Berlin, samedi 26 novembre à 11 heures. Musée des Instruments de Musique de l'Institut d'Etat, Tiergartenstrasse. Rencontre organisée en collaboration
avec l'Institut Italien de Berlin et enregistrée par Kulturradio. Un jeune ensemble de Milan dirigé par Marco Sorticati, l'Estro Cromatrico, triomphe
dans le répertoire du concerto baroque en un lieu magique et devant un public d'amateurs.
Le lieu est prestigieux, il a l'autorité des instruments les plus anciens. Des épinettes de la Renaissance, des clavecins Rückers, des Hasse, un orgue
magnifiquement peint, d'autres marquetés, le clavecin brisé de voyage Markus que le Roi de Prusse portait dans ses dentelles à la guerre, des fagots
géants, des luths, des violons et des trompettes marines, le portrait de Graun... que de merveilles.
L'auditorium offre une acoustique remarquable : les bois neufs ont un effet amplificateur, le son est comme retransmis par un
micro. Pour les instrumentistes il est quasi impossible de juger de la projection, l'émission étant certainement sèche à leur niveau. Une acoustique
typiquement moderne donc.
Remarquons un programme composé avec un sens de l'équilibre et du dosage : pas trop long, eu égard à l'absence de pause, serti pour le plaisir du public avant tout, soignant l'alternance d'oeuvres célèbres et d'oeuvres peu connues, prenant garde au changement des couleurs et à la mise en valeur des solistes qui se succèdent. Il n'est pas donné à tous les groupes de savoir un composer un programme XVIII ème où l'ennui n'affleure pas, où les concertos se dépouillent de leur aspect "tafelmusik".
Marco Scorticatti : une flûte engagée "à l'italienne"
Le concerto en do mineur RV 441 de Vivaldi permet à Marco Scorticati d'ouvrir le concert sous son autorité de soliste. Son jeu s'inscrit dans
l'esthétique qui fait aujourd'hui le succès des interprètes italiens. Il s'agit d'être outrancieusement baroque et expressif dans une démesure qui
retrouve les excès du Romantisme, excès certes désormais filtrés par les techniques solidement acquises du jeu à l'ancienne. Dire qu'avec l'école
italienne, la boucle de la redécouverte du Baroque s'est refermée sur elle-même, n'est pas impossible : nous y voyons la preuve que le Romantisme avait
en lui un héritage que nous n'étions pas encore prêt à sentir aux moments pionniers du renouveau baroque.
Il n'est pas aisé de jouer de la flûte à bec, instrument très ingrat. Soit on le rend expressif et la justesse en pâtit, soit on le rend "cantabile" et
l'expression devient systématique et froidement élégiaque. Notre expérience d'auditeur s'est affinée, tant les choix techniques de
Marco Scorticati étaient parlants. En effet nous avions eu l'occasion d'entendre deux autres grands artistes : Lorenzo Cavazzanti, au son parfait
et à la maitrise totale, et Mikael Form qui dans une virtuosité et une platicité étourdissante, quasi naturelle, nous avait camoufflé combien grand
est l'effort sur la justesse pour rendre l'instrument expressif. Entendre d'autres choix permet de mieux cerner la personnalité de l'interprète.
Dans les passages de tutti, Marco Scorticati fait entrer le son de sa flûte dans celui du premier violon afin de créer une couleur unique; dans les
passages solistes, il enfle le son sur la plupart des notes longues et même moyennes : ainsi son engagement est l'expressivité, le dynamisme, la
vocalité. C'est au prix de la justesse de certaines finales, mais le choix est de dépasser les possibilités de l'instrument. C'est d'ailleurs en osant
que l'on trouve dans une carrière, les possibilités pour pallier ce problème typique de cet instrument, dès lors que l'on veut explorer un son
qui touche le public. Un exemple typique du travail de l'artiste, dans les mouvements lents, est sa gestion du souffle et la façon de
reprendre imperceptiblement sa respirartion avant la note finale pour la poser, à la manière d'un coup d'archet. Cela permet de mettre en valeur le
conduit vers la phrase suivante dans le même souffle qui vient de poser la note finale. C'est d'un grand effet, employé deux fois, tant que cela ne
devient pas une habitude systématique, c'est d'un grand prix. Le même engagement se ressent dans les traits de virtuosité qui privilégient à la
qualité du son, l'impact sur le public, tenu en haleine, et le phrasé proche de celui d'un violon. Scorticati a indéniablement une belle présence sur
scène.
Un quattuor de corde qui ne se contente pas d'accompagner
Il est rare d'entendre l'opus V de Haendel. L'exemple des l'opus II et III du du grand maître romain, Corelli, que Haendel a connu intimement, ainsi
que celui des livres de sonates en trio et des sonates méthodiques de Telemann, fait que cet ouvrage (le numéro d'opus fait hommage à l'opus V de
Corelli) est bien plus important qu'on ne le croit. L'auteur y a mis du soin, y a réduit des pages d'orchestre célèbres, y a ajouté une partie
d'alto (viola), facultative dans une sorte de "jeu de lego" qui est une constante dans son oeuvre.
