lundi 1 mars 2010

Bach & Haendel II (autre version)

BACH & HAENDEL

Haendel est magnifique. Magnifique : c'est un geste que l'on discerne à la lecture de sa musique, une geste à la lecture de sa vie. Bach est une forêt, selon le mot de Paul Dukas : « quelque forêt sonore dont les végétations s'enchevêtrent harmonieusement », et l'on s'y enfonce, comme lui même le fit dans sa vie sur son seul territoire de Thuringe, mais pour pénétrer dans les conquêtes d'un humanisme pédagogique, et bâtir une somme solide à l'usage des futures générations.

Comparer Haendel et Bach ? Mais sur quels critères ? Qu'ils furent voisins de naissance en lieu et date ? L'un se fait père d'une famille nombreuse, l'autre reste célibataire, l'un approfondit dans la routine existence et musique, l'autre tente les embûches de la carrière comme un joueur mise, l'un fut le domestique de princes puis d'une administration, l'autre jouet de la foultitude du public anglais... il n'y a là que des divergences et leur seul point commun est l'esprit d'aventure, l'un dans le monde, l'autre dans l'esprit. Devrait-on les confronter, comme les anciens firent en regrettant la rencontre désirée par Bach et déclinée par Haendel ? C'est un peu comme évoquer la rencontre de Diogène avec Alexandre le grand. Deux conquérants mais aux territoires si divers : « ôtes toi de mon soleil », dit Diogène du bas de son tonneau. Bach aurait pu dire de même au colosse avide de terres nouvelles.

L'orchestre français & italien en Allemagne

Ils sont nombreux les foyers de musique française en Allemagne : s'en étonnera-t-on quand fleurissent jardins à la Le Nôtre, château à la Mansart ? Les historiens s'accordent à souligner l'importance de trois orchestres, parmi tant d’autre.

L'un est à la cour de Dresde, prête à payer en 1717 un salaire de mille thalers à l'organiste parisien Louis Marchand en tournée germanique depuis 1714 : mais le Maître de Chapelle indigène, violoniste flamand né en Espagne, Jean-Baptiste Volumier[1] fait fuir par chaise poste le parisien inopportun…en organisant rien moins qu’un concours avec Jean Sébastien Bach. Le même Volumier poussera le violoniste italien Veracini, payé lui mille deux cent thalers en 1722, à se jeter par la fenêtre, lequel, fort heureusement, atterrira miraculé mais boiteux.

Un autre est à la cour de Cella non loin de Lüneburg. Dans la Nécrologie, Karl Philip Emmanuel Bach rappelle que quand son père était élève à Lüneburg vers 1700-2 :

« il y eut l'occasion en écoutant souvent l'orchestre alors célèbre qu'entretenait le duc de Zelle et qui se composait presque uniquement de français d'acquérir des connaissances solides dans le goût français qui était lors quelque chose de tout nouveau.»

Haendel put entendre certainement cet orchestre lors de son séjour hambourgeois vu la proximité des lieux. Hambourg même était un troisième foyer de musique française, et l'Opéra y goûtait autant le ballet français que l'aria italienne[2]. Y fut primordiale l'activité du Hongrois Johann Sigismund Kusser (1660-1727), étudiant à Paris auprès de Lully pour six années, directeur de l'Opéra de Hambourg en 1695 : il en fit une scène internationale. C'est à son Festin des Muses, publié en 1700, concentré coloré de l’art orchestral du théâtre français à l’usage des concerts, que l’on doit tous les rigaudons, les réjouissances, les rondeaux, les échos qui peuplent la suite à la française de Bach, Telemann, Fischer, Muffat fils, Haendel, etc.

