A l’occasion du Printemps des Arts de Monaco, en avril 2006, plusieurs questions furent posées au compositeur Henri Dutilleux. Lumières sur un compositeur, scrutateur des étoiles, pour lequel le cosmos et la religion se fondent naturellement. Place des peintres et des poètes dans une œuvre fondamentalement poétique, qui défend l'humour et l'audace.
C’est vers le silence que tend la musique
A l’occasion du concert du 9 avril à l’Auditorium Rainier II de Monte-Carlo, présenté dans le cadre du Printemps des Arts en partenariat avec la saison de l’Orchestre Philharmonique, notre envoyé spécial Cédric Costantino a posé plusieurs questions à Henri Dutilleux. Lumières sur un compositeur, scrutateur des étoiles, pour lequel le cosmos et la religion se fondent naturellement. Place des peintres et des poètes dans une œuvre fondamentalement poétique.
En écoutant Correspondances, ce qui frappe, c’est l’alchimie que vous faites entre l’art de la musique et les textes que vous avez choisis : quel est votre intimité avec la littérature, la poésie ?
On peut remarquer évidemment que j’y suis très sensible, Pourtant je ne suis pas parmi ceux qui ont lu tellement, peut-être par tendance naturelle. Bien sûr, j’ai eu une longue vie et je n’ai pas vraiment d’excuses pour ne pas avoir lu d’avantage si ce n’est quelques graves ennuis aux yeux : de sérieuses opérations. Enfin, j’ai fait des choix, mais j’avoue avec beaucoup de lacunes. Ce que j’ai pu lire a contribué souvent à donner la première impulsion, trouver le climat de telle ou telle œuvre. J’éprouvais le besoin de m’écarter des titres généraux classiques comme « sonate » ou « sérénade » ou « nocturne » pour aller vers des formes à découvrir comme « Tout un monde lointain », « Mystère de l’instant » ou encore « the Shadows of Time ». Mes titres annoncent déjà un certain univers tel que je le ressens beaucoup en littérature. Ce sont souvent des signes pour l’approche d’un climat particulier, je les cueillent aussi dans les arts plastiques, spécialement dans la peinture, peut-être parce que dans ma famille, nous avions un peintre, mon arrière-grand-père paternel, Constant Dutilleux, de l’école de Barbizon, et grand ami de Corot. Ce que j’exprime en musique n’aurait peut-être pas été de la même veine, si dans ma jeunesse, je n’avais été entouré de tableaux, notamment de cette époque. Seulement, j’ai voulu connaître autre chose, et d’abord l’art ancien, ce que j’ai pu découvrir en Hollande. Ce qui m’a le plus marqué, en contraste avec l’école de Barbizon, est la recherche des impressionnistes, leur besoin de lumière ; j’ai été immergé dans ce qu’ils ont découvert, chacun avec son tempérament, s’affirmant dans un style particulier. J’englobe dans le même sentiment d’admiration Van Gogh, même si je le vois un peu en marge des grands impressionnistes comme Caillebotte, Monet ou Cézanne. Ce que j’ai connu d’eux, je m’en suis nourri. On dit souvent qu’il y a beaucoup de rapports entre la couleur et les tonalités. Chez Scriabine ou Messiaen, cela paraît évidant, en effet. Dans mes propres travaux, je le constate aussi, me situant parmi les musiciens de la couleur, à la fois harmonique et orchestrale.
Pour « Correspondances », justement, vous ménagez des climats par des choix contrastés, quelles ont été vos motivations ?
J’ai voulu que chaque poème traite « par analogie » l’idée de Cosmos et en même temps de Religion parce que le Cosmos et la Religion sont très liés pour moi.
En quoi consiste ce lien pour vous entre Cosmos et Religion ?
L’ « infini », l’évocation de l’infini me paraît s’imposer pour établir ce lien.
Mais revenons à la charpente littéraire de « Correspondances »…
Donc, dans le tout premier mouvement, j’ai utilisé un poème de l’auteur indien, Mukherjee, de religion hindou. Il m’avait donné ce texte lui-même. Cette première lettre, c’est une sorte d’adresse, une adresse à Shiva. Ce n’est pas une lettre mais par métaphore, on y pense. Puis, d’un univers céleste à l’autre, celui de l’ex-Urss, la lettre de Soljenitsyne est introduite par transition grâce à l’accordéon.
Pourquoi l’accordéon ?
