lundi 2 juin 2008

Krebs un hybride de Bach et de Telemann

Pour quiconque fait un effort sans préjugé de tendre l’oreille vers l’originalité d’un disciple prétenduement noyé dans l’ombre du génie "bachien", se fera entendre chez Johann Ludwig Krebs, dès les premières notes, une pulsation lumineuse, quitessence de la vitalité "vivaldienne" revue à l’aune allemande ; pulsation que l’on connaît certainement chez Johann Sebastian Bach, son maître, mais plus profonde et monumentale et c’est plutôt chez Télémann, l’idôle de tous à l’époque, qu’il faut trouver la source espiègle de ce style galant dont notre compositeur est un fleuron : Krebs doit tout dans la forme à Bach mais dans le fond, il est un émule du maître de Hambourg, il partage cette situation paradoxale avec le Cadet Bach qui dès son enfance par ses œuvres notées sur le petit livre d’Anna Magdalena se différencie de son père pour emprunter à son parrain un langage neuf, ce que le père ne vit jamais d’un mauvais œil.

Un savant bien léger
Esprit subtil et raffiné, élégiaque sans atteindre la profondeur de caractère propre aux deux aînés Bach, Krebs, partagé entre les deux tendances, héritage du maître et facination pour le nouveau style, tient vraiment une place particulière dans l’histoire de la musique, comme s’il fut le fils à placer entre Karl Philippe Emmanuel & Wilhem Friedmann d’un côté et Johann Christoph & Johann Christian de l’autre : celle d’une personnalité musicale bien marquée, obscurcie par la chape presque dogmatisé (par l’élève et non par le maître) d’un enseignement exceptionnel. On ne retrouvera ce phénomène que dans l’école de Schoenberg avec Berg, le lyrique Webern le synthétique et tous ces autres fils spirituels. Amusons nous : Wilhelm Friedmann le tourmenté tourné vers son père, KPE, le pré-romantique, créateur d’un style allemand qui pour le futur deviendra beethovennien, Krebs, le baroque galant, Johann Christoph, le passe partout et Johann Christian, le classicisme galant. Les autres élèves de Bach – une petite trentaine laissa des noms à la postérité[1] - se rattachent à chacun de ces pôles, de la première heure, plus tardifs, spécialiste de l’orgue ou même de l’opéra… on eut dit que Bach, poussant chacun selon son tempérament vers les courants actuels, cherchait à imposer sa marque dans tous les domaines de l'avenir en musique.

Que Krebs fit quasi partie de la famille Bach n’en doutons pas, il était entré dans le cercle des familiers, d’autant que sa famille fut de celles qui entrèrent pour toujours dans la vie de Bach comme les Petzold, dont le père envoya le fils auprès de Bach tandis qu’il offrait des jolies piècettes à l’épouse du Kantor et que Wilhelm-Friedmann lui succédera à Dresde, ou encore Johann Christoph Altnikol qui épousera la fille de Bach et fut, selon le mythe, la main du dernier choral sous la pathétique dictée aveugle d’un génie regardant en soi le chemin de sa foi…

Pour Krebs, né le 10 octobre 1713, se fut le pensionnat en 1726 avec son frère à l’Ecole de Saint-Thomas de Leipzig, tout exprés choisi par le Père, qui fut élève de la première heure (juste de cinq ans cadet du maître) au temps ou Bach fréquentait son cousin Johann Walter à Weimar et qui voulait pour ces fils le même enseignement : Krebs junior avait 13 ans quand il rendra, 22 à sa sortie, dès le début Bach le classa parmi les enfants très musiciens « utilisables » (1730) : ce fut donc 9 années de Bach et une magnifique recommandation (pour le clavier, le violon le luth et la composition), mais aussi des activités comme copiste des cantates au même titre que les fils et claveciniste du Collegium Musicum et deux années ensuite d’université en philosophie où il du rester auprès de Bach et des siens. Même dans les moments de la querelle des préfets de 1736, (assistants aux chœurs), quand il n’avait pas de bon chanteurs, Bach pouvait toujours compter sur lui. Vraiment, comme il est écrit en 1783, trois ans aprés sa mort (le premier janvier 1780), dans le magazine de la musique de Carl Friedrich Cramer, « on sait que notre Krebs était l’un des meilleurs élèves de Johann Sebastian Bach, raison pour laquelle nous nous répétions ce jeu de mot : on n’a attrapé dans ce grand Ruisseau (Bach) qu’une seule Ecrevisse (Krebs).

