Suite de notre escapade sur la Côte. Après Le premier volet du festival Baroque à Saint-Maximin La Sainte Baume, plusieurs concerts ont marqué notre humeur festivalière. Si beaucoup dans la presse locale regrette la démultiplication des événements musicaux, comment n’en être pas heureux au contraire. Comme pour la télévision, il y faut cultiver un sens premier : le discernement. Choisir et sélectionner, c’est préserver son plaisir. Ce que nous avons fait en cette première quinzaine de Juillet où la qualité voire l’excellence était au rendez-vous. Du Philharmonique de Nice, à Dominique Vellard, des chanteuses de Dialogos à Keith Jarett en trio, le meilleur de la musique vivante continue de se produire aux bords de la Méditerranée. Suivez le guide.
Xe édition des VOIX DU DOMAINE RENOIR à Cagnes-sur-Mer. 15-VII-2005.
L’opéra de Nice à Cagnes-sur-mer
A Cagnes-sur-mer : les pelouses ourlées d’oliviers constituent un amphithéâtre naturel pour les célébrations musicales du domaine Renoir. L’art y semble avoir trouvé un asile propice à son essor. C’est là en effet que se promenèrent en 1941, Renoir et Matisse saisis par le panorama donnant sur le village médiéval. « C’est la plus grande scène ouverte sur le département » nous dit le maire de la ville, heureux de souligner qu’il s’agit déjà de la 10 ème édition des Voix du Domaine Renoir. Le Conseil Général contribue aussi au succès de l’événement où les spectateurs sont gratuitement et républiquement invités. Le premier élu de la commune insiste sur le soutien des représentants de la République pour la culture vivante : « j’ai toujours tenu à défendre la culture et j’ai initié moi-même le festival sacré de la ville ; nous soutenons aussi les jeunes talents et les ensembles nouveaux. Nous conduisons le public au concert ». Accès libre, qualité du programme… qui ce soir favorisent le lyrique.
On y retrouve les tubes du bel canto verdien dont « Pace, pace » de la Force du destin chanté par la soprano dramatique, Wilhelmenia Fernandez. Toujours puissante, sentimentale, à l’émission facile, la diva s’est révélée agile à contrôler le souffle, allant du - si fameux- pianissimo suggestif à l’expression du drame le plus extraverti ; c’est aussi Elizabeth Vidal dans les feux pyrotechniques de la Reine de la Nuit de Mozart : rossignol insolent de la soprano ; la voici ensuite qui tente les lamentations de Thaïs de Massenet pour mieux éprouver son talent de colorature, « c’est la quatrième fois que je les chante, je vous fais part de mon émotion et de mon inquiétude ! » : la chanteuse assume la prise de risque. Mais sa préparation donne le fruit de ses efforts, et connaisseur convaincu, le public se lève d’un coup, faisant retentir les bravos furieux d’une acclamation collective, avant la cadence finale.
Puis l’orchestre philharmonique de Nice offre un magnifique intermezzo que dirigeait Attilio Tomasello, assistant de Marco Guidarini, solide, précis, puissant. Pour « Nessun dorma » de Turandot de Puccini, le ténor Yikun Chung surenchérit dans la vaillance : il venait d’essuyer un semi-échec dans l’air précédant dû à la mauvaise sonorisation : il comprenait que son intérêt était de donner davantage, comme l’orchestre était trop fort dans la balance et que le médium en saturait. Un programme de best of, ne saurait s’imposer sans l’hymne choral lyrique par excellence : le chœur des esclaves de Nabucco, le « va pensiero » en dialogue avec une harpe que surexposait l’enceinte de droite. Le chœur très en voix entonna ensuite : le chœur final d’Aïda. Turandot, Aïda… il nous semblait entendre des échos de la dernière saison de l’Opéra de Nice…Tous les habitués de l’opéra ce soir ne s’y sont pas trompés. Pour clore le tout, ce fut Traviata, sollicitant toutes les ressources invitées pour ce concert : chantée à trois voix alternées ou à l’unisson et accompagnées du chœur. Tout le podium était conquis par le public en fête : climat bon enfant et très professionnel pour ce concert sous chapiteau à la sonorisation défaillante…
XVe FESTIVAL DE MUSIQUE ANCIENNE DE L’ESCARENE 16-VII-2005.
