dimanche 1 juin 2008

Fuite & désir du point stable : à propos du langage musical


Ce texte, fondé sur une intuition, a été écrit en 2000 à la suite de questionnements sur le désir en musique lors du colloque de psychologues à Gattière sur Don Juan de Mozart, en effet les débats s'étaient focalisés sur l'impuissance de Don Juan. Depuis j'ai lu un précis d'éléctro-acoustique fort bien pensé en introduction d'un traité d'harmonie présentant les mêmes thèses. On excusera l'approximation des analyses philosophiques, le texte n'ayant pas été relu par un philosophe. Le texte est dédié a posteriori à Gianluca Capuano. (le portrait inexpressif ci-contre correspond à la brillante personne d'Edouard Hanslick dont il est question un moment dans l'exposé)


Captation de la bienveillance du lecteur :

Sur la question de l’expressivité de la musique, les compositeurs eux-mêmes ne peuvent se mettre d’accord et la pensée fluctue de Monteverdi ou Mozart à Stravinsky, de l’institution d’une émotion à son déni. Quelle est l’essence de la musique : le son est-il expressif ? S’il ne l’était pas, devrait-on quand même reconnaître au chant de l’homme un statut de langage dont l’abondance de sens suscite l’émotion ?

I Débat préliminaire sur le statut de langage de la musique

1) Les données historiques sur la question du langage en musique.

Tous l’on affirmé traditionnellement. On tint ainsi la musique comme une véritable langue apte à décrire les sentiments. Notre pensée est héritière du Monteverdi de la lettre probablement à Doni, octobre 1633, laquelle expose un projet d’une théorie musicale ou seconde pratique qui irait à l’encontre d’une première pratique dans laquelle la construction sonore (harmonie) préexistait, de façon irrémédiablement nuisible pour l’expression, au thème littéraire (rythme et oraison) adapté secondairement et sans réel rapport. Au contraire, la seconde pratique, persuadée de la puissance émotive de l’harmonie, renouerait aussi avec l’Antiquité et les conceptions du Platon du Livre X § 601 de la République dont voici une phrase marquante : « le poète applique à chaque art des couleurs convenables, avec ses mots et ses phrases, de telle sorte que (…) quand il parle, en observant la mesure, le rythme et l'harmonie, soit de cordonnerie, soit d'art militaire, soit de tout autre objet - il passe (…) pour parler fort bien, tant naturellement et par eux-même ces ornements ont de charme ! ». L’application concrète de ces idées, en réalité débutée par la Camera Firentina de Caccini et Peri, aboutie à une parfaite adéquation des sentiments compris dans les paroles avec la composition harmonique et rythmique suivant le principe du parlare cantando. C’est l’ultime aboutissement des idées de l’Humanisme de la Renaissance et en même temps le début de l’âge Baroque : désormais la musique est l’expression de l’homme. Dès lors Monteverdi, considérant l’harmoniste comme le prolongateur des paroles écrites, peut affirmer dans une lettre à Strigio, décembre 1616 : « Ariane me porte à une juste plainte et Orphée à une juste prière ». Quant à l’expressivité pour Mozart, il n’est que de le citer à propos de l’Enlèvement au Sérail dans sa lettre à son père à Salzbourg, Vienne, 26 Septembre 1781, où il est question en premier lieu de l’air colérique d’Osmin : « (…) mais comme sa colère croit sans cesse, l’allegro assai – alors qu’on pense que l’aria est déjà finie – doit à coup sûr produire le meilleur effet, dans une tout autre mesure et dans une autre tonalité ; car un homme dans un tel état de colère dépasse tout ordre, toute mesure et toutes bornes, il ne se connaît plus ! Il faut donc que la musique ne se reconnaisse pas non plus. – Mais comme les passions, violentes ou non, ne doivent jamais s’exprimer jusqu’à faire naître le dégoût et que la musique, même dans la situation la plus épouvantable, ne doit jamais offenser l’oreille mais toujours procurer du plaisir, que donc la musique doit toujours rester musique, je n’ai pas utilisé de tonalité étrangère à fa (la tonalité de l’aria), mais une tonalité apparentée, toutefois pas le ton le plus voisin, ré mineur, mais le plus lointain, la mineur. – Passons à l’air de Belmonte, en la majeur, o wie ängstlich, o wie feurig ; savez-vous comment cela s’exprime ? – le cœur palpitant d’amour y est bien souligné – les deux violons à l’octave. On entend le chuchotement et le soupir – qui est rendu par les premiers violons avec sourdines et une flûte unisono. » Ce même air déploie une colorature expressive d’une grande agitation bien qu’on ait parlé d’inexpressivité du mélisme chez Mozart, traité simplement comme une beauté sonore sorte d’altitude du timbre : analyse que l’on devrait plutôt réserver au Rossini héritier de la sportive tradition italienne. Dans son livre la pensée de Mozart (1958), Jean Victor Hocquard rappelle que le compositeur utilise la mélodie dans la construction du drame comme un moteur psychologique, comme l’avait d’ailleurs déjà faut Monteverdi et comme le fera ce Wagner que l'on considère comme aboutissement tentaculaire et « messianique » de la conception d’une musique-langage fiévreusement idolâtrée par les romantiques.

2) Bataille de la Musique et de la Poésie en l’époque romantique

Cette conception romantique, précisément celle qui fit dire à Mallarmé au sortir d’un opéra de Wagner qu’il venait rechercher un peu d’un bien que le musicien lui avait volé, créa un duel entre les deux muses, poésie et musique dont les philosophes se firent l’écho. Deux porte-parole pour la polémique du classement des arts : Hegel et Schopenhauer, d’accords sur une essence de langage mais disputant la préséance discursive et narrative.

Pour Hegel, c’était la poésie, mi musique, mi parole, qui l’emportait : elle serait le langage du particulier par les mots et de l’universel par les sons et les rythmes. On lit en effet dans l’Esthétique, op. Posth. 1835, la musique comme autre expression du sentiment cet éloge de la Musique : « Ainsi, bien que dans l’élément mélodique le côté particulier du sentiment ne doive pas manquer, cependant, puisque la passion et l’imagination ont besoin de s’épancher librement dans les sons, la musique doit élever l’âme, toute absorbée qu’elle est dans ce sentiment, l’élever au dessus de son sujet et lui créer ainsi une région où, délivrée de cette absorption, elle puisse se réfugier sans obstacle dans le pur sentiment d’elle-même. C’est là ce que constitue, à proprement parler, le principe chantant, le chant d’une musique. Ici, ce n’est plus le développement du sentiment particulier lui-même, de l’amour, du désir, de la joie, qui est la chose principale ; c’est l’intériorité de l’âme qui domine tout, qui s’épanouit dans sa douleur comme dans sa joie, et qui jouit d’elle-même » Et plus loin, sous le titre la poésie comme expression parfaite de l’esprit - ce qui constitue déjà une classification - Hegel déploie cette virtuose démonstration de la supériorité de la Poésie sur la Musique :
« Or la pensée, comme appartenant essentiellement au monde intérieur de la conscience, ne trouve dans l’apparence et le regard qui saisit la forme extérieure qu’une existence qui lui est plus ou moins étrangère. L’art doit donc aussi en affranchir ses conceptions, et les introduire dans un domaine qui, à la fois par les matériaux et par le mode d’expression, soit d’une nature plus intérieure et moins matérielle. Tel est le pas que nous avons vu franchir à la musique, en tant qu’elle révèle l’intériorité comme telle et l’impression subjective non par des formes visibles, mais par les combinaisons harmonieuses du son qui vibre à l’oreille. Mais elle s’est trouvée ainsi jetée dans un autre extrême, celui d’une concentration subjective qui ne trouve dans les sons qu’une manifestation de nouveau symbolique. En effet le son pris en lui-même n’exprime pas d’idées.
Ensuite il se laisse déterminer par les lois des nombres. Or l’aspect qualitatif du fond spirituel correspond bien, sans doute alors, d’une manière générale, à ces rapports de quantité qui se manifestent par des différences, par des oppositions et des harmonies, mais n’est toujours qu’imparfaitement exprimé par le son. Ainsi, comme cet aspect ne doit pas être tout à fait absent, la musique, à cause de son insuffisance, est obligée d’appeler à son secours la signification précise du mot, afin de préciser les pensées de son sujet et de lui donner une expression caractéristique ; elle demande un texte. Celui-ci peut seul donner à l’âme qui se répand au dehors en s’abandonnant aux sons une satisfaction plus conforme à sa nature.
Grâce à cette expression des sentiments et des pensées, la musique, il est vrai, perd son caractère de concentration abstraite ; son exposition est plus claire et plus ferme ; mais ce qui est ici son œuvre propre, ce n’est ni le développement de la pensée par la parole, ni sa forme artistique, c’est toujours l’expression du sentiment qui l’accompagne. Souvent aussi la musique s’affranchit de l’alliance des mots pour se mouvoir librement dans son cercle, celui des sons. Par là le domaine de la représentation, qui de son côté ne peut pas rester dans cette concentration abstraite du sentiment, et qui a besoin de faire éclore tout un monde de réalités vivantes, se sépare de la musique et se donne une existence conforme à l’art dans la poésie. »