Les traces de la vénération que porta Krebs à Bach sont dès lors visible partout et ce sont elles qui firent écrire tant de mot dur pour sa musique : des chorals bâtis comme des calques harmoniques des chorals à quatre voix des cantates (pédagogiquement très appréciés et qui feront l’objet d’une édition par KPE chez Breitkopf en 1781), utilisant par dessus les mêmes motifs rythmiques et mélodiques que l’Orgelbüchlein de Johann-Sebastian, comme s’il ne s’agissait que de travail de composition dans l’atelier du maître, pire encore des grands chorals dans la manière de ceux de Leipzig, même rythme, même pulsation, même ornementation, des préludes interminables avec des pages entières de traits de pédalier qui firent sa réputation de virtuose mais aussi de caricature, des toccatas imitant tout, du rythme au motif, en passant par les marches harmoniques sans jamais atteindre le souffle lyrique de l'original, des trios verbeux…


Bien heureusement son élégance native le sauve et son esprit télémanien, planant comme un sucre glace sur un gâteau scolastique, le défend toujours, aux pires moments, des accusations de plagiat.


Et pourquoi ne pas considérer beaucoup de ses glorieuses pages comme des vestiges de l’apprentissage non destinés à faire justement la gloire de leur auteur mais ayant simplement survécues à la destruction immédiate à cause de l’attachement sentimental que confère de longues heures de travail ? Il en est de même pour les peintres et les sculpteurs et seul Michel-Ange eut le courage de détruire ce qu’il n’estima pas digne de la postérité.

Un grand titre pour un petit livre


Ce n’est donc pas en commençant par ces grandes œuvres sur modèle bachien que l’on pourra découvrir d’emblée le vrai visage de Krebs, même si – nous l’assurons à tous ses détracteurs - il y est bel et bien dans toutes ses œuvres – mais dans les œuvres modestes et brèves, et il faut pour le comprendre choisir comme première approche la Klavier-übung qu’il convient de replacer dans son temps 1752-53.

Editée en quatre parties, comme celle de Bach, son public n’est pas le même mais bien celui des vingt petites fugues de Telemann ainsi que de ses 24 préludes variés et de ses 36 fantaisies en trois livraisons de douzaines et autres suites pour modestes amateurs ne dépassant jamais les trois voix (et encore occasionnelles !). En 1752-53, on ne pouvait d’ailleurs avoir un autre public ! Il est vrai que Bach, s’il impressionna le monde par son œuvre éditée dans sa dernière décennie de vie, ne trouva guère d’acquéreurs. Or, ici encore chez Krebs, on trouve un balancement entre la forme et le fond.

La forme est celle de Bach, le terme utilisé, Klavier-übung est à la fois traduction du célèbre recueil de Dominico Scarlatti Exercizi, sonates qui furent autant des études techniques que des œuvres d’art au même titre que plus tard les études de Frédéric Chopin, mais Klavier-übung c’est aussi un terme allemand hérité de Kühnau le Kantor de Leipzig, avant Bach et qui signifie simplement « recueil ». Comme Bach, il écrit des œuvres pour le clavecin et pour l’orgue : la première partie en deux livraisons comprend treize arrangements de chorals, la seconde une suite de clavecin, la troisième six sonatines, la quatrième avec un titre en français Exercices pour le clavecin, six suites Opus IV en hommage encore aux partitas du maître.


Un petit niveau technique pour un grand projet pédagogique

Mais ce sont avant tout des œuvres de la dimension de celle de Telemann, faciles : Telemann d’ailleurs propose surtout des biciniums au gens qui veulent pratiquer en famille pieusement les chorals sur le clavecin, il propose des fantaisies à deux voix pour que monsieur tout le monde puissent entendre par sa main droite sur le clavecin la flûte royale de Friedrich de Prusse et toute la musique de chambre qui fait les passe-temps des grands de ce monde : nous ne somme pas loin de la révolution française !