Eglise Saint-Pierre-Es-liens, Escarène
Six poétesses aux yeux émus dialoguaient avec le public
Le lendemain, nouveau cadre : un village typiquement médiéval tel qu’on en trouve dans quelques vallées de notre pays. Maisons de pierre, ruelles étroites, façades sur précipices. Ici l’église est en contre bas, et dans l’église, un orgue magnifique, - par sa sonorité et son état de conservation-, signé du facteur Grinda, remontant au XVIIe siècle. Mais ce soir, il se tait : c’est la voix qui règne.
Elles paraissent de noir vêtues, si humbles et graves que le public presque interloqué n’applaudit pas. Et, là, comme à l’opéra, mais avec une infinie religiosité, sans partition, dans une gestique scénique retenue mais expressive, figée mais étonnamment vivante, se déroule un tableau imprévu : elles entonnent un chant qui nous paraît grégorien ; cela nous parle mais dans une langue étrangère, une langue croate mais familière, un peu slavonne, un peu romaine, une langue qui voisine avec le latin. C’est un texte, le texte de la vision de Tondal. Elles étaient là pour dire cette histoire, nous la transmettre par tous les moyens, par les sens de la vue et de l’ouïe, par les corps et par la bouche, par la sensibilité et l’émotion, dans l’ascèse et dans la gravité, avec aussi une clarté pédagogique, grâce aux traductions distribuées. L’histoire que narre le texte est un prélude aux « Enfers » de Dante : un homme violent Tondal semble mort. Son âme, conduite par la main d’un ange (comme Virgile accompagne plus tard Dante), au-dessus de son corps, voit les enfers et ses assemblées de damnés, sujets de milles supplices : ils y fondent sur un couvercle chauffé, puis se solidifient et refondent encore. L’âme souffre, elle appelle le Seigneur pour la première fois. Elle comprend tout, s’emplie de la joie, lumière divine. Et, sa révélation ayant duré à peine quelques minutes, non pas un jour, elle revient triste dans son corps au moment où elle ne le voudrait plus. Ainsi, doté d’une âme éclairée, Tondal deviendra bon.
Et cette vision est en langue croate. Elle intègre aussi les éléments en latin d’une messe (celle du petit village de Mune) dans une écriture polyphonique originale en quartes étranges. On y remarque par ailleurs plusieurs beaux passages où les interprètes associent le geste à la parole : comme le trait « Qui habitat » se décomposant d’une voix à l’autre. Il commente le bouleversement de l’âme partant vers l’autre monde. Comme cette lamentation du Vendredi Saint, archaïque au point de sembler cousine des musiques de l’Antiquité : les chanteuses avancent rigides comme des statues. Et c’est encore un Kyrie traditionnel où elles se placent en frise, comme s’il s’agissait d’une Cène : un Kyrie en tierces imprévues de modernité. C’est aussi un Salve Regina sublime par la communion des voix, de la polyphonie, des mouvements.
