jeudi 4 mai 2006

Opéra de Nice : La Gioconda de Ponchielli ouvre la voie aux grands véristes



Ponchielli sacrifié par l’Histoire
Comparé à ses élèves Puccini et Mascagni, Almicare Ponchielli est un peu comme Field en regard de Chopin. Il amorce la nouveauté, mais le destin lui a refusé d’en profiter lui-même, les descendants firent mieux et c’est un jugement sans appel. Si vous êtes de grands amateurs, si vous connaissez bien Verdi son contemporain, si vous connaissez ses illustres disciples, alors vous pouvez profiter de la Gioconda et ressentir l’émulation, les tiraillements, les retours en arrière, les concessions à la mode, les moments d’inspiration neuve, tout ce qui fait de ce compositeur quelqu’un qui aurait pu être célébré mais que l’Histoire n’a pas souhaité favoriser. Après tout, telle était aussi la situation du Beethoven de Fidelio : une porte d’ouverture sur l’avenir, mais un échec au moment de sa création.    

Entendre Gioconda et mieux comprendre Puccini
L’écoute de l’œuvre révèle quelques clés pour qui souhaite mesurer la force de Gioconda. Avez-vous remarqué toute la cruauté sadique de la scène à trois dans l’acte final (Gioconda, Enzo et la rivale Laura) ? Cruauté dont l’opéra vériste tirera sa substance et qui fait de Gioconda une sorte de « Justine sadienne ». Elle doit supporter de voir son amoureux en embrasser une autre et, qui plus est, grâce à elle ! Et eux de lui dire mille mercis : odieux de naïveté ! D’autre part, la mère aveugle, en bénissant la future rivale, pousse sa fille à devoir l’aider tout au long de l’opéra, n’est-ce pas une autre cruauté vériste ? Quoique pieuse et sans relief, ne joue-t-elle pas le même rôle qu’une tante, habile à contraindre l’innocente Angelica, la sœur sacrifiée du triptyque ? Face à un Barnaba, -à juste titre surnommé Scarpia de Venise-, Gioconda n’est-elle pas une ébauche de Tosca (elle aussi chanteuse) ? Dans son sacrifice amoureux pour un Enzo Grimaldo aussi détestable que l’Américain de Puccini, Gioconda n’est-elle pas aussi misérable que Butterfly ? Mais pour en arriver là, il faut cependant supporter un livret qui n’est pas sans failles et maladresses, de situations peu vraisemblables, parfois grossières,et qui sont les principales causes entachant le chef-d’œuvre. 

Pourtant l’œuvre présente d’incontestables prémonitions : quand Gioconda dit « mi chiamo Gioconda », passe une ombre harmonique du futur « mi chiamano Mimi ». La douceur subite de l’orchestre environnant Gioconda rappelle çà et là celle des leitmotivs de la Fanciulla Minie. Le motet en second plan musical lors de la scène de torture dans Tosca est hérité du procédé deux fois répété chez Ponchielli : c’est la scène de l’église où un motet et l’orgue accompagne une Gioconda trahie et dépitée. C’est aussi la scène du pseudo meurtre de Laura : avant la fin de la chanson celle-ci doit boire un poison (mais Gioconda par saint masochisme la sauvera !) Techniquement c’est semblable : artistiquement (fenêtre subitement fermée sur le motet, etc.) l’élève surclasse. De son côté, le chœur des matelots du deuxième acte a des « Ohé ! » médiocres qu’inconsciemment, peut-être, Puccini métamorphosera en émotion dans Butterfly. Le bal au début du quatrième acte avec ses trilles en jolies visions du XVIII ème, annonce cette même légèreté chez Puccini. La ligne souple et sensuelle tout au long de l’opéra est neuve mais nécessite une inspiration mélodique hors norme qu’aura Puccini et que n’atteint que rarement Ponchielli. Voilà pourquoi l’emporte, isolé, le solo « Suicido… » avec son thème nerveux entendu dans l’introduction du cinquième acte. L’œuvre révélée s’impose comme l’école de Puccini. 

L’ « acte de la Callas »
Une seule originalité n’appartient qu’à cet opéra : le monologue de Gioconda prise entre le devoir et la jalousie, l’amour chrétien et l’individualisme. C’est l’acte bâti pour une grande tragédienne. De la trempe d’une Callas. Un acte chauffé à blanc, à peine adouci par le trop prévisible retour des morts de la rivale Laura, au moment précis où Gioconda jouit d’avoir le couteau de son aimé sur la gorge prêt à la tuer. Le retour conclusif de Barnaba-Scarpia, rongé par son amour obsessionnel du corps, est digne du théâtre de Victor Hugo. Gioconda est une Esméralda, et cette grandeur d’âme confère, in extremis, du panache au final.

Mérites niçois 
L’opéra de Nice n’a pas manqué d’audace ni de risques pour oser monter Gioconda. Le théâtre a constitué un plateau vaillant : Gioconda, Anna Shafajinskaia est une artsite solide, aux beaux diminuendo, à la voix forte, capable de jouer son rôle en tragédienne ; sa mère aveugle avait une voix d’airain, aux graves superbes, au vibrato à grand effet ; le ténor était brillant, et Jean-Philippe Lafont a campé un Barnaba, théâtral et présent, comme Burchuladze en Alvise. Tous deux, chanteurs et acteurs, au métier parfait. Les chœurs nombreux redoublèrent de force pour l’occasion. Sans leur chef attitré (Marco Guidarini), les cordes de l’orchestre ont semblé  parfois faiblir.
Heureusement la magie du « grand opéra XIX ème » a opéré, dans le célèbre ballet du quatrième acte, en particulier. Un XIXème « antiquisant » à souhait, avec des rêves d’enfant, des vêtements emplumés, une lyre, des mouvements d’époque, efficaces. Enthousiasmé, le public joua le jeu et repartit en ovationnant, plus instruit sur le chaînon manquant de l’opéra italien.   

Nice. Opéra de Nice, le 2 mai 2006. Amilcare Ponchielli (1834-1886) : Gioconda.

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