La sonate 4 débute par la fameuse Ouverture d'Attila, élégante et guindée, british. La formation à deux violons, viole et violoncelle fait aussi effet
sur le public qui possède dans son imaginaire la noble tradition du quattuor. C'est donc encore un choix théâtral que celui de cette sonate,
voulu par Scorticati. Le violon original, anonyme du XVIII ème siècle, de Monika Toth, d'un timbre mezzo-soprano profond et doux n'est pas en osmose
avec la copie Amati d'Ayaki Matsunaga, lumineux et puissant, mais les artistes savent s'écouter. Le violoncelle de Marco Testori (que l'on avait
entendu en soliste à Colle di Val d'Elsa dans un concert de Francesco Cera) est très puissant, énergique, exhalté, c'est d'ailleurs une constance dans
l'école italienne du violoncelle (lire notre commentaire sur Marco Scandelli au festival Pietre Sonore de Milan). La viola de Raul Orellana, très belle,
rend cependant difficile l'équilibre sonore de certaines parties de la sonate, en particulier la passacaille dont le thème est un peu brouillé par
les sauts de quarte du remplissage harmonique. C'est que la difficulté technique est vraiment dans l'extrême délicatesse du rendu. Cela vaut le
coût et reste méritoire d'oser affronter le danger, l'intérêt est de permettre l'alternance des tutti et des solis qu'assument les deux violons,
ce qui est, encore une fois, très démonstratif pour le public. En définitive, la solution est un travail poussé de la balance sonore pour une
bonne lecture des deux violons par l'auditeur. Le menuet final est, il va sans dire, exquis.
Sur le talent prometteur du virtuose Davide Pozzi
Le célèbre concerto la "notte" de Vivaldi avec ses effets descriptifs permetle retour du soliste chef Marco Scorticati. Mais il est ici pretexte à
aborder la manière du continuo de Davide Pozzi, élève de la Scola Basiliensis. il en a le soutien rythmique très fort, on dira même que son
continuo est trop rythmique et manque de fantaisies, de broderies qui fassent étinceler le clavecin de bouffées impressionnistes. Cependant il a
su mener de belles lignes au soprano, diriger les instruments vers une détente très ouverte dans les cadences, répandre des effets d'unisons dans
les légères basses des mouvements lents, en compagnie du violoncelle, s'abîmer dans des plongées profondes pour évoquer "la nuit" et autres
procédés figuratifs. Le clavecin, copie d'un Nicolaus Nitcke du début du XVIII ème, avec des chinoiseries laquées (l'original est au chateau de
Charlottenbourg), très sonore dans cette salle, ne lui permettait pas des nuances dans son registre "piano".
Mais c'est surtout en tant que soliste, dans le concerto en sol mineur de Bach, que ce jeune interprète a démontré qu'il sera une vedette qui comptera
très fortement sur la scène du nouveau siècle. Remarquable son assurance, pas une égratinure ! c'est déjà beaucoup. Si dans les mouvements rapides le
jeu est encore trop legato, ne privilégiant que les accents de temps, sa recherche d'expression dans le mouvement lent est impressionnante, et son
emploi du rubato subtil "XVIII ème siècle" très beau : notamment pour les "notes décalées" entre la basse et le soprano. S'il complète cette recherche
par une étude de l'expressivité de l'étouffoir, il fera bientôt parti de ces rares "happy few" qui savent faire chanter l'instrument avec le coeur.
Le concerto pour flûte piccolo RV 444 de Vivaldi, une oeuvre que Bach a transcrite pour clavecin, achève d'impressionner le public, qui lors du
débat après le concert, posera beaucoup de question sur les registres des flûtes, sur les transcriptions et les notes de Vivaldi pour ses concertos
d'exceptions où on faisait appel à des solistes virtuoses invités plutôt qu'aux jeunes et belles violonistes de l'hospice. Dans cette conférence le
public germanique s'est montré très savant, échangeant du savoir avec un jeune Marco Scorticati, habile en allemand, et secondé par notre femme
musicologue et présentatrice ainsi que le directeur du musée.
Le Bis ne pouvait être qu'un Telemann tiré de la "Tafelmusik", en pizziccati, avec cet entrain galamment folklorique qui fait la marque
indélébile de ce génie.
Berlin. Musée des Instruments de Musique de l'Institut d'Etat, Tiergartenstrasse, le samedi 26 novembre 2006. AntonioVivaldi (1678-1741) : Concert en do mineur RV441, Concerto "la Nuit" en sol mineur" RV 104, Concerto per flautino en do majeur RV444. Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : Sonate n°4 de l'opus V en sol majeur HWV 399. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Concerto en sol mineur pour clavecin BWV 1058. Estro Cromatico, Marco Scorticati, flûtes et direction. Ayaki Matsunaga, violon. Raul Orellana, viole (alto). Marco Testori, violoncelle.Davide Pozzi, clavecin.
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