Parce que j’ai pensé aux camps en URSS, où souvent l’accordéon est l’instrument des prisonniers. L’accordéon, c’est aussi le focus fragile sur la triste réalité humaine dans cette transition encore pleine des grandes forces du cosmos, toutes ces flammes du poème précédent. C’est tout à fait comme un plan fondu enchaîné au cinéma, et vous savez combien je suis attaché à cet art. Ce qui me touche dans cette lettre de Soljenitsyne, c’est qu’il y a, derechef, la religion dans l’évocation du destin, et en tout cas d’un Dieu qui a favorisé la rencontre entre lui et Rostropovitch, lequel a couru d’immenses risques en le défendant. C’est sur cette parole du destin que j’ai fait la citation du thème, si touchant, de l’ « Innocent ». Ce thème revient en leitmotiv dans Boris Godounov de Moussorgski, évoquant tout l’avenir et la souffrance de la Russie. L’ultime lettre consiste en passages de la correspondance de Vincent Van Gogh à son frère Théo. On y voit le peintre avoir des envies d’infini en peignant les étoiles la nuit ; il dit : « j’ai un besoin terrible de religion » et puis il est tendu entre deux forces. Ainsi écrit-il : « malheureusement, à côté de soleil du Bon Dieu, il y a le Diable Mistral ». On retrouve encore la misère humaine dans le café qu’il a voulu peindre, « où l’on peut se ruiner, devenir fou » et cela finit sur « les ténèbres d’un assommoir » qui trouvent évidemment un écho dans la douleur du peintre et sa fin tragique. Auparavant j’ai ajouté, comme des interludes, deux évocations, deux « Gongs » de Rilke ; l’un « timbre » et l’autre « bourdonnement ». J’ai fait ainsi le lien entre correspondance sonore mais aussi correspondance d’espace : comme les tam-tams, les gongs ont un espace infini ; mais les gongs souvent sont accordés sur une note précise tandis que les tam-tams qui leur ressemblent ont une infinie variété d’harmoniques ; dans le tam-tam on ne compte pas un seul son mais un ensemble de sons multiples. Alors le poète a pensé à cela, et a développé l’idée d’infini. Avec ces deux instruments métalliques presque semblables, on retrouve l’idée de cosmos au-dessus de l’espace humain.
Ces forces cosmiques inquiétantes et puis subitement ce retour sur la misère humaine : vous semblez développer une philosophie plutôt pessimiste sur la condition humaine ?
C’est plutôt que je pose un questionnement sur le monde. On dit souvent que la philosophie et la musique sont deux mondes qui ne vont pas toujours ensemble ; pourtant dans « Dominante bleu », à la fin de l’œuvre, j’ai voulu terminer par un pianissimo qui a presque un sens philosophique, un pianissimo qui tend vers le silence : le silence d’où vient et où va la musique. On trouve cela aussi dans ma Seconde symphonie, et vous retrouvez encore quelque chose d’avoisinant dans la lettre de Soljenitsyne à Slava et à Galina sur les mots « bien à vous pour toujours, pour toujours ». Pour la fin de cette Seconde Symphonie, je me souviens, cela m’avait valu un très mauvais article sur le New York Times : « et l’auteur a terminé cette aventure comme un enfant qui se prendrait pour une grande personne ». Charles Munch était inquiet et déconfit que la presse réceptionne ainsi un jeune compositeur français. Le critique s’appelait Schönberg, mais rien à voir avec Arnold – au contraire, je l’ai su par la suite très réservé à l’égard de l’illustre viennois – lui, c’était Harold Schönberg ! Mais pour en revenir à la philosophie, je parlerai de ce tableau de Gauguin « d’où venons nous ? » ; j’ai beaucoup pensé à cette toile bien avant d’écrire ma partition « Timbres, espace, mouvement », cette fois sous l’influence de Van Gogh.
Vous avez peu écrit pour la voix et pourtant c’est un rapport puissant avec la langue que l’on perçoit dans « Correspondances ». Comment avez-vous conçu votre travail sur la langue ?
Mes parents m’ont offert lors de mes douze ans, la partition de « Pelléas et Mélisande », j’étais amoureux de cette œuvre comme je l’étais des lieder de Schumann. J’ai longuement étudié la prosodie de Debussy, à l’époque de ma jeunesse dans la perspective d’écrire une œuvre lyrique. J’ai écrit quelques mélodies sous l’influence de Fauré et de Debussy. Mais il fallait justement aller vers autre chose, à savoir tourner la page en s’écartant de la déclamation si particulière de « Pelléas » ; peu de compositeurs y sont parvenus, à l’exception de Poulenc qui, en matière vocale s’est mieux exprimé que dans le domaine instrumental et symphonique.
C’est à l’aune de ces exemples que, moi aussi, j’ai réfléchi pour faire du nouveau.
Puisque vous parlez de Debussy et de Poulenc, vous situez vous dans la lignée d’une esthétique française ?
L’esthétique française ! Je suis loin d’être d’accord avec ce que l’on dit parfois en limitant la musique française au domaine du charme et de l’esprit. Prenez les œuvres puissantes d’un Berlioz et songez à la grandeur de la « Damnation de Faust » ou de « Roméo et Juliette » ou encore des « Troyens » ! Pensez aussi au Debussy de « La mer », des « Nocturnes », au Ravel de « Daphnis et Cloé » et même à « Arianne et Barbe Bleue » de Dukas ou encore à la « Tragédie de Salomé » de Florent Schmitt, ami de Ravel, et même à « Padmâvati » d’Albert Roussel, enfin tout près de nous, au « Saint François d’Assise » de Messiaen.
Vous avez connu Ravel ?
Non hélas, je n’ai pas connu Ravel, je l’ai aperçu, n’ayant pas eu la chance de le consulter avant qu’il ne tombe malade. J’ai des amis qui l’ont bien connu et qui m’ont très souvent parlé de lui tels que Roland-Manuel ou Rosenthal. Mon dernier souvenir de lui date de Mars 1937, salle Pleyel, lors de la création française par Jacques Février de son « Concerto pour la main gauche » : un grand souvenir. Il allait mourir en décembre. Je ne l’ai qu’entrevu, j’étais trop jeune, je n’aurais jamais osé aller le voir.
Revenons à l’esthétique…
Milhaud – surtout pour ses œuvres de jeunesse - a compté, et puis il y a Honegger, des êtres attentifs et chaleureux. Mais en fait d’esthétique, en Allemagne, dans les années cinquante, on en discutait dans des festivals de musique contemporaine, tel que Donaueschingen ou dans les revues ou radios d’avant-garde - et l’on évitait soigneusement de m’inviter évidemment. Et puis j’ai connu George Perle, le biographe d’Alban Berg, et puis il y avait le levain de l’étranger, Bartók a beaucoup compté pour moi. Quand j’avais dix-sept ans, c’était un inconnu en France, comme Schönberg, dont on connaissait le « Pierrot Lunaire ». La matière de l’esthétique c’est le vécu, ce sont les hommes en fin de compte.
Nous avons parlé de « Correspondances », dans le programme il y a aussi le « Prélude sur un même accord ». Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’écrire une pièce pour violon concertant ?
« Sur un même accord » est écrit pour Anne-Sophie Mutter, la plus grande violoniste au monde. C’est Paul Sacher lui-même qui est un grand ami de la violoniste, qui l’a poussé à se mettre à la musique contemporaine : « tu ne peux pas qu’interpréter du classique, il faut jouer la musique de notre temps ! » Elle a commencé à faire des commandes entre autres à Lutovslawski, puis à un allemand très valeureux, Rhim. Un jour à l’occasion d’une grande fête au mois d’août 1986, elle m’a sollicité, « même de la musique de chambre », disait-elle. Moi, je ne voulais pas réécrire un concerto si peu de temps après avoir travaillé pour Isaac Stern. C’eût été trop rapproché, mais un jour, ce fut une pièce courte qui s’imposa à moi, en 2002. Anne-Sophie Mutter ne pensait pas la recevoir au bout de tant d’années : elle ne l’attendait plus. Mon but en l’écrivant, comme pour « Correspondances », était de ne pas aller dans les sentiers battus, dans un genre si défini.
Donc vos projets d’oeuvres futures, eux aussi, vont sortir des sentiers battus, pour la voix, pour la musique de chambre ?
Naturellement. Mais de façon générale, je voudrais combler les lacunes de mon œuvre ; ce que je n’ai pas fait ou trop peu. Par exemple, j’ai peu d’oeuvres de musique de chambre, peu d’œuvres pour petits ensembles destinés à des festivals tels que Royan, La Rochelle, et même certains festivals allemands, cela aurait pu être l’occasion … j’aurais aimé que les français me sollicitent - comme c’est aujourd’hui le cas pour les jeunes générations. J’étais d’emblée sollicité par les grands orchestres étrangers, pour la symphonie ; en écrire aux yeux des sériels, c’était revenir au passé : être rétrograde ! La « Première symphonie » me fut commandée par la France, j’ai accepté. Je me suis exprimé comme je le souhaitais et je n’ai pas de regrets. En revanche, je regrette de ne pas avoir assez écrit pour le piano solo, d’autant que ma femme était une magnifique interprète et en même temps une personnalité très attachante … Elle ne me l’a jamais reproché, ne voulant pas interférer dans mes choix de compositions, mais je le regrette d’autant… et aussi pour elle. Quant à la voix : voilà surtout l’élément qui manque à mon œuvre ! J’ai accepté la commande de Berlin pour cette pièce, « Correspondances », justement pour combler cette lacune. Je suis heureux que cette œuvre soit beaucoup jouée en ce moment, vingt fois dans le monde ! ce qui lui donne une vitalité de bon aloi, à peine trois années après sa naissance. On la donne souvent avec des chefs que je ne connais pas si bien, et je découvre de grands musiciens.
Vous ne songez pas à l’opéra ?
Je n’ai pas écrit pour l’opéra ; beaucoup de gens me pose la question pourquoi je ne le fais pas. Je voudrais bien avoir toute l’énergie d’un Carter qui, à presque cent ans, entreprend des projets pareils ! Non, mon prochain projet en cours, est une œuvre pour voix et orchestre que m’a demandé Seiji Ozawa pour son nouvel orchestre au Japon avec Renée Fleming, dont j’admire l’immense talent. J’espère mener l’affaire jusqu’au bout, car on me sollicite et j’ai trop de voyages. Or ma santé n’est pas toujours bonne, je ne me dérange que quand je peux écouter les répétitions. J’ai eu un cancer, il y a dix ans ; on a lutté contre, mais cela n’a pas été sans difficulté. Ce qu’il me faut, surtout dans l’état d’avancement le plus exigeant d’une œuvre, c’est au moins trois heures par jour. Et je ne les ai pas toujours. Renée Fleming ! en ce moment je devrais être chaque jour à ma table de travail. Tenez l’interprète est un levier puissant pour l’envie de composer. « Correspondances » était pour Dawn Upshaw et j’ai été très malheureux quand elle n’a pas pu, après la création en 2003, faire la tournée de la Philharmonique de Berlin aux USA. Heureusement, je l’y retrouve avec Rostropovitch tout prochainement. C’est aussi un plaisir d’entendre l’œuvre interprétée avec bravoure comme je le vois ici, à Monte-Carlo. Avec Marek Janowsky, je suis dans un confort exceptionnel car à la répétition il n’y a rien à dire : la performance de tous était impressionnante et, vraiment, ils ont fait un beau travail. Le choix de la soprano que j’ai découvert, cette belle et émotive Annette Dasch, était excellent : de la délicatesse et du style et en même temps de la puissance ; tout ce qu’il faut pour cette musique où l’orchestre est souvent très chargé, Marek Janowsky a été amené à modifier la dynamique ; vous savez c’est un problème les indications de nuances. Moi, je ne dépasse pas les « ppp » et les « fff ». Il y a cinquante ans « pp », c’était un maximum mais des gens, comme Ligeti, écrivent jusqu’à cinq « p » ou plus ! Tout est relatif ! Quand un orchestre se retrouve à jouer, dans la même soirée, une œuvre mienne et une autre de Ligeti ; comment les percutions peuvent-elles interpréter leurs nuances ? Ils ne mettront pas la même charge dans le « ppp » que celle que j’ai voulu parce qu’auparavant ils auront un « ppppp » dans une autre œuvre.
Vous parlez de nuances, il y a chez vous un art délicat de moduler la perception du temps psychologique, parfois les interprètes hésitent dans leurs choix d’interprétation comme dans le fameux début du quatrième mouvement de Miroir (Tout un monde lointain) : vibrato serré et pathétique ou quelque chose de plus lent et extatique ?
C’est possible évidemment on peut faire le choix ; c’est une vision de Baudelaire : « nos deux cœurs seront de vastes flambeaux qui réfléchiront leur double lumière dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux ». C’est une vision. Moi je serais plutôt pour une interprétation, en tout cas au moins au début, à peine sans vibrato et puis laisser un peu pour la suite. C’est le second mouvement lent le quatrième mouvement. Tortelier qui a très bien joué cela, n’aimait pas tellement l’œuvre dans son ensemble, ses goûts le portaient beaucoup plus vers Chostakovitch ou Hindemith. Parfois, nous avions des discussions à ce sujet, mais il savait interpréter, il savait servir admirablement les œuvres qu’il jouait, même celles qui n’étaient pas dans ses goûts. Ainsi m’avait-il dit « Miroir, c’est trop audiovisuel ! » Moi, c’est le mouvement que je préfère !