Pour Schopenhauer, c’est la musique qui vainc, parce qu’elle serait langage universel englobant tout particulier, expression pure de la volonté humaine, ainsi dans Le Monde comme volonté et comme représentation 1918 (I, 267) : « Nous devons reconnaître dans la musique une signification plus générale et plus profonde, en rapport avec l’essence du monde et notre propre essence (…) », et plus loin (273) : « (…) la musique n’a avec ces phénomènes qu’un rapport indirect, car elle n’exprime jamais le phénomène, mais l’essence intime, le dedans du phénomène, la volonté même. Elle n’exprime pas telle ou telle joie, telle ou telle affliction, telle ou telle douleur, effroi, enchantement, gaieté ou calme d’esprit. Elle peint la joie même, l’affliction même, et tous ces autres sentiments pour ainsi dire abstraitement. Elle nous donne leur essence sans aucun accessoire, et, par conséquent aussi, sans leurs motifs. Et pourtant, nous la comprenons très bien, quoiqu’elle ne soit qu’une subtile quintessence. De là vient que l’imagination est si facilement éveillée par la musique. Notre fantaisie cherche à donner une figure à ce monde d’esprits, invisible et pourtant si animé, si remuant, qui nous parle directement ; elle s’efforce de lui donner chair et os, c’est-à-dire de l’incarner par un paradigme analogue, tiré du monde réel. Telle est l’origine du chant avec paroles et de l’opéra ; on voit par là que les paroles du chant et le libretto de l’opéra ne doivent jamais oublier leur subordination pour s’emparer du premier rang, ce qui transformerait la musique en un simple moyen d’expression ; il y aurait là une énorme sottise et une absurdité. La musique en effet, n’exprime de la vie et de ses événements que la quintessence ; (…) De ces considérations il résulte que nous pouvons regarder le monde phénoménal ou nature, d’une part, et la musique, de l’autre, comme deux expressions différentes d’une même chose qui forme l’unique intermédiaire de leur analogie et que, par suite, il est indispensable de connaître, si l’on veut saisir cette analogie. La musique, considérée comme expression du monde, est donc au plus haut point un langage universel qui est à la généralité des concepts à peu près ce que les concepts sont eux-mêmes aux choses particulières. Mais la généralité de la musique ne ressemble en rien à la généralité creuse de l’abstraction : elle est d’une toute autre nature ; elle s’allie à une précision et à une clarté absolues. Elle ressemble en cela aux figures géométriques et aux nombres ; ceux-ci, en effet, ont beau être les formes générales de tous les objets possibles de l’expérience, applicables a priori à toute chose ; ils n’en sont pas moins nullement abstraits, mais au contraire intuitifs et parfaitement déterminés. Toutes les aspirations de la volonté, tout ce qui la stimule, toutes ses manifestations possibles, tout ce qui agite notre cœur, tout ce que la raison range sous le concept vaste et négatif de « sentiment », peut être exprimé par les innombrables mélodies possibles ; malgré tout, il n’y aura jamais là que la généralité de la forme pure, la matière en sera absente : cette expression sera fournie toujours quand à la chose en soi, non quant au phénomène ; elle donnera en quelque sorte l’âme sans le corps. »

A cette conception Wagner adhère dans sa manière poétisée et emphatique lorsqu’il s’improvise critique d’art : « Le cœur a son moyen d’expression dans le son, il a, dans la musique, son langage artistique et réfléchi. La musique est l’amour du cœur dans la plénitude de son bouillonnement, l’amour qui ennoblit la volupté qui humanise la pensée abstraite » (l’œuvre d’art de l’avenir). Ainsi voit-il en cet art « le plus surhumain de tous les arts, la divine musique, cette seconde manifestation du monde, cette révélation par les sons du mystère inexprimable. » (Critiques). Le musicien « prophète » finit, on le voit, par recevoir directement du dieu, dans son enthousiasme, la parole sacrée. Tout ce qui est construction, facture et labeur s’efface devant l’inspiration ou en devient esclave. C’est bien là un attirail rhétorique outré contre lequel des hommes rationnels nourris de science, aux aspirations néo-classique, passionnés de formes fixes, ne peuvent que s’élever.

3) La réponse négative de Hanslick à la question de l’expressivité.

De l’expressivité, galvanisée par les excès des romantiques, d’aucuns ont douté alléguant que seule la tradition créa pour nous tout sens perçu dans l’harmonie ; suivant le même procédé qui fait du blanc la couleur du deuil dans telle société, de la joie dans telle autre, notre art ne serait qui convention et ne susciterait d’émotion que parce que nous sommes éduqués, voire conditionnés pour plaquer cette convention sur des symboles ou substituts. L’ « instigateur » de telles idées fut Edouard Hanslick, parangon de la réaction néo-classique face à « la doctrine wagnérienne de la « mélodie infinie, c'est-à-dire l’absence de forme érigée en principe, l’ivresse de l’opium dans le chant et dans l’orchestre ». Fondateur fut son essai Vom musikalische Schönen (de la beauté musicale, 1854) et particulièrement le traitement du fameux exemple, l’air de Gluck j’ai perdu mon Eurydice, à ce point gracieux, si positivement majeur, que l’on aurait tout autant envie de chanter, comme le signalait déjà Boyé, un contemporain du compositeur, « j’ai trouvé mon Eurydice ! » et pourtant, en l’écoutant, Rousseau pleurait de chaudes larmes : « nous avons choisi entre mille l’exemple ci-dessus », ajoute Hanslick, « d’abord parce qu’il est du maître auquel on attribue le plus de vérité dans l’expression dramatique, ensuite parce que plusieurs générations ont admiré dans cette mélodie un sentiment profond de la douleur que les paroles contiennent seules en réalité ». Le critique met alors en évidence l’ « effort de divination lorsque la mélodie est isolée du texte » dans la plupart des airs ; « qu’on joue le thème d’une symphonie (…) et qu’on dise, si l’on a assez de confiance en son propre jugement, quel sentiment peut bien y être renfermé. L’un répondra peut-être : de l’amour ; c’est possible ; - l’autre, du désir ; peut-être ; - un troisième y reconnaîtra un sentiment religieux ; on ne saurait y contredire ; - et ainsi de suite. Mais cela peut-il s’appeler l’expression d’un sentiment quand personne ne sait au juste ce qui est exprimé ? »

Nous mettons, pour les hanslickiens, nos propres émotions sur les œuvres des maîtres et cela dans une étape seconde, après que la beauté inexpressive de l’architecture sonore ait marqué nos sens d’une pure délectation : « la faculté par laquelle nous recevons l’impression du beau n’est point le sentiment, mais l’imagination, c'est-à-dire l’état actif de la contemplation pure (…) si donc on traite la musique en tant qu’art, il faut reconnaître l’imagination et non le sentiment comme son terrain esthétique. » Dès lors, Hanslick distingue sensation et sentiment : « la sensation est la perception d’une certaine qualité, par exemple, d’un son, d’une couleur, part le moyen de nos sens. Le sentiment est la prise de conscience d’une modification agréable ou pénible de notre état d’âme, c'est-à-dire la prise de conscience d’un bien-être ou d’un malaise. »

Toute cette théorie repose sur l’acceptation de la séparation de l’idée de beauté avec l’idée de langage, comme si la beauté n’était exprimée en art mais se manifestait d’elle-même spontanément. Héritier des aspirations rationalistes nées sans aucun doute de l’industrie et en toute opposition au romantisme (fuite vers un au-delà des nouvelles contraintes matérielles et des pertes des illusions poétiques battues en brèche par la science) Hanslick essaye de faire positivement du beau une notion extérieure à l’homme (op. cit. Chap. 1) : « la tendance vers une connaissance des choses aussi objective que possible, se fait sentir de nos jours dans toutes les branches du savoir humain : elle doit nécessairement influer aussi sur l’étude du beau. » Ainsi dans sa préface : « je suis parfaitement d’avis qu’en dernière analyse, l’appréciation du beau reposera toujours sur l’action immédiate du sentiment, mais je suis fermement persuadé aussi qu’on aura beau en appeler à tout instant au sentiment, il n’en sortira jamais de ces recours banals une loi musicale quelconque. Cette conviction résume la partie du présent essai que, je pourrais appeler négative, et qui est dirigée surtout et avant tout contre l’opinion généralement admise, que la musique doit représenter des sentiments. Je ne vois pas comment on en peut déduire « que le sentiment doive être totalement absent en musique ». La rose exhale un parfum, mais la représentation de l’idée de parfum n’est pas son contenu ; la forêt répand une fraîcheur ombrageuse, mais elle ne représente pas le sentiment de l’ombre et de la fraîcheur. Ce n’est pas une vaine querelle de mots que de s’insurger contre le verbe « représenter » car, en esthétique musicale, les pires erreurs en découlent. » Hanslick propose ensuite la « partie positive » de son essai, c’est-à-dire une définition de la musique néo-classique fondée sur le beau : « la beauté d’une œuvre musicale est spécifiquement musicale, c’est à dire qu’elle réside dans les combinaisons de sons, sans relation avec une sphère d’idées étrangères. » Cette combinaison aboutie à une perfection formelle, que suscite seule la manière du compositeur : « du point de vue objectif les lois du beau dans un art sont inséparables du caractère propre au matériel de cet art, à sa technique. »

Ainsi pour reprendre un titre du critique « l’expression des sentiments n’est pas le centre de la musique ». La musique n’est alors plus à considérer comme une langue mais comme un objet. Les réactions de l’homme, « sujet » face à elle, sont à étudier séparément. Ce n’est plus l’art qui « agit » puisqu’il perd son statut de langage pour devenir un objet esthétique en face duquel compte seulement l’idée que s’en fait le récepteur. Seulement l’auditeur traite la musique, inexpressive, comme une langue, créant en lui une infinité d’histoires particulières qu’il colle sur elle. Le rapprochement parole et musique opéré dans le chant devient dès lors indispensable, il est le seul vecteur de sens : sans les paroles, l’air d’Orphée ne fait ni pleurer ni rire - Mais, répondront vivement les adversaires, n’est-il pas moins polémique de voir exprimée dans cette musique une délicate tendresse subtilement mise en adéquation avec le texte ? Surtout en cette époque de préromantisme où la douleur n’était pas encore obligée de brandir sous les oripeaux d’orages déchaînés et désirés…

Bâillonnons pour l’instant les adversaires et contentons nous de relever ce progrès dans la conception de la musique que fut l’apparition de ce traité car cette séparation objet et sujet était bel et bien une nouveauté remarquable. La seconde composante, le sujet, a pu par la suite prendre une telle ampleur que la première en fut pour ainsi dire écrasée : la musique pouvait ne plus être un objet du beau, ce beau qu’Hanslick défendait, mais le miroir d’une certaine idée du beau. Le beau n’appartenait plus à l’objet, il devenait le propre du sujet : de ne pas avoir vu cela, Hanslick fut certainement coupable, c’est là que réside toute la faiblesse de sa méthode géniale par ailleurs. Il considère en effet les œuvres plutôt comme des beautés matérielles, ce qui ne va pas sans paire aux néo-classique et la musique comme un bel agencement des sons ; « que contient donc la musique ? Pas autre chose que des formes sonores en mouvement ». Pourtant sa démarche irrémédiablement placée dans la perception humaine face à l’œuvre met en doute cette idée même de beauté objective de sorte que dans son introduction, Hanslick reconnaît lui-même que le sentiment humain sous-tend toute notion de beauté : il eut en fait confondu la beauté et l’architecture, la beauté et la forme. Changeons le premier mot, beauté par le second, forme, et la conception hanslickienne se modernise au pont de devancer la remise en cause de la notion de beauté au vingtième siècle, principalement en peinture. Il n’est pas étonnant, dès lors, de voir un Stravinsky comme un Picasso renouveler la théorie de Hanslick avec force mais sans la notion de beau ; ne lit-on pas sous la plume de Stravinsky dans les Chroniques de ma vie, 1935 (I p116) ce laconique postulat, aboutissement extrême des idées néo-classiques : « Je considère la musique, par son essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit, un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. L’expression n’a jamais été la propriété immanente de la musique ». D’après lequel postulat, Monteverdi et Mozart se seraient leurrés eux-mêmes sur leurs réelles motivations ? Par le mot « essence de la musique » l’auteur du Sacre replace le problème à son origine en répondant non par la beauté mais la forme et en tout cas absolument pas par le langage.

4) Des paradoxes dans l’attitude des partisans du rejet de l’expressivité de la musique.

On ne peut certes réfuter entièrement l’argumentation hanslickienne, il faut cependant tâcher d’en comprendre l’influence fructueuse sur ses adversaires. Doit-on d’ailleurs penser que Hanslick a pu personnellement suivre continûment cette doctrine, lui qui se sentit obligé d’excuser Brahms d’écrire des valses, musique légère contraire au « tempérament » du compositeur. Nous ne résistons pas à citer ce texte contradictoire, réponse du critique à la dédicace des Valses opus 39 : « Brahms le sérieux, le taciturne, le véritable frère de Schumann, écrire des valses ! Et, en plus, aussi nordique, aussi protestant, et aussi peu mondain qu’il est (…) Evidemment, il ne vient à personne l’idée qu’il s’agit de véritable musique de danse, mais seulement des mélodies et des rythmes de valses mis en formes artistiques, et, en quelque sorte, anoblis par le style et l’expression ( !!) » Remettre en cause la notion de « langage musical » c’est à dire de vecteur de sens et message, semble être ainsi un paradoxe difficile à tenir. Et de ce fait, il en est de même pour Stravinsky dont la position est excellemment résumée par Christian Goubault, biographe, Igor Stravinsky Coll. Champion p 376-7, 1991 : « le postulat de Stravinsky est paradoxal ? Le musicien a toujours écrit une musique chargée de sens, s’identifiant à son expérience humaine et spirituelle ? Il a composé pour le ballet et le théâtre, sur des textes poétiques, s’appuyant sur des éléments extramusicaux. En outre, il a parsemé ses œuvres d’indications expressives : dolce, cantabile, expressivo dans Perséphone ou la Symphonie de Psaumes. Le jour de la première des Noces, Roland Manuel avoua à Igor Stravinsky que cette musique l’avait ému ; il s’attira cette réplique : « vous avez peut-être pleuré pour l’entendre ; mais je vous donne ma parole que je n’ai pas pleuré pour l’écrire ». Dans un article adressé à l’Excelsior (premier mai 1934 ; M. Igor Stravinsky nous parle de « Perséphone »), il s’en prend à l’émotion : « Dès l’instant qu’on prend conscience de l’émotion, elle est déjà froide : elle est comme la lave : elle devient un formalisme, et l’on en fait des broches que l’on vend au pied du Vésuve ». S’il admet l’émotion ressentie par l’auditeur, il la rejette chez l’exécutant qui n’a pas à « subjectiviser » sa musique. Il ne lui reconnaît pas le droit d’introduire un élément expressif qui ne fait pas partie de l’essence de son œuvre, pour transmettre à l’auditeur ce qui n’existe pas ou ne constitue que des « franges » de la musique.
Ces propos à l’emporte-pièce s’expliquent probablement par un besoin chez le compositeur d’une protection pour lui-même et pour sa musique contre l’emprise de la littérature et du sentimentalisme sur la musique en général. Non sans arrière-pensées ? Ansermet (Les fondements de la Musique) jugeait que l’émotion directe qui naît du jeu des éléments musicaux dans l’œuvre du compositeur constituait une « récompense imméritée », car Igor Stravinsky n’a jamais voulu de cette émotion, même s’il l’escomptait : c’est un « par-dessus le marché » au produit fini livré par le musicien. « La forme reste extérieure à son contenu, elle en compose les données selon un ordre musical, mais ne procède pas d’elles ».
Comme le souligne Théodore Stravinsky dans le Message d’Igor Stravinsky, 1949, « l’auteur du Sacre opère bien une distinction entre l’essence de la musique et un élément additionnel qui est l’expression. Ce sont les Romantiques qui ont confondu l’essence musicale et les représentations littéraires ou picturales, alors que, par essence, la musique ignore tout équivalent de caractère discursif : elle exprime l’inexprimable. Ce qui peut constituer un autre paradoxe ! »


5) Dans sa nouveauté, le rejet de la question de l’expressivité engendre lui-même les bases de sa réfutation

