mercredi 26 juillet 2006

Bavouzet, un piano émotif au Rayol bleu azur


Domaine du Rayol, 24 juillet. Un concert mémorable donne la mesure d’un talent poétique :  Jean-Efflam Bavouzet, « perle cachée de la France » est un pianiste à part. C’est l’expression qu’avait rapporté un journal anglais, de Pierre Boulez et de Georg Solti, avant que le succès populaire ne vienne à lui. Mais dorénavant, l’expression perd son sens : Bavouzet devient la « perle retrouvée de France » : pour preuve, la foule qui s’est pressée pour entendre le concert. Voyons de plus près les composantes de ce talent.

Un artiste émotif. Jean-Efflam Bavouzet, dès la première note, est l’opposé de la froideur. On craint toujours d’entendre un programme congelé lorsque l’on voit un pianiste débuter un concert « in medias res », sans l’ombre d’une peur. Ici, c’est tout le contraire : Jean-Efflam Bavouzet, attend inquiet que l’avion passe jusqu’à sa dernière résonance, joue avec émotion une pièce crépusculaire (comme la nuit qui tombe sur la mer en face), l’adagio de la sonate « au clair de Lune ». Et il est évident que ce choix est pour lui autant que pour le public. Emotion et trac dominé offrent un rapport intime et humain, tacitement instauré avec le public. Ce fluide, proche de nous, fait la valeur du vrai artiste. La marche funèbre (la mélodie martelée de l’adagio), perdue dans le bruissement des feuilles du Rayol (les célèbres triolets), abouti à l’effet voulu par la directrice du festival Edith Walter (lire notre interview). Symbiose de l’air des arbres au soir, respiré ici, et de la musique (Beethoven est un amoureux de la nature). Nous sommes envoûtés. 

Une lecture claire et rythmée… L’allegretto de cette sonate, « une fleur entre deux abîmes » (Liszt), n’a jamais était aussi bondissant et ciselé. Le piano Steinway ne manquait pas (malgré ses basses creuses et ses aigus grinçants) de restituer l’ambiance « pianoforte » de l’œuvre : Bavouzet est le pianiste des ambiances. Nous verrons plus loin d’où vient le secret de cette réussite. Le final de la Sonate est « dynamique et poétique ». Hélas, le piano n’était malheureusement pas à la dimension de l’artiste : il manquait de ventre. Plus que la réalité sonore, c’est le pied trépignant du pianiste qui témoignait de la puissance insufflée à l’œuvre par le tempérament. L’effet est tout de même électrisant.

… presque baroque .Ce dynamisme n’est pas le propre d’un musicien simplement romantique : Bavouzet est un enfant de notre temps, il pense comme pense un Jean-Christophe Spinosi, par phrases rythmées dans le corps, ce qui donne à ce final une allure quasi flamenco ! Bravo pour le troisième thème (les croches martelées), subitement assoupli sur sa conclusion : c’est d’une musicalité jusqu’ici rarement pensée par d’autres dans une œuvre usée par les multiples interprétations. Bavouzet possède un jeu baroque - non pas qu’il soit baroqueux (les trilles beethovéniens sont même sacrifiés au prix de l’emportement) - mais parce qu’il pense la musique comme une danse. Notre époque s’habitue à écouter la reconstitution de tous les styles. Après tout Beethoven (en passant sur Haydn, Mozart, Neefe et K.P.E. Bach) est dans le temps plus près de Bach et de Vivaldi que Brahms et Debussy. Quelque chose du jeu primordial de Beethoven passe dans l’interprétation de Bavouzet. 

Que Debussy colle à la personnalité du pianiste. Voici donc un des secrets du charme poétique de Bavouzet : l’utilisation subtile de la pédale harmonique. La pédale est l’essence même de la musique de Debussy. Jean-Efflam Bavouzet affirme que son professeur lui transmit cet art. C’est humble : croyons-le, en affirmant que c’est le naturel et l’oreille qui lui permettent une telle réussite. Jamais une harmonie n’est troublée, jamais une prolongation du son n’est de trop, et pourtant, c’est un concert en plein air. 

Debussy, l’impressionniste, révèle Bavouzet, le peintre, grâce à « la fille au cheveux de lin », « la sérénade interrompue », « la cathédrale engloutie », « la danse de Puck », « les tierces alternées », « feux d’artifice ». Autant de mondes qui habitent encore le dernier accord de deux notes, longuement et théâtralement tenu par un interprète qui y vit encore une histoire intérieure. Bavouzet est donc de ces artistes qui parcourent un chemin spirituel lors d’un concert.

Mais un Chopin et un Liszt, plus décevants, révèlent que Bavouzet est un rêveur plus qu’un aventurier. Liszt avec son « Invocation », son « Hymne à la nuit » et son « Hymne au matin », trois esquisses de la « Bénédiction de Dieu dans la solitude » (joué avec maestria par Dominique Merlet quinze jours auparavant), n’étaient pas des plus convaincants. Ces pièces sont exhumées récemment. Bavouzet est l’un des premiers à les jouer et le cadre s’y prêtait. Mais l’ »Invocation » ne vaut pas la version définitive, plus développée, et les deux jolis hymnes ont gagnées à être supprimées.  

Est-ce simplement Liszt le responsable ? Il nous semble pourtant que Bavouzet est l’homme des portraits intimistes et que les grandes constructions épiques de Liszt lui laissent pas de répit pour agripper son auditeur par la main, pour le diriger, lui soutenir la tête au-dessus des vagues lisztiennes. Etonnant, puisque Bavouzet est un homme des voyages poétiques. Ne serait-il pas un Cyrano de Bergerac au lieu d’un Victor Hugo ?

A l’opposé, pas assez tendre et douloureux (le cinquième doigt de Bavouzet n’est pas un fragile enfant), Chopin, malgré la « Berceuse », nous fait comprendre que Jean-Efflam Bavouzet est un rêveur plus qu’un homme blessé.   Bavouzet est donc un bien un musicien « dynamique et poétique » mais situé entre deux pôles : la force épique et l’élégie douloureuse, s’en y parvenir. Pour citer Horace, poète au tempérament similaire : la « juste mesure est d’or ». Autrement dit le jeu de Jean-Efflam Bavouzet est une sorte de classicisme de l’interprète français. L’interprète est comme la poésie de Lamartine : elle pleure tout en restant élégante, elle s’emporte tout en étant douce. 

Sur un enchaînement d’œuvre : le monde lunaire de Bavouzet. Quand on entend dans un programme, bâti avec un soin particulier des tonalités, une finesse comme la reprise de la dernière note de la Tarentelle en la bémol majeur de Chopin, par la première note de l’étude opus 10, on comprend que Bavouzet entraîne son auditeur dans un itinéraire délicat et nocturne. Subtilité des climats. Science des enchaînements. Art des correspondances. D’ailleurs c’est ce qu’il fait dans son dernier disque, thématisé sur le monde de la nuit. Bavouzet (comme on l’a remarqué pour Debussy, point fort du concert) construit son propre imaginaire avec les œuvres des autres. Parfois les interprètes, timidement, s’arrêtent sur le seuil de l’interprétation, en deçà de la composition : la poétique de Bavouzet, nous donne envie de le voir dans ce rôle-là. On sent, chez lui, la sensibilité d’un probable compositeur racé.

 

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