Ainsi donc vous avez dû réfléchir aussi sur l’expressivité dans la musique en face des déclarations tapageuses de Stravinsky sur son inexpressivité et à tout ce courant musical qui suivra la peinture abstraite contemporaine ?
Oui, j’y ai réfléchi, et même sur le sens de la beauté, sur l’hédonisme. Très souvent on l’a redouté. On a souvent mis en cause la notion même d’œuvre. Pourtant on peut même, c’est Adorno qui le disait dans ses ouvrages, traduire la beauté avec des éléments de laideur ; on pense alors à certains peintres parfois, à Kokoschka, ou à Bacon évoquant à sa manière l’univers de Van Gogh…
Vous avez toujours été très au fait des jeunes compositeurs, vous en parlez souvent. Quelle est votre opinion sur les différents types de musiques actuelles que proposent les jeunes contemporains ?
Je profite de cette question pour exprimer un regret suite à une interview où l’on m’entendait dire des propos malheureux sur la musique concrète. J’ai pu, comme j’a travaillé à l’ORTF, suivre de très près, dans les années de l’immédiat après-guerre, les expériences pionnières de Schaeffer et de son équipe. C’était un novateur. Le fait est que j’ai dit ceci : les débuts de la musique concrète étaient décevants, mais - puisque toutes les expériences, qui ont forcément des ratés, trouvent toujours par la suite leur chemin -, il y a eu finalement des gens qui se sont exprimés de façon très fine de cette manière, tels François Bayle, et évidemment Pierre Henry.
Pour le reste, j’affectionne les jeunes de la génération de la trentaine. Vous connaissez Thierry Escaich, Karol Beffa, Eric Tanguy qui ont chacun des qualités, ils se cherchent. J’ai beaucoup d’estime pour une femme compositeur : elle a déjà été élue à l’institut de France, Edith Canat de Chizy.
Quels seraient vos conseils aux jeunes pour s’exprimer dans la musique ?
Une chose à laquelle on ne pense guère à notre époque, l’humour - l’humour en musique. Debussy a envoyé une lettre un jour à Laloy à propos des « Histoires Naturelles » de Ravel : « vous y croyez vous à l’humour en musique ? » Je suis sûr qu’il y croyait lui-même. Il avait l’air de douter ; naturellement ce doute était une pointe de jalousie à l’égard de Ravel son cadet de treize années. De cet humour, il y en a chez Chostakovitch et c’est un humour très grinçant de même que chez Mahler on trouve la dérision ! C’est un côté de ces deux compositeurs que l’on ne met pas toujours en valeur et qui me touche. Sur un plan plus général, en ce qui me concerne, je dirais que les pièces qui me laissent le moins de regrets sont celles où j’ai couru le plus de risques ; le goût du risque, le goût du jeu, et cela va avec l’humour. Vous avez cela pour Ravel : regardez le « Concerto pour la main gauche », c’est un jeu ; le « Boléro », c’est un jeu ; et la « Valse » aussi ! Et la « Sonate pour violon et violoncelle », presque toute faite sur l’humour ? Je trouve qu’on ne nous l’a pas assez dit quand nous étions jeunes. Ne nous laissons pas aller à refaire ce qui a déjà était fait ; cherchez toujours le risque ! Seulement en même temps, nous avons un peu de mémoire et nous bénéficions tout de même de tout un passé ; pour moi, je reconnais que dans mes premières œuvres, on peut trouver des influences et Dieu sait si l’on doit beaucoup aux anciens, mais il y a cette fameuse formule : « il faut tuer le père ! »… Les racines qui sont les miennes, ce sont d’abord la musique française, la musique russe, mais aussi l’école de Vienne ! Sans l’école de Vienne - que j’ai découvert trop tard - je n’aurais pas évolué de la même manière … on a parlé de dictature à propos du système sériel ; oui, mais c’était nécessaire. Cela m’a servi dans une certaine mesure ; j’étais capté par certaines couleurs. Evidemment ce système, ce n’était pas moi, en même temps je ne pouvais pas l’ignorer ni le rejeter ; je voulais voir ce qui, dans tout cela, était valable et pouvait servir à d’autres. Ecoutez, il y a tant de choses à dire, je résume mon message pour les jeunes : le goût du risque, du jeu.
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