mercredi 17 janvier 2007

M.-A. Charpentier – Un noël chez Mademoiselle de Guise fin 1676




Voyage en 1676-1677

Installons-nous dans une machine à remonter le temps en France et venons voir de près ce qui se passait musicalement en 1676. Notre machine s'est un tant-soit peu égarée : au lieu d'atteindre le début de l'Avent 1676, elle se retrouve au temps de l'Epiphanie de la même année, soit onze mois auparavant, en janvier à Saint-Germain-en-Laye, juste à la sortie d'une répétition d' "Atys" de Lully et Quinault, où le Roi s'affaire lui-même. Nous apercevons Lully. Il court, énervé par les desiderata de tous les musiciens et échauffé par la défense de tous ces arts : voix, mise en scène, danse, couleurs des instruments, phrasés... Il a quarante-quatre ans, en pleine force de l'âge, bien-portant. Déboutés par son hautaine prestance, nous préférons interroger quelque aristocrate pour savoir de quoi il retourne, voici la réponse obtenue, dans le plus beau langage :

" A la Musique du Roi, on ne parle que de ce [nouvel ouvrage] d'orchestre, inouï auparavant, rauque et dense, sombre et puissant. Il est de Lully, il paraît plus propre que tous les autres à rendre le goût français ; l'habile Charpentier en dit beaucoup de bien et ne désespère pas. Mais Du Mont, Robert... ces vieux maîtres, n'en veulent rien entendre, et moins encore de ces compositions nouvelles qui font la gloire de Lully. Ils chantent modes anciens, contrepoint dans des motets étriqués, quand Lully peint des fresques en parlant tonalité, modulation, architecture. "

Nous nous sommes alors faufilés à la répétition suivante. Lully invectivait un violon qui voulait jouer absolument la partie de flûte. Au passage, il lui reprochait son penchant exagéré pour les ornements mélodiques. Cachés, nous écoutons la musique avec émotion : il est vrai que le florentin réussissait enfin son projet, on le voyait, on le sentait donner à la France son style pur et national, son classicisme, grâce à l'opéra français, enfanté par la mort du ballet de cour, la mort de la comédie-ballet et celle même de Molière qu'il avait sacrifié sur l'autel féroce de son appétit créatif à mesure qu'il gravissait les marches de la gloire. Mais qu'importe ? Cela est, cela sonne bellement. Il avait l'apparence, en s'affairant pour la perfection du spectacle, d'un conquérant de l'art visionnaire, inventeur du futur.

"Que ce récitatif inimitable respire la noblesse de la langue française ! Vraiment, nous dit Charles-Henry d'Anglebert, claveciniste du Roi et admirateur fanatique, lullyste jusqu'à l'os, (il assiste à nos côtés à la répétition), les ouvrages de cet homme incomparable sont d'un goût fort supérieur à tout autre ! Il élague, épure, charpente au profit de l'expression des sentiments, de la beauté de la mélodie, de la grâce du ton et de la lumière de la simplicité".
D'Anglebert était accompagné de jeunes gens qui n'avaient pas encore fait parler d'eux, dont Gaspard Le Roux, presque encore un timide adolescent.

Quelques jours après, le 10 janvier, nous assistons à la première. Grande est notre surprise d'y voir Henry Du Mont, venu certainement par obligation. Ce flamand - on dit qu'il est resté très attaché à Maastricht et, cette année, il doit recevoir, en plus de tous ces honneurs, le bienfait d'on ne sait quelle profitable charge de Chanoine en cette ville - est bien âgé et bonhomme : soixante-six ans, " c'est beaucoup pour notre époque, n'est-ce pas ? Avec tous ces maux qui circulent dans l'air... et dans l'eau, après tant de saignées... "

