dimanche 23 avril 2006


23 avril 2006 : Monteverdi, Schütz et la danse .Luxueuse représentation des ballets de Monte-Carlo au Grimaldi Forum, salle des Princes. Triple Chassé-croisé : un ensemble invité, Akadêmia sous la direction de Françoise Lasserre ; une chorégraphie signé Jean-Christophe Maillot,  bâtie sur la musique de Monteverdi ; une autre chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui, intégrant la douleur des œuvres de Schütz. Quadruple chassé croisé enfin : les costumes sont de Karl Lagerfeld ; quintuple même : les lumières de Dominique Drillot… par notre envoyé spécial à Monaco, Cédric Costantino.

Prestige du lieu et valeur de la salle
D’une telle richesse, on ne peut qu’être admiratif : où est-il donné de pouvoir exercer le regard, l’ouïe et l’intellect sinon ici où plane le souvenir des Diaghelev-Stravinsky-Picasso. D’abord une salle rouge et neuve, dotée de colonnes ioniennes décoratives, soit parce que l’on est sous la mer dans une Atlantide, soit c’est une allusion (en texture bétonnée) aux belles colonnes de Bayreuth. Chez Wagner, elles sont faites pour l’acoustique, ce n’est malheureusement pas le cas ici ! D’où une sonorisation des œuvres qui force les cordes pincées au continuo (luths et archiluths), abîme, par exemple, la magnifique Colascione-Toccata de Kapsberger, cette pièce qui, ce soir, habilement orchestrée, retrouve son parfum de mélancolie médiévale (elle imite un vieil instrument, le colascione) et qui, pour des oreilles modernes, évoque la musique rock. 

Françoise Lasserre polit le son
Akadêmia, c’est une perfection de la couleur. Le continuo a tous les accents des dernières découvertes, ceux des instruments retrouvés : le récent lirone, le géant violone. Manque le cervelat si doux, mais cornets et trombones en compensent l’absence. Imaginez l’alto supplier « épargne ! » au milieu de ces glacis d’un autre monde. Entendez soupirer le cornet à bouquin, cet instrument réputé festif, dans la passacaille de Biagio Marini… Akadêmia, c’est aussi de bons chanteurs, en particulier le ténor I (connaissance des effets théâtraux de la langue italienne). Si, objectivement, tout commentaire pour ce genre d’ensemble est de dire : « perfection ! », reste à choisir subjectivement son camp pour le goût esthétique. Or c’est peut-être une beauté toujours placée dans la production du son plutôt que du sens, est-ce à cause d’un manque de liberté individuelle sous la direction ferme du chef ? C’est un ensemble « Renaissance », entendons par là que chez lui l’ « harmonia é padrona de l’oratione » à l’inverse de l’adage de Monteverdi. La « sprezzatura » (façon de hâter et de ralentir le temps suivant les affects) ou si l’on veut le « tactus di petto » (le rythme selon le cœur) pâtissent. Tendance française de lire la musique ?

Jean-Christophe Maillot nimbe Monteverdi d’un clair obscur poétique.
Tandis que le « Magnificat » de Monteverdi débute, quelque peu tronqué de versets essentiels, la danse, fluide, faite de vagues de bras, enchaîne un méritant solo d’homme, un duo, un trio symbolique de la trinité sous les auspices de bougies solitaires suspendues au ciel. Puis, pour les « Madrigaux de Guerre et d’Amour », une bougie rouge, escortée de sa troupe de soupirantes blanches, relate l’amour pétrarquisant et c’est un pas de « Donna crudele » (Dame cruelle) sur l’onde des mains d’hommes contrits, contrits mais qui montent la déesse au ciel en suivant la musique. Une lumière venue des tableaux de Georges de la Tour enveloppe les costumes, essence de la renaissance, sans ostentation, du grand couturier pré-cité. « On peut faire toujours de très belles choses en do majeur » disait Schönberg, c’est le cas de ce ballet : la poésie, ne cherchant pas à se faire novatrice, surgit pour le plaisir du spectateur. C’est un écho de celle (novatrice pour le coup !) de Monteverdi. Car d’émotion, quiconque sait qu’il n’en manqua pas… 

