mercredi 11 mai 2005

Agnès Mellon : aux chandelles émotion du soir


Nice. Eglise Saint-François-de-Paul. 06-V-2005. Pierre de la Garde (1717-1792) : Cantate pour soprano « La Sonade » ; François Couperin (1668-1733) : Grande Sonade en trio intitulée « Le Parnasse ou l’Apothéose de Corelli » ; Antonio Vivaldi (1678-1741) aria (Farnace) « Gelido in ogni vena » ; aria (Ramiro) « In mezzo alla procella » ; Georg Friedrich Haendel(1685-1759) : concerto grosso en si mieneur opus VI n° 12 ; Cantate pour soprano « Agrippina Condotta a morire ». Agnès Mellon : soprano ;Ensemble Baroque de Nice, direction : Gilbert Bezzina. 

     Une coupure d’électricité des Bouches-du-Rhône jusqu’à Menton a conféré au concert d’Agnès Mellon une touche imprévue, « vénitienne », en l’église bleue de Saint-François-de-Paul à Nice, déjà somptueusement baroque par son architecture et située en face de l’Opéra. Les dominicains qui réservent un accueil quasi permanent à l’ensemble de Gilbert Bezzina ont sorti de leur trésor les hauts bougeoirs habituellement dévolus à la Semaine Sainte ainsi que d’innombrables bougies… les musiciens disposent l’éclairage à leur guise en un quart d’heure de temps, le public dans la pénombre était toute ouïe… 

     La cantate humoristique de Pierre de la Garde diffuse une singulière affinité élective avec cette situation. Nous voici dans un salon Louis XV, la belle au bois dormant paraît en sa robe ancienne, tel un fantôme portant une bougie surannée et, d’une voix bien en chair, dans un récitatif plein de feintes, demande à l’orchestre encore tout endormi de jouer plus haut. Trois petites notes, et ce n’est pas suffisant : « plus-haut ! » proteste encore le spectre, encore trois petites notes, c’est l’agacement ! « plus haut ! ». L’orchestre fait mine de s’accorder, le ton théâtral et espiègle de la cantatrice comédienne est donné. Impératrice en son concert, la voici qui étreint des bras l’orchestre pour donner le départ réel de cette cantate appelée la « sonate », sonate qui évoque, par son humour, le sonnet de Théophile Gautier « Les quatrains du sonnet sont de preux chevaliers… Les tercets, plus légers ». De la Garde se joue des poncifs italiens qui dominent la France du XVIIIe siècle. Il personnalise en véritables allégories les mouvements de la Sonate, ou « Sonade », tant les éléments en sont francisés. Quelle diction ! sans les détails du programme sous les yeux (et dans le noir comment eut-on fait ?) surgit « l’adagio » ; puis il est temps de le dissiper en invoquant les « bergers » de la « musette » ; on se joue joliment des cadences ; la sarabande - « quelle gravité, quelle majesté ! » - se doit d’être escortée par les dieux de l’Olympe, puis retentit un « Sortez Vents furieux », la foudre éclate et enfin une pirouette : « que pensez-vous Messieurs de ma Sonate ? » : que tout cela est spirituel et spirituellement donné ! 

     C’est alors que vint Corelli, lui aussi fantôme allégorique puisqu’il monte au Parnasse pour recevoir son Apothéose sous la plume de François Couperin. Corelli est un génie classique dans le baroque. Rien de trop : architecture parfaite, élaguée, policée, lumineuse imagination jugulée, raffinement extrême, grâce aristocratique ; il est, par la pureté de sa forme, le Racine de la Musique. Voilà pourquoi un Michel Corrette, soixante dix ans après, décrivant la tristesse de la musique française au XVIIe siècle, s’écria « heureusement Corelli vint », faisant référence au célèbre « heureusement Malherbe vint ». L’un est un soleil, l’autre une austérité, tous deux mirent de l’ordre, ajoutons leur pair, le peintre Poussin, romain et français. Lorsque Corelli est interprété par François Couperin, le résultat est sublime, non seulement par l’imitation parfaite mais aussi par la poésie du français, innée à sa famille, famille à laquelle la viole donna un tour mélodique inimitable et chaleureux, tour qui la distingue de tout le paysage musical de ce temps. Tout d’abord l’ouverture et l’allegro, en guise de cortège pour Corelli montant au Parnasse, est l’occasion du dialogue entre Gilbert Bezzina et Laura Corolla dans une interprétation des plus stylées. Puis, les tendres frottements harmoniques chers à l’Italien, l’allegro ; enfin, le sommeil en sourdine où l’on entendait le continuo raffiné du théorbiste Sergio Basilico ; l’Orphée romain s’était endormi auprès de l’Hélicon - et enfin l’enthousiasme et la liesse générale accompagnent le « Remerciement de Corelli ». Merveilleux si l’on excepte l’acoustique du lieu, défavorable à la voix et qui spatialise en trois parties le son. A gauche, le public adula Gilbert Bezzina et crut que Laura Corolla ne fournissait pas de son ; à droite on pensait de Laura Corolla qu’elle était parée de mille feux et l’on en oubliait la prestation de Gilbert Bezzina. Seul les gens du milieu entendirent équitablement leur belle performance. 