De Hanslick à Stravinsky, c’est en fait bousculer dans une attitude sociologique le dogme de l’expressivité intrinsèque à l’art pour postuler la seule perception de l’homme comme point de repère d’une analyse de tout sentiment surgit de la relation entre l’œuvre et l’homme. C’est une attitude nouvelle qui profitera à tous. C’est encore mettre en valeur comme jamais auparavant tout ce qui, en l’homme, est d’acquis sociaux, montrer qu’il se bâtit lui-même et différemment suivant les sociétés, de sorte que tout un pan de l’art tombe dans l’incommunicabilité pour les générations futures, pour les continents différents, pour les couches sociales opposées – tandis qu’un autre subsiste et s’enrichie et si nous ne percevons certainement plus les musiques de l’ancien temps comme elles le furent effectivement jadis, elles ont nonobstant autant de sève et savent nous parler toujours ; souvent creusant ce qui, à première lecture, nous paraît éteint sur le papier, telle l’ornementation dans le livre d’orgue édité par Attaingnant (1530), on finit par retrouve les trésors de vie. Autrement que penserait-on du renouveau des musiques anciennes : serait-ce pour rien ou pour tout autre chose, bien différente que le but d’antan, qu’un compositeur comme Monteverdi, après un oubli dû au manque de regard sur le passé, a repris sa place princière dés l’époque de Debussy et sans démentir jusqu’à nos jours ? Aussi judicieuse et prometteuse qu’est la théorie hanslickienne, elle semble laisser le bon sens commun insatisfait ? Ce bon sens auquel est reproché dans l’introduction de l’essai Du Beau dans la musique, de pratiquer l’immixtion abusive du sentiment dans la science. Or la musique n’est pas (qu’) une science et l’immixtion était de droit : seulement les adversaires du critique « hérétique » n’avaient pas encore toutes les données en leurs mains pour expliquer pourquoi la musique est un langage. Une des clés, la notion de sujet et d’objet, ils devaient l’attendre d’Hanslick lui-même et la maturité de leur argumentation se faisait attendre comme une question sur toutes les lèvres. D’ailleurs Hanslick posa lui-même cette interrogation : « en quoi consiste la corrélation de la musique avec le sentiment (…) quelles lois de la nature la régissent, d’après quelles lois de l’art il faut lui donner une forme, voilà ce qu’ont laissé complètement dans l’ombre ceux qui ont eu affaire à la question. »

Car en fait il appartenait à ce dérangeur de l’opinion répandue de leur offrir génialement leurs armes : la séparation qu’il opéra entre l’objet, la musique et le sujet, l’homme, permettaient de mieux comprendre les motivations psychologiques de l’humanité. Il fallait désormais trouver là matière à une nouvelle définition du langage dont le focus délaisse le matériau, l’objet d’art, pour l’utilisateur, l’homme.

II Du langage en musique

1) l’homme utilise le matériau musical pour en faire un langage

Il faut ainsi garder cet angle de vu et considérer le matériau lui-même à travers l’homme. On peut dès lors résoudre le problème de l’expressivité du son. Comme tout matériau, une forme lui est donnée par l’homme, celle de l’art. C’est à travers le matériau que l’homme s’exprime. Le matériau, lui ne dit rien. Mais le choix qu’en fait l’homme est dû à ses propriétés. Que ceux qui continueront à refuser le statut de langage à la musique se rassurent, ils pourront toujours lui concéder celui d’impact, impact cultivé et apprivoisé des propriétés du matériau sur les sens de l’homme. Bois, marbre, ambre, terre de sienne, senteur et son, le matériau est riche. Il a un potentiel et ce potentiel ne serait-il pas lui-même son expressivité ? citons encore Hanslick (op. cit.) : « lorsque je perçois simplement au moyen de mes sens, la forme, la couleur, le son, le goût ou l’odeur d’une chose, j’ai la sensation de ces qualités. » Certes, cette sorte d »’expressivité n’est pas suffisante, il lui faut une mise en forme : le langage, révélateur de cette dernière et surcroît d’expression. Mais comment cela est-il possible avec le matériau du son ? Quelles sont ses propriétés agissantes ? C’est ce que nous allons envisager. Hanslick s’arrêta lui à la sensation que produit le matériau, à l’impact, et donne à l’architecture de l’œuvre d’art une valeur de plaisir. S’il avait accepté le laid et le déplaisir, il aurait restitué un principe motivique à partir duquel se recréerait une action sur les sentiments, un langage.

2) Une expérience d’isolement du matériau du son pour en chercher les propriétés

De façon expérimentale, la Klangfarbenmelodie, au début du siècle, a tenter, et non pas par hasard, de neutraliser les acquis du langage musical pour mettre en valeur la force de la matière utilisée : elle s’est attaché à prouver la valeur du timbre comme expression musicale et semble une première tentative consciente pour trouver une réponse aux interrogations sur le matériau. Schönberg, dans sa conclusion au traité Harminielehre (1911-1922) en donne l’explication : « Je ne puis admettre sans réserve la différence que l’on a coutume d’établir entre couleur sonore (timbre) et hauteur sonore. C’est en effet par sa couleur sonore – dont une dimension est la hauteur – que le son se signale. La couleur du son est donc le grand territoire dont une région est constituée par la hauteur du son. Cette dernière n’est rien d’autre que la couleur du son mesurée dans une direction. S’il est possible maintenant, à partir de timbres différenciés par la hauteur, de faire naître des figures sonores que l’on nomme mélodies – successions de sons dont la cohérence même suscite l’effet d’une idée – alors il doit être également possible, à partir de pures couleurs sonores – les timbres – de produire aussi des successions de sons dont le rapport entre eux agit avec une logique en tout point équivalente à celle qui suffit à notre plaisir dans une simple mélodie de hauteurs. » C’était un pas de pionnier pour réfléchir non plus sur les pratiques du travail fourni par l’homme, sortes de recettes transmises de générations en générations, mais sur les raisons de ces pratiques c’est-à-dire sur le rapport humain entre matériau et perception. Schönberg nous avertie en effet dans son introduction aux Harmonielehre (intitulée « théorie ou système de représentation ») : « il n’entre pas dans mon propos de partir en guerre contre certaines tentatives – dont l’honnêteté n’est pas à mettre en doute – qui s’efforcent de dégager de prétendues lois artistiques (…) c’est bien pour nous un impérieux devoir de constamment réinterroger les effet de l’art sur leur cause mystérieuse. »

3) La note fondamentale est le matériau permettant au son d’être mouvement et langage. Le désir humain

On voit que Schönberg est situé dans le bon axe et c’est raison qu’il fut le premier et le meilleur théoricien de la véritable nature du langage musical. Dans la puissance de sa lucidité il sut développer l’intuition de Schopenhauer sur la note fondamentale, mais disons-le, en digression, il a sut tout autant rendre un vif hommage à Debussy dans un temps où les pays en matière d’inventions s’affrontaient jusqu’à la haine et usaient de mauvaise foi nationaliste ou encore discerner dans « ce bruit italien » de Puccini (dénoncé par Debussy, Gil Blas, 16 février 1903) non pas une rivière de mélodies charmeuses, mais un génie harmonique à la pointe de la modernité à citer au côté de Béla Bartók.

Qu’est-ce cette intuition de Schopenhauer. Sans être musicien mais vrai précurseur, il a su discerner la « note fondamentale » grâce à laquelle la « mélodie » est liée à « la volonté consciente de l’homme. Voici la base de toute réflexion sur le matériau lié à l’homme, base donnée ainsi par le philosophe (Monde comme… I 271) : « Il est dans la nature de l’homme de former des vœux, de les réaliser, d’en former aussitôt de nouveaux, et ainsi de suite indéfiniment ; il n’est heureux et calme que si le passage du désir à sa réalisation et celui du succès à un nouveau désir se font rapidement, car le retard de l’une amène la souffrance, et l’absence de l’autre produit une douleur stérile, l’ennui ? La mélodie par essence reproduit tout cela : elle erre par mille chemins, et s’éloigne sans cesse du ton fondamental ; elle ne va pas seulement aux intervalles harmoniques, la tierce ou la quinte, mais à tous les autres degrés, comme la septième dissonante et les intervalles augmentés, et elle se termine toujours par un retour final à la tonique ; tous ces écarts de la mélodie représentent les formes diverses du désir humain ; et son retour à un don harmonique, ou mieux encore au ton fondamental, en symbolise la réalisation. Inventer une mélodie, éclairer par là le fond le plus secret de la volonté et des sentiments humains, telle est l’œuvre de génie ; (…) »

4) La résonance harmonique vue par Schönberg, prolongement de la note fondamentale

De la même façon que Schopenhauer, la théorie de Schönberg prend en compte à la fois les propriétés du matériau et l’utilisation qu’en fait l’homme. Pour lui la résonance harmonique est richesse première du matériau. Nous en donnons la définition fournie par les Harmonielehre, (chapitre le mode majeur et les accords spécifiques de la gamme majeure) – les exposants indiquent pour le 1 l’octave la plus grave, le 2 l’octave supérieure, ainsi de suite : « 1° - un son est constitué d’une série d’autres sons qui résonnent avec lui : les harmoniques. Il forme ainsi un accord composé de tous ses harmoniques lesquels, à partir d’un son fondamental do1, se présentent dans l’étagement suivant : do2 – sol2 – do3 – mi3 – si b3 – do4 – ré4 – mi4 – fa4 – sol4, etc. 2° - Dans cette série la résonance du do est la plus forte puisque d’une part c’est elle qui survient le plus fréquemment et qu’en outre elle se produit aussi dans la réalité par le son fondamental. 3° - Après le do c’est le sol qui résonne le plus fort. » Dans le chapitre précédant Consonance et dissonance, Schönberg donne l’astuce pour entendre physiquement le phénomène : « l’élève peut – en partie – se rendre compte du phénomène des sons harmoniques en tenant silencieusement enfoncées les touches d’un piano sur do, mi, sol et en attaquant ensuite de la main gauche (avec brièveté, force et sans pédale) le contre ut (do) grave. Il percevra le son flûté des harmoniques supérieurs do, mi et sol. « Il précise également l’effet sur l’homme : « Je le répète : le son est le matériau de la musique. Il doit donc, en vertu même de toutes ses propriétés et des effets qui en découlent, être considéré comme détenteur d’un pouvoir artistique. Toutes les propriétés qui, d’une manière ou d’une autre, influencent et la forme – dont le son est constitutif – et le morceau. Dans la série des sons harmoniques, laquelle représente une des particularités du son les plus marquantes, on perçoit – après la résonance plus forte de quelques harmoniques – un certain nombre d’autres harmoniques à résonance beaucoup plus faible. Il est évident que ce sont les premiers de ces harmoniques qui apparaissent les plus familiers à notre oreille tandis que les derniers – à peine perceptibles – lui dont beaucoup plus étrangers. »

Cette résonance fut ressentie par toute la musique occidentale dès ses débuts, elle fut le principe même de certains instruments telle la trompette marine, reconstituée artificiellement par certains jeux de l’orgue qui fait entendre plus faiblement mais réellement et simultanément les plus fortes résonances de la fondamentale, elle trouva enfin dans les lois de l’harmonie sa place théorique grâce à Rameau et de façon contemporaine aux expériences de Tartini et de D’Alembert au XVIII siècle, siècle des lumières. Ainsi Diderot et D’alembert Article Musique, Encyclopédie p 14, proposent, table SXII figure 6, la résonance harmonique de son fondamental do jusqu’au mi et la résonance inversée de la note grave par les notes aiguës exprimées comme « système du célèbre Tartini », lequel n’a malheureusement pas donné de suites conséquentes dans les analyses du matériau par les modernes. Dans ses éléments de Musique théorique et pratique, suivant les principes de M. Rameau, 1779, d’Alembert écrit que « si on fait résonner un corps sonore, on entend, outre le son principal & l’octave, deux autres sons très aigus, dont l’un est la douzième au dessus du son principal, c’est-à-dire l’octave de la quinte de ce son ; & l’autre est la dix-septième majeure au dessus de ce même son, c'est-à-dire la double octave de sa tierce majeure ; Cette expérience est principalement sensible sur les grosses cordes d’un violoncelle, don le son étant fort grave, laisse distinguer assez facilement à une oreille tant soit peu exercée, la douzième & la dix-septième dont il s’agit. Le son principal est appelé générateur, & les deux autres sons qu’il engendre & qui l’accompagnent, sont appelés ses harmoniques, en y comprenant l’octave (…) Pour fixer davantage les idées, nous appellerons ut le son rendu par le corps sonore : il est évident, par la première expérience, que ce son est toujours accompagné (…) de l’octave de sol & de la double octave de mi. » Dans ses préliminaires il affirme encore « cette résonance multiple, comme depuis long-temps, est la base de toute la théorie de M. Rameau, & le fondement sur lequel il élève tout le système musical. »

5) Désir et résonance harmonique

C’est cette résonance qui avant tout autre, timbre et rythme, constitue le fondement du fil musical et de l’harmonie. L’homme en a une vague conscience : c’est l’état de nature pour lequel l’homme éprouve un désir ambigu. De la façon dont il va traiter ce produit naturel nous aurons beaucoup à dire, mais nous nous attachons, pour l’heure, à analyser sa réaction face à cet objet de désir et, bien sûr, le pourquoi du désir. Car la position de l’homme se résume à ce qu’il ne peut créer la nature et ne peut que produire une imitation imparfaite, comme, dans la République de Platon, ces objets grossiers, fruits des sophistes, dont les ombres sont projetées par le feu au fond de la caverne pour tromper les mortels enchaînés. De sorte que selon l’image de Schönberg, la musique occidentale est à la nature du son harmonique ce que la sculpture égyptienne est à la représentation de l’homme, une œuvre stylisée. Entre le modèle et la réalisation stylisée, se trouve tout l’imaginaire de l’homme, son impuissance à imiter, à être dieu démiurge, mais aussi sa fabuleuse capacité à créer - illusion de lui ressembler comme le douloureux souverain Cosroé dans les fresques d’Arezzo. Si l’art est qualifié de chant à la vie, c’est que l’homme prend conscience de ce formidable potentiel, dépassement de ses limites contenu dans l’acte créatif, illusion stylisée, hommage au modèle pour certains, mais avant tout espace d’action. L’existence, la marche, le mouvement de l’homme, n’ont rien de « naturel », entendons par là « effet de la nature extérieur à l’esprit humain », ils ne sont que son « artifice » dont il est si fier. Nous reviendrons ci après sur ce mot. En cet artifice il se complaît, tout en continuant à chercher à atteindre la nature. L’art, monde stylisé, est la représentation de l’homme, l’œil de l’homme sur le monde, l’intérieur et non l’extérieur : c’est sa propre raison d’être que l’homme se dit à lui-même. De cela provient la nécessaire valeur de langage. « Le peintre accomplit la perception originaire et, par là même en révèle l’essence : il fait œuvre d’expression. Sa visée est toujours de concentrer l’énigme de la visibilité, de figurer le logos silencieux qui anime le perçu, de tenter une présentation de l’Etre sans concept. Elle s’oppose en cela à l’activité scientifique qui définit l’objet à partir d’opérations auxquelles il se prête, passant sous silence les prédicats qui lui viennent de notre contact avec lui. », selon Merleau-Ponty (l’œil et l’esprit, 1961) résumé par R. Barbaras.

Mais reprenons le mot artifice qui prêtera pour beaucoup à discussion, il est pourtant très beau. A l’origine l’art (dont est issu artifice) étant la « façon d’être » ou bien plutôt « l’ordre » parce que la racine, signifiant « le haut du bras et l’épaule » était lié à l’action créatrice et destructrice du bras de même qu’elle était étroitement apparentée à « l’arme » et au « rite ». Par toute cette symbolique, l’activité humaine était tendue vers un « ordre » et aboutissait au résultat d’ « habileté acquise par l’étude et la pratique », premier sens moderne du mot art. Tout ceci semble fortuitement analogique avec l’antique mythologie papoue sur la création : il y est dit que les pierres recelait l’âme des hommes. Le premier homme et la première femme une fois morts se métamorphosèrent en pierre, parce que la pierre fut en tout premier le prolongement du bras de l’homme, le prolongement de la puissance créatrice humaine, sa capacité à se protéger, se nourrir et son aspiration à l’immortalité. C’est là encore une trace d’une puissance symbolique primitive que donnent les étymologies de la notion de pierre, tel le grec lithos à rapprocher du verbe péjoratif latin laedo « heurter, blesser », de sorte que la pierre est « ce par quoi l’on heurte », ou bien encore l’étonnante datation du linguiste Haudry qui en étudiant les suffixes et leur morphologie ancestrale rapprocha le mot akmen en deux langues différentes, l’un signifiant « pierre » et l’autre « enclume » trouvant là des vestiges de l’homme de Neandertal et de l’âge de pierre. Age de pierre, peintures murales, début des religions, puissance créatrice et destructrice se retrouvent tous ensembles dans la notion primordiale d’art par le prolongement du bras. Voyons donc dans l’ « artifice » non pas une opposition à la nature mais le produit propre à l’homme à partir de la nature, produit qui émane, si l’on veut, de la Nature elle-même mais par l’intérieur non par l’extérieur : la matière de l’imitation. L’art et l’artifice sont tout ce qui se trouve entre l’homme et la nature dans cet espace qui est son imaginaire, tout ce qui est passé par l’alchimie au travers de son œil.

6) l’homme projette sur le matériau un principe de tension psychologique créant un mouvement langagier. Fuite et désir du point stable

Nous apercevons déjà dans le désir créateur humain un moteur capital de son action que l’on peut appeler « frustration-satisfaction » : l’une par sa condition mortelle, l’autre par sa puissance créatrice que l’on pourrait appeler sublimation. Ce binôme crée le mouvement, le dynamisme quasi libidinal de l’attente. Ainsi nous trouvons nous en face du temps. L’attente de l’information est le propre du langage, thème et prédicat, en linguistique, ne sont en fin de compte, que des éléments de ce principe.

En Musique, il en est de même : tout le langage s’articule à partir de la frustration et la satisfaction que se procure l’homme en traitant et maltraitant la nature harmonique du son. L’occident, imitant d’abord au plus prés la nature, crée l’organum succession de quinte puis de quarte, puis s’éloignant dans la perception des harmoniques, transforme ce qui était dissonance (c'est-à-dire harmonique plus éloignées moins perceptibles) en consonance : les tierces rejetées jusque là sont admises et même trouvées particulièrement belles. Toute la narration de cette évolution historiques et résumée dans les Harmonielehre p87-7 de la traduction française chez M&M et correspond également au dire de Hucbald de Saint-Amant, Musica Enchiriadis, dixième siècle ? Gui d’Arezzo (Micrologus) au début du onzième siècle montre le chantre « organiser » un contre-chant improvisé en suivant la mélodie principale à la quarte inférieure puis en « venant à la rencontre des cadences (occursus) par une attente de l’arrivée de la voix principale un degré au dessous de la finale, ce qui produit des dissonances ; ensuite la finale est rejointe par les deux voix à l’unisson. Au douzième siècle, tierces et sixte, considérées comme dissonantes servent à conduire aux consonance dans les croisements des parties et c’est alors que débute l’abandon du parallélisme à l’origine de la polyphonie moderne car l’homme comprend à ce stade que l’on peut se déplacer également par mouvements croisés, les quintes qui était si usitées auparavant, deviennent banales et dès lors moins bonnes. Ce n’est pas étonnant puisqu’elles sont ce qui se rapproche le plus de la nature, elles sont la stabilité. Or l’homme fuit la nature, le point stable, tout en le désirant ?

« Fuite et désir » ont bien évidemment des raisons profondes, ces notions émanent pour ainsi dire de la nature même de l’homme ? A fuir la nature extérieure l’homme a un gain. C’est d’abord, comme nous l’avons dit, le mouvement, condition du langage : l’accord premier, majeur est en effet ce point stable. Do, mi, sol reprend les trois premières hauteurs des harmoniques (do, do, sol, do, mi, etc.), et cet état naturel n’échappa jamais aux musiciens comme l’indique d’Alembert dans ses éléments de Musique théorique et pratique 1779, juste après la présentation des harmoniques : « ce chant ut, mi, sol, ut, dans lequel la tierce ut mi est majeure, constitue ce qu’on appelle genre ou mode majeur ; d’où il s’ensuit que le mode majeur est l’ouvrage immédiat de la nature ». Cependant si l’accord majeur est le plus proche de la nature, n’oublions pas qu’il n’est qu’une figure stylisée, ne le parons non plus des ennuis de la banalité : il est peut-être plus serein, plus matériel, il a évidemment l’attrait originel. Dès ce symbole de la nature posé, l’accord majeur, surgit le discours qui est fait de frustrations jusqu’à la satisfaction ultime, c'est-à-dire le dernier accord, le même, le retour à cet accord majeur, accord final, point stable. Dans l’accord mineur, do, mi bémol, sol le mi bémol semble une gène au mi « naturel » implicite dans la résonance du do, note fondamentale. Cette gène se produit par le bas, ce qui ajoute à la retenue de l’expression du son, nous verrons plus tard toutes les conséquences de cela pour l’heure nous évoquons le fait que dans le mode mineur, la tierce picarde, soit Do – mi naturel au lieu de mi bémol, de tradition pour achever, est comme une preuve de ce besoin de satisfaction et du fort point stable de l’accord majeur à la fin du discours. Entre deux, se situe le temps de l’attente. Les accords de sixte tel mi, sol, do trop éloigné des harmoniques de mi (mi, mi, si, mi, sol dièse, etc.) pour qu’il y ait un rapport, même conflictuel avec celles de do exprimées réellement par l’accord, ces accords de sixte donc ne sont que des affaiblissement du point fort à éviter, l’accord de quinte do mi sol. C’est pour cette raison qu’ils semblent si doux, ils sont faibles, ils sont humains, artificiels, et font reculer l’absence de mouvement. La sixte et quarte, sol, do mi est éloquente parce qu’elle est une lutte entre sa basse sol accompagnée de ses harmoniques propres sol sol, ré, sol, si, etc. et l’harmonie de la tonique do exprimé de fait par l’accord où sol n’est que la dominante fortement présente. C’est un accord expressif, conflictuel qui suscite auprès de l’auditeur le désir d’une satisfaction et d’une résolution du combat, telle une symphonie beethovénienne résout son conflit. Le mot résolution est, notons le, capital dans la grammaire de la musique, ce n’est pas un hasard si adhère ici parfaitement à cette nouvelle analyse ce vocabulaire psychologique, fabriqué sans la connaissance consciente de ces subtils rapports entre harmoniques naturels et agrégats issus de l’imagination humaine dont on ne pourra pas même épuiser les conséquences infimes sur toute la perception musicale par le canal du sentiment. Marche harmonique, conflit, résolution, autant de mots sortis du lexique de la « vie psychologique quotidienne » ? Nous sommes à l’antipode de la conception de Hanslick, lequel disait : « le mouvement est un attribut, une manière d’être du sentiment ; il n’est pas le sentiment ». Au contraire, ce mouvement est chargé d’histoires, d’événements, il est intérieurement temporel, plein de la psychologie humaine : le langage retrouve tous ses droits, escorté de toutes ses émotions. Le poète ne dit pas autre chose, ainsi Aragon, dans Les Yeux d’Elsa, appendice III : « le langage est-il l’instrument de mes relations avec le monde ou le produit de ma fusion en lui. Dans le premier cas, la pensée et l’expression sont des dimensions complémentaires du temps et de l’espace. Dans le deuxième cas, si le langage est le produit de mon unité avec le monde (passion, ivresse, expression et conception ne sont qu’un, et déterminent le temps, au lieu d’être déterminés par lui (le rythme est le père du temps, non le fils du temps). Mais si nous supposons cette unité de l’homme et du monde, il faudra admettre que l’âme n’est pas l’image des objets et de leurs rapports, mais qu’elle en est la plus haute expression. L’homme serait la vérité du monde, la voix serait la vérité du langage. L’homme, à travers les arrangements admirables que je disais, chercherait à saisir sa propre voix comme la forme la plus haute de son idée (il saisit son être dans son chant, compose un mètre à sa vie…) L’homme pourrait donc dire de la poésie qu’il vocalise en elle son essence ». L’œuvre d’art ait donc loin de cet objet froid hanslickien, froid et parfait, support des fantasmes de l’homme : c’est son enfant plein de vitalité. Peut-être même Stravinsky ne la considéra-t-il jamais autrement quand il voyait en l’émotion un « élément additionnel comme l’analysa Chailley qui en France fut, peut-être parce qu’il connaissait la musique de l’antiquité et son vocabulaire fait d’anacrouse et d’attente, le premier à théoriser l’idée que l’expression inhérente à la musique viendrait du jeu des tensions (instabilité) et des détentes (stabilité). Igor Stravinsky lui-même traita des idées voisines dans sa Poétique Musicale, 1946, où le mot expression est remplacé par le mot respiration. Il n’est que de le citer : « Toute musique n’étant qu’une séquence d’élans et de repos, il est aisé » de concevoir que le rapprochement et l’éloignement des pôles d’attraction déterminent, en quelque sorte, la respiration de la musique ».

7) le langage est le miroir du monde intérieur de l’homme et son dépassement de la mort

Cette dimension psychologique du temps dans la musique nous incline à nous référer à la pensée bergsonienne, à cette conception intérieure affirmant que le temps n’existe pas s’il n’est pas vécu en soi. Nous voici, dans notre voyage au pays de l’art, au milieu exact de la conscience intime humaine. Bergson fait remarquer dans la pensée et le mouvant (introduction p28) que sans ma propre sensation, principe de vie, le monde n’avance plus : « Mais l’univers matériel, dans son ensemble, fait attendre notre conscience, il attend lui-même. Ou il dure, ou il est solidaire de notre durée. Qu’il se rattache à l’esprit part ses origines ou par sa fonction, dans un cas comme dans l’autre il relève de l’intuition par tout ce qu’il contient de changement et de mouvements réels (…) Bref, le changement pur, la durée réelle, est chose spirituelle ou imprégnée de spiritualité. L’intuition est ce qui atteint l’esprit, la durée, le changement pur. » Chez Bergson, l’esprit et la matière ne s’opposent pas réellement, la matière inerte est l’objet et s’étudie par la pure intelligence, c’est-à-dire fractionnement de la logique forcément limité mais utile pour la science et la vie quotidienne. La métaphysique, science qui procède par intuition s’explique à une sorte de matière non inerte, l’esprit. Quant à l’intuition elle est la « vision directe de l’esprit par l’esprit » qui fait l’objet d’une longue définition dans la Pensée et le mouvant. Il en résulte encore que la nature se trouve à l’extérieur et à l’intérieur de l’homme et que son action scientifique ou artistique tout en étant artifice n’est pas moins le fruit de celle-ci.

