lundi 27 octobre 2008

Philippe Jaroussky & Fabrice di Falco conjointement-séparément à C'est pas Classique à Nice



Deux vedettes de l'âge d'or

C'est piquant qu'un festival à Nice de plus de cent concerts en 2008 reçoive dans la même journée du Ier novembre, hélas séparément, des stars castrats du XVIIIème siècle : l'un s'appelle Giovanni Carestini, le fameux Cusanino de Haendel et Hasse, sopraniste devenu mezzo-soprano très jeune. L'autre se nomme Carlo Broschi, le fantasque et très mondain Farinelli, star de Venise et chanteur privé du roi d'Espagne. On reconnaîtra en Philippe Jaroussky la réincarnation du premier, en Fabrice di Falco la métempsychose créole du second (et chanteur privé du sultan d'Oman!), quoique, sans être vulgaire, on leur refusera l'intégrité corporelle du miracle - concédons à Dame Nature la préservation du petit appendice !

Pourquoi souligner ce fait ? Ce n'est pas simplement pour avoir découvert avec enthousiasme Fabrice di Falco à Nice dans le rôle d'un Obéron saupoudrant d'étoiles le Songe d'une nuit d'été de Britten. Ce n'est pas non plus pour être admirateur du phrasé de Philippe Jaroussky, ni pour avoir entendu une Agnès Mellon, ce qui n'est pas peu, détailler sa fascination pour ce jeune homme. C'est surtout parce qu'il y a un jeu du destin, un chassé-croisé significatif. 

L'entrée dans le baroque de Philippe Jaroussky

Fabrice di Falco est depuis dix ans chanteur sopraniste lyrique spécialisé dans la musique contemporaine, mais sera à Nice pour un programme baroque consacré à Farinelli. Or c'est précisément ce programme musical donné il y a dix ans à Paris qui le fit connaître en tant que sopraniste. Le destin fit aussi que Philippe Jaroussky y fut auditeur et qu'il eut - tout aussi précisément - la révélation de sa voie artistique. Il n'a eut de cesse de le répéter lors de ses interviews : « à 18 ans, dit-il pour une revue québécoise, j'ai pris conscience de ma voix lorsque j'ai assisté au premier récital d'un sopraniste incroyable, Fabrice di Falco », « Révélation ! Excitation !» s'exclame-t-il dans Classica, et de le répéter jusque dans toute l'Europe, tout le royaume de Charles Quint de l'Espagne aux Flandres (dont on vous épargne la citation en beau flamand ! ). Et le jugement de ce novice de 18 ans était déjà nourri d'une écoute virtuose : c'était un étudiant violoniste-pianiste dévoreur de partitions. Aujourd'hui encore, véritable référence esthétique, il ajoute à la beauté de son timbre une maîtrise instrumentiste du son, comme s'il était lui aussi chef d'orchestre, son propre chef d'orchestre. Cette intelligence de l'écoute, s'il l'applique si bien sur lui, portons y d'autant crédit quand il l'applique sur d'autres ! 

L'entreé dans le baroque de Fabrice di Falco 

Mais le piquant se poursuit pour le festival C'est pas classique 2008 à Nice par la présence au côté de di Falco de la claveciniste Huguette Gremy-Chauliac. Le sopraniste avait au début de sa carrière déjà fait un concert en sa compagnie. Or dix ans aprés, Huguette Grémy-Chauliac, résidant à Nice, assiste à l'opéra de Britten, la joie du hasard les font se décider à reprendre le lien musical, elle le décide à son retour au baroque. Il choisit donc un maître, une experte du baroque, celle qui fut la pionnière la plus en avance sur son temps, la plus actuelle. Ce n'est pas rien, c'est un symbole. 

Aprés les opéras de Lévinas, Henze, Winkler, l'accompagnement Glassharmonica de Bloch, les centaines de concerts avec pianistes, Fabrice di Falco choisit « d'entrer en Baroque » et calcule sa mise en représentation de cette entrée théâtrale. Nul doute que, parfait technicien qu'il est, il saura passer d'une voix large et lyrique au plus pur filet baroque, et cette adaptation sera d'autant plus belle que les plus féériques pianissimi, les plus suaves finesses sont irrésistibles quand ils sont faits avec des grandes voix faciles. Il est significatif que dès son premier pas dans le monde baroque, il veut une référence pour l'accompagner : sans même chercher à prédire l'avenir, il est même évident qu'il s'entourera des practiciens les plus experts et qu'il pourra réaliser cet idéal que les esprits étroits refusent en musique par préjugé : quoi ! un pianiste ne peux devenir grand claveciniste ? Mais Tharaud n'a-t-il pas depuis joué avec des doigts de clavecin sur piano ? Quoi un chanteur lyrique ne pourra pas chanter du Carissimi ? Mais Monique Zanetti, la plus célèbre filia Jephté, ne s'est-elle pas produit aussi dans du bel canto ? Allons plus loin : voit-on des théâtres en France, trop timides, oser l'homme au lieu de la femme dans les rôles traditionnels d'hommes sopranistes ? Etonnez-vous de la situation : di Falco, sopraniste, registre rarissime réputé baroque, est si bien servi par la Nature d'une voix si féminine et si grande qu'il doit attendre dix ans de carrière - et quelle carrière ! - pourtant toute exempte de Baroque ! pour aborder le répertoire historique masculin inné à sa voix ! Rien que ce paradoxe en fait un phénomène dans le monde de la musique, un ovni, un destin à rebours ! 

L'entrée dans le baroque de Scott Ross

Mais revenons à nos chassés-croisés et ajoutons-y un bienveillant défunt, le claveciniste Scott Ross. Sous les conseils de Cochereau, ce météore mythique choisit en arrivant à Nice l'instrument licorne, celui dont on parlait à l'époque mais que personne ne jouait, le clavecin : justement, en ce temps-là, le conservatoire de Nice était à la pointe et fleurissait l'enseignement d'Huguette Grémy-Chauliac. Eh bien ! l'admiration de Jaroussky pour di Falco reproduit curieusement, sans rupture intergénérationnelle (ils ont presque le même âge), celle de Scott Ross pour Huguette Grémy-Chauliac, lequel, dans de nombreuses interviews, a exprimé sa dette en des termes quasi filiaux (beaucoup diront qu'elle fut une mère de substitution) : « Je lui dois tout », « c'est à elle que je dois ma technique, c'est elle qui m'a appris à jouer en somme ». C'est elle aussi qui, croisant le chemin d'une belle carrière, ouvre la porte du monde baroque à Fabrice di Falco. 

Castor et Pollux, ou mieux : Orphée et Eurydice (comment se croiser sans jamais s'unir) !

Il ne reste qu'à souligner l'ultime paradoxe : Depuis Agrippine en 2003 sous la direction de Jean-Claude Malgoire, Jarrousky et di Falco n'ont plus été sur les mêmes planches. Nice a fortuitement su fabriquer une rencontre de date pour leurs deux concerts le même jour, mais non de personnes. Saura-t-elle la susciter ? Quelle ville sera encore plus fortunée dans la théâtralisation des voix des castrats actuels ?

Aucun commentaire: