mercredi 15 décembre 2010

Mi bémol Majeur : couleur cruelle et dure ou solaire et tendre ?



Rien n’est plus dangereux que de parler de la couleur des tonalités. Peut-être même que si Bach lisait ce petit texte, il rirait, tant chacun au XVIIIème siècle avait son opinion. C’est qu’en ce temps on cherchait à pouvoir jouer dans toutes les tonalités, ce qui ne s’était pas fait auparavant.


Or plus il y avait de dièses et de bémols plus tout sonnait faux. Comment faire ? Il fallait raboter les espaces entre les notes, il fallait abimer, mais pas trop, les tonalités les plus simples pour rendre audibles les plus compliquées, c’est un peu comme les 365 jours du calendrier, tous les jours sont faux pour que le calendrier soit circulaire, et pourtant chaque jour est vraisemblable.


Même si on avait tout rendu assez faux pour être accessible, mais assez juste pour être écoutable, on n’en était pas encore arrivé au « tempérament égal » d’aujourd’hui, où toutes les tonalités sont identiques comme sortie d’usine. Elles avaient encore leurs couleurs, assez sensibles pour prêter alors aux interprétations subjectives, suivant qu’on utilisait un système de rabotage (de « tempérament ») différent. Bien différente est la transposition, une option qui détruisait la couleur de la tonalité d’aboutissement. Car on partait d’une note, comme mi bémol, et on mettait à sa gamme, entre chaque note, tous les espaces d’une autre couleur de tonalité comme celle de do. Par exemple, Michael Praetorius donnait à Wölfelbuttel le choral du Veilleur en Do Majeur. Le diapason de chœur étant très haut, ce Do Majeur pouvait sonner en Mi bémol Majeur, et Bach écrit sa cantate Wachet auf ruft uns die Stimme en Mi bémol majeur. Peut-être que la cantate de Bach sonnait avec la couleur de Do Majeur ? Comment savoir ?


Pour le choral O Mensch, bewein’ dein’ Sünde groß, (BWV 62), la motivation de Bach semble bien d’utiliser la couleur propre de la tonalité Mi bémol Majeur. Il prend une mélodie qui originellement est en Fa Majeur et l’abaisse en Mi bémol Majeur. Cette mélodie s’est revêtue dans le culte luthérien des paroles du chemin de croix, elle fut utilisée comme hymne pendant la terrible guerre de Trente Ans qui déchira l’Allemagne. Ce fut aussi le fameux Psaume des Camisards (Que Dieu se montre seulement). C’est dire combien de valeurs émotionnelles ce choral se retrouve chargé. On est à l’orgue, et forcément Mi bémol Majeur possède sa couleur propre à cause du tempérament de l’instrument. C’est un figuralisme au même titre que la somptueuse ornementation du chant au soprano, épousant l’émotion du texte. Quel figuralisme ? Bach respecte « l’éthos » (le sentiment) que l’on prêtait à cette tonalité : « cruelle et dure » pour les Français et les Italiens, plus adoucie en Allemagne et, selon Mattheson, « contenant beaucoup de pathos, et n’ayant par nature rien à faire avec autre chose que des œuvres à la fois sérieuses et tristes ». Ainsi, adéquate aux paroles de la Passion, cette tonalité permet, à la fin du choral, d’extraordinaires et inhabituelles couleurs « bémolées », et un saisissant arrêt sur image Adagissimo exprimant le lourd fardeau de la Croix. Même si l’on suppose que Bach rejette l’idée de « cruauté », comme le disait Marc-Antoine Charpentier, de la tonalité de Mi bémol Majeur pour lui donner plus de chaleur, on est frappé de lire bien après lui, chez Quantz, compositeur flûtiste et pédagogue de la génération de ses fils, la même idée d’une tonalité faite pour le pathétisme : « On a différentes sortes de pièces lentes. Quelques une sont fort lentes et tristes, d’autres ont plus de vivacité (…) Les tons de do mineur, Mi bémol majeur, fa mineur, expriment un sentiment triste beaucoup mieux que d’autres modes mineur ; ce qui fait que le plus souvent les compositeurs s’en servent à cette fin. On emploie au contraire les autres modes majeurs et mineurs pour les pièces agréables, chantantes et pour celles qui n’ont d’autre but que de plaire. » (La citation n’est pas exacte pour faciliter la compréhension, il faut se reporter à l’original).


