lundi 12 mai 2008

Jean-Yves Thibaudet triomphe dans le cinquième concerto de Saint-Saëns


Le Philharmonique de Monte-Carlo nous invitait à un programme typiquement français sous la direction de Lawrence Foster, direction solide, raffinée et d'une sensualité toute cérébrale "à la française" justement. Rappelons qu'il dirigea à Bregenz l'opéra inachevé de Debussy, "The Fall of The House of Usher" (achevé par Robert Orledge) ce qui fait de lui, de facto, un spécialiste du genre.

Au programme des oeuvres maîtresses , "Le chasseur maudit" (1883) de César Franck précède de six ans l'ultime chef d'oeuvre de cet auteur, "la Symphonie en ré mineur", dont on sait qu'elle fut sa seule véritable consécration au crépuscule de sa vie. C'est un poème symphonique qui se veut prophétique dans la lignée de ceux de Franz Liszt. Sublime orchestration de la part ce poète qui fut avant tout organiste. L'orchestre de Monte-Carlo sonnait comme un grand orgue Cavaillé-Kohl, ou plus encore comme le Casavant à St Andrews de Mathomedi, avec le grand choeur (les violons) le petit choeur (les bois), les anches (les cuivres) dans un mélange des plus subtils . Cette chevauchée sous les cloches religieuses fait frémir: cependant César Franck, avec toute son intelligence cyclique, ses thèmes fins, reste un grand élégiaque plutôt qu'un romantique épique. Finalement sa seule vraie épopée, au soir de sa vie, fut la "Symphonie en ré mineur".

Gardons le concerto de Camille Saint-Saëns pour la fin de notre chronique et ne présentons pas la "Mer" de Claude Debussy dont chacun connait la beauté orchestrale sur fond de deux harpes (pour ne citer qu'elles), magnifiquement servie par la sensibilité du chef : du plaisir, de l'émotion dans l'éclat final de la première esquisse. Etonnons-nous plutôt que toutes les encyclopédies reconnaissent en "Bacchus et Ariane"(1931) d'Albert Roussel un chef-d'oeuvre où s'exprime avec maturité une forte personnalité. On cite même une critique de l'époque affirmant que "ce ballet foisonne de figures expressives taillées à vif dans une musique qui a le grain et le poli du marbre antique". Antique ? Tant d'efforts orchestraux pour des banalités pesantes et ampoulées ? Il n'y avait guère que le début à sauver de l'oubli : remarquables difficultés d'orchestration sur un thème diaphane et vide (on dira indicible) magnifiquement interprété par l'alto solo du philharmonique. Pourquoi le chef a-t-il tenu à mettre en exergue cette oeuvre pour illustrer la musique française ?

Mais le concerto en fa majeur de Camille Saint-Saëns (1905), véritable voyage poétique, est d'un tout autre apport musical. D'abord parce qu'il s'inscrit à la suite du concerto de Tchaïkovsky : sans l'un l'autre est impensable. Il est surtout une source évidente de toute l'école russe qui suivra, Rachmaninov, Scriabine, Prokofiev même : sans ce concerto, tous les chef-d'oeuvres les plus joués sont eux aussi impensables. Saint-Saëns n'est pas russe, tout est français en lui, mais il fut enseignant au conservatoire de Moscou, ne l'oublions jamais. Ce concerto est ainsi le premier à être discrètement orientalisant, l'instrument est traité comme une rivière incessante, en particulier dans les aigus et surgit du murmure de l'orchestre. Le mouvement médiant qui imite aux deux mains les arabesques des violons arabes captive l'auditoire, on y entend des arpèges voilés qui préfigurent l'impressionisme; y est cité le thème du postillon que Bach écrivit dans son caprice sur le voyage de son frère, enfin le final dépeint la tempête du retour de voyage d'Egypte. Plus éprouvant peut-être que le concerto de Prokofiev joué par Lugansky dans la même salle il y a six mois, ce chef d'oeuvre inspira à Jean-Yves Thibaudet un jeu techniquement infaillible et pourtant si simplement naturel parce qu'il est d'une vocalité qui donne l'illusion de se passer de sophistication : illusion, car c'est un jeu extrêmement expert en nuances ! Cette caractéristique est évidente quand on sait que Thibaudet fut l'interprète des oeuvres de Satie et qu'il faut un coeur nu pour cet auteur. De même il faut trouver en soi une grande simplicité pour traduire de manière si touchante l'intimité familiale et douce de l'oeuvre de Brahms jouée en bis.

Puisque l'on achève sur les bis, voici ceux de l'orchestre à la fin du concert : elle était bien un écho du jeu de notre pianiste, cette magnifique orchestration de la "Gymnopédie" de Satie par Debussy qui continuait à contribuer à la gloire des deux harpes de ce concert soupoudrées d'une percussion creuse (car les percussionnistes furent aussi remarquable dans cette soirée) tandis que les violons relayés par les bois murmuraient cette mélopée, la première au monde , de ce que l'on appellera plus tard "cool music".

L'ultime bis est moins bien venu car il ne mettait pas le chef en valeur : troisième danse de Granados, laquelle fait partie du programme de tournée en Espagne de l'orchestre de Monte-Carlo avec ce chef. Voilà vraiment un thème dans le marbre antique, très enfantin, traité avec un humour délicat (mais détruisant les évanescences sonores du concert). Il y a dans le trio de cette danse des bouffées de désir incontrolées, réfreinées à l'ultime instant par courtoisie pour la belle. C'est là toute la sexualité de l'Espagne et Lawrence Foster, juste à ce tout petit instant, s'y montre si retenu qu'on le devine trop discret adepte d'une sensualité toute cérébrale ... "à la française".

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