Saint-Maximin, Festival d’Art Baroque en Provence. Le 20 juillet 2006. Premier jour des Académies Baroques en Provence Verte. Les classes pédagogiques qui ouvrent le festival d’Art Baroque de Saint-Maximin (deuxième édition en 2006), se déroulent dans le réfectoire du Convent Royal de Saint-Maximin. Au matin, 10 chanteuses, mais aussi un haute-contre, découvrent le plain-chant baroque. Ils sont guidés par les conseils de Rolandas Muleïka, professeur au CNR de Toulouse et chef de l’ensemble Antiphona. Comment produire la sonorité du plain-chant ? Qu’est-ce que le plain-chant ? Quelle est son histoire jusqu’à l’âge baroque ? Comment lire une partition de plain-chant ? Autant de questions qui sont utiles aux apprentis chanteurs. Voici l’essentiel de leur initiation au chant grégorien.
Prélude. Mise en bouche, hier soir, par le tour de table amical où chaque vocaliste se présentait avant de se restaurer. Mise en bouche, ce matin, par une écoute du bourdonnement, bouches fermées, du son produit par toute l’équipe. Une écoute attentive de chacune pour l’autre. L’important est, dans cet exercice collectif, de mieux se connaître. L’équipe, dans la pierre résonnante du réfectoire médiéval, s’est placée en demi-cercle. L’enseignant dispose le maintien de son propre corps avec souplesse, un pied en avant (recommandation de Couperin pour les clavecinistes), les bras déliés. Des bouteilles d’eau attendent les stagiaires.
Son, corporalité, couleur. Les profils s’avèrent différents : certaines ont un matériel technique solide, d’autres un joli timbre naturel. Rolandas Muleïka invite les unes à enrichir leur palette vocale, il incline les autres à accéder au type d’émission demandé, doux et souple. « Vous avez des profils différents, dit-il, chacune doit se mettre dans le même nid, il ne faut pas se retirer derrière les autres, chaque voix doit trouver sa place ». Dans les vocalises de préparation, Rolandas Muleika crée déjà les matériaux sonores, en faisant attention à la projection extérieure sur la syllabe « NI », dont la voyelle fermée est choisie pour la création d’un son moins large que le son lyrique. Prenant chaque élève une à une, il travaille la souplesse psychique qui agit sur la corporalité. Chacune, spontanément le dos droit et détendu, se concentre et cherche à améliorer le point d’appui initial de la vocalise ainsi que le relâchement qui suit, mais sans perte de son. En fait, il s’agit de poser le son et de le mettre en action. Puis il reprend les onze voix ensemble en exigeant que le pouce soulève la lèvre supérieure pour définir la projection extérieure et serrée du son. Il cherche ainsi à régler l’instrument vocal, accorder l’unisson en partant de la couleur et du timbre qu’offre la prononciation latine à la française. Ainsi souligne-t-il, en dernière vocalise de préliminaires, la souplesse de la syllabe de «son » (prononcer « s-o-ne ») dans « eleison ». Cette introduction à la séance met d’emblée les stagiaires sur un rail précis : la couleur du plain-chant baroque.
Plain-chant et grégorien. Un peu d’Histoire.
Délaissant un temps la pratique, notre savant homme pose la définition du plain-chant. A l’époque même les spécialistes se disputèrent l’explication et se partageaient en différentes visions. Aujourd’hui, il faut distinguer le chant grégorien et le plain-chant. Dans la pratique l’un englobe l’autre : le plain-chant est le terme donné à « une manière de chanter l’unisson appelé monodie (une seule ligne mélodique) » qui inclue le chant grégorien proprement dit, « un répertoire historique ». Rolandas Muleïka aborde alors un bref aperçu d’histoire musicale. Le plain-chant trouve ses racines dans les premiers siècles de la Chrétienté, d’abord religion des catacombes, et à partir du III ème siècle, religion officielle. Libérés du silence de la clandestinité, les chrétiens bâtissent des répertoires vocaux en même temps que des églises. Autant de répertoires que de sources d’implantations géographiques : en partant de l’Orient et de Byzance, en allant vers l’Italie, la Gaule et la Péninsule ibérique, sans oublier sur l’autre versant de la Méditerranée, la Palestine, l’Egypte copte, et toute l’Afrique du Nord, très florissante dans la culture chrétienne au temps de Saint-Augustin.
Plus tardivement, pour des raisons politiques à la fin du VI ème siècle, un pape, Grégoire le grand, codifie l’Eglise d’Occident et décide des textes du répertoire de l’année liturgique. Plus tard (la dernière année du VIII ème siècle) un autre pape Léon III se place sous la protection de Charlemagne, lequel rêve de ressusciter l’empire romain et unifie un empire où il souhaite un répertoire musical unifié. Lors de la rencontre de Saint-Denis en 754 où le pape Etienne II sacre Pépin III, deux grands répertoires, gallican et romain, fusionnent. Tous les autres répertoires vont disparaître à quelques exceptions près comme le chant ambrosien encore en usage aujourd’hui à Milan.
