mercredi 15 décembre 2010

Facilité et difficulté de l'instrument



Beauté de la difficulté d’un instrument, fascination de la facilité d’un autre



Jouer sur un instrument rudimentaire exhausse l’expressivité de la virtuosité. Je me souviens avoir entendu pour des raisons de programme plutôt tourné vers la musique très ancienne, une œuvre de Johann Sébastian Bach pour violon, interprétée à rebours, non pas à la viole, mais sur une reconstitution d’instrument médiéval, c'est-à-dire une gigue ou rebec : sa sonorité, plus roque que celle du dessus de viole fut choisie pour rivaliser avec les vents présents dans le concert, une dulciane, un cornet à bouquin.


L’instrument était bien faible, il fallait une oreille bienveillante, bien tendue vers le discours du contrepoint, pour entendre tout de même suffisamment clairement. C’était aussi ce genre d’instrument où les cordes tiennent leurs positions à peine, où il faut cent ans pour obtenir l’accord juste, et encore : la demoiselle instrumentiste n’osait plus toucher à la cheville de peur qu’un millimètre de trop mette par terre tout le travail de dix minutes pour accorder. Pourtant ce genre d’instrument ajoutait quelque chose d’ineffable : l’ingratitude technique qui lui est inhérente est propice à la plus noble émotion.

L’instrumentiste s’y meut difficilement et c’est cela même qui procure un sentiment lancinant. Qu’est-ce alors d’entendre sur ces cordes immobiles et contraintes ces volutes infiniment flexibles, plastiques, expressives de l’écriture de Johann Sébastian Bach : c’est un arrachement du cœur, une admiration pour l’artiste adroite, plus adroite encore que si elle eût tenu un violon au son rond et facile. C’est ainsi que parfois on est plus admiratif à entendre une soprano lyrique parvenir au registre aigu qu’une soprano colorature s’y promenant avec aisance. De même la virtuosité sied aux instruments difficiles sous les mains des habiles.


Cependant la facilité de l’émission du son fascine comme un exploit sportif. En voici un exemple : il arrive d’une allure décidée, mouvements larges et adolescents, resserré dans son costume de concert, grand, élancé, mince comme parfois le sont les basses. Le maintien trahit l’autorité du conquérant, à peine amollie par le regard sensible et inquiet de l’artiste. Avant de l’entendre, on sait que la corporalité joue un rôle expressif, qu’elle apporte un soutien véritable et physique à la ligne vocale. « Il chante avec son corps », c’est un dompteur du public, le fixant droit dans ses mille yeux.

Dépit, dédain, douleurs et pleurs imités, vengeance, colère, tendresse ou grâce pastorale, tempêtes et déraison … tous ces affects se déploient dans de longues vocalises, dans un souffle unique, dans une impeccable virtuosité, dans une lamentation, dans des souffrances vécues, dans un timbre de voix personnel et féminin. C’était Nicolino capturant l’Angleterre, aussi parfait dans les récitatifs que dans les airs, expression et combat.

L’envoûtement de la voix s’est imposé au public interdit. C’était Farinelli dans ses joutes avec les trompettistes. C’était comme un hautbois aux inflexions faciles. Fluide magique, magnétisme enchanteur, l’un de ces moments où l’aveuglement du plaisir ressenti l’emporte sur tout esprit critique. Le secret : ne pas faire aucune respiration, même naturelle au milieu des longues phrase de Haendel, être dans un souffle perpétuel, comme les hautboïstes. Jadis dans les cavernes napolitaines, les jeunes gens écoutaient l’écho pour s’entraîner à tricher avec l’acoustique, aujourd’hui ils sont rare ceux qui ont ce naturel surnaturel.


De même dans sa Defense de la basse de viole contre les pretentions du violoncel, éditée à Amsterdam en 1740, Hubert Le Blanc, parlant du « sultan » violon, est bien obligé de reconnaître que cet instrument jusqu’ici rustre, a subitement acquis en Italie une facilité d’émission coulante absolument fascinante, grâce à un long coup d’archet qu’il attribue au violoniste Giovanni Battista Somis (1686-1763) : « Il étala majesteusement le plus beau coup d`archet d`Europe.

Il franchit la borne, où l`on se brise, surmonta l`écueil où l`on échoue, en un mot vint à bout du grand œuvre sur le violon. Un seul tiré d`archet que le souvenir en fait perdre haleine quand on y pense, et parut semblable à un cordage de soie tendu, qui pour ne pas ennuyer dans la nudité de son uni, est entouré de fleurs, festons d`argent, de filigranes d`or entremêlés de diamants, de rubis, de grenats, et sourtout de perles ».


Cédric Costantino pour presencemusicale.com


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