mercredi 5 juillet 2006

Le Requiem de Campra


Au programme du Festival d'Art Baroque de Saint-Maximin, le Requiem de Campra est une partition méconnue qui  dévoile la maîtrise d'un musicien inspiré par l'opéra. Pour préparer votre soirée, voici l'essentiel de ce qu'il faut savoir de cette oeuvre capitale de la ferveur baroque.


La musique en France, au début du règne de Louis XV. La place d’André Campra (1660-1744).

Avant que le Romantisme ne fonde l’idée d’artiste inspiré, l’œuvre d’art était une réalisation collective, le fait de toute une civilisation, et une grande quantité d’excellents artistes y participait. Seules quelques personnalités aux caractères plus forgés trouvent aujourd’hui des admirations sélectives, tels Lully, Charpentier, François Couperin, Rameau, mais d’autres, comme Lalande, Brossard, Desmaret, Campra, n’ont pas moins écrits de chefs-d’œuvre aussi beaux, quelque fois même encore plus exceptionnels. 

Le destin de Campra est lié, d'une certaine manière, à celui de Gilles. Celui-ci, de neuf ans son cadet, fut fauché par le destin, tandis que Campra put devenir maître de musique du Régent et connaître la Cour. Ils furent  tous deux élèves dans le chœur de Saint-Sauveur d’Aix-en-Provence, auprès de Guillaume Poitevin. Excellente école. Tandis que Gilles, après avoir laissé un Requiem qui le fit regretter de l’Europe entière, mourrait à trente six ans à Toulouse , Campra lui, quitta le Sud de la France à trente quatre ans pour Notre-Dame de Paris, puis succombe à l’opéra à partir de 1697, en créant « l’Europe Galante », « Tancrède », « les Festes Vénitiennes » et bien d’autres œuvres jusqu’à sa vieillesse. Il doit attendre - et ce fut là ce qui le brima aux yeux de la postérité - que Lalande adoucisse son monopole royal et renonce à trois de ses quartiers de sous-maître de la Chapelle Royale de Versailles. Notre provençal accède enfin au rêve des grands musiciens du temps et partage l’honneur d’avoir un quartier comme Bernier et Gervais. Bien que la dernière période de sa vie fut consacrée principalement à la production religieuse, il devient inspecteur puis directeur de la musique à l’Opéra, et donnera un dernier ouvrage lyrique, en 1735, « Achille et Deidamie ».



Style de Campra
Comme Gilles, Campra avait hérité de Poitevin, le goût d’une mélodie humble, belle et fraîche, une phrase claire, élégante, d’un charme infini, qui était déjà une main tendue vers l’Italie quoique le maintien français ne cessât jamais d’inspirer la moindre note de ce compositeur. Dans les premières œuvres, sa mélodie était incroyablement naturelle, presque naïve. L’opéra y ajoutera l’ampleur et la grande noblesse, le sens du théâtre et  des effets italiens. Le sud de la France lui laisse aussi le goût de la polyphonie, des imitations : dans ses motets, on retrouve des basses continues qui s’amusent à répondre en imitation (à la manière allemande) du chant. Les fugues lui étaient en affection : il s’en montre aussi digne que les meilleurs créateurs de la littérature nordique qu’il devait connaître. Au final, l’esprit de Campra devait être ouvert et curieux, il précède les musiciens des Lumières et participe aux Goûts Réunis.


La légende du Requiem
Le fameux Requiem, composé dans les années trente, additionne les acquis d’une carrière théâtrale, fait la somme d’un tel parcours et en tire sa force. D’une expressivité en rien moins inférieure au Requiem de Gilles (plus spontané), il a, pour cette seule raison, subi la légende d’être en partie composé par Gilles, à qui l’on a attribué les séquences les plus naturelles, les moins lullistes, les moins guindées. Est-ce l’effet d’une contamination des deux œuvres dans les concerts ? La légende s’est construite, en tout cas, au mépris de la stylistique de deux époques séparées par un quart de siècle et par une ample pénétration des rythmes et des formules transalpines dans le langage français.


Un Requiem de lumière
L’œuvre débute dans une douceur éthérée que l’on a souvent comparée à celle d’un Fauré. Erreur ! Si l’on veut, à tout prix, commettre un parallèle anachronique, il faut faire appel à la douceur du début du Requiem de Verdi. L’œuvre de Campra, on ne le dira pas assez, est issue de l’opéra. C’est plutôt la tendresse du genre des tombeaux qui inspira Campra au début de son épopée sur la mort, tendresse héritière du modèle doux pour clavecin de d’Anglebert (tombeau de Monsieur de Chambonnières). Campra mène habilement son ascension théâtrale en allant de ce calme aux mouvements de la lumière avec la scansion du mot « luceat » véritable refrain. La lumière marquera toute l’œuvre de son empreinte : un Requiem de lumière.