La mise en scène souligne l’imaginaire du texte grâce à une chorégraphie des corps : quand trois femmes chantent, les trois autres marquent un mouvement de balancier. Chaque geste est fait pour émouvoir. Il suggère cette eucharistie invisible, qui passe de main en main. Elle est jetée par la dernière, au public, brillant d’une lumière subite. D’autant que le clair obscur qui frappe leur visage, et la sobriété monacale des robes, les rendaient identiques aux femmes graves et tendres qu’a peint Georges de La Tour. Et cette exigence demandée aux corps l’était aussi pour leur technique vocale. Même souffle, même émission extrême, -celle qu’exige toujours chaque phrase grégorienne par sa volonté d’être un dépassement de soi-, même longues résonances harmoniques, même battement de cœur au point qu’une infime indication du regard ou de la main suffit à fusionner les chanteuses en une seule voix. Respect des sources ou recréation ? L’approche est d’autant plus intéressante qu’elle pose la question des options retenues, en particulier ce dosage qui nous paraît efficace du parlé et du chanté. Pour nous éclairer, nous attendions avec impatience le moment de les approcher…
Au cours du cocktail qui faisait suite au concert, nous discutions justement, avec le jeune cuisinier archéologue, de la reconstitution pour elle-même : il proposait des plats anciens comme chaque soirée du festival : ce soir, frangipane à tremper dans un alcool au miel, olives sucrées et autres étrangetés. « J’ai la curiosité maladive de connaître l’origine des choses » nous dit-il. En était-il autant des musiciennes ? « Nous ne pourrions pas faire un tel programme si nous n’étions pas liées et inséparables » déclare d’emblée celle qui dirige l’ensemble Dialogos, Katarina Livljani. Pour dialoguer en musique, certes il faut être en parfaite harmonie. Mais qu’en est-il des clés de leur approche créative ? « J’ai voulu faire revivre l’art des chants glagolitiques (de l’alphabet qui porte ce nom) avec toute la pluralité de la Dalmatie médiévale, ballottée entre le latin et sa langue, et j’ai constitué la musique sur le texte de la vision de Tondal, en croate. Cette musique n’existait pas, elle est un écho des mélodies d’Istrie. J’ai ajouté ensuite, comme méditation sur le texte narratif, des compositions en latin déjà existantes, contemporaines ou proches d’esprit. Nous y avons apporté un complément scénographique car ce que je voulais c’était donner à cette œuvre une certaine contemporanéité, il faut que la musique parle au public. »
A écouter : le programme du concert est aussi le sujet du cd paru chez Arcane. « La Vision de Tondal »
XVe RENCONTRES INTERNATIONALES DE MUSIQUE MEDIEVALE DU THORONET (1) 18-VII-2005
L’intelligence mise au service du public se métamorphose en fougue juvénile
Depuis l’Autoroute, prendre la Sortie Le-Luc/le Cannet-des-Maures. Et là, au milieu d’une forêt de chênes, l’abbaye du Thoronet, joyau roman, fondé par les cisterciens. Cette « fille de Citeaux » n’a rien à envier à l’abbaye de Fontenay, autre lieu incontournable pour l’amateur et dont nous avons parlé dans cette même rubrique « évasion », à l’occasion d’un concert de François René Duchable (Lire la chronique de Jacques Schmitt).
On dit que c’est la plus impressionnante acoustique du monde. En effet, à l’intérieur de l’église monastique, le moindre pas, d’où qu’il provienne est décuplé par un micro naturel tel qu’on l’entend seulement à Epidaure au centre du théâtre. Mais ici le phénomène est démultiplié de toute part, du sol au plafond, grâce à la pierre lisse qui crée la magie pure et sobre du cistercien. D’ailleurs, exploitant au mieux cette acoustique exceptionnelle, l’Etat propriétaire, programme les plus grands spécialistes de la musique médiévale et de la Renaissance dont Dominique Vellard, directeur artistique du festival. C’est la voix que l’on veut entendre ici et le public a été comblé le 16 juillet dernier avec son ensemble « Gilles Binchois » dans la messe « Laudes Deo ». Pour ce soir, le 18 juillet, l’honneur fut aux instruments, car le festival est cette année sous les auspices de l’école de Bâle, la Scola Cantorum Basiliensis, fondée en 1933 où Dominique Vellard est professeur. L’école fut parmi les premières en 1973 à consacrer au Moyen-Âge et à la Renaissance, une étude spécialisée. Elle développa « de nouveaux concepts, de nouveaux terrains, forma un bataillon de grands interprètes et de musicologues » comme le précise le livret de présentation qui accompagne le concert. Son adage semble être recherche, enseignement, pratique que l’on retrouve à l’identique pour le public au Thoronet : science, maïeutique, émotion, dans un syncrétisme parfait.
Science et maïeutique
Quand les musiciens de l’ensemble, Les flamboyants, s’installent, tout, jusqu’aux chemises de partitions, respire l’étude et la passion. Michael Form, flûtiste et chef de l’ensemble, avait en effet sur son pupitre une chemise verte portant les initiales du SPES (studio per edizioni scelte), célèbre éditeur de Florence. La chanteuse en costume d’époque dans le style flamand ouvrait un petit ouvrage carré en tapisserie, un fac-similé ; L’instrumentarium fidèlement restitué s’offrait à la délectation du public amateur : les deux vièles au son fragile et pleureur, tenues sur les genoux, la viole, la dulciane et la grande percussion (une sorte de tambour), les flûtes de bois précieux et surtout, en format miniature, le petit luth, la petite guitare et la petite harpe.
