C'est donc une relative trahison de considérer isolemment chacun de ces chorals, il faudrait au contraire considérer le tout tel une longue symphonie, un prêche en musique.
Le dix-huitième Choral.
On a parlé de numérologie et c'est souvent qu'on parle des dix-huit Chorals de Leipzig. Mais quel est ce dix-huitième choral ? Pourquoi ne pas rattacher ce cycle avec le précédent, les variations canoniques, hommage à la Nativité ? Toutefois il est bien plus raisonnable de bien ajouter à ce cycle dédié au souffle divin le dernier choral écrit très mythiquement par Bach, Vor deinen Thron tret'ich. On sait qu'il le dicta sur son lit de mort, que ses fils le firent graver avec son autre titre "Quand nous sommes dans une extrême détresse" en fin consolatrice de l'art de la fugue inachevée. Et que des témoignages disent toute l'importance du changement de titre voulu au dernier instant par Bach. Mais revenons à notre recueil de Leipzig. Dans le cycle donc "Jesu Juva", ce dernier choral est hors thème et dernier souffle, mais toutefois au coeur de l'Espérance ardente qui anime les autographes de Leipzig. "Devant ton Trône je comparais". Des générations d'exégète restent subjugués par la beauté simple de ce geste d'acceptation et d'amour devant la mort. C'est aussi, certainement, un dernier hommage aux oeuvres cycliques de ses devanciers.
Que l'on songe à Buxtehude et à son cycle contrapunctique dédié à son propre père sur le choral Mit Fried und Freude de Buxtehude. La thématique de la mort exprimé par la bouche de Siméon est complétée par un Klag Lied à la fois hors thème et prolongation du thème. Mais plus encore importe l'exemple de la Passacaille finale du cycle des sonates dites mystères du rosaire de Biber. Le violon y est dans son accord tout simple comme la première sonate (l'Annonciation), alors que toutes les autres sonates sont avec des jeux de cordes ravallés, dits scordature : cela figure un retour cyclique au commencement. C'est aussi un hommage hors cycle qui résume le tout, ainsi que l'exprime Reinhard Goebel :
"Il faut remarquer qu'il existe de célèbres exemples dans l'histoire de la musique où il était d'usage, en fin de recueil, d'adjoindre une illustration ingénieuse qui témoignait d'un dévouement particulier envers le dédicataire : F.M. Veracini conclut ses sonates pour violon dédiées à Auguste III de Saxe par un canon vocal sur "Ut relevet miserum,", et J.-S; Bach ajoute, à la fin de l'Offrande musicale dédiée à Frédéric II de Prusse, un canon perpetuus".
Si l'on suit la pensée de cet interprète d'une intuition remarquable : par son 18ème choral thématisé sur la foi devant la mort, le dédicataire du recueil "Jesu Juva" est Dieu Trinitaire.

Les séquences pédagogiques chez Bach : une lecture du Klavierbüchlein pour Wilhelm Friedemann Bach (version plus longue du commentaire)

Cette réflexion part d'une lecture d'un disque de Christophe Rousset sur ce livre fondamental. Espérons que l'article permettra de voir fleurir les éditions de tous les autres livres d'enseignement de Bach à ses élèves.

Réfèrences du disque :

Johann Sebastian Bach (1685-1750): Klavierbüchlein für Wilhelm Friedemann (1720). Christophe Rousset, clavecin Johannes Ruckers. 2 CDs Ambroisie, AMB 9977. Enregistrés au Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel du 25 au 27 novembre 2004. Prise de son : Nicolas Bartholomée et Koichiro Hattori ; direction artistique, Niclas Bartholomée ; montage, Jens Jamin. Notice multilingue de Gilles Cantagrel (anglais, français, allemand, très bonne). CD 1 43’14’’, CD2 61’07’’
La fraîcheur savante d’une œuvre pédagogique fondamentale

Un ouvrage pédagogique de l’œuvre de Bach, fondamental dans l’Histoire de l’Humanité et maltraité par l’histoire de l’exégèse du Kantor. Ainsi fallait-il attendre la Neue Bach Gesellschaft pour voir les pièces non expurgées par le souci d’authenticité, éditées par Bärenreiter (1978) dans la forme complète du recueil. Car ce Klavierbüchlein für Wilhelm Friedemann Bach (« petit livre de clavier pour W.F. Bach ») est plus qu’un ramassis de petites pièces inabouties ou inachevées, des miettes de la table du maître : l’ouvrage est symbole de sa philosophie même de l’éducation. Elle y figure comme une trace au crayon à papier, analysable, profonde. On lit ici les fondements de ses grandes œuvres, appelées toutes désormais de noms didactiques, tels la grande Klavierübung (Exercice de clavier), seul opus donné à l’édition imprimée (synonyme d’éternité), ou encore le Wolhtemperiert Klavier (« clavecin bien tempéré »).

Il faut rappeler que Bach était à lui seul une école, celle de ses maîtres, de ses élèves car pour lui l’œuvre d’art, l’œuvre de service et la transmission étaient une seule et même chose, une « Trinité » : éternel étudiant, éternel pédagogue, artiste employé. Il faut aujourd’hui savoir parler d’ « école de Bach », d’ « atelier de Bach » ou « d’œuvres de Bach et de son entourage ». Comme autour d’un Rembrandt, peu d’œuvres de ses élèves n’ont pas été retouchées et corrigées de la main du maître, parfois c’est cette main géniale qui les a guidé, d’abord entièrement, puis partiellement, enfin les a lâché. Il faut désormais abandonner la vision « XIXème siècle » d’un Bach isolé et inspiré. Il est temps que la Neue Bach Gesellschaft édite des volumes attribué au « Pseudo Bach » qui fassent la part des choses : tout un nouveau pan des « études sur Bach » attend les âges à venir.

Ce Klavierbüchlein est en effet une preuve magistrale de tout ce contenu philosophique ignoré. C’est d’abord, en guise de première étape pédagogique, des travaux guidés, où Bach écrit lui-même tout en laissant s’exprimer (à peine) son fils, soit dans l’aléatoire (mais raisonné) choix des harmonies pour des œuvres spécialement arpégées dans ce but, soit dans les compléments de passages laissés inachevés, généralement les fins, parfois les milieux. Puis avec les premières ébauches du Clavecin bien tempéré c’est d’abord l’intensification du travail harmonique pour aboutir à la démonstration de la beauté en musique quand visiblement Bach écrivit lui-même, s’accaparant l’autorité dans des sortes de cours magistraux. Enfin l’enfant écrit lui-même dans une nouvelle série de préludes dont le premier reprend le motif du premier prélude du livre. La main du fils est enfin lâchée. C’est ensuite un cours théorique sur une fugue débouchant sur une nouvelle étape de travaux dirigés, les futurs inventions à 2 voix, ici Preambula à 2, nouveaux préludes, cette fois-ci, supports de l’étude contrapunctique. Stötzel, Telemann, et, déjà, plus avant, Richter, amis de Bach, purent peut-être enseigner à l’enfant et laisser des traces d’eux-mêmes dans ce livre. Chaque fois le travail est autant harmoinique que mélodique, c'est la tradition de la suite dont chaque morceau reprend la trame du précédent dans une rythmique différente. Si l'oeuvre de Telemann est peu galante, c'est qu'elle avant tout dans la tradition de lenseignement. On peut aussi imaginer (assez gratuitement tout de même, mais pourquoi pas ?) que chaque fois que Bach va trop loin et qu'il craint ou affronte une crise de refus, un piétinement du fils, il fait appel à ses amis. En tout cas, leurs oeuvres jalonnent des fins de séquences pédagogiques. Pour finir, c’est le travail le plus difficile : l’écriture à trois voix, pénible, puisque la plupart des fantasies sont ici dans un état inabouti. On doit voir les fugues que plus tard Wilhelm Friedmann publiera précieusement, comme l'autre pan de cet apprentissage et peut être à cet étape, l'élève auvait débuté son propre livre où il écrivait ses propres oeuvres à côté de celui de l'enseignement du père. Il n'est pas rare dans les cours d'harmàonie que l'élève tienne deux cahiers. Et dans ce jeu d’écriture guidée ou de réécriture par l’élève, on a autant d’autres petits livres de disciples de Bach, sources précieuses pour les deux volumes du clavecin bien tempéré. Petits livres qui attendent eux aussi l’édition comme on la dit si véhémentement plus haut.


Christophe Rousset-élève de Bach qui achève les piècettes laissées en partie « vides », nous invite aussi à approfondir toute oeuvre inachevée de Bach en temps qu'éternel pédagogue. Par exemple, puisqu’il s’agit des vestiges émouvants des leçons reçues par le fils, la petite lacune d’une demi mesure à cadencer du Choral Jesu meine Freude, faussement inachevé puisque l’ultime phrase est nécessairement la reprise du début (que Rousset ornemente différemment et magnifiquement). Ou bien l'Allemande 2, que Christophe Rousset complète exactement dans les pas d’un Willhelm Friedemann Bach qui compléta sur le papier ce « vi-------de », capital pour l’histoire de la musique, écrit au dessus du milieu de l’Allemande 1. Car Bach laissa son fils seul, il revient une fois le travail fait, et le corrige certainement. N’est-ce pas émouvant de voir deux grands hommes en action et aujourd’hui trois, avec l’interprète !
Il faut surtout remarquer la toute première ébauche du premier prélude du Clavecin bien tempéré, écrite en accords verticaux. Ici l’initiative du choix est laissée au fils et à la discussion aléatoire et ce n’est pas encore le morceau que l’on connaîtra : d’autres séances ailleurs sur cette manne firent certainement naître le chef d’oeuvre mythique à venir qui fait désormais l’ambassadeur du génie humain dans l’espace.
Evidemment, Christophe Rousset a choisi pour débuter son disque, rien que pour le symbole, cette petite version de ce petit « travail d’école » devenu « Art suprême ».
Il faut surtout remarquer la toute première ébauche du premier prélude du Clavecin bien tempéré, écrite en accords verticaux. Ici l’initiative du choix est laissée au fils et à la discussion aléatoire et ce n’est pas encore le morceau que l’on connaîtra : d’autres séances ailleurs sur cette manne firent certainement naître le chef d’oeuvre mythique à venir qui fait désormais l’ambassadeur du génie humain dans l’espace.
Evidemment, Christophe Rousset a choisi pour débuter son disque, rien que pour le symbole, cette petite version de ce petit « travail d’école » devenu « Art suprême ». Il faut surtout remarquer la toute première ébauche du premier prélude du Clavecin bien tempéré, écrite en accords verticaux. Ici l’initiative du choix est laissée au fils et à la discussion aléatoire et ce n’est pas encore le morceau que l’on connaîtra : d’autres séances ailleurs sur cette manne firent certainement naître le chef d’oeuvre mythique à venir qui fait désormais l’ambassadeur du génie humain dans l’espace.
Evidemment, Christophe Rousset a choisi pour débuter son disque, rien que pour le symbole, cette petite version de ce petit « travail d’école » devenu « Art suprême ».

Pour conclure, dans ce livre, il faut surtout remarquer la toute première ébauche du premier prélude du Clavecin bien tempéré, écrite en accords verticaux. Ici l’initiative du choix est laissée au fils et à la discussion aléatoire et ce n’est pas encore le morceau que l’on connaîtra : d’autres séances ailleurs (on trouve bien des version dans les autres livres d'élèves...) sur cette manne firent certainement naître le chef d’oeuvre mythique à venir qui fait désormais l’ambassadeur du génie humain jusque dans l’espace. Evidemment, Christophe Rousset a choisi pour débuter son disque, rien que pour le symbole, la toute première petite version de ce petit « travail d’école », devenu « Art suprême ».

Bach & Haendel II (autre version)

BACH & HAENDEL

Haendel est magnifique. Magnifique : c'est un geste que l'on discerne à la lecture de sa musique, une geste à la lecture de sa vie. Bach est une forêt, selon le mot de Paul Dukas : « quelque forêt sonore dont les végétations s'enchevêtrent harmonieusement », et l'on s'y enfonce, comme lui même le fit dans sa vie sur son seul territoire de Thuringe, mais pour pénétrer dans les conquêtes d'un humanisme pédagogique, et bâtir une somme solide à l'usage des futures générations.

Comparer Haendel et Bach ? Mais sur quels critères ? Qu'ils furent voisins de naissance en lieu et date ? L'un se fait père d'une famille nombreuse, l'autre reste célibataire, l'un approfondit dans la routine existence et musique, l'autre tente les embûches de la carrière comme un joueur mise, l'un fut le domestique de princes puis d'une administration, l'autre jouet de la foultitude du public anglais... il n'y a là que des divergences et leur seul point commun est l'esprit d'aventure, l'un dans le monde, l'autre dans l'esprit. Devrait-on les confronter, comme les anciens firent en regrettant la rencontre désirée par Bach et déclinée par Haendel ? C'est un peu comme évoquer la rencontre de Diogène avec Alexandre le grand. Deux conquérants mais aux territoires si divers : « ôtes toi de mon soleil », dit Diogène du bas de son tonneau. Bach aurait pu dire de même au colosse avide de terres nouvelles.