Surprises et dissymétries
Usant de l’effet de masse et des soli dans un découpage certes hérité du motet lullyste, Campra joue pourtant sur l’attente de l’auditeur, perpétuellement surprise par les ruptures de symétrie, les nouveautés et les exotismes, italianismes, atmosphères de poncifs d’opéra. Mais le miracle est que tous ces effets restent bien appropriés au dramatisme du texte médiéval. Là, (Kyrie), les solistes vous envoûtent dans des mélodies sensibles, là (Sanctus) c’est un dialogue imitant à la voix, les jeux et les traditions des orgues, vite changé en récitatif martial de la basse lui même retournant, sur le même ton vainqueur au dialogue coloré avec le chœur (Hosanna). Tout d’un coup, (fin du Graduel) une ritournelle des cordes à l’unisson évoque l’univers vénitien de Vivaldi, tandis que plus loin (pour l’Offertoire) une mélodie centrée sur une note longue et expressive, typiquement lulliste, est bientôt animée par les battues de la basse frémissante et tragique comme dans une passion allemande, ou plutôt un concerto italien.


Un tableau d’opéra
L’Agnus Dei est le sommet du don mélodique de Campra. C’est un jardin enchanté issue d’une Armide, un sommeil où la flûte dialogue avec le songe du ténor, réponse irrésistible de l’instrument à vent, que  seul Bach  ou plus tard Gluck, surent ciseler. A lui seul, ce moment fait la réputation du compositeur, surtout lorsque le chœur apparaît : il y joue le même rôle  que les chœurs de consolation au théâtre comme dans « Didon et Enée » de Purcell, ou dans les grands oratorios romains (Jephté et Jonas de Carissimi).
D’autant plus que par surprise, le chœur laisse surgir les interventions solistes du ténor, toujours accompagné par la flûte.


Couleur pastorale de la postcommunion
Il faut, dans la postcommunion, prendre garde de mal interpréter les intentions de Campra. « Lux aeterna » est entonné dans une sorte d’air à boire spiritualisé. Qui voudrait s’en offusquer doit se rappeler l’aria « Je me réjouis de ma propre mort » chantée par Siméon dans la cantate de Johann-Sebastian Bach. Le chœur apparaît sur de grandes basses statiques, à la fois l’expression d’un sublime religieux et une grande pastorale. 

Campra en appelle aux forces de la nature. C’est une fête, certes sacrée, mais bien une fête de village. Ici rappelons encore que le siècle va vers les aspirations de Rousseau : la société a perverti l’homme, c’est  dans la simplicité  que réside l’élévation. Cette inspiration bucolique  n’est pas sans rappeler, toute proportion gardée, l’univers de Beethoven, celui de la Symphonie Pastorale mais aussi de la Messe solennelle et du chœur final de la Neuvième Symphonie. C’est aussi, en restant dans la chronologie, un pas vers le naturalisme de Michel Corrette et le figuralisme des Eléments de Rebel (Chaos, Eau, Feu), sans omettre la sensibilité atmosphérique du Vivaldi des Quatre Saisons, alors très connues en France.


Une fugue finale et humaniste
Vision du bonheur sur terre comme dans le ciel, très fortement liée au repos de la mort, l’œuvre s’achève par une grande et vigoureuse fugue, comme, étrangement d’ailleurs, beaucoup d’œuvre à dimension philosophique – n’en donnons que quelques  exemples (sans compter Bach) : sonates et quatuors de Beethoven, « Falstaff » de Verdi, etc. Un geste théâtral - d’un grand maître de la scène évidemment - est cet arrêt brusque, quelques mesures avant la fin, respiration saisissante sous forme de ritournelle orchestrale figurant une chute. L’idée fut habilement camouflée dans le fil du discours auparavant pour s’imposer subitement, maintenant à l’auditeur. Par ce « Deus ex machina », Campra concentre l’attention de l’auditeur vers l’intimité des derniers mots. Il exprime ainsi, presque à la première personne du singulier, un amour pour l’humanité.         


Illustrations
Watteau, les deux cousines (dr)
Rubens, paysage du soir à l'oiseleur (dr)
Watteau, la fête villageoise (dr)

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