En liaison avec l’exigence musicologique, le programme, remarquable, est un prélude idéal à la qualité du concert. Les propos de Michael Form le confirme :« j’ai passé des mois et beaucoup de peine pour le réaliser. C’est aussi de longues années d’expérience, nous en avions marre de faire des programmes trop longs ou déséquilibrés, difficiles pour le public. Nous voulions transmettre l’aboutissement de nos recherches dans une forme audible et agréable ». Ainsi comment allier lecture simple pour le public, exigence suprême d’un compositeur savant comme le flamant Jean Japart ? Même Dominique Vellard avouait ne pas connaître ce compositeur expert dans l’art des quolibet (pots-pourris qui fusionnent plusieurs chansons).
La solution est double. D’abord, en soignant la beauté d’une instrumentation variée pour le plaisir de l’écoute et l’attente psychologique du public. Ensuite, en offrant une approche thématique qui relie les œuvres de divers compositeurs sur les mêmes chansons : « celle-ci j’ai eu du mal à la trouver, je suis content d’avoir pu l’insérer dans le programme ! » nous avoue, défricheur victorieux, Michael Form.
Emotion
Après une ouverture sous le signe de la religion où le luthiste Marc Lewon chantait en ténor avec la soprano, c’est une première exposition chantée suivie par les instruments qui ne perdent rien de leur timbre dans l’acoustique dont nous avons loué les qualités (« voix » des trois violes). Ils jouent en diverses formations plusieurs chansons d’auteurs différents jusqu’à la version de Japart. Puis c’est l’exposition de la première chanson, puis de la deuxième, enfin de la troisième, préludes au pot-pourri. Chaque instrument fait entendre séparément les éléments constitutifs du quolibet. Pour reposer l’écoute sollicitée du public, un « villancico » permet à la chanteuse Els Janssens, jusque là typée et forte, d’adoucir sa voix. Tantôt les violes et les vièles s’alanguissent, tantôt le Luth et la harpe en ancêtre du continuo participent à la polyphonie ou se font harmoniques. Energie, fougue et entrain de l’ensemble, somptuosité fortuite des timbres car dans un tel lieu certains phénomènes acoustiques prenaient une ampleur insoupçonnée. Brusquement le tambour gronde, et dans l’église, il résonne comme un élément terrifiant de la nature. Chantant le redoutable « homme armé », la soprano devient alto, ethnique et farouche puis elle s’élève en un quolibet difficile ; heureuse pause où l’on se repose à nouveau dans un émouvant « villanceco » (Nunqua fue pena maior, « jamais il y eu peine si grande »). La flûte débute en soliste : Michael Form est une corporalité vibrante, il s’ingénie à façonner le son de sa flûte en ondes tressaillantes et plastiques. La soprano le double bientôt soutenue par le tambour, moment unique et frémissant.
Voici un bel ouvrage où le travail des musicologues ne suscite pas le plaisir de l’écoute mais le prépare, en échafaude chacune des étapes avec la minutie nécessaire. Approche didactique, conviction d’interprétation, qualité de jeu, intensité intacte de la musique font ici miracle : ils effacent toute impression de labeur. Et le public ne s’y trompe pas qui applaudit à tout rompre.
LE THORONET (2) 19-VII-2005.
Un soleil noir brûle le cœur des Ibères.
Le lendemain, nouvelle ambiance : quelque chose d’intime et de monocorde, un rien tragique. Dominique Vellard, le grand professeur tenait l’aoud, le luth arabe en variant les effets de l’instrument : bourdon en notes répétées, seconde voix en polyphonie, commentaire de la chanteuse en écho la rejoignant dans les cadences. Il chantait aussi d’une voix de ténor naturellement meuble et sensible. Timbre chaleureux et solaire ; technique, parfaite. De même son élève, Ana Isabel Arnaz de Hoyos jouait tantôt de la percussion, tantôt chantait d’une voix profonde et ronde, douce et précise, alerte, tragique, hispanique. Effectivement suave, elle incarnait l’âme de « vox suavis ». A leurs côtés, le plus jeune élève Baptiste Romain jouait de la vièle, douce, parfois à trois voix puisque le chevalet est plus plat qu’un violon, souvent à deux voix, l’une faisant bourdon et l’autre jouant le thème ou une polyphonie se mêlant au timbre de la chanteuse.