L'orchestre français & italien en Allemagne

Ils sont nombreux les foyers de musique française en Allemagne : s'en étonnera-t-on quand fleurissent jardins à la Le Nôtre, château à la Mansart ? Les historiens s'accordent à souligner l'importance de trois orchestres, parmi tant d’autre.

L'un est à la cour de Dresde, prête à payer en 1717 un salaire de mille thalers à l'organiste parisien Louis Marchand en tournée germanique depuis 1714 : mais le Maître de Chapelle indigène, violoniste flamand né en Espagne, Jean-Baptiste Volumier[1] fait fuir par chaise poste le parisien inopportun…en organisant rien moins qu’un concours avec Jean Sébastien Bach. Le même Volumier poussera le violoniste italien Veracini, payé lui mille deux cent thalers en 1722, à se jeter par la fenêtre, lequel, fort heureusement, atterrira miraculé mais boiteux.

Un autre est à la cour de Cella non loin de Lüneburg. Dans la Nécrologie, Karl Philip Emmanuel Bach rappelle que quand son père était élève à Lüneburg vers 1700-2 :

« il y eut l'occasion en écoutant souvent l'orchestre alors célèbre qu'entretenait le duc de Zelle et qui se composait presque uniquement de français d'acquérir des connaissances solides dans le goût français qui était lors quelque chose de tout nouveau.»

Haendel put entendre certainement cet orchestre lors de son séjour hambourgeois vu la proximité des lieux. Hambourg même était un troisième foyer de musique française, et l'Opéra y goûtait autant le ballet français que l'aria italienne[2]. Y fut primordiale l'activité du Hongrois Johann Sigismund Kusser (1660-1727), étudiant à Paris auprès de Lully pour six années, directeur de l'Opéra de Hambourg en 1695 : il en fit une scène internationale. C'est à son Festin des Muses, publié en 1700, concentré coloré de l’art orchestral du théâtre français à l’usage des concerts, que l’on doit tous les rigaudons, les réjouissances, les rondeaux, les échos qui peuplent la suite à la française de Bach, Telemann, Fischer, Muffat fils, Haendel, etc.

L’Almira de Haendel : aux sources des procédés de composition.
Quand Haendel arrive à Hambourg en juillet 1703, il a des vues sur l'opéra du Marché aux oies, am Gänsemarkt, occupe d’emblée un pupitre de violon dans l'orchestre de Keiser et celui-ci lui propose une création : l’Almira.
Tout pouvait devenir un air d’opéra italien une fois sur scène, en commençant par les danses françaises. Haendel regorgeait d’idées, brûlait d’exprimer des sentiments et d’une façon quasi sauvage, mais il n’avait pas de métier. Pris de vitesse il utilisa en premier lieu un hypothétique[3] recueil de danses pour clavier, construit lors des leçons de Friedrich Wilhelm Zachow, les colorant à peine pour l’orchestre, les adaptant pour la voix. En effet le maître de Haendel à la Halle, ce Zachow, passionné de tout, lui enseigna, outre le contrepoint sévère allemand et la variation flamande, la suite française et l'allegro à l'italienne… et l'on dit même qu'il fit connaître l'Opus V de Corelli à son pupille[4].
Haendel jeta ainsi à foison tout ce qu’il avait, à savoir seulement la première partie de la construction d’une belle mélodie, sa forme : un beau thème. En ce domaine il était de première force[5] et l’opéra fut un immense succès, fera même l’objet d’une reprise par Telemann en 1732.
Il n’en demeure pas moins qu’avec un livret embrouillé et sans expérience, Haendel ne pouvait encore composer un personnage, traiter la voix mieux qu’un instrument, se montrer expert en prosodie. Nous avons dit qu’un beau thème n’est que la première partie d’une mélodie : la seconde en est l’affect, la juste adéquation entre le sentiment de la langue et l'impact sur le public. Et c'est précisément ce qui reste encore embryonnaire dans l’Almira. L’Italie apprendra réellement à Haendel l’écriture pour la voix comme une langue natale[6]. Cependant à l’orchestre ce défaut n’apparaît pas, et seul le génie précoce surgit : c’est à bon droit que l’on peut tirer d’un divertissement dansé à l’Opéra une suite de concert [7], c’est là même une pratique de l’époque.
Bach & le café Zimmermann

