La force sexuelle de l'opéra s'est répandue dans cette version comme une traînée de poudre de la lumière à la direction splendide d'orchestre, des décors où flambait l'Espagne de Goya, à tous les chanteurs solistes et choristes.
Il y a dans cette mise en scène d'Adrian Noble des effets qui n'ont jamais été osés, jusqu'au hurlement plus joué que chanté d'un Don José poussé, (autorisé même !) à exprimer au mieux la terreur qui le traverse et qu'il répand sur les dernières minutes de la vie de la Carmencita. Il y a aussi les "taratatas" ironiques qui, dans leur comique imitation de voix d'enfant nargueuse, sont plus perfides que jamais et mettent en relief la fameuse rupture dans la relation du couple.
Non ce n'est pas une Carmen à voir par des enfants de 8 ans, ce serait traumatisant : c'est une Carmen où brille, à la Picasso, l'effet charnel des femmes sur les hommes mais aussi des hommes sur les femmes (ce qui jusqu'ici n'a pas été autant souligné), constamment, même dans les remarquables arrière-plans des jeux des figurants et choristes. C'est une Carmen où la détérioration est décrite de façon clinique : c'est "La" Carmen de violence jalouse.
On serait ici enclin à penser que cette lecture ne serait pas possible sans la lecture de la Carmen Sud-Africaine où la traduction dans la langue et la crudité érotique d'aujourd'hui avait permis un commentaire nouveau de ce qui nous fascinera toujours dans la psychologie de l'oeuvre, où l'honneur de la femme africaine avait permis d'analyser les fragilités au fond du coeur de Carmen au moment où Don José décide de la quitter pour l'appel de la retraite.
La lecture de ce soir va plus loin encore, non pas qu'il y ait inspiration, mais par simple accumulation de l'hypertexte interprétatif de l'oeuvre sans cesse passionante, sans cesse dégagée des retenues de la bienséance théâtrale pour s'engager dans le chemin du mythe psychique.
Il y eut ce soir une grande Carmen (comme l'a dit Gardiner lui-même aux gens qui la virent en direct dans les cinémas d'Europe), un Don José au visage incroyablement traversé par les mille pensées de son personnage... mais l'interprétation grandiose et couillue (d'habitude une petite fleur toute pâle) de Micaëla par Anne-Catherine Gillet, porte plus loin encore le spectacle à un moment phare de l'histoire de l'Opéra. Et à cela, quand elle dit qu'elle doit se retrouver face à cette femme, elle qui souffre pour cet homme "qu'elle aimait jadis", le metteur en scène ajoute un geste sublime : elle défait ses cheveux pour se hisser à la hauteur d'une rivale auprès de laquelle elle sait ne pas faire le poids.
Pour que des artistes puissent s'exprimer avec une telle force aujourd'hui après des milliers et des milliers de Carmen, il a fallut dans l'Histoire la conjonction de quatre génies transcrivant à nu ce seul sentiment humain représenté par le couple Don José-Carmen : Prosper Mérimée, l'auteur de la nouvelle, les librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halévy qui concentrèrent la puissance de la germe, et le regretté à jamais Georges Bizet pour être mort trop jeune.
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