jeudi 14 avril 2022

Eloge funèbre de Patrice Giuge, peintre et enseignant.

Lui était sur ma route, simplement sur mon lieu de travail, à la villa Thiole, à la villa Serge. D'autres furent sur mes lieux d'études, de très grands professeurs. De ceux là, le premier qui s'en alla, fut le Doyen Weiss, mon professeur de thème latin : la dernière fois que je vis cette bibliothèque vivante, chercheur éminent en patristique chrétienne, c'était au bar, sur la place de la Libération, en face de la villa Thiole, justement. Il riait en arabe, une chope à la main, trinquant avec un ouvrier. L'instant était si poétique, si simple, si grand, que je n'ai pas voulu le briser, dire mon bonjour : je regardais, je pleurais presque. De cette race sans race, Patrice Giuge l'était, lui qui aimait les tout petits comme il aimait les grands peintres, lui qui tutoyait les kurdes sous leurs tentes et ainsi, par amitié, pu voir les cités antiques à moitié englouties dans les sables, encore ignorées de nos jours. Et il me semble que son émule, Caroline Challan Belval, n'a pas fini d'acquérir un surplus de belle âme, ni même d'apprendre de Patrice, comme si elle gravissait la montagne après son passage, comme si désormais, à chaque palliers elle se disait "il était là, à ce point, au même instant que moi aujourd'hui "...
La voix de Patrice Giuge encerclait, sa parole était comme un fleuve qui charriait les idées, posait les mots à la place juste, oui, bibliothèque vivante, ouverte à tous, simple fontaine qui versait, libre à moi de m'y étancher. Et dans ce flot il dit un jour que ma malléole était belle... ce mot technique : quelle beauté ! Je savais beaucoup mais pas encore ce qu'était une malléole... l'intérêt d'ouvrir le dictionnaire ? l'intérêt de savoir prosaïquement ? savoir que le tumulte de l'air sous la chaleur n'est qu'un mirage et non un Dieu ? qu'une malléole est un os et non une ombre sur un dessin ? n'était-ce pas sublime qu'il sût et que je ne susse point jusqu'à la séance suivante ? Car la malléole ne put que se dévoiler, peu à peu, sous ses mots à lui, adressés aux élèves penchés sur leurs dessins et berçant le modèle dans son immobilité... Patrice Giuge restera pour moi poésie de la malléole, comme Jean-François Duffau, à jamais, poésie de l'acromion.
C'est de Patrice Giuge que je sais combien le dix huitième siècle était une sphynge au beau visage et aux griffes assérées, et cette citation, de je ne sais quel penseur, était une vraie clef tâchée de sang qui ouvrait la porte de Mozart : je regardais alors dans la chambre du passé avec l'oeil de Romain Gary dans son roman (les Enchanteurs) : j'y vis l'enfance, la désillusion, l'angoisse, la terreur doublée de l'intelligence, le barbarisme rejoignant définitivement la civilisation, le noeud gorgien de l'humain. C'est une évidence, j'apprenais, il savait. Et d'ailleurs nous parlions le même langage, comme si j'étais une créature de Pontormo à qui il disait : "tu vois, tu es fait de telle pâte, de tel pigment" et moi de répondre "Mais oui, Pontormo a bien fait et je me sens bien ainsi !". Aussi devisions nous souvent devant un café, moi le musicien, lui le peintre, et nous bâtissions en chimères des maisons d'Harmonie où les accords de sixtes coulaient en pluies de verre, ceux de quinte étaient des sols et des murs solides et ceux de sixte et quarte des plafonds renversés : ensemble nous y fuyons le point stable, pourchassions le désir de l'art. Il riait de mon innocence, m'observait, attendait, généreux, que je sorte de mon tableau et que je devienne créateur moi-même. De vrai, il m'aurait aidé si je n'avais pas trop tardé, il eût suffit que je demandasse pour qu'il saisît mes démons par le cou, comme il le fit pour ce fils qui venait battre la douce modèle dans l'école même, jetant le monstre par l'escalier, disant : "ne rien reviens plus ! Ici où nous la protégerons toujours !".
Patrice Giuge pensait que tous avaient droit à la culture et qu'on la refusait toujours aux humbles de la Cité : non pas culture de surface, dont s'acquitte sans trop de ferveur l'école-prison, mais l'authentique, celle d'une rencontre physique, amoureuse, d'un jour : peu importe que ce fût d'une phrase, d'une image, d'un son ou même d'un toucher, renconre qui ouvre la personne, ouvre à tout, attendrit, apaise, grandit tout. Patrice était utopiste et rien, jamais, ne pu amoindrir son utopie, au contraire, elle croissait de volonté, d'action, d'énergie, d'adversité, devenait matérielle, création, enfin, mille tableaux. ne voit-on pas qu'il n'avait peur de rien : l'étranger, le labeur, la maladie implacable, le soins intensifs, l'amoindrissement, l'absence même des saveurs, rien ne lui fit peur, rien ne lui ôtait le goût de l'agir, et surtout pas la mort - il me le dit au sortir du tout premier billard. Aplomb, vastitude, générosité, belle manifestations de la tendresse infinie et tolérante, tendresse qui ne juge jamais... tendresse qui fit à mes yeux de Patrice giuge un modèle de l'honnête homme politique : je veux dire un artisan de la Cité Idéale.

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