On jouait-on les suites à la françaises, dites « Ouvertures[8] » ? Nombre de villes développèrent un Collegium Musicum réunissant musiciens professionnels et amateurs-étudiants de haut niveau qui dans les lieux publics servent de divertissement à un petit public et à eux mêmes, devant les terrasses de café pour populariser ce que les grandes cours entendent en privé : ouvertures, concertos, musique de chambre, arie, cantates profanes. Telemann créa celui de Leipzig en 1702 et en fit même l’orchestre régulier de l’Opéra alors encore ouvert, le collegium passa de quarante à soixante musiciens sous G-M Hoffmann et son lieu de rendez-vous était chez Monsieur Zimmerman, devant son café. En mars 1729 Bach, cantor de Leipzig, laisse ce témoignage :

« Aux dernières nouvelles, le bon Dieu est également venu en aide au fidèle H. Schott [organiste à Leipzig ), par l'octroi du poste de cantor à Gotha; c'est pourquoi il prendra congé la semaine prochaine, car j'ai l'intention de prendre en charge son collegium[9]. »

Bach tenait à cet engagement laïc qu'il délèguera puis reprendra, c'est l'occasion de reprendre son travail de musique de chambre des cours de Weimar et Cöthen, et comme il y avait « un clavecin tel qu'on n'en a jamais entendu de pareil ici » et qu'il avait plusieurs fils virtuoses et élèves brillants, il transcrivit à tour de bras ses concertos de violons, violon et hautbois, quelques pièces à deux clavecins dans une littérature somptueuse pour clavier et orchestre, une des sources majeures du concerto classique. Quant à l'Ouverture à la française, il y fut fidèle tout autant, produisant lui-même[10], donnant des œuvres de son cousin Johann Bernhart Bach, Fasch dont il recopia les suites, ses amis Telemann & Stölzel…


Bach et les concertos italiens.

L’enthousiasme pour la France résiste peu à la puissance de séduction de l’Italie, laquelle produisait tant de grands musiciens qu’ils s’expatriaient en masse pour avoir des postes ailleurs[11]. Il suffit de rappeler que le grand Schütz au début du XVIIème siècle fit deux fois le voyage en Italie pour apprendre auprès de Giovanni Gabrieli puis de Monteverdi, qu’il partagea avec le romain Carissimi[12] qui enseignait au collège germanique de Rome, un élève Christoph Bernhard, ce dernier fit beaucoup pour la pédagogie en Allemagne : Buxtehude en sera profondément influencé.

Bach, déjà enclin à une belle clarté des voix par l’enseignement de Böhm et la vénération pour Frescobaldi et Pachelbel, découvrit véritablement la musique italienne à Weimar où il fut nommé en 1714 organiste de la cour. Là un jeune prince doué en écriture rapporta les concertos de Vivaldi fraîchement édités de Hollande, et avec son cousin Walther, à l’orgue, au clavecin, c’est une émulation de transcription, d’assimilation de Vivaldi, Marcello, Torelli, et d’embellissement des œuvres imitatives avec le génie de la pulsion spontanée que furent les œuvres du prince bientôt arraché à la vie dans sa fleur.

Le premier Biographe de Bach donne une description définitive de la profondeur de cet événement dans l’art de Bach :

« Il sentit de bonne heure que les roulades et les cabrioles sur le clavier ne pouvaient conduire à rien : il comprit surtout qu’il avait besoin d’un guide pour atteindre à ce but. Les concertos de Vivaldi, qui venaient justement d’être publiés, furent pour lui ce guide nécessaire. Il les avait souvent entendu citer comme d’admirables compositions : il conçut en conséquence l’heureuse pensée de les tous arranger pour le clavecin. C’est alors qu’il étudia l’enchaînement des idées, leurs relations, la variété dans la modulation et beaucoup d’autres artifices de composition. (…) Une merveilleuse combinaison de mélodies variées, dont la forme est tellement parfaite que prises isolément, elles semblent toutes constituer la partie supérieure, voilà l’harmonie de J.S. Bach »

Bien plus que Corelli, dont il a retenu la perfection de l’écriture en trio, et les frottements des voies, Vivaldi a bien été la plus grande influence italienne sur Bach et Pisendel, ami des deux, a pu bien représenter un lien efficace pour l’échange de musique et la diffusion de l’œuvre de Bach en Italie[13].