Tous trois à tour de rôle et parfois ensemble tapaient des mains en rythmes divers. Ainsi le climat passait-il de solos accompagnés à des duos, de chansons rythmées comme des danses à des monodies quasi grégoriennes a capella - et quel a capella dans ce lieu ! - mais ornementées d’une façon incroyable car c’est la rencontre de deux cultures qui jalonne le programme : séfarade (juifs d’Espagne) et chrétienne. L’ornementation d’orient et celle d’occident se répondent, l’une semblant être la stylisation de l’autre. L’Espagne d’Albeniz que l’on croirait moderne résonne dans la vièle ou dans la voix seule tandis que des souvenirs, là juifs, là arabisants, semblent jeter un pont entre les traditions et les cultures.
Non contents d’évoquer la diversité de chaque culture, les musiciens nous font voyager en terres méditerranéennes : Portugal, Asturies, vieille Castille, Estrémadure et Andalousie en variant aussi les instants qui jalonnent une vie : noces, rondes et romances d’amour, les chansons à boire et les prières… Souvent les paroles espagnoles montent vers la hauteur stridente des cris quand les cantigas de amigo du Portugal sont d’un sombre pathétique. C’est cette Saudade, vertige nostalgique, qui perdure jusqu’à nos jours.
Une danse enjouée traditionnelle de Salamanque - la vièle en semi pizzicato avec l’archet y ajoute des rythmes de boléro - achève le concert. En une nuit, tous les parfums d’Espagne se sont répandus sur la pierre saturée par la chaleur du soleil.
45e FESTIVAL JAZZ A JUAN 21-VII-2005.
Antibes-Juan-les-pins
Mythique trio de Keith Jarrett à l’inspiration abrégée
Ce soir il y avait un feu d’artifices à Cannes que l’on voyait derrière la pointe de Golfe Juan. Nuit magique avec pour autre décor le « Provençal », l’hôtel de Charlie Chaplin, abandonné, avec ses fenêtres béantes, quelques fans hippies sur le toit et derrière nous, sous une quasi pleine lune, les pins bordant les gradins géants : c’est la célèbre pinède Gould. Dans lepetit journal Jazz à Juan, Keith Jarrett, familier du lieu depuis douze ans, s’exprime sur le site : « A Juan-les-Pins, la scène est tellement particulière, installée face à la mer, qu’elle nous permet de créer autour de plusieurs éléments naturels en jouant par exemple avec les vagues et la mer, ou le son des oiseaux, des cigales ou des pompiers ». Une mer pourtant muette ce soir… « la mer m’aide à créer comme la lumière qui change continuellement à Juan pendant le concert jusqu’à la tombée de la nuit »
Les amateurs et fans du pianiste ont parfaitement caractérisé un jeu, une silhouette désormais idéntifiés. Keith Jarrett est dans la corporalité ! Tous le savent. Mais pour nous, heureux mélomane festivalier, glanant de concert en soirée, les petites émotions qui font les grands souvenirs, il est frappant de comparer cela au concert du contre-ténor Christophe Dumaux du 8 juillet, à celui du flûtiste Michael Form du 18 juillet : la corporalité est la musique et l’instrument le prolongement du corps. Ce n’est pas que Jarrett danse, se lève du tabouret, regarde les entrailles du piano, se penche vers le public, sourit de ses trouvailles. Non, il est tendu vers le son, le pianiste est le prolongement de la tension de l’improvisateur. Son oreille mène le corps, elle est comme suspendue vers l’avenir de son jeu « votre système nerveux doit être en état d’alerte permanent » : quand la ligne monte, tout son corps monte et il use de ce mouvement du corps comme la matrice de la phrase. Quand sa main est là où son oreille l’amène, commence la suave et sublime péroraison de la ligne mélodique faite de bottes, de profusions et rappelant la fin de l’aria des variations Golberg comme la souplesse de Ravel, et Jarrett plie ses jambes et se rassoit : dans une interview il précise : « la maxime de l’improvisateur est : la sécurité en dernier. Il suit la pensée du tremblement.Voilà pourquoi, souvent, pendant mes concerts, je danse avec le piano, je me lève, je me penche en arrière, je me lance sur les cordes ». La pensée du tremblement, un arcane du génie.