Ainsi, par l’initiative du pape Grégoire, naît au VII-VIII ème et IX ème siècles, le répertoire que l’on appelle chant grégorien. De même qu’il fut issu d’un large passé, de même il ne restera pas figé et se transformera. Il subit une « mise à jour », véritable chirurgie esthétique, à chaque époque, au point qu’au XIX ème siècle, la volonté de faire cesser la défiguration, de « restaurer » le chant grégorien s’impose. C’est le début d’une attitude paléographique, retour à la source des manuscrits du VIII ème et IX ème siècles.
Improvisation et alternance dans la messe préservent la vitalité du plain-chant. En tout temps le déroulement de la messe laissait la place à une pratique vivante et improvisée du Plain-chant. Quand on composait une messe, écrite et figée sur manuscrit en plain-chant, ce n’était qu’une partie de l’office, ce que l’on appelle le « commun » de la messe : le reste était sur le champ, inventé par les chantres dans le style du plain-chant. Or le chant grégorien, tout en restant fondamental et dominant en tant que chant officiel de l’Eglise d’Occident, trouva dans ces espaces de liberté liturgique une place pour évoluer. C’est de lui que naît l’aventure de la polyphonie. Le langage musical va évoluer, la musique polyphonique pourra changer encore, mais le chant grégorien existera toujours et restera intact à travers le temps. Pourquoi ? parce que la messe permettait la cohabitation de la polyphonique, la présence de motets en contraste avec le vieux style du plain-chant, or grâce au principe de l’alternance, le plain-chant a su préserver sa raison d’être. Notamment en vivant en étroite symbiose avec l’orgue, symbole qui relie la terre et le ciel, et prend en charge l’alternance. C’est ainsi que naîtront les principes et le style du plain-chant baroque, adaptés aux goûts des XVII ème et XVIII ème siècles.
L’œuvre et le style vocal de Guillaume-Gabriel Nivers (1632-1714). La France est, au XVII ème siècle, la fille aînée de l’église. A ce titre, une tradition gallicane se distinguait de Rome : chaque monastère, bénédictin, dominicain, etc., avait son répertoire propre. On ne cessa pas, non plus, de composer du plain-chant. On rédigeait même des méthodes de composition du grégorien : tout un répertoire, grâce aux recherches actuelles, ressurgit. Il ressemble à des partitions du Moyen-âge oubliées, mais fut inventé tardivement. Evidemment, à cette époque aussi, il y avait des divergences quant à l’interprétation du plain-chant anciennement hérité. Chacun défendait sa conviction. Certains, comme Jumilhac et Dom Le Cler, voulaient chanter les notes de façon égale suivant le sens de « plain-chant » (« planus-cantus » : chant plat). D’autres défendaient la prosodie du texte latin avec des valeurs rythmiques qui la soulignait, c’est la tradition de Saint-Sulpice que reprend son organiste titulaire à partir de 1650 jusqu’à sa mort : Nivers.
Rolandas Muleïka doit lui-même choisir son camp d’interprétation. Ses goûts le portent vers l’école de Nivers : rappelons que celui-ci fut le maître que choisit Madame de Maintenon pour les demoiselles de Saint-Cyr, avant Clérambault. Nivers reste l’un des compositeurs fondamentaux de la littérature organistique française. Il fut l’un des quatre à partager les quartiers de l’orgue de la Chapelle Royale avec Jean Buterne, Jacques Thomelin et Nicolas Lebègue. Nivers défendit très fortement le répertoire grégorien, composa lui-même dans ce style, collecta les répertoires anciens, notamment de la ville de Paris, pour en éditer toutes les variantes, il écrivit des traités.
Quelques clefs pour interpréter le plain-chant baroque.
En prenant un simple répons de Nivers, « quam magnificata sunt », Rolandas Mukeila débute l’enseignement du plain-chant sur des remarques matérielles. Les portées se font sur quatre lignes au lieu de cinq car l’ambitus vocal ne nécessite que rarement d’ajouter des lignes. Si l’on monte ou l’on descend, on change la position de la clef d’ut ou de fa. Il n’y a effectivement que deux clefs, ut et fa. La clef d’ut est une décoration de la lettre C (c’est la lettre qui désigne le do dans l’ancien temps et encore aujourd’hui en Allemagne et Angleterre) et la clef de fa, une décoration d’un F (idem pour le fa, encore aujourd’hui en Allemagne et Angleterre). Pourquoi ces clefs ? car le do et le fa succèdent chacun à un demi-ton : un demi-ton entre le mi et le fa, un demi-ton entre le si et le do, alors qu’il y a un ton entier entre toutes les autres notes. Cela permet à l’oeil et donc à la voix de trouver la place de ce court intervalle sur les lignes.