Après Weimar, il fut à Coethen, où le Prince Léopold d’Anhalt-Coethen, gambiste lui-même, offrit à Bach la chance de s’adonner lui-même à l’écriture de concertos pour violons, de sonates en trios, de concertos grossos pour divers instruments. Parmi ces œuvres le concerto pour violon en Mi Majeur pousse les lois de la forme presque vers la structure de la sonate classique, souvent chez Bach le principe Vivaldien d’un ostinato diaphane et long à la basse sur lequel rêve en arabesque le violon est démultiplié vers une profonde méditation.

Allant acheter un clavecin à Berlin en 1719 pour son prince musicien, Bach rencontre le margrave de Brandebourg Christian Ludwig. Il regroupe alors des expériences de Coethen en un recueil de concertos grossos qu’il achève en 1721, les concertos Brandebourgeois. Une synthèse s’opère là entre le style italien et la tradition allemande de sens spirituel[14] conférés à la couleur des instruments. Le cinquième, triple concerto pour le clavecin acheté chez Michael Mietke, pour violon et pour la flûte traversière à la mode, résume la symbolique de l’offrande : il offre plus grand que les italiens en élargissant de 18 mesures à 65 mesures la cadence originale du clavier-Roi[15] ; il fait parler la flûte traversière symbolique de la paix avant le sang et la fureur en opposition aux doubles croches de la ritournelle thématique monteverdienne de la guerre[16], métier du Prince.
[1] Woulmyer : une francisation toute commerciale…
[2] Ainsi que récitatifs et airs truculents allemands pour ajouter à la salade de la complaisance.
[3] Cf. la fine et complexe analyse de Jean-François Labie des éditions œuvres instrumentales de jeunesses ressurgies en éditions pirates et des réemplois multiples.
[4] Fils de Chirurgien, Georg Friedrich ne possédait pas un baguage thématique familial, il prit aussi bien l'option de se faire un fond de commerce, une bibliothèque hâtive, et de la garder par devers lui, tout au long de sa vie, comme un catalogue de thèmes, de tournures mélodiques et de modèles, et, surtout, comme des souvenir affectifs (il soutiendra financièrement la veuve de Zachow).
[5] Il y a déjà dans l’Almira, accommodée dans le ballet pour marquer l’entrée des Asiatiques après les Africains, la fameuse sarabande qui deviendra une aria et fera la célébrité de son premier opéra anglais, Rinaldo : « lacia ch'io pianga ».
[6] Une des sarabandes de l’Almira deviendra l’air « Penna Tirana » dans Amadigi di Gaula en 1715 : un hautbois brode sur la voix une mélodie poignante et romantique en notes longues tandis que le basson diminue comme une lugubre marche, au milieu la voix de castrat orne la sarabande de tous les accents de la langue italienne, en seconde partie Haendel renonce même à des anciennes beautés de l’original, c’est qu’il les avait utilisées dans un air d’un autre opéra (dans la Resurrection par exemple), il en place d’autres merveilles dans une nouvelle troisième partie : un réemploi en superproduction hollywoodienne !
[7] A condition d’utiliser un ritournello comme gigue finale. Qu’est-ce qu’un ritornello, nous demandera-t-on ? Il y en a plus d’une douzaine dans l’Almira, l’orchestre reprend tout entier un thème de l’air achevé pour l’amplifier.

