mardi 25 avril 2006

Entretien au Maggio FIorentino avec Sylvano Bussotti


Souvenirs de l’enfance, découverte et visions de Mozart et de l’Opéra, place de Monteverdi, des modernes et des interprètes complices, premières mises en scène, écriture et composition : entretien exclusif.

On parle souvent de Mozart enfant, pourriez-vous nous parler de Bussotti enfant ? 

J’ai été amené à la musique entre quatre et cinq ans et ce fut pour des raisons quotidiennes puisque mon père était ouvreur au Théâtre Comunal de Florence. Parfois il me conduisait à des représentations d’opéra, à des concerts. On m’a choisi le violon parce que mon père connaissait l’un des musiciens de l’orchestre auquel il a dit : « puis-je vous amener mon petit enfant ? ». Je ne me voyais pas petit dans ma tête, mais j’étais quand même un bébé, et lorsqu’on m’a dit « chantez un peu… » j’ai répondu : « oui, maître ! je vais chanter Celeste aïda » de Verdi. J’ai chanté cela approximativement, mais j’avoue que j’ai pu entendre depuis Beniamino Gigli et que maintenant, grâce à lui, je chante cela à la perfection ! On m’a fait cadeau d’un quart de violon, et voici un vieux cahier noir, mon journal, que je tiens depuis mon enfance. Premier octobre 1941 : j’y faisais des dessins à la main, montagne, école, maison, et à nouveau l’école :  c’est la classe de violon, je n’en envisageai pas une autre. Me voici assis devant un maître en train de jouer du violon. J’avais neuf ans. Voyez comme je me dessinais plus grand, je me sentais adulte. C’est fait avec une telle précision que j’en ai, en regardant tout ce passé, les larmes aux yeux. Diario della mia vita. On voit le directeur du conservatoire, table et fenêtre, vue de Florence d’en haut, le théâtre… je travaillais beaucoup ce qu’on me faisait apprendre à l’école, mais j’affectionnais les mouvements lents des sonates. Un des premiers morceaux qui m’a frappé, fut la Sonata de Alberti et je fis mes armes sur le Concerto pour violon et orchestre de Nardini ; par la suite j’ai su que c’était un faux. Puis Corelli, la Folia. Ensuite, regardez dans le journal, j’ai dessiné les chœurs du conservatoire, de l’église avec les prêtres, et vite ce fut, encore petit, la création d’un opéra de Dallapiccola où ma mère m’a conduit. L’opéra s’achevait sur un chœur innocent « il n’y aura plus jamais de vol de nuit », ce sur quoi, le public scandalisé par les sonorités modernes a trouvé bon de rebondir. Evidemment la musique, je ne l’ai pas du tout aimé, mais ce petit homme, là, modeste sous les huées du public m’a énormément plu. Je suis reparti enthousiasmé par cette apparition. Bien après, j’ai été, comme vous le savez, son élève.

Ma première composition écrite fut toujours gardée par ma mère : un petit bout de papier où j’avais tracé moi-même la portée. Première esquisse « composée » dont j’ai mémoire, entre cinq et six ans, « les hirondelles ». La tonalité ut majeur, l’absence d’accidents, le rythme binaire ; pour moi, en observant un vol d’oiseau, cela, c’était bien les hirondelles.


Où s’est passée votre rencontre avec Mozart ?