La double barre marque la respiration et la fin d’une phrase, la demi-barre est une césure qu’il faut interpréter soit comme une courte respiration soit comme un petit arrêt. Elle sert surtout à nettoyer la résonance dans l’acoustique. A la fin de chaque portée au bout des lignes, un guidon indique la hauteur de la note que l’oeil va chercher à la portée suivante. Ainsi le chanteur se rappelle instantanément de ce qu’il doit entonner à la ligne suivante. Spatialement ce début de ligne pouvait être bien loin car les antiphonaires étant géants et lus par plusieurs à la fois : cela permettait de ne pas se perdre !
Des notes losanges et carrées. Dans les antiphonaires écrits par Nivers, les notes sont écrites en losanges et en carrés, distinction qui marque la différence rythmique en accord avec la prosodie. C’est, rappelons-le, un choix esthétique à l’époque. Deux notes losanges sont deux brèves, équivalentes à peu près à une note carrée. Mais l’équation d’égalité n’est que relative et suit les appuis prosodiques, l’accent de mot. Une note carrée peut être plus large ou plus courte (dans les mots longs ou composés qui ont deux appuis).
Des ornements syllabiques. Le neume qui liait jadis plusieurs notes ensemble sur une syllabe avait disparu au temps de Nivers, il est remplacé par une liaison. Cette logique, héritière de l’écriture neumée, transcrit surtout un geste, un agrément, sur une syllabe, ce que l’on appelle un « port de voix ». On pose et l’on déroule les notes de manière esthétique en même temps que graphique ( la – appui ; -si et la, désinence). Il faut ici remarquer que lorsque Rolandas Mukeïlas reprend, après ces explications, le travail vocal, c’est précisément sur cette figure ornementale (la, si, la) inscrite par Nivers sur le « fi » de « fi-lio ». Car comprendre et entendre ce geste vocal est une véritable initiation au plain-chant : la première note de l’ornement est une brève et la seconde une longue : le paradoxe consiste à s’appuyer sur la brève pour relâcher la voix sur la longue dans une sorte de « huilage » permettant de revenir sur la finale du mot –lio. On réalise que la prosodie n’est pas simplement dans la durée des notes mais aussi dans leur intensité.
Du tremblement et de l’altération. Il y a trois principaux agréments selon Nivers, Une petite croix (+) sur une note est un ornement appelé tremblement. C’est un battement sur la note supérieure. Le signe d’altération (# ou b) est appelé flexion. Il élève la note d’un demi-ton (# ou x), il l’abaisse d’un demi-ton (b). Quand il élève la note d’un demi-ton, il peut entraîner naturellement, chez Nivers, un ornement de cadence (aussi noté x) qui est le dernier type d’agrément. C’est la raison pour laquelle, nous le trouvons parfois placé à la manière de la croix au-dessus de la note et non à côté. Mais Nivers recommande de ne pas surcharger la cadence sur les altérations. Il faudra donc doser la légèreté et la durée du battement.
Des agréments dans la ligne mélodique : dynamique du grégorien.
En plus de la flexion, du tremblement et de la cadence, le plain-chant possède des agréments intégrés à la ligne mélodique et ce sont ces agréments qui, dosés dans leur intensité vocale, font l’objet d’un travail de repérage par les stagiaires et de travail stylistique. Il y a le port de voix qui fait monter la ligne ou bien descendre ou encore combine montée et descente. Il y a le coulé ou coulade, qui relie deux notes séparées par un intervalle de tierce. D’autres formes d’assouplissement mélodique comme une certaine écriture ornementale rappellent le type d’improvisation vocal que Nivers nomme « passage ». Enfin l’agrément peut allier à la fonction ornementale à une fonction prosodique et aide à la dynamique du mouvement du chant grégorien dans la langue latine.
Grâce à cette écriture souple et appropriée aux besoins du XVII ème siècle, Nivers et ses contemporains ont pu noter ainsi des motets entiers avec la même richesse de subtilité que l’écriture moderne, mais certainement aussi avec plus de souplesse prosodique ce qui devait être la raison de leur choix de notation.
Après les explications, tout au long de la journée, patiemment, toutes les phrases sont dites puis chantées suivant leurs accents de groupes de mots et de mots, leurs ornements. Autant d’appuis qui lancent le son, puis le laisse chuter et se dérouler sans pour autant perdre en intensité. Le son vient se poser à la fin sans lourdeur et meurt dans la large acoustique du réfectoire du Couvent Royal de Saint-Maximin. La répétition et la pratique fait entrer dans les esprits les manières de chanter plus que les discours.
Demain, au Val, dans une autre acoustique, Rolandas Mukeïla nous dévoilera quelques secrets pour équilibrer les voix disparates, en explorant le répertoire et en travaillant l’art de la psalmodie. Après-demain à Cotignac, la répétition sera enregistrée par France Musique. Nous vous donnerons aussi l’occasion de découvrir les profils des stagiaires.
Crédits photographiques
© Marielle Serre 2006
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire