lundi 7 août 2006

Antoine Landowski à Saint-Jean


Saint-Jean-Cap-Ferrat, église. Lundi 7 août : Antoine Landowski, au violoncelle moderne, et Patrick Langot, au violoncelle baroque, interprètent trois suites de Bach. Ils initient au baroque le public du festival de musique de chambre, habitué au romantisme mais venu nombreux. Un public absorbé par l’ambiance euphorique et chauffé par des afficionados, visiblement venus soutenir leurs musiciens favoris. Autant dire que l’ovation affleurait avant même la première note.

Présentation du concert très amicale. Le coucher du soleil, face au portail de l'église est à lui seul un tableau idyllique : comment donc ne pas venir !  La nef engloutit avec peine les amateurs de Bach et du Festival. Il fait chaud. Nous faudrait-il un peu de fraîcheur, qu’aussitôt les deux musiciens se livrent à une sorte de show spontané et stéréophonique pour parler des instruments différents. L’un est d’un bois clair, marqueté et orné d’une tête de femme, l’autre est doté d’une pique, d’un bois foncé, vernis comme une commode de la Restauration. L’un est « un instrument ancien datant de 1999 », et l’autre un instrument moderne datant de 1850. Mais en fait, les manières dont sont fabriqués les instruments, et leurs buts musicaux divergent. Sur la copie d’ancien, jouée par Patrick Langot, les cordes sont en boyaux de mouton. Au fur et à mesure que l’instrument cesse d’être accompagnateur des solistes (voix, violons, flûtes, etc.) pour s’exprimer seul (Bach est l’un de premiers à le traiter ainsi), il veut se faire entendre, grossir le son. Les boyaux sont renforcés par un filage d’acier et finalement l’acier remplace totalement le matériau boyau. Le violoncelle 1850 d’Antoine Landowski possède des cordes en acier, son chevet supporte une tension de quatre cents kilos, ce qui permet au son de porter loin. Celui de l’instrument baroque ne supporte que la moitié de cette tension : il émet une sonorité plus diffuse et cependant claire. L’archet ainsi que bien d’autres détails sont adaptés à des exigences musicales différentes ; l’évolution de la technique suit celle de la musique - concluent nos deux musiciens.

Antoine Landowski : un violoncelle moderne pour une interprétation quasi baroque. Est-ce l’effet d’un hypertexte d’interprétation ? On ne peut plus, une fois que l’on a entendu un jour le son et le rythme reconstitués de ce temps-là, si bien adaptés au texte de Bach, revenir à des versions plus romantiques, pleines de vibrato. Sans compter qu’on lit aujourd’hui des éditions modernes reproduisant les coups d’archet originaux, dites éditions « sources » ou « Urtext »… Il y a donc un son Bach. 
La leçon de la violoniste Mihaela Martin, à laquelle nous avons assistée, lors de notre venue à l’Académie de Prades, vous en dira les principes. 

Antoine Landowski en cherchant une densité spirituelle du son, en ne vibrant que rarement, en accentuant les accents rythmiques, retrouve sur son violoncelle sombre et romantique, une parenté avec l’intensité de deux violes de gambe qui jouent ensemble. C’est l’effet ressenti en maints passages, notamment la sarabande de la seconde suite, jouée avec intériorité : on songe à la couleur du  « Tombeau des Regrets » de Sainte Colombe au XVII ème siècle. 

Quant au rythme véritablement baroque de son interprétation, la lumineuse introduction de la première suite en sol place d’emblée le concert sous le sceau de la dynamique de la danse. Ces suites de Bach sont chorégraphiques comme on l’oublie parfois. Plus loin, le trio du menuet - joué si souvent de façon rêveuse (même par des musiciens dits baroques) - trouve sous les doigts d’Antoine Landowski, le rythme taquin et villageois qu’il faut. Ou plutôt qu’il faudrait, une fois qu’on l’a entendu de cette manière et que l’évidence s’impose. 

Toutefois, la recherche d’un son grave, pour ainsi dire « épais », ne réussit pas à certaines courantes et gigues. Il fallait bien laisser un intervalle de jeu baroque à son successeur qui n’aura pas d’autre choix, souhaitant sonner différemment, que de chalouper « à  la Spinosi ».
D’ailleurs, Patrick Langot n’est-il pas violoncelliste dans l’ensemble Matheus ?