Il me semble en plein air, au théâtre d’Aix-en-Provence ; mais très probablement bien avant, au festival du Mai Florentin. Le premier Mozart que j’ai  du écouter, c’est ce menuet célèbre pour les débutants violonistes, puis la marche turque, etc., ce que je trouvais banal et entendu. Ainsi le tout premier vrai contact, ce fut l’opéra. Entre quatorze et seize ans, un camarade plus âgé dans la classe de violon, perpétuellement à la recherche d’argent, m’imposait parfois l’achat de ses partitions : il me « tapait » avec cela ! Il m’a vendu aussi « Adelaïde Konzert » de Mozart, cela me plaisait beaucoup et je viens de le citer  dans l’œuvre commandée par Florence. Les autres grands moments en compagnie de Mozart furent quelques mises en scène pour lesquelles j’ai aussi dessiné les maquettes, les costumes et peins les décors. La Clémence de Titus à Palerme. Je ne me suis pas borné à la scène,  j’ai mis des figurants partout dans la rue, sur le toit du théâtre, fait défiler des armées romaines à l’extérieur, j’ai immergé la ville dans le spectacle. Puis, Cosi fan tutte de Turin fut une expérience totale puisque j’eus carte blanche. Or, l’entrée des artistes et celle du public « pauvre », donnaient en ce temps là encore dans une cour qui, elle-même, s’ouvrait sur des ruines. J’ai fait reconstruire à l’identique, dans le théâtre, ces ruines. Et comme la présence de la mer était obligatoire pour cet opéra, le tout recréait une telle atmosphère que beaucoup s’exclamèrent : « c’est comme quand on est à Naples ! ». C’était misérable à souhait et je faisais des filles napolitaines, les héroïnes du drame. Don Alfonso était un véritable macro. Cela puait. Un succès gigantesque. On était  juste à la sortie du film Amadeus et je fis du grand repas final une sorte de parodie cinématographique. Mais je me rappelle aussi avoir tiré de Bastien et Bastienne un suc particulier, le spectacle semblait très « sexuel », pas du tout innocent. Bastienne chantait parce qu’on lui donnait la fessée.


Pourriez-vous nous rappeler quelques uns de vos passages préférés chez Mozart ? 

C’est le « benedictus » du Requiem. On a dû l’attribuer à Süssmayer, même à Salieri et dicté sur un lit de mort. Mais une semblable ligne mélodique se trouve déjà dans Cosi fan tutte, à chaque fois qu’il y a « tendresse ». Même si c’est seulement dicté par Mozart, c’est l’essence de Mozart. Car la marque mozartienne, c’est l’angoisse, la douleur. Même les motifs les plus XVIIIème qui, à l’extérieur ont l’air amusés, reviennent vers une situation harmonique et rythmique d’une signification tragique : l’effet, c’est l’angoisse. Tenez, une sonate : c’est un malade mourant qui vous soupire. Dans l’adolescence, j’étais très lié à une demoiselle qu’on croyait ma fiancée, nous étions tout le temps ensemble. Elle jouait souvent l’introït d’une sonate en la mineur. De la noblesse franco-turinoise, Antoinette D.C.B. abandonnera le piano pour la danse où elle deviendra remarquable.


Quelle est la place des compositeurs anciens dans vos sources ?

Monteverdi avant tout. Pour sa relation avec le texte. Je ne pense pas qu’il existe un compositeur moins ou plus atemporel que Monteverdi. La musique n’est pas si elle ne se dépasse. Le temps musical n’a rien à voir avec celui de l’horloge ni avec cette sorte de solfège bien retenu de l’histoire. Ecouter en disque ou à la radio ma propre musique, me laisse souvent insatisfait, car le son et l’interprète doivent rester « physiques », vivant devant moi. Certes, Mozart se croise de temps en temps dans l’oreille, mais je rebondirais volontiers beaucoup plus près, pour aller vers Borodine (son deuxième quatuor !) et, pour ne pas parler de Schubert, victime illustre ; plus prédestiné que j’estime Juliette par le Divin Marquis dans l’hommage littéraire célèbre.
 

Venons-en, si vous le voulez bien, aux contemporains …

Voilà que les personnages qui apparaissent ne sont pas nécessairement compositeurs de musique. Max Deutsch, Heins-Klaus Metzger et Adorno. Puis Max Ernst, Marcel Duchamp, surtout Carmelo Bene, acteur ; mon oncle Tono Zancanaro, et mon frère Renzo Bussotti, peintres. En revenant à la musique, Bruno Marderna et Luigi Nono. Aujourd’hui Luis de Pablo. Puis le poète Marschall Von Bieberstein  et l’écrivain Casadei Turroni, ce dernier très jeune. Et je m’aperçois d’une majorité disparue entre tous ses noms qui, souvent par couple, dictent le vrai dialogue. Mon ami Rocco Quaglia, danseur et chorégraphe, donne un prétexte quotidien à mon travail. Cathie Berberian en demeure la voix.  


Dans une œuvre, on trouve certes les références aux antécédents mais aussi une poétique personnelle, pourriez-vous nous faire cadeau d’une évocation de votre poétique ?

Mon œuvre, on l’approche superficiellement, si on ne connaît pas un peu ma peinture et ma littérature. Pour celle-ci, on peut lire par exemple Disordine alfabetico, dernier ouvrage paru en date. Mais aussi ma poésie publiée, les livrets de mes opéras. Il est important de dire que mes années parisiennes ont compté, les amitiés surtout, l’amitié avec Roland Barthes, mon travail approfondi sur Antonin Artaud et je ne m’entretiens pas avec vous des vivants. Pour la peinture, un de mes tableaux fut exposé au musée d’Orsay, à côté de Van Gogh, et c’est surtout cela qui m’a rempli de bonheur en plus de ce que l’œuvre musicale fut jouée là à partir du tableau et inspiré par lui. A son époque, Monteverdi a beaucoup parlé de l’harmonie des corps humains, de la musique qui sort de la chair. Pour Monteverdi, il est clair que tout son opéra en découle. Une ligne mélodique, une harmonie, une expression rythmique, sont souvent engendrées sur la page musicale par un corps humain, ce que le modèle vivant est dans la salle de l’atelier, pour le peintre. 

Une toute dernière chose :   mon vécu des différents systèmes, tonal, dodécaphonique, sériel voir atonal et a-sériel. Il est vrai que dans l’organisation des sons, les « douze » l’emportent chez moi, spontanément ; pourtant souvent je découvre après coup, que les agrégats finissent par se classer dans les harmonies très anciennes. Cela me rappelle ce que Max Deutsch pensait : « la musique est harmonie ou n’est pas ». Evidement tout ce qui est électrique, magnétique, concret… tous ces appareils plus ou moins réglés… non, je préfère les humains.


Nous nous rencontrons à l’occasion de la création de votre nouvelle partition mozartienne dont vous avez reçu la commande du Teatro Comunale de Florence. Quel est l’historique de la commande, la genèse de l’œuvre et sa conception ?

En mai 2005 à Naples, on m’a commandé une œuvre inspirée par Mozart, l’intention était de devancer l’année Mozart le plus rapidement possible. J’ai répondu avec une œuvre simple, et j’avais simultanément d’autres sollicitations avec le même objectif ; j’ai intitulé cette oeuvre orchestre mozartiane I au pluriel. Mon intention était par là de signifier que le compositeur renonce sciemment d’utiliser l’orchestre habituel, mais choisi une formation « mozartienne » légère, modeste : cordes, cuivres et timbales (pas toujours). « Nel nome » est le sous-titre de ce premier volet, c’est-à-dire « in nomine » en italien puisque le fondement de l’œuvre est ce fameux passage du benedictus dont j’ai parlé tout à l’heure. Pour le théâtre comunal de Florence le deuxième volet, II, a un sous-titre pris dans un texte de Nietzsche « rebus bene gestis », à savoir « affaires bien gérées » qu’il faut comprendre dans le sens de faire bien ce que l’on fait. Cette œuvre suscite un soliste, concertante obbligato, la petite trompette. Une citation : « ritoccare il nostre concetto dell’universo per quel pezzetino di tenebra greca », « retoucher notre concept de l’univers par ce petit morceau de ténèbre grecque » - jugement insolite sur la Grèce, ce petit morceau de ténèbre. Mais « j’ai senti que tous les arts tendent vers la musique, l’art dans lequel la forme est le fond », « sentii che tutte le arti tendono alla musica, l’arte in cui la forma é lo sfondo ». Jorge Luis Borges. L’œuvre dont il s’agit, ce petit morceau de ténèbre grecque, c’est la sonate en la mineur KapV 310. Le piano solo ne serait que du Blanc et Noir, l’orchestre apporte la couleur. L’acciaccatura ramène au chromatisme, d’où la série de douze sons tout autour de l’œuvre, et surtout, c’est un geste sonore. Et ce geste est allié au mouvement rythmique : Allegro maestoso. Trois accents battus débutent, aux timbales, et tout de suite l’accord rapide. Humorisme sur les prétendus coups du destin chez Beethoven et juste après, la trompette affirme la fameuse acciaccatura, puis encore timbales, qui esquissent une « petite phrase » et après une page d’orchestre, pleine, avec accompagnement de figures rythmiques répétées. Celles-là même que Mozart n’avait jamais le temps d’écrire car il ne composait que la ligne basse et aigue, laissant à ses parents, élèves, amis, le soin du remplissage manquant. Là,vous allez écouter l’œuvre et découvrir vous-même son chemin.

 

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