L’Almira de Haendel : aux sources des procédés de composition.
Quand Haendel arrive à Hambourg en juillet 1703, il a des vues sur l'opéra du Marché aux oies, am Gänsemarkt, occupe d’emblée un pupitre de violon dans l'orchestre de Keiser et celui-ci lui propose une création : l’Almira.
Tout pouvait devenir un air d’opéra italien une fois sur scène, en commençant par les danses françaises. Haendel regorgeait d’idées, brûlait d’exprimer des sentiments et d’une façon quasi sauvage, mais il n’avait pas de métier. Pris de vitesse il utilisa en premier lieu un hypothétique[3] recueil de danses pour clavier, construit lors des leçons de Friedrich Wilhelm Zachow, les colorant à peine pour l’orchestre, les adaptant pour la voix. En effet le maître de Haendel à la Halle, ce Zachow, passionné de tout, lui enseigna, outre le contrepoint sévère allemand et la variation flamande, la suite française et l'allegro à l'italienne… et l'on dit même qu'il fit connaître l'Opus V de Corelli à son pupille[4].
Haendel jeta ainsi à foison tout ce qu’il avait, à savoir seulement la première partie de la construction d’une belle mélodie, sa forme : un beau thème. En ce domaine il était de première force[5] et l’opéra fut un immense succès, fera même l’objet d’une reprise par Telemann en 1732.
Il n’en demeure pas moins qu’avec un livret embrouillé et sans expérience, Haendel ne pouvait encore composer un personnage, traiter la voix mieux qu’un instrument, se montrer expert en prosodie. Nous avons dit qu’un beau thème n’est que la première partie d’une mélodie : la seconde en est l’affect, la juste adéquation entre le sentiment de la langue et l'impact sur le public. Et c'est précisément ce qui reste encore embryonnaire dans l’Almira. L’Italie apprendra réellement à Haendel l’écriture pour la voix comme une langue natale[6]. Cependant à l’orchestre ce défaut n’apparaît pas, et seul le génie précoce surgit : c’est à bon droit que l’on peut tirer d’un divertissement dansé à l’Opéra une suite de concert [7], c’est là même une pratique de l’époque.
Bach & le café Zimmermann

On jouait-on les suites à la françaises, dites « Ouvertures[8] » ? Nombre de villes développèrent un Collegium Musicum réunissant musiciens professionnels et amateurs-étudiants de haut niveau qui dans les lieux publics servent de divertissement à un petit public et à eux mêmes, devant les terrasses de café pour populariser ce que les grandes cours entendent en privé : ouvertures, concertos, musique de chambre, arie, cantates profanes. Telemann créa celui de Leipzig en 1702 et en fit même l’orchestre régulier de l’Opéra alors encore ouvert, le collegium passa de quarante à soixante musiciens sous G-M Hoffmann et son lieu de rendez-vous était chez Monsieur Zimmerman, devant son café. En mars 1729 Bach, cantor de Leipzig, laisse ce témoignage :

« Aux dernières nouvelles, le bon Dieu est également venu en aide au fidèle H. Schott [organiste à Leipzig ), par l'octroi du poste de cantor à Gotha; c'est pourquoi il prendra congé la semaine prochaine, car j'ai l'intention de prendre en charge son collegium[9]. »

Bach tenait à cet engagement laïc qu'il délèguera puis reprendra, c'est l'occasion de reprendre son travail de musique de chambre des cours de Weimar et Cöthen, et comme il y avait « un clavecin tel qu'on n'en a jamais entendu de pareil ici » et qu'il avait plusieurs fils virtuoses et élèves brillants, il transcrivit à tour de bras ses concertos de violons, violon et hautbois, quelques pièces à deux clavecins dans une littérature somptueuse pour clavier et orchestre, une des sources majeures du concerto classique. Quant à l'Ouverture à la française, il y fut fidèle tout autant, produisant lui-même[10], donnant des œuvres de son cousin Johann Bernhart Bach, Fasch dont il recopia les suites, ses amis Telemann & Stölzel…


Bach et les concertos italiens.

L’enthousiasme pour la France résiste peu à la puissance de séduction de l’Italie, laquelle produisait tant de grands musiciens qu’ils s’expatriaient en masse pour avoir des postes ailleurs[11]. Il suffit de rappeler que le grand Schütz au début du XVIIème siècle fit deux fois le voyage en Italie pour apprendre auprès de Giovanni Gabrieli puis de Monteverdi, qu’il partagea avec le romain Carissimi[12] qui enseignait au collège germanique de Rome, un élève Christoph Bernhard, ce dernier fit beaucoup pour la pédagogie en Allemagne : Buxtehude en sera profondément influencé.

Bach, déjà enclin à une belle clarté des voix par l’enseignement de Böhm et la vénération pour Frescobaldi et Pachelbel, découvrit véritablement la musique italienne à Weimar où il fut nommé en 1714 organiste de la cour. Là un jeune prince doué en écriture rapporta les concertos de Vivaldi fraîchement édités de Hollande, et avec son cousin Walther, à l’orgue, au clavecin, c’est une émulation de transcription, d’assimilation de Vivaldi, Marcello, Torelli, et d’embellissement des œuvres imitatives avec le génie de la pulsion spontanée que furent les œuvres du prince bientôt arraché à la vie dans sa fleur.

Le premier Biographe de Bach donne une description définitive de la profondeur de cet événement dans l’art de Bach :

« Il sentit de bonne heure que les roulades et les cabrioles sur le clavier ne pouvaient conduire à rien : il comprit surtout qu’il avait besoin d’un guide pour atteindre à ce but. Les concertos de Vivaldi, qui venaient justement d’être publiés, furent pour lui ce guide nécessaire. Il les avait souvent entendu citer comme d’admirables compositions : il conçut en conséquence l’heureuse pensée de les tous arranger pour le clavecin. C’est alors qu’il étudia l’enchaînement des idées, leurs relations, la variété dans la modulation et beaucoup d’autres artifices de composition. (…) Une merveilleuse combinaison de mélodies variées, dont la forme est tellement parfaite que prises isolément, elles semblent toutes constituer la partie supérieure, voilà l’harmonie de J.S. Bach »

Bien plus que Corelli, dont il a retenu la perfection de l’écriture en trio, et les frottements des voies, Vivaldi a bien été la plus grande influence italienne sur Bach et Pisendel, ami des deux, a pu bien représenter un lien efficace pour l’échange de musique et la diffusion de l’œuvre de Bach en Italie[13].

Après Weimar, il fut à Coethen, où le Prince Léopold d’Anhalt-Coethen, gambiste lui-même, offrit à Bach la chance de s’adonner lui-même à l’écriture de concertos pour violons, de sonates en trios, de concertos grossos pour divers instruments. Parmi ces œuvres le concerto pour violon en Mi Majeur pousse les lois de la forme presque vers la structure de la sonate classique, souvent chez Bach le principe Vivaldien d’un ostinato diaphane et long à la basse sur lequel rêve en arabesque le violon est démultiplié vers une profonde méditation.

Allant acheter un clavecin à Berlin en 1719 pour son prince musicien, Bach rencontre le margrave de Brandebourg Christian Ludwig. Il regroupe alors des expériences de Coethen en un recueil de concertos grossos qu’il achève en 1721, les concertos Brandebourgeois. Une synthèse s’opère là entre le style italien et la tradition allemande de sens spirituel[14] conférés à la couleur des instruments. Le cinquième, triple concerto pour le clavecin acheté chez Michael Mietke, pour violon et pour la flûte traversière à la mode, résume la symbolique de l’offrande : il offre plus grand que les italiens en élargissant de 18 mesures à 65 mesures la cadence originale du clavier-Roi[15] ; il fait parler la flûte traversière symbolique de la paix avant le sang et la fureur en opposition aux doubles croches de la ritournelle thématique monteverdienne de la guerre[16], métier du Prince.
[1] Woulmyer : une francisation toute commerciale…
[2] Ainsi que récitatifs et airs truculents allemands pour ajouter à la salade de la complaisance.
[3] Cf. la fine et complexe analyse de Jean-François Labie des éditions œuvres instrumentales de jeunesses ressurgies en éditions pirates et des réemplois multiples.
[4] Fils de Chirurgien, Georg Friedrich ne possédait pas un baguage thématique familial, il prit aussi bien l'option de se faire un fond de commerce, une bibliothèque hâtive, et de la garder par devers lui, tout au long de sa vie, comme un catalogue de thèmes, de tournures mélodiques et de modèles, et, surtout, comme des souvenir affectifs (il soutiendra financièrement la veuve de Zachow).
[5] Il y a déjà dans l’Almira, accommodée dans le ballet pour marquer l’entrée des Asiatiques après les Africains, la fameuse sarabande qui deviendra une aria et fera la célébrité de son premier opéra anglais, Rinaldo : « lacia ch'io pianga ».
[6] Une des sarabandes de l’Almira deviendra l’air « Penna Tirana » dans Amadigi di Gaula en 1715 : un hautbois brode sur la voix une mélodie poignante et romantique en notes longues tandis que le basson diminue comme une lugubre marche, au milieu la voix de castrat orne la sarabande de tous les accents de la langue italienne, en seconde partie Haendel renonce même à des anciennes beautés de l’original, c’est qu’il les avait utilisées dans un air d’un autre opéra (dans la Resurrection par exemple), il en place d’autres merveilles dans une nouvelle troisième partie : un réemploi en superproduction hollywoodienne !
[7] A condition d’utiliser un ritournello comme gigue finale. Qu’est-ce qu’un ritornello, nous demandera-t-on ? Il y en a plus d’une douzaine dans l’Almira, l’orchestre reprend tout entier un thème de l’air achevé pour l’amplifier.

[8] Qu’est-ce qu’une Ouverture à la Française ? Tenant lieu de grand portique de concert, cette ouverture à l'orchestre remplace le couple prélude semi-mesuré (pour accorder le luth puis devenu symbolique au clavecin) et allemande grave de la musique chambriste de ballet. En faisant succéder trois sections lent-vif-lent, l'ouverture française joue sur la psychologie théâtrale d'une façon toute inverse de l'ouverture italienne (vivace-adagio-vivace). La première section majestueuse possède toute l'éloquence déclamative des rythmes pointés et permet de saisir d'auditoire par une noble situation ; la partie plus vive en écriture fuguée dépeint toute l'action dramatique : elle donne un goût de l'épopée qui suivra l'ouverture au théâtre, elle la remplace au concert. Puis l'action s'élargit au retour du pathos majestueux de la première partie sans la reprendre tout à fait, mais semblant achever l'élocution sur un monument de haute morale. Le Festin des Muses de Kusser l’aura définitivement acclimatée en Allemagne : dépeignant l’action théâtrale, et si heureusement complétée d'un ballet plus léger, l'Ouverture à la française est le divertissement par excellence, fait fureur auprès du public bourgeois au même titre que le concerto à l'italienne. Elle prépare le terrain à la future Symphonie qui dans sa structure est une véritable fusion de la suite française avec l'agonique italienne : Introduction lente puis mouvement vif – mouvement médian lent – danse ou divertissement léger – final très vif

[9] A l'époque Johann Gottlieb Görner, autre organiste important de la ville qui déjà avait ravit le culte de l'église de l'université à la fonction du Kantor, tenait un collegium rival. L'Opéra ayant fermé en 1720, les deux orchestres avaient du succès au point qu’en 1743 on déplaça le tout dans une nouvelle institution avec sa propre salle, le Grand Concert, qu'on appellera Gewandhaus, « la maison des tissus », à cause de sa localisation près du marché, formation célèbre qui existe toujours.

[10] C'est dans ce contexte que l'ouverture-suite en Ut Majeur BWV 1066 trouve sa place, avec sa courante et son enchaînement de danses standards en couple, avec dans l'ouverture ses motifs militaires, disons civiques, rappelant la cantate pour l'élection des nouveaux conseillers municipaux de 1723 Preise jerusalem den Herrn BWV 119, avec sa forlane, principal divertissement pour les hôtes du café, danse vénitienne vive colorée des deux des hautbois et du bason en trio de Lully, avec la jolie variation des vent sur la mélodie du premier passepied pour finir.

[11] Qui connait Cocchi et Alovisi, deux compositeurs à la cour de Varsovie de la stature d’un Monteverdi ?

[12] Entre autre élèves de Carissimi au Collège germanique de Rome : Johann Kaspar Kerll, Johann Philipp Krieger, Philipp Jacob Baudrexel.
[13] Dès 1729, J.C. Gottsched signale que Telemann, Bach et Haendel « répandent leurs œuvres non seulement en Allemagne, mais aussi en Italie, en France, et y prennent leur plaisir », témoignage que confirme la présence dans l’Arianna de Benedetto Marcello, prince propriétaire du théâtre San Angelo de venise dont Vivaldi était l’impressario (haï et combattu), d’un air de Basse bouffe sur le thème B.A.C.H dont la ritournelle d’ouverture est une fugue qui tourne court : de la part d’un compositeur défenseur des traditions, l’intention satirique évidente cache ses raisons profonde (dénonciation de l’amitié Bach et Haendel ? mépris de l’Allemagne ?). L’année de la mort de Bach, à Bologne le Padre Martini, futur enseignant dun fils du Cantor lance cette éloge : « Je tiens pour superfli de vouloir décrire les mérites particuliers de Monsieur Bach, puisqu’il est très connu, non seulement en Allemagne, mais aussi dans toute notre Italie ; je dirai seulement que je crois difficile de trouver un professeur qui le surpasse : il peut se piquer à on droit d’être aujourd’hui l’un des premiers qui court à travers toute l’Europe. »
[14] Ce type de groupement disparate, présent au siècle précédant chez Giovani Battista Vitali mais aussi au temps de Bach chez Vivaldi (concertos con multi stumenti) était populaire en Allemagne, on le trouve chez Rathgeber, le moine qui livre aux bourgeois un sous-produit de ce qui plaît dans la noblesse, mais aussi Telemann, Graupner, Fasch. Ces groupements sont des peintures en musique : toute la symbolique de la vie d’un Prince passe dans les concertos brandebourgeois : La guerre, la chasse, la campagne, les passions.
[15] Plaçant l’œuvre en tête des sources majeures du concerto classique.
[16] Quand il offrit l’Offrande Musicale à Frédéric de Prusse Bach résuma sa pensée pour ce que doit dépeindre un cadeau musical à un noble versé « dans les sciences de la guerre comme dans celles de la paix, c’est-à-dire la musique ».

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