Une sarabande s’invite en bis au milieu du concert. Il arrive parfois que les musiciens, dans le feu de l’action, commettent un oubli. Parfois un lapsus de mémoire suscite de belles improvisations : comme cette fin d’une sonate cantabile de Scarlatti, inventée par la claveciniste Huguette Gremy-Chauliac. Ces sortes d’oublis ajoutent souvent à l’ambiance – déjà sympathique ici – d’un concert. Antoine Landowski avait omis la sarabande de la première suite. Il la joue après la suite n°2 en ré mineur, ramenant la sonorité de son instrument vers la lumière (sol majeur). Et c’est une preuve remarquable du miracle des tonalités sur les instruments à cordes, lesquels changent véritablement de visage.

Patrick Langot : une aérienne démonstration du jeu baroque. « Maestria », c’est le mot qu’il faut employer. Il restait bien quelque chose de nouveau à donner au public pour lui faire entendre le style baroque. Ce quelque chose est « à la Lully » : l’art de dire avec élégance les choses profondes. Ainsi Patrick Langot se joue des ornements à la française - qu’il ajoute (avec parcimonie) dans le texte de Bach - comme un chat d’une pelote. Son corps tout entier, engagé dans la danse baroque de son instrument, participe à la rhétorique quasi vocale qu’il donne au texte. Patrick Langot est toujours suspendu sur ce fil aérien qui maintient surélevée la tête du danseur louis-quatorzien dans son pas. Tout semble passer avec naturel, caresser à peine les cordes, et nous parle pourtant du cœur. Le musicien baroque est l’aimable compagnon et confident tel que le fut Montaigne pour son lecteur. 

Le violoncelle baroque moitié sentimental moitié galant. Le son lumineux de l’instrument ajoute à l’effet de facilité et d’élégance. Du reste, le chemin vers la lumière, pour l’auditeur, est à son comble avec la tonalité joyeuse de la troisième suite en do majeur. La douceur de ce son, sa fluidité et sa richesse en harmonique (particulièrement la quinte), nous font comprendre pourquoi le violoncelle supplanta la viole de gambe sans pourtant faire taire ses adeptes. Cette dernière, avec ses entraves techniques qui donnent à son jeu les couleurs de la plainte et surtout de la gravité, évoque tout un ancien monde très philosophique, que l’on pouvait à juste titre regretter au temps superficiel du style galant. Au XVIII ème siècle, en effet, le plaisant et le vif camouflaient la douleur de la vie : le violoncelle baroque possède toute cette ambiguïté-là. Il est vif-argent et expressif à la fois, capable d’assumer la transition au travers des maquillages galants vers le romantisme. Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans les sonorités du violoncelle romantique 1850 quelque chose du XVII ème siècle et de la viole, si tristes et humains (dont Bach était nostalgique), tandis que le violoncelle baroque, rutilant, positionne Johann Sebastian Bach exactement dans son temps de frivolité. Cependant Bach fut, à l’époque, l’une des dernière voix à parler de profondeur. Et cette profondeur lui a semblé appropriée à la voix du violoncelle. C’est ainsi que ses suites, en surface musique de cour, sont fondées sur l’ésotérisme des nombres et des tonalités pour parler, en cachette et uniquement aux initiés, de la Sainte-Trinité. Bach écrit là pour le violoncelle dans la tradition des compositeurs pour violon soliste du XVII ème  siècle (Biber et Vojta).

Une autre sarabande, en vrai bis, transcende la matière des instruments. Le concert, par hasard, confirme ce paradoxe d’un Bach profond dans un temps léger, en proposant en bis au violoncelle baroque, la sarabande en do mineur (tonalité des tombeaux) de la cinquième suite.  Patrick Langot, avec cette autre sarabande, voulait  se piquer d’humour à propos de la sarabande surajoutée tantôt par Antoine Landowski. Mais emporté par la musique, au-delà de son instrument, plongé dans le ruban de croches de ce que l’on appelle « la mélodie infinie de Bach », il descend au plus profond des cœurs. Il nous touche comme seul de jeunes interprètes peuvent aujourd’hui le faire, qui ne sont pas blasés par la routine. Cet engagement est au prix d’une parfaite justesse. On saura lui pardonner, en lui souhaitant une belle carrière de soliste baroque. Et le public  – c’est son moment – d’ovationner ses poulains…

Festival de Beaulieu-sur-mer, Saint Jean Cap FerratEglise de St Jean Cap Ferrat, le 7 août 2006. Jean-Sébastien Bach (1685-1750) :Suite n° 1, 2, 3 pour violoncelle. Antoine Landowski, Patrick Langot, violoncelle.

Aucun commentaire: