samedi 27 janvier 2007

Prades aux Champs-Elysées : les trois grands concerts romantiques dédiés à Schubert


C’est l’occasion d’approfondir des amorces annexes au thème principal de cet été (ce fut Mozart) à Prades. Aussi le célèbre septuor de Beethoven n’avait pas été comparé à son disciple, l’octuor de Schubert, cependant que le quintette de la truite y fut donné. Ce sont des plaisirs musicaux irrésistibles, Schubert s’imposait donc comme principal protagoniste des trois concrets.

Mercredi 24 janvier : le commentaire ayant eu lieu à l’avant concert, c’est à 20 heures précises et hiératiques que débute la musique. Avec un son fort, âpre, généreux - personnel, ce qui est la marque des musiciens insignes, Olivier Charlier se balade dans la petite sonatine pour violon opus 137 de Schubert oeuvre de jeunesse. Quel bavardage ennuyeux ! Il faut vraiment puiser dans la soi-disant fraîcheur de jeunesse pour sauver l’œuvre. L’intérêt des trois sonatines est biographique comme celui du « Gloria » de Puccini : un jeune homme, qui veut beaucoup dire, cherche à se débarrasser au plus vite des poncifs voltigeant dans l’air musical qu’il respire. Vite Schubert, passe à autre chose ! à une fiévreuse pulsation qui point par-ci par-là dans cette soporifique causerie de salon au coin du feu.

Un Schumann inspiré

En tant que tourneur de page lors d’un enregistrement à Beaulieu-sur-mer de l’ensemble Syntonia, votre chroniqueur avait déjà beaucoup entendu le quintette pour piano et cordes de Schumann en mi bémol majeur opus 44. Comparaison très instructive. Syntonia, un ensemble frais avec toute la dynamique de la jeunesse trouve un son et une interprétation d’une même respiration. Cette osmose, quoique moins engagée dans la profondeur de l’interprétation, satisfait la partie de l’auditeur qui cherche l’idéal de la « symphonie » (d’ailleurs le nom « Syntonia » est de même signification) : « sonner ensemble ». Symphonie que l’on voit peinte sur le plafond du théâtre des Champs-Élysées. L’assemblage de grands musiciens n’apporte pas cette satisfaction, cependant la maestria interprétative s’avance mutuellement dans une telle profondeur, chacun trouve une entente avec autrui dans des moments si changeants, que ce genre de rencontre rappelle les légendes du Jazz et ressemble fort à des matchs jamais identiques, dignes de la mémoire historique par l’enregistrement.

Une polémique sur le style de Prades

Se plaindre de ce que chaque individualité joue dans un style soliste forgé tout le long d’une carrière et en contradiction avec celui de l’autre, c’est refuser la règle du jeu du festival de Prades qui est d’inviter les interprètes de renom à travailler amicalement ensemble. On aurait aussi mauvaise grâce à refuser d’entendre une complicité réelle acquise par des années d’habitudes communes au fils des festivals et des rencontres. On saura écouter des leçons de musiques, des moments d’émotions matures. Ceci dit, alors que David Grimal et Hagaï Shaham sonnent d’une brillance systématique, l’alto de Pasquier, vibrant d’outrance, et le violoncelle d’Arto Noras très clair, se retrouvaient nettement en retrait. Un moment de plaisir sensuel musical fut la capacité de la main gauche du pianiste, Barry Douglas, à s’identifier en un seul son doux avec les cordes d’Arto Noras. De quoi troubler un baroqueux, habitué à de fortes basses avec violone ou « seize pieds » d’orgues : pourquoi pas une basse lumineuse ? l’art n’est pas qu’une seule vérité.

Voici le fameux octuor de Schubert, clou de la soirée.