[8] Qu’est-ce qu’une Ouverture à la Française ? Tenant lieu de grand portique de concert, cette ouverture à l'orchestre remplace le couple prélude semi-mesuré (pour accorder le luth puis devenu symbolique au clavecin) et allemande grave de la musique chambriste de ballet. En faisant succéder trois sections lent-vif-lent, l'ouverture française joue sur la psychologie théâtrale d'une façon toute inverse de l'ouverture italienne (vivace-adagio-vivace). La première section majestueuse possède toute l'éloquence déclamative des rythmes pointés et permet de saisir d'auditoire par une noble situation ; la partie plus vive en écriture fuguée dépeint toute l'action dramatique : elle donne un goût de l'épopée qui suivra l'ouverture au théâtre, elle la remplace au concert. Puis l'action s'élargit au retour du pathos majestueux de la première partie sans la reprendre tout à fait, mais semblant achever l'élocution sur un monument de haute morale. Le Festin des Muses de Kusser l’aura définitivement acclimatée en Allemagne : dépeignant l’action théâtrale, et si heureusement complétée d'un ballet plus léger, l'Ouverture à la française est le divertissement par excellence, fait fureur auprès du public bourgeois au même titre que le concerto à l'italienne. Elle prépare le terrain à la future Symphonie qui dans sa structure est une véritable fusion de la suite française avec l'agonique italienne : Introduction lente puis mouvement vif – mouvement médian lent – danse ou divertissement léger – final très vif

[9] A l'époque Johann Gottlieb Görner, autre organiste important de la ville qui déjà avait ravit le culte de l'église de l'université à la fonction du Kantor, tenait un collegium rival. L'Opéra ayant fermé en 1720, les deux orchestres avaient du succès au point qu’en 1743 on déplaça le tout dans une nouvelle institution avec sa propre salle, le Grand Concert, qu'on appellera Gewandhaus, « la maison des tissus », à cause de sa localisation près du marché, formation célèbre qui existe toujours.

[10] C'est dans ce contexte que l'ouverture-suite en Ut Majeur BWV 1066 trouve sa place, avec sa courante et son enchaînement de danses standards en couple, avec dans l'ouverture ses motifs militaires, disons civiques, rappelant la cantate pour l'élection des nouveaux conseillers municipaux de 1723 Preise jerusalem den Herrn BWV 119, avec sa forlane, principal divertissement pour les hôtes du café, danse vénitienne vive colorée des deux des hautbois et du bason en trio de Lully, avec la jolie variation des vent sur la mélodie du premier passepied pour finir.

[11] Qui connait Cocchi et Alovisi, deux compositeurs à la cour de Varsovie de la stature d’un Monteverdi ?

[12] Entre autre élèves de Carissimi au Collège germanique de Rome : Johann Kaspar Kerll, Johann Philipp Krieger, Philipp Jacob Baudrexel.
[13] Dès 1729, J.C. Gottsched signale que Telemann, Bach et Haendel « répandent leurs œuvres non seulement en Allemagne, mais aussi en Italie, en France, et y prennent leur plaisir », témoignage que confirme la présence dans l’Arianna de Benedetto Marcello, prince propriétaire du théâtre San Angelo de venise dont Vivaldi était l’impressario (haï et combattu), d’un air de Basse bouffe sur le thème B.A.C.H dont la ritournelle d’ouverture est une fugue qui tourne court : de la part d’un compositeur défenseur des traditions, l’intention satirique évidente cache ses raisons profonde (dénonciation de l’amitié Bach et Haendel ? mépris de l’Allemagne ?). L’année de la mort de Bach, à Bologne le Padre Martini, futur enseignant dun fils du Cantor lance cette éloge : « Je tiens pour superfli de vouloir décrire les mérites particuliers de Monsieur Bach, puisqu’il est très connu, non seulement en Allemagne, mais aussi dans toute notre Italie ; je dirai seulement que je crois difficile de trouver un professeur qui le surpasse : il peut se piquer à on droit d’être aujourd’hui l’un des premiers qui court à travers toute l’Europe. »
[14] Ce type de groupement disparate, présent au siècle précédant chez Giovani Battista Vitali mais aussi au temps de Bach chez Vivaldi (concertos con multi stumenti) était populaire en Allemagne, on le trouve chez Rathgeber, le moine qui livre aux bourgeois un sous-produit de ce qui plaît dans la noblesse, mais aussi Telemann, Graupner, Fasch. Ces groupements sont des peintures en musique : toute la symbolique de la vie d’un Prince passe dans les concertos brandebourgeois : La guerre, la chasse, la campagne, les passions.
[15] Plaçant l’œuvre en tête des sources majeures du concerto classique.
[16] Quand il offrit l’Offrande Musicale à Frédéric de Prusse Bach résuma sa pensée pour ce que doit dépeindre un cadeau musical à un noble versé « dans les sciences de la guerre comme dans celles de la paix, c’est-à-dire la musique ».