Pour la première version de Magnificat de Bach, la tonalité de Mi bémol Majeur est en contradiction flagrante avec ce figuralisme du « pathétisme » et sa réputation d’être « une tonalité rebelle à toute sensualité », car la pièce est dans l’ambiance de Noël et exprime avant tout la tendresse. Il y a donc chez Bach une autre dimension pour cette tonalité. À la Noël 1723, pour la tradition de l’inauguration de sa nouvelle fonction de Kantor à Saint Thomas de Leipzig, Bach donna un Magnificat en position de motet avec cinq chanteurs. Cette première version semble plus chambriste, et Mi bémol permettait un jeu brillant plus doux que Ré majeur, il s’agissait peut être aussi d’une question d’accord des instruments, d’une transposition. La tonalité Mi bémol Majeur dans les mains de Bach transforme sa crudité en luminosité et son pathétisme en tendresse. Bach a-t-il voulut suivre les pas de Monteverdi en plaçant la dévotion de Marie dans un contexte trinitaire ? Car Mi bémol majeur est une tonalité à trois bémols, ce qui semble l’élément capital pour faire aimer cette tonalité à Bach. Recopié soigneusement dès 1728, et transcrit en Ré Majeur, tonalité joyeuse et naturelle pour les trompettes, le Magnificat finit par recouvrir sa version définitive en vue de la fête de la visitation du 2 juillet 1733.


Quantz, encore une fois, se fait l’écho du danger de se fixer à une idée précise des couleurs de tonalités ; il signale que personne n’est d’accord sur les effets particuliers des modes ; il en donne l’historique et souligne le fait que les anciens en avaient de très nombreux, avec des gammes différentes ; qu’aujourd’hui, il n’en reste que deux, le Majeur et le Mineur. Pour lui, la seule manière de se convaincre, c’est l’expérience de transposer les morceaux pour savoir si l’effet sentimental varie d’une tonalité à l’autre. C’est exactement l’enjeu des deux cahiers du Clavier bien tempéré de Bach dans les 24 tonalités. Pour Quantz « l’expérience de l’oreille » était encore très signifiante : « Pour moi je me fierai à mon expérience, qui m’a persuadé des divers effets des différents modes, jusqu’à ce que je serai convaincu du contraire. » Jusqu’à Chopin l’on sentait toujours ces différences. À l’époque industrielle, après Brahms et Liszt, comme les colonnes romanes standardisées, identiques au château de Neuschwanstein et à la Cathédrale de Monaco, les tonalités sont devenues jumelles et ne différaient que par la hauteur. Nous avons perdu de la saveur. Mais nous en avons acquises d’autres, grâce à l’extraordinaire capacité du XIXème siècle à passer d’une tonalité simple à des tonalités compliquées avec tant de rapidité.


En définitive, il ressort que c’est à Bach que revient L’honneur d’avoir enrichi Mi Bémol Majeur, de l’avoir « attendri ». Après lui, c’est une tonalité lumineuse et sereine, solaire et tendre. Nous sommes au soir de la vie de Bach : Mi bémol Majeur est aussi la tonalité du sublime choral Schmücke dich ô liebe Seele, à l’écoute duquel Schumann écrivit à Mendelssohn : « tu m’as affirmé toi-même que si la vie devait t’enlever la foi et l’espérance, ce choral à lui seul te les rendrait ».


Cédric Costantino pour presencemusicale.com


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