Sidi Lardi Cherkaoui charge Schütz du poids du monde
Nous en étions là sur le plaisir et l’émotion quand s’ouvre derechef le rideau. L’écran géant déroule la marche douloureuse, sublime d’une africaine amputée, pour se figer sur l’indicible et passagère profondeur d’un fugitif regard. Toute une sensibilité, une intensité philosophique. Pendant ce temps, tel un pantin cassé : le danseur. A l’arrêt de l’image, on vient le chercher en costume de groom. Là encore, techniquement, rien de trop novateur. Rien de démonstratifs pour les danseurs ni de trop esthétisant. La forme est soumise au fond et par là en devient belle : la sensibilité du tout, difficile, forte, en fait un chef-d’œuvre. 
Plusieurs niveaux de lecture donc : d’abord, les horribles cruautés, le quasi génocide de la guerre de Trente ans. Cette amertume, Schütz l’a vécue. Il en donne un miroir dans l’angoisse réelle de son inspiration. Ensuite, l’Allemagne fasciste et l’imagerie des fêtes vaines aux années folles avec leurs coupes de champagne. Ce fut l’univers d’un Otto Dix, d’un Berg. C’était cet univers freudien où la boîte de Pandore est réouverte par la fatale Lulu, femme dont est un peu héritière la principale protagoniste du ballet. Cette imagerie est en sus assimilée aux colons d’Afrique car telle est la troisième lecture : l’Afrique colonisée, soumise au poids de sa misère. Le lustre du bal sur la scène devient, sur l’écran, le lustre de l’église africaine ornée de la plaque signée Jean-Paul II : « à la douleur noire ». Et cette église reprend la religiosité de la musique de Schütz. 

Violences sur le spectateur
Les trois niveaux ainsi précisés, se mêlent plusieurs fois : une valse des colons sous un rythme africain heurte un motet lent et binaire de Schütz a capella…, très producteur d’émotion, de beauté « contemporaine ». Aucune violence ne nous est épargnée : qui pourrait penser entendre une chanson en anglais à la guitare après une heure et demi de musique classique ? Du déjà vu ? Jamais cet artifice n’eut ce sens intense comme ici. Les danseurs se mettent à parler comme au théâtre : nouveau changement de registre ? Non, le « texte reality » parle à la fois de la saleté de la condition de vie au Tiers Monde, de la mort d’un nourrisson « né sans anus » par manque de médecin et de connaissance de l’hygiène. Cela parle encore, autre niveau de lecture,  du naufrage mental d’un suicidé. Le langage utilisé est-il poétique ? Non, c’est un langage totalement courant n’évitant pas les expressions vulgaires, mais simple, naïf, cruel, c’est un matériau dramatique. En revanche l’utilisation en est poétique : prononcée par une danseuse mondaine en suspension, le haut mimant la conversation (coupe de champagne, main sur le menton), le bas sur les pointes dans un superbe et mouvant surplace. Puis deux danseuses disent le même texte, puis trois, puis six, puis enfin en canon, comme dans les passages fugués de Schütz, ceux qui jouent sur les consonnes finales égrenées en escalier d’un chanteur à l’autre. Une danseuse achève seule la phrase interrompue sur un « euh » et cela semble comme cette ligne de l’Art de la Fugue inachevée. 
Quand la pseudo héroïne se roule dans un tas d’ordure et y disparaît tandis qu’une ballerine reprend la souffrance du pantin initial, ce n’est pas encore la fin ? Peut-être y voit-on un peu de longueur ? Non encore, c’est que l’intensité fatigue quand on la ressent vraiment. Le but est atteint.

 

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