Rien, s’il faut commenter cette abyssale idée de durée solidaire du monde avec la conscience de l’homme, de plus loin et de plus proche de la nature extérieure des choses, la matière elle-même, dont Descartes se permettait de douter, que cette intuition – c’est-à-dire l’effort de voir par l’intérieur – individuellement vécu du temps : proche parce qu’elle donne vie à la matière, loin parce que la conscience, étant mortelle, s’imagine bien que le monde perdurera sans elle et par conséquent voudrait se perpétuer en une recréation d’une matière plus intérieure, l’artifice ou, si l’on veut, l’œuvre d’art. Cette intuition finalement, c’est l’homme lui-même : elle est cette vision personnelle du monde, l’art. Notons qu’ainsi l’art est partout puisqu’il est la manifestation de la conscience de l’homme. C’est peut-être pour cela que Bergson préfère l’art au langage courant, fracturé et grossi pour la commodité de la vie quotidienne, alors que la sensation humaine est au contraire continue : de sorte que pour exprimer « l’intuition » dans ses écrits et sortir de l’impasse qu’est l’impossibilité de communiquer le monde intérieur de la pensée, il utilise le procédé poétique de l’image et fait de sa prose un art limpide (Op. cité) : « l’intuition ne se communiquera d’ailleurs que par l’intelligence. Elle est plus qu’idée ; elle devra toutefois, pour se transmettre, chevaucher sur des idées. Du moins s’adressera-t-elle de préférence aux idées les plus concrètes, qu’entoure encore une frange d’images. Comparaisons et métaphores suggéreront ici ce qu’on n’arrivera pas à exprimer. (…) Si l’on parlait constamment un langage abstrait soi-disant « scientifique », on ne donnerait de l’esprit que son imitation par la matière, car les idées abstraites ont été tirées de l’extérieur (…) Les idées abstraites toutes seules nous inviteraient donc ici à nous représenter l’esprit sur le mode de la matière et à le penser par transposition, c’est-à-dire, au sens précis du mot, par métaphore ». Bergson condamne par là l’usage du verbe être entre le comparant et le comparé, tandis qu’il préconise l’emploi de la comparaison avec la liaison comme qu’il appelle par ailleurs également image, ainsi ajoute-t-il ; « Ne soyons pas dupes des apparences : il y a des cas où c’est le langage imagé qui parle sciemment au propre, et le langage abstrait qui parle inconsciemment au figuré. Dès que nous abordons le monde spirituel, l’image, si elle ne cherche qu’à suggérer, peut nous donner la vision directe, tandis que le terme abstrait, qui est d’origine spatiale et qui prétend exprimer, nous laisse le plus souvent dans la métaphore. » N’est pas un écho à nos dire précédents et à l’idée schönbergienne que l’art est comme la nature mais il n’est pas la nature. L’élan vital que l’homme doit ressentir en lui semble être tout simplement aussi la force motrice de l’art, lequel est encore une fois situé dans l’espace confiné de la conscience, entre l’homme et la nature.

Bergson invite ainsi les artistes à contemples (Op.cit. la perception du changement p148) : « Il y a, en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement. Ce sont les artistes. A quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous jusqu’à un certain point ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles (…) » p 151 : « Remarquons que l’artiste a toujours passé pour un « idéaliste ». On entend par là qu’il est moins préoccupé que nous du côté positif et matériel de la vie. C’est, au sens propre du mot un « distrait ». Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir, nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que, plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler, et que les nécessités de l’action tendent à limiter le champ de la vision » Et p 175 : « l’art nous fait sans doute découvrir dans les choses plus de qualités et plus de nuances que nous n’en apercevoir naturellement. Il dilate notre perception (…) ». Proust lui obéit quelque peu en montrant son monde d’artifice si sophistiqué mais combien authentiquement humain : se décrire sur cinquante page dans son lit, sans histoire, son action, a bien pour but de briser le langage pour exprimer l’impression. De la sorte, nous pouvons introduire ici en miroir les idées esthétiques du grand romancier sur la musique : la fameuse sonate de Vinteuil est avec les clochers, les pavés inégaux et la haie d’aubépine, une parabole du monde artistique d’un individu comme perception la plus parfaite, par l’intuition, de la totalité du monde perçu par tous. Comme l’eau transportée d’un vase aux autres, la mission de l’artiste est de faire passer le contenu d’une conscience autres consciences, les lecteurs. Vinteuil y réussit assurément auprès de son héros : (la sonate... ajouter la citation)

8) le monde de l’homme et ses artifices

Quand l’homme s’évade dans son monde intérieur, il n’y a plus besoin alors de revenir à la nature. Il est dans la région préférée de sa volonté de puissance, immortel. Cependant la fuite de la nature toujours liée au désir peut aller si loin qu’une impasse peut surgir quand aucuns des deux pôle, fuite et désir, ne cède, de sorte que, comme un éternel retour, Schönberg, op. cit. le septième degré, évoque encore un possible ressourcement aux données de la nature pour créer un nouveau système d’artifice : « aujourd’hui notre oreille n’est pas seulement formée par les conditions que la nature lui pose mais aussi par celles produites par le système qui, entre temps, a atteint la maturité d’une seconde nature. Aujourd’hui, c’est à peine si nous pouvons – peu à peu –nous soustraire à l’effet de cette culture, de ce produit de l’art, et le « rappel des données de la nature » peut avoir une valeur théorique de connaissance sans être pour cela en mesure d’en porter immédiatement les fruits artistiques. Sûrement qu’un jour ce chemin sera à nouveau également parcouru, lui qui ravit à la nature de nouveaux secrets, lesquels ensuite se perdront aussi dans les méandres d’un nouveau système ». Schönberg pensait évidemment à l’aboutissement du système actuel sur son nouveau système fondé sur la série de douze sons. Mais bien avant d’en arriver là, en amont, beaucoup d’autres choses en musique tendent à démontrer la tendance d’un éloignement de plus en plus prononcé de la nature.

Déjà un apprêt élégant, se refusant à entendre la simplicité naturelle, est le maniérisme de la musique baroque qui consiste à attaquer le plus possible l’ornementation par la dissonance bien entendu toujours résolue immédiatement par la consonance, ces effets sont souvent appelées retards, appoggiatures et broderies. Il y a là, pour reprendre une expression de Schönberg, un goût pour l’interdit, au moment même où l’on se donne des limites : « On peut aussi imaginer que le hasard d’une note de passage dissonante une fois fixé par écrit, après seulement que l’on en eut éprouvé l’attrait, provoqua le besoin d’en produire volontairement une répétition beaucoup moins hasardeuse, et que, le besoin d’éprouver plus souvent cet attrait conduisit à prendre possession des méthodes qui le suscitèrent. Pourtant, si l’attrait de la chose interdite devait amener un plaisir complet, il fallait que ce misérable compromis entre morale et désir, qui fait l’objet ici d’une interprétation plus négligée aussi bien de l’interdit que de la chose interdite, soit formulé de manière dense. La dissonance était donc acceptée, mais à la porte qui lui donna accès on poussa un verrou afin de parer au danger d’un éventuel emploi immodéré » (op. cit. Le septième degré) Ainsi au phénomène de la préparation et résolution obligatoire de la dissonance, Schönberg donnez-t-il un statut de tabou.

Ce n’est pourtant pas tout : désormais la tierce picarde n’est plus nécessaire pour nous satisfaire à la fin d’un morceau en mineur. Un amateur affirmera qu’il est plus inattendu, original et choisi de l’éviter : n’est-ce pas meilleur d’être insatisfait ? Chopin dans sa désespérée Mazurka en la mineur Opus 17 numéro 4, laisse son petit mendiant juif dans le lointain et la vacuité, tendant inutilement sa sébile aux passants, et ce, par un retour circulaire à la plainte initiale, à point suspendue sur un accord de sixte, si anodin d’habitude et pourtant ici si énigmatique d’insatisfaction, de frustration. C’est pour l’auditeur, la communication la plus bouleversante de la condition humaine.

Sixte et mineur nous placent dans la région préférée du monde humain qui est l’esprit de Bergson ou l’âme de Schopenhauer, éternel de génération en génération, et l’on évite celui de la nature qui est poussière et chair périssable. Le langage est dépassement de la mort. On vainc la matière pour le triomphe de l’artifice : sur la petite mort de l’accord majeur, invitation parfaite de la nature, l’emporte l’affirmation de la puissance de l’esprit humain grâce à sa créature, l’accord mineur.