L’alchimiste du verbe comme des combinaisons sonores s’ingénie à brouiller les pistes, surtout sur son clavier : souvent la main gauche se bornait à faire de beaux accords tandis que la main droite déversait la manne mélodique. Le jeu évoque les virginalistes. Dans le solo de Gary Peacock, le silence des mains de Jarrett était éloquent ; parfois c’était un son dans la résonance, un écho impossible à transcrire sur la partition. Ici Peacock, idole des bassistes, libère sa main, chante une mélodie sans perdre la fondamentale ; Jack Dejohnette, raffiné avec des balais flegmatiques suit la carrure physique de Jarrett, explore les couleurs, fait sonner un timbre de cristal quand Jarrett tinte aux aigus, exalte tout, de façon sporadique. Il n’a pas besoin de faire montre sans dessein d’un tambour ou d’une timbale, il est là à l’instant précis. On comprend pourquoi le trio est mythique. Ces deux-là sont bien les égaux de Jarrett. Ses compagnons, exhausteurs de son, un peu trop amoureux de son autorité. On regrette que Dejohnette n’ait pas fait plus de solos. En même temps, cette rareté était d’un prix fabuleux. Remarquable le cinquième numéro : un perpetuum mobile sur deux notes qui n’avait plus besoin de s’exprimer une fois ancré dans les mémoires, repris à la contre-basse qui l’amplifie en alternance avec ses diminutions solistes avant que Jarrett ne relance le thème dans la courte petite conclusion coquine. C’est la pause.
On attendait une deuxième partie aussi longue, mais un adorateur coupable d’un flash interdit bouleversa la donne et la deuxième partie fut trop brève, mais quelle partie ! Pour certains elles fut malheureuse, bâclée, réutilisant des poncifs ; pour d’autres c’est ce qu’ils attendaient. Une composition débute avec des résonances, avec des folies de contre rythmes et toujours cette abondance de belles phrases, une deuxième improvisation très longue, est un peu latino avec des élans de quarte puis le pianiste s’installe – ce que l’on attendait tant – dans une batterie pianistique qu’il transporte en transe car depuis les concerts du Japon, il découvre la puissance créatrice de sa main gauche. Puis cette batterie s’estompe dans ces fameuses notes à peine jouées, ovation frustrée de plus de musique. Attente du public, mot en anglais « ne bougez pas ! » exprimant en fait la volonté de la star de cesser et quand bien même une dernière improvisation libérée avec une conclusion sur une appoggiature : classicisme, ou plutôt « baroquisme » à la manière de Bach. On sait l’amour du pianiste et l’amour qu’a le jazz en général pour cette idole rythmique (qui ne connaît pas les duos jazzy et déhanchés des cantates ?) mais cette fin a toute les allures d’un pied de nez aux trois mille personnes qui sont venues et qui ont trop remué. Finissons donc sur le souvenir de ce perpetuum en transe, cette batterie qui fut le joyau attendu par le public « vers l’inconnu, avec le son comme véhicule, à l’écart de la seule volonté : là où il n’y a plus besoin de prendre de décisions. Quand on joue sur une pulsation donnée et que celle-ci devient de plus en plus forte, je peux comprendre que l’on puisse avoir peur de se perdre soi-même dans ce rythme. » C’est parce que ce soir il a plongé dans cette frayeur ou ce dégoût naturel à tout musicien que Jarrett mit un terme à son improvisation, faisant mine de faire un caprice et n’en déplaise au public et par respect pour les créateurs, c’est bien ainsi. Lire la chronique d’Andrée Delacroix du DVD sorti cette année sous le label TDK.
Crédit photographique : Domaine Renoir : © Conseil général - G. Veran. Keith Jarret ; © Yannick Seuret et © DR pour les autres visuels
lundi 8 août 2005
Provence Alpes Côte d’Azur (1) : Oliveraies, monastères et pinèdes
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