Une heure : c’est effrayant ! Mais toujours tout passe comme une douce causerie chez l’ami Schubert. Les six mouvements sont les mêmes que ceux du septuor de Beethoven, auquel pensait le commanditaire (le clarinettiste Troyer). Les rapports de tonalité sont identiques, quoique haussés d’un ton. Cependant Schubert était dans l’émulation et cherche à donner une dimension plus symphonique à l’œuvre en élargissant les proportions. Il ajoute un second violon pour éviter la prédominance soliste du premier violon, propre à la sérénade classique, et qui faisait de l’œuvre de Beethoven un concerto de violon en miniature. L’introduction lente ainsi que les modulations harmoniques s’apparentent à la « Symphonie inachevée », mais le thème pointé n’a pas de charisme mélodique : soit que Schubert peine à débuter, soit qu’il nous plonge dans un monde difficile à la première écoute, soit que les interprètes ne nous en aient pas éclairci toutes les pistes ce soir. L’andante (issu du singspiel « les deux amis de Salamanque ») permet à la septième variation un sommet suraigu et fébrile où brilla Saskia Lethiec, dans ce majeur qui est plus tragique que le mineur et qui rappelle qu’à cette époque, Schubert se savait condamné (1824) : un des instants de sublime des trois soirées romantiques. L’agitation angoissée des trémolos au début (adagio) du final ne serait là que pour amplifier l’entrain joyeux de l’allegro ; son retour fugitif et modulant, sur le modèle des coups de théâtres qui parachèvent certaines sonates de Beethoven serait piédestal au pied de nez ultime. Il n’empêche, on reste bouleversé.

Vendredi 26 janvier : dans la sonate pour violon opus 12 numéro 3 : que Beethoven est grand ! que sa construction est sublime et comme il est le seul à fondre le discours du piano et du violon dans un seul équilibre ! Olivier Charlier et Itamar Golan forgent la sculpture. Accents romantiques et conflictuels parfaitement transportés par la pure forme classique.

Le trio de Schubert, opus 99 en si bémol, plus beau moment de tout le festival parisien.

A Prades le talent de Noras nous avait déjà intrigué et on lui préférait François Salque dans la fougue et la jeunesse. Cependant il faut toujours réfléchir sur les différents talents. Dans cette œuvre intime, dite lunaire par rapport au trio jumeau non moins célèbre en mi bémol, Noras domine et dirige les deux autres musiciens par la retenue et la profondeur des sentiments exprimés. Cette légèreté du son qui semble discrétion dans les quatuors fait corps avec la musique et éclaire, rayon de lune. Trois écoles différentes cohabitent ; d’abord Itamar Golan, abondance de lyrisme (au regard de l’auditeur) mais (une fois les yeux fermés) précision classique (plusieurs se plaignent de sa gestique : mais il est trop tard et inutile - surtout quand on est devenu un grand interprète ! - de corriger des défauts d’apparences devenus soutien du son). Golan donc représente une école jeune et presque baroque. Arto Noras, apporte une philosophie antique. Hagaï Shaham, école de virtuose, tient le milieu. De main de maître, scintillant et sans fondamentale, Noras cimente le tout.

Beauté apollonienne du simple divertissement qu’est le Septuor de Beethoven.

Il paraît qu’écoeuré par le succès sempiternel de cette œuvre, Beethoven se mit à la détester, affirmant à tout va qu’en ce jeune temps, il ne savait pas encore écrire. Il est certainement vrai qu’elle a pour défaut de pousser à l’extrême le genre de la sérénade… la partie de premier violon, surtout ici jouée par Olivier Charlier à la voix personnelle, parle comme un « je », suivant la tradition peut-être, mais gonflée par des envies de concerto et en conflit avec le sextuor coloré qui l’accompagne, résumé d’orchestre : « tu ». Comme on l’a dit, Schubert, dans son octuor, supprimera ce trait en ajoutant un autre violon. Une fois admise cette position du violon, traditionnelle, voulu, exagérée, l’œuvre est alors une vraie merveille et s’équilibre autrement à l’image d’un germe de toutes les idées du futur, un laboratoire badin, d’ailleurs contemporain de la première symphonie. La contrebasse préfigure les respirations de la huitième symphonie ; le groupe des vents (raffinés mélanges du basson de Richard Galler et de la clarinette de Michel Lethiec) annonce la couleur particulière de la troisième symphonie ; au Scherzo, les admirables entrées du cor (André Cazalet, en deçà de la prestation de Marie-Luise Neunecker à Prades) sont un autre présage. Dans le dernier mouvement, on sent maintenant venir la cadence du soliste, elle arrive vraiment ! et pour finir : l’emballement joyeux. Tout dans le thème bondissant annonce le final du concerto pour violon ou le parfum de la fête pastorale de celui de la quinzième sonate pour piano.