Et le mineur devient comme les créatures de Prométhée, enfant de l’intelligence, manifestation de l’homme. Il est l’insatisfaction totale, la frustration perpétuelles des harmoniques : l’homme est satisfait d’être insatisfait. C’est souvent le plus grand plaisir d’écouter un morceau en mineur. Les plus grands monuments populaires en sont. Dès l’antiquité on lutte contre ce mode, jugé lascif. Féminin, dira-t-on. L’artifice n’était-il pas à cette époque lié à la femme ? N’est-ce pas là que le luxe avait conduit Hercule : dans le mode mineur ? Tandis que l’attitude mâle, guerrière, les pieds sur la terre, c’est le majeur, le mode dorien. Malgré les neuf modes, les grandes tendances de la musique occidentale étaient apparemment déjà tracées puisque majeur et mineur (éolien et dorien) était les extrêmes. Nous n’avons pas beaucoup évolués. Et pourtant le mineur l’emporte au point qu’il est roi au XIXème et cela n’est pas un hasard. Le romantisme ( et plus tard, l’ »au dessus » du réalisme de Baudelaire) cherche à fuir le monde où il est insatisfait, tant le rationalisme et l’industrie ont ôté à la vie sa part de rêve, il veut aller « là-bas où il y a du nouveau » (Les fleurs du mal, Le voyage), il part dans le grand voyage, transporté par « les orages désirés (Chateaubriand René), il se )plaît à imaginer ce qui est derrière la haie « sedendo et mirando » (Léopardi, Sempre caro mi fu…) : son monde est un monde d’artifice où « tout n’est qu’ordre et beauté, luxe calme et volupté », ou peut-être, celui de la mort, le grand capitaine. Et ce monde artificiel, Chateaubriand le clame douloureusement, c’est le cœur de l’homme : « j’écoutais ses chants mélancoliques, que me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs. » Pleurs et manque, voilà donc la grande justification du mode mineur, insatisfaction et satisfaction de la frustration, d’où naît l’existence même de l’homme. C’est la pensée de cette argumentation : peut-être d’autres mystères président encore au charme du mineur…

Parce que l’homme met en balance la nature dont il est matière et l’artifice qui en résulte, l’opposition du majeur et du mineur n’est pas l’opposition de deux éléments tangibles, issus de la nature du son et physiquement démontrables ( cette croyance fut la source de tant d’échec pour prouver le bien fondé du mineur) mais une opposition ancestrale du créateur et de la créature, du yin et du yang, de l’homme et de la femme qui crée à son tour l’homme et même, du classicisme et du baroque, seul et même courant à visages de janus. Dans la même fuite qu’avaient pratiquée les romantiques, lorsque la photographie donne à l’image l’apparence du réel, l’impressionnisme cherchera ailleurs le vrai : s’il nous touche tant et nous semble plus proche de la nature, c’est qu’il est, en réalité, plus proche de notre vécu intuitif de la nature.



9) Un monde perverti qui aspire à la rédemption

Ne vous semble-t-il pas que tout ce voyage dans le « monde de l’homme » ou des artifices se créent sous la base de la frustration ne ressemble pas à la définition de société telle que nous l’avait fournie Rousseau ou encore au monde crépusculaire du Ring des Nibelungen de Wagner ? L’un et l’autre éprouvent un égal besoin de retrouver l’origine vierge de l’homme. Laissons de côté Rousseau qui pourrait être dans sa personne toute entière l’exemple de ce mouvement psychologique humain mais prenons l’anneau de la légende comme symbole de la théorie du désir et de la frustration. Signe de corruption et acte de violence, artifice, il permet tout à la fois l’action créatrice, les péripéties de l’œuvre et suscite le malheur et la mort de tous les personnages. Sa destruction, en le dissolvant dans le Rhin, permet le retour au point stable de l’état de nature. Et de façon fulgurante, la musique de la Tétralogie, répond, avant même les théories de Schönberg, mieux qu’aucune dissertation, à toutes les questions sur le langage musical. L’or du Rhin débute sur le fameux accord de mi bémol d’où émerge, en égrainant les sons harmoniques de cet accord, le thème du Rhin. Le thème de l’or encore vierge est une simple ascension rythmée d’un accord parfait, l’œuvre est tonale. Alberich, double noir de Wotan, partie de Wotan lui-même, tourmenté par les filles du Rhin qui se jouent de lui, renonce à l’amour pour l’or et peut forger l’anneau du pouvoir. Cet acte reproduit en miroir le méfait de Wotan, conté seulement dans l’ultime opéra, méfait d’avoir rompu la branche de l’arbre du monde, lequel se meurt et se dessèche. De la branche, Wotan a fait le bâton qui lui permet de nouer pactes et traités, ce qui fait de lui l’ordinateur et le directeur du monde. Il est remarquable que cette violence civilisatrice se retrouve en reflet dans la conception de langue chez Wagner, peut-être parce que passionné de la langue italienne, estime que les voyelles sont d’origine maternelle, sorte de fluide continue et que les consonnes sont les structures sociales apportées par le père. On trouve chez lui comme une contrariété du bonheur originel par une nécessaire structure sociale.
Or, pour bâtir un palais, voici Wotan qui ne respecte pas ses traités et refuse de donner aux géants la déesse Freia, celle qui, par ses pommes, rend les dieux immortels. Influencé par Loge, dieu du feu, il leur propose l’anneau. Il faudra qu’il le vole à Alberich. La déesse prise en otage, les dieux dépérissent. Ainsi commence l’histoire emplie de vols et de meurtres. D’abord meurt un géant, tué par son frère, puis Sigmund, rejeton terrestre de Wotan, conçu pour réaliser, grâce à son épée, l’exploit rédempteur nécessaire aux dieux, c’est-à-dire récupérer l’anneau auprès du géant, est indirectement victime de Wotan. Siegfried, fis du héros, sortant de la forêt originelle est corrompu en descendant dans la société auprès de Gunther et Hagen, aussi échoue-t-il dans sa mission de restitution de l’or. Les thèmes musicaux se corrompent également : de la simple ascension des thèmes originaux, le « Rhin ». L’ »or », « Erda (terre) », on passent aux thèmes en V (le « Walhalla » maison des Dieux, « l’anneau » qui ajoute à sa forme circulaire une structure en tierces) et aux thèmes en chute, comme l’inversion du thème ascendant d’ « Erda » qui n’est autre que celui descendant du « crépuscule des Dieux », suggérant que la plus grande contrariété de la résonance harmonique est la chute. La corruption devient un moteur spencérien du mouvement : l’harmonier se pervertit totalement dans l’ultime Opéra, la Götterdämmerung, dont le prologue débute par l’accord antithétique de mi bémol mineur. Et en même temps cela permet au compositeur de déployer tout son génie, ses subtilités : l’acte créateur. Dans sa conception pessimiste de la marche du Monde. Wagner ne fait pas du mal un élément à évacuer totalement. Il en fait sa pierre d’achoppement. Alberich ne meurt pas une fois l’or restitué aux filles du Rhin : son fils, trop humain, Hagen, meurt. C’est par la corruption, la sophistication sociale que l’on peut aller au plus loin des forces de l’homme. Siegfried est d’autant plus intéressant qu’il échoue et Wagner révolutionne d’autant plus l’harmonie en allant contrariant au plus loin la nature du son tandis que ses personnages sombrent dans les douleurs du mal. Cela accompli, il faut une rédemption, le futur Parsifal, et retrouver à tout prix le point stable. Tout le programme du monument wagnérien est la fuite et le désir de ce point. Que Wotan enfante le héros, que Wagner renouvelle l’art de la musique, que du paganisme on passe à une nouvelle ère, voilà tous les gains que l’on gagne dans la fuite du point stable, fuite qui se manifeste nécessairement pour Wagner par le mal. Voyons dans ce mal, non pas une glorification, mais une conception quasi leibnizienne considérant que Dieu devait l’inclure dans sa création parfaite. Le mal est de toute façon, à la manière des philosophes de l’antiquité mésopotamienne, la grande interrogation de Wagner qui ne peut pas, dès lors, en dépit de son antisémitisme (seul cette espoir peut sauver son oeuvre de l'engagement de sa famille dans un futur qu'il n'a pas connu), se rapprocher des conceptions nazies.
10) conclusion

Ainsi le gain n’est pas simplement l’enfantement d’une créature humaine, l’art, que l’on peut dire synonyme à la création du langage, signe de l’existence de l’homme. Gageons qu’il est l’acquisition d’une sécurité : être sûr de ne pas retourner au néant. Fuit et désir se conjuguent de la sorte avec peur et espoir. La nature est quelque part la non existence, les « vers du cercueil » évoqués par Malherbe. La femme sensuelle de Baudelaire peut devenir un jour la charogne au bord de la route. L’accord initial n’est rien sans le discours, l’accord final est le retour de la plénitude des harmoniques et après la mort, le néant. Ce point stable à fuite par l’angoisse pure, n’est-ce pas celui de Kierkegaard, celui du péché originel et de la chute biblique ? De la non existence, la béatitude première, le jardin d’Eden, état prénatal, l’homme passe, par le péché originel, acte contrariant la nature – comme l’harmonie occidentale ! – mais dans sa nature, à l’Histoire, marche de l’humanité dans sa quête. Son désir de retrouver le paradis perdu sera la résurrection des morts, aire de doux repos, dit-on, plénitude essentielle, satisfaction enfin, mais aussi retour à l’absence de but, au néant existentiel dépouillé même de toute nausée angoissée et volonté sisyphienne. Une question demeure : pourquoi ce désir et cette promesse de bonheur, cette satisfaction pour le point stable final, équilibre de la frustration, qui nous réduirait cependant à l’inaction ? Ou pourquoi simultanément cette peur d’y parvenir ? Schönberg pour sa part préfère la quête au but. Peut-être vaut-il mieux considérer que l’on peut se passer de tout but.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

This is such a great resource that you are providing and you give it away for free. I enjoy seeing websites that understand the value of providing a prime resource for free. I truly loved reading your post. Thanks!