Krebs fait de même pour ses chorals, mais quand il s’agit de bicinium, il les diversifie en autant d’études d’indépendance de la main, là en triolet, là en sixtes parrallèles, là en batteries, il veut donner un peu de goût, débute par le prélude de choral le plus difficile à trois voix avec triolet et duolet en hommage à l’Allein Gott de la Klavier-Übung de Bach et en forme de petit prélude et fugue, c’est une vitrine pour vendre l’œuvre en montrant ce qu’elle a de savant tout en restant dans ces autres pages accessibles : puis tous les styles y sont de la forme rondo à la sonate galante de l’invention bachienne au petit prélude on y trouve aussi avec le Warum Bedrübst un étonnant pastiche du riccercar en do mineur mélé au choral du même nom de Johann Pachelbel et l’on peut se demander si dans sa manière d’écrire Krebs n’avait pas usé d'une manie d’emprunt et remodelage – sans pour autant perdre sa touche personnelle ! Notons aussi que le prélude du Jesu Meine Freude utilise la même formule mélodique que le petit  prélude en ré mineur BWV 554 des 8 préludes et fugues attribués à Krebs père et écrits dans l'atelier de Bach. Et d'ailleurs ce prélude ainsi même que sa fugue est tout entier une figuration de ce même choral, impossible d'en douter de par la tonalité et la retour cyclique propre à ce choral de la tête de la mélodie, ici aux fins respectives du prélude et de la fugue : ce fait n'a pas été dit jusqu'ici. 

Le second fascicule de la Kavier-übung de Krebs est proportionnellement un peu plus difficile, une gradation se devine et l’on comprend pourquoi la seconde partie de l’oeuvre l’on peut passer au divertissement bien modeste avec les sonatines et enfin aborder de plus grandes œuvres avec la suite. Bach dans sa propre Klavier-übung commence par la difficulté et propose simultanément pour les chorals des œuvres pour grand orgue avec pédalier et des œuvres pour grand orgue sans pédalier tout aussi redoutables… le maître ne propose pas le même niveau d’enseignement que l’élève. 

Une structure utile à l'apprentissage issue d'une longue tradition savante

En tant que divertissement et œuvre pédagogique la première partie de la Klavier-übung propose toujours pour chaque choral son prélude artistiquement tourné, utilisant souvent la tête du sujet, le choral lui-même figuré et une basse chiffrée à réalisée soi-même. Toute une tradition d’enseignement se lit ici venue de Pachelbel de de sa tablature où l’on voit ses élèves faire leurs armes pour la fugue dans l’introduction du choral puis pour l’harmonie dans l’harmonisation de leur mélodie : l’exercice du continuo était à l’époque une véritable joie familiale, en témoigne le fils de H.N. Gerber « la basse continue fournissait la conclusion, pour laquelle Bach choisissait parmi les pièces pour violon seul d’Albinoni. Je dois confesser que je n’ai jamais rien entendu de plus parfait que la manière dont mon père exécutait selon les principes de Bach ces parties de basse continue, et surtout dont il faisait chanter les voix les unes avec les autres. Cet accompagnement était si beau en soi qu’aucune voix principale n’aurait pu ajouter au plaisir que j’y éprouvais », témoignage qui nous prouve que ces exercices harmoniques sont le clou de la Klavier-ûbung fde Krebs, nombre de prélude de choral de Bach possède en finalité ce petit exercice, c’était une pratique éducative, plus encore une discipline devenue presqu’un jeu très prisé, utile pour l’accompagnement des assemblées dans les cérémonie comme pour le cercle familiale. Elle pouvait permettre de chanter les choral en polyphonie comme les célèbres chorals à 4 voix de Bach ou ceux plus simple d’un certain J-C Kuhnau à l’époque. On sait que ceux de Bach, qui comme on la dit fire l’objet d’une édition posthume, furent soit admirés soit contestés pour leur utilité pour les communautés :  "pas la moindre intelligence ni le choix de l’harmonie convenable pour le choral ; on y trouve en revanche des suites de notes très-dures, des déplacements d’accords étrranges, bien éloignés du ton et offensant l’oreille, des passages contraires à l’harmonie et même des dissonances qui vous sont imposées sans la moindre préparations" nous dit un certain G.J. Vogler, savant. Mais qu’aurait dit cet homme de ceux de Krebs qui montrent une parfaite assimilation d’un art que plus tard Schoenberg devait admirer dans son traité d'harmonie au point d'affirmer que même Brahms bon imitateur ne pu approcher l'art de Bach en ce domaine, et qu'il fallait toute une vie pour manier l'harmonie, les retards et les notes de passages non pas comme des ornementations mais comme la charpente de la structure avec chacune des voix en particulier construites comme de pures mélodies. Schoenberg, théorisant une histoire de la musique progressiste où les compositeurs firent des conquêtes grandissantes pour l'acceptation d'accords dissonants dit"harmonies éloignées", donna à Bach la place clef : "Bach utilisa ces accords de passage afin que nous puissions plus tard les utiliser librement. Il prit une ceinture de natation pour que nous apprenions à nager librement, tout comme lui-même put nager librement là où ses précurseurs avaient besoin de ceintures".