Depuis longtemps, il a édité de très belles œuvres, ses "Meslanges" de 1657, et célèbre, il s'est occupé de la Reine avant que d'accumuler toutes les suprêmes charges de la cour : en 1663, sous-maître de la musique du Roy en compagnie de Pierre Robert ; compositeur de la musique de la chapelle en 1672 ; maître de la musique de la Reine en 1673. Mais il parle déjà de céder ses fonctions, il se dit vieux et fatigué et se laisse encore cinq ou six ans de métier... soixante-douze ans : ce sera bien assez pour la retraite ... et cela lui laissera peut-être deux petites années pour finir sa vie... Le Roi prise ses motets, il veut les éditer pour la postérité. Pour plaisanter, Du Mont insinue : " Oui...mais n'est-ce pas ? ce sera posthume... mon art est dépassé ... (en riant :) oh, vous savez... on osera des louanges, disons...seulement deux ans après ma mort... ". Selon nos calculs, ce sera en 1686 : " imprimez par exprès commandement de Sa Majesté ".
Lully admirait Du Mont ; le fait est que ce dernier lui fut manifestement supérieur quant à l'intensité mystique. Car Du Mont représentait l'humanisme devenu baroque, plein de métaphysique de tristesse, de vestiges polyphoniques, de remembrance de la mort et de force pure et compacte, c'était le vieux monde dont le fleuron fut Monteverdi. Bien au contraire, le temps de Lully, temps du classicisme, était celui, certes ensoleillé, d'une grâce et d'une douceur élégante pour parler des choses graves, comme si l'on avait besoin d'artifice et de divertissement pour noyer le chagrin de la dureté de la vie. C'est ce que nous confia, alors que nous devisions, lors de la pré-générale, avec Richard Delalande et Etienne Richard, leur ami Charles Couperin, tout plein du souvenir de son frère, Louis. Il tenait par la main son fils François qui avait à peine huit ans, les cheveux bouclés comme son oncle, ravissant dans son joli costume de soirée. Quel petit homme se devait être pour pouvoir exceptionellement assister à l'Opéra ! Dans son coin, bien loin des préoccupations de son père, il semblait déjà tout conquis par l'art de Lully : cela se voit dans ses yeux qui brillent. Plus tard il se passionnera pour l'Italie de Corelli, il lui reviendra alors de réunir les goûts...



*****



Cette soirée là, nous n'avons pas vu Charpentier, il était temps pour nous de reprendre notre machine, de sauter les mois et de changer de lieu pour le retrouver. Nous voici en novembre 1676, Charpentier a environ trente-trois ans, le visage poupon, le regard doux de l'artiste rêveur. II travaille pour l'hôtel de Guise, pour cette fière Mademoiselle, Marie, qui par respect pour le passé de sa famille (l'assassinat de son grand père, le duc de Guise, par le Roi) tenait sa propre cour à Paris en totale indépendance du Roi et dans le respect de celui-ci. La protection de Madame de Guise, Elisabeth, cousine du Roi permettait à notre musicien d'espérer aussi un jour une place à la cour que le destin lui refusera cependant toujours.
Cela fait six ans qu'il est rentré d'Italie et quelques années qu'il recopie ses œuvres dans ses fameux cahiers. Les grands chefs d'œuvre sont à venir et se trouvent bien plus loin dans le temps. Ces motets pour la fin de l'année 1676 et le début 1677 pourraient en apparence être considérés comme de belles prémisses. C'est un jeune Charpentier qui se fait entendre. D'ailleurs, sur le moment, nous le sentions ainsi. À l'écoute de son "Cantique de la Nativité", nous songions à la magnifique "Nuit" qu'il écrira plus tard pour son cantique de 1680 et nous osâmes timidement lui demander pourquoi il n'en avait pas composé une pour l'année 1676. Il nous répondit qu'il y songeait fort, ses oreilles étant encore toutes pleines du "Sommeil" d'Atys, mais que pour l'heure il ne disposait pas de l'effectif nécessaire. A l'idée que la future "Nuit" était déjà toute formée dans sa tête, nous réalisâmes que nous nous étions éloignés du bon sens : nous étions emplis du froid frisson des gens qui avaient maladroitement trébuché en public et nous fîmes bien de lui taire, de justesse, nos considérations esthétiques. Nous l'aurions vexé: il était déjà le grand maître.
Et, en effet, il avait déjà écrit un oratorio, "Judith", perpétuant l'enseignement de son maître Carissimi. Il avait déjà connu l'écriture pour le théâtre et Molière avait fait de lui le successeur de Lully après la trahison de ce dernier. Ainsi, après deux pièces redonnées avec une musique entièrement neuve, Molière fit confiance à Charpentier pour sa dernière comédie ballet "Le Malade Imaginaire" en 1673. Seule la mort de l'acteur fit cesser toute collaboration. Enfin Charpentier venait de donner en 1675 les musiques pour "Circé" et pour l’"Ingénue" de Thomas Corneille qui sera désormais son fidèle compagnon du théâtre.
Pour un compositeur d'une telle envergure et dans la connaissance de tant d'indices chronologiques pour une grande part de son œuvre, parler de jeunesse c'est parler d'un premier style, celui de la verve, la fraîcheur et spontanéité et déjà l'extrême fluidité de sa ligne mélodique. Comme pour Praetorius ou Schutz avant lui, mais aussi pour Bach ou Beethoven après lui, il faudra parler du premier Charpentier, précédant le temps des grandes modulations et des grandes méditations, la profonde dramaturgie de "Médée" (1693) ou des grandes histoires sacrées pour les jésuites, tel "David et Jonathan" (1688).
Pour l'heure, nous écoutons, assis à côté de Mademoiselle de Guise, ce premier Charpentier dans le domaine particulier et restreint, celui de petites œuvres mi hymniques, mi dramaturgiques, chantées dans le cadre du petit ensemble entretenu par la dévote mécène. Et ce que nous entendons n'est pas moins beau que ce que nous avons connu de la musique du Roi.



*****



Avant que de partir, nous avons par hasard rencontré l'abbé Nicolas Mathieu qui n'avait pas encore ouvert son cénacle italianisant, mais qui, grand amateur de musique, amassait les partitions tant italiennes que françaises et s'intéressait déjà de près à Charpentier. Il nous donna son opinion (sortie de notre imagination, bien-sûr...) sur ce dernier. D'après lui. Charpentier, modestement, le double dans l’âme de son maître Carissimi, homme pur, de foi et de sensible, mais français, avait dejà dans l'ombre réussi la somme de ce temps. Il était, pour lui - et notre ecclésiastique prit alors un ton prophétique - tout à la fois le passé et l'avenir, le style ultramontain et le style parisien, modal et tonal, contrepoint et modulation, Du Mont et Lully. Il était lui-même, extraordinairement souple et étonnant ; voilà pourquoi ceux qui ne l'ont pas compris n'en resteront toujours qu' à une superficielle et vile perception : non, dit-il avec véhémence, il ne changea pas "son goût de musique naturelle, afin de ne pas ressembler au simple de Lully ", ni "ne voulut faire que de la musique très difficile " !
On nous montrait ainsi du doigt l'horrible opinion que nous relateront plus tard les frères
Parfaict historiens du théâtre au XVIII° siècle et qu'avaient largement répandue les détracteurs
comme Le Cerf de La Viéville de Fréneuse. Pourtant, de premier abord, ce dernier nous avait paru fort sympathique, voire drôlatique avec ses manières à rebours de Comte Des Esseintes et sa haute culture de duelliste verbal - quoiqu'il faille bien reconnaître que ce Monsieur n 'arrivait pas à la cheville d'un Racine en cet art si "mode" d'humour assassin, efficace dans cette jungle à la française pour défaire quasi toutes les réputations.
Et nous sommes repartis - sains et saufs et même enthousiastes ! -avec ce sentiment que Charpentier était déjà ce qui fait son prix à nos yeux aujourd-hui : personnel, original, unique... le meilleur peut-être !

Cédric Costantino, 4 février 1677 (!)

tableau : François Puget, 1688 (?)
Portrait présumé du défunt Lully, de ses deux fils
et de ses disciples et héritiers musicaux.

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