Samedi 27 janvier : on a voulu verser Schubert vers le futur romantique en le confrontant à Brahms. Le choix des œuvres n’était pas probant si ce n’est qu’entre le Sextuor de Brahms et le Quintette de Schubert, s’est érigée une telle opposition de couleur que voilà bien une éducation de l’oreille. Infinie possibilité des microcosmes chambristes.

Une sonate et un « violoncelleux » sextuor made in Brahms

Il faut reconnaître en Brahms un compositeur simple d’apparence mais ardu à l’écoute. La sonate pour violon numéro 3 opus 108, jouée par David Grimal et Itamar Golan (collant par tempérament au moelleux impressionniste des sixtes brahmsiennes), subjugue par la force de ses harmonies tournées vers le futur sous une apparence romantique. C’est du dernier Brahms, un flot d’idées toujours nouvelles en guise de développement.

Le sextuor ne pouvait être qu’une forme pour Brahms et il n’est pas étonnant d’entendre dire que le compositeur chérissait cette œuvre jusqu’à la fin de sa vie. C’est d’abord un goût physique et sensuel typique du compositeur, celui du médium : au piano, à l’orchestre, à l’orgue et dans l’harmonie des sixtes, toujours Brahms tend au milieu. Deux violoncelles (Yvan Chiffoleau s’accorde à la couleur d’Arto Noras) épousent le contour chatoyant de deux altos (présence chaleureuse et convaincu de Karine Lethiec en miroir de Bruno Pasquier), lesquels parlent à égalité avec deux violons placés aux extrémités (David Grimal et Saskia Lethiec). Heureusement qu’à la première écoute, le choc physique d’un son si particulier interpelle, car l’œuvre fourmille tant d’idées sous un aspect si compact et dans un temps fort long, qu’il faut s’accrocher ou avoir déjà pratiqué !

Le quintette de Schubert « la Truite » ou le triomphe annoncé

Pour lui seul, ce samedi, la salle fut archi-comble. L’équilibre translucide et suraigu de l’œuvre est aussi typique de Schubert. Translucide parce que Schubert y a introduit la contrebasse (convaincue et mélodique avec Jurek Dybal ce soir) pour rendre le violoncelle libre de ses mouvements (le commanditaire Sylvester Paumgartner était un violoncelliste admirateur du lied « Die Forelle »). Ce grave puissant élève l’œuvre, tel un building, plus haut : vers les airs lumineux. Au-dessus du chant de violoncelle répondant souvent au violon, l’alto (espiègle de Vladimir Mendelssohn) fait ce remplissage harmonique tièdement fiévreux, plein de cette inquiétude rythmique qui voile toute joie schubertienne. Surgit, liquide, le violon soliste (Olivier Charlier) doublé en dialogue d’un autre soliste : la main droite du piano (Itamar Golan aquatique !), encore plus haute, tandis que la main gauche assume une véritable partie d’orchestre. Même configuration que la fantaisie en fa mineur pour quatre mains au piano, même lyrisme narrateur. En avant-dernier mouvement et attendu (retenu) depuis si longtemps : le lied « la Truite » subissant ses fameuses variations. Sont-ce les seules variations de l’œuvre ? Il y a dans les trois quart d’heure de musique une transcendance véritable de la variation : tous les mouvements sont des variations du thème par réminiscence lointaine, par esprit dynamique. Et dans ces nouveaux thèmes à l’infini renouvelés, nés spontanément l’un de l’autre, voici des influences de Beethoven, des quasi-plagiats (comme le Scherzo), et pourtant transfigurées en sensibilité éminemment Schubertienne. À l’image de l’inoubliable contresujet de la dernière variation du lied, martelé au piano avec son appogiature qui bute comme une vague – repris en immense phrase lyrique dans la course du dernier mouvement : limpide rivière que ce Quintette, méritant de sa gloire, fragile grâce et féminine fuite du temps.

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