Par de tels exercices raffinés, Krebs s'est sciemment placé sous la tutelle du maître et c'est ainsi que d'un livre de choral modeste à la couleur galante, il fait aussi un livre savant pour l'amusement intellectuel.

Du monochrome au polychrome

Comme pour le contenu, les apparences sont aussi trompeuse pour le choix de l'interprétation de cette Klavier-übung. Bien qu'en apparence faite pour le clavecin, c'est une destination purement commerciale, faite pour l'éducation musicale et religieuse de tous, autant ceux qui ont acèés à l'orgue et à son souffleur que ceux qui ne doivent se satisfaire de leur épinette domestique. Argument de vente aussi la petitesse des moyens préconisés et souci de la dévotion du soir en famille. Bien sûr, il serait tout à fait louable que pour un concert, un claveciniste fasse le choix d'un beau choral pour montrer ainsi la pratique, mais l'orgue reste sa destination ultime et pas seulement manualiter. Moyennant l'allégement d'accords ramassés dans le grave ou toutes autres pratiques automatiques bien connues de l'époque, comme souligner une cadence par une basse de pédale, ajouter une basse en pizzicato, jouer un choral en trio avec la pédale, tout cela sonne à l'orgue et Krebs ne s'en serait pas privé sur son propre instrument riche en jeux : en 1752, lorsqu'il écrivait ses oeuvres il était en place depuis 1742 et jusqu'en 1756 au deux claviers du château de Zeits avant que de s'installer au Château d'Altenburg jusqu'à la fin de sa vie. Lui-même nous a laissé un exemple de transcription à l'orgue d'un des chorals clavecinistiques de Telemann avec la mélodie séparée au pédalier en jeu aigu. Ce choral, les savants éditeurs l'ont bêtement classé dans les incerta à cause des fautes d'harmonies dues à un faux renversement de la fondamentale si on ne joue pas les pieds en registre de soprano et cette faute est encore plus impardonnable que ce Jesu meine Freude, est dans un nombre incalculable d'éditions modernes sous le nom de Telemann ! Mais pour revenir à la Klavier-übung de Krebs, l'utilisation timide et libre à laquelle elle invite par micro-transcription place ce projet pédagogique au seuil de l'étude des oeuvres du grand Bach lui-même dans le cursus des organistes. 

Enfin résumons ce pédant exposé par les grandes tendances de Krebs : galantes, bachiennes, pédagogiques et amusées, ici une pièce humoristique et rococco, là une copie de Bach... toujours le coeur de Krebs balance.


[1] On peut distinguer, pour l’orgue Johann Tobias Krebs (les célèbres 8 petits préludes et fugue) de la première heure & August Homilius, auteur de beaux chorals, Johann Philipp Kirnberger, le didactique Johann Christian Kittel & le préromantique Oley, élève de la dernière minute. On compte aussi tous les amateurs du trio d’orgue, forme la plus galante du répertoire, comme Johann-Friedrich Fasch (peut-être moitié de la main du maître) sans oublier les admirateurs contemporains comme Johann-Peter Kellner auteur de belles pièces prise souvent pour des œuvres du modèle et le précieux claveciniste Johann Gottfried Müthel, tout à fait dans le style de KPE Bach, qui n’eu droit comme enseignement qu’à l’ultime maladie de Bach. Peu servie par l’édition, toute une sensibilité de l’époque est à redécouvrir. Pour décrouvir tous ces personnes cf. édition Breitkopf Um Bach

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