     Quant à la voix, pour le très attendu Vivaldi, bien heureux furent ceux qui se trouvaient entre le sixième et le dixième rang au centre et plutôt sur la rangée gauche. Ce Vivaldi là était comme au théâtre, pénombre pour le public et pénombre pour une scène triste : place à l’émotion de l’aria « Gelido in ogni vena » issu de l’opéra de la pleine maturité, Farnace (1727). L’appréhension suspendue du temps et les harmonies sont si propres au compositeur que personne n’en eut pu ignorer l’auteur – ne parlons pas de la cadence rompue extraordinaire, source d’inspiration directe pour celles de Bach ! Mais tout cet art n’est rien sans l’interprète, à la fois lyrique et séraphique. Agnès Mellon est plus qu’une chanteuse à la technique virtuose, au beau timbre, elle est un maître, entendons ce mot avec tout l’apport sémantique de la culture japonaise puisque, en Europe, nous en oublions le sens : le savoir et l’expérience allant au-delà du matériau utilisé par l’artiste pour s’exprimer, ce qui confère à de tels interprètes une aura indicible ressentie par le public et qui porte à l’enthousiasme. La perfection de l’interprétation chez Agnès Mellon suscite deux métaphores : la première est que dans la pénombre et par le jeu du maquillage, l’on eut pu croire que l’interprète pleurait, il n’en était rien, l’émotion n’était portée que par la voix, mais voilà bien la puissance d’évocation du grand art. Autre image, Agnès Mellon est peut-être telle que fut la Faustina au San Cassiano de Venise, une femme, digne de la concurrence : le castrat Farinelli au San Giovanni Grisostomo en 1728-29. La femme touchait plus et, grâce à elle, on assistait à un vrai opéra, Farinelli étonnait, à cause de lui l’opéra se transformait en un concert à voix seule. Ce soir là dans cette église, nous étions à l’opéra au lieu d’un récital. 

     Ici tout est dit. Rapportons tout de même la suite du programme : l’air de bravoure vivaldien « In mezzo alla procella » issu de Ramiro fit réapparaître la lumière, EDF avait médité son affaire ! Un coup de théâtre digne des rebondissements de l’opéra. Après l’entracte (qui permis à chacun de se placer à son gré suivant son appréhension de l’acoustique), ce fut l’énergie de Haendel. Un tout autre monde : pied de nez aux idées préconçues sur la standardisation de ce temps-là. Dans un concerto à la tonalité corellienne (si mineur, tonalité des fugues imitées de Corelli par Bach et du prélude du Clavecin bien tempéré, lui aussi corellien), un thème rapide et aigu s’approprie cette tonalité pleureuse avec toute l’énergie italienne, la noblesse française, la rigueur allemande et la netteté anglaise. Voici l’air à variation prisé par le compositeur d’un galant guindé et diaphane ; puis, le final, pathétique et virtuose. 

     Place enfin à la Déesse outragée : Agnès Mellon. Cette déesse qui fait fureur actuellement – la chanteuse est certes mille fois qu’une Médée à la mode d’aujourd’hui, mille fois plus que l’Ange de William Christie d’hier ! On y entendit une succession de récitatifs splendides tels que seuls les saxons savaient les composer. Que sont belles les larmes de l’« infelice » ou la virtuosité de la colère ! Tous les sentiments sont là, imposant leur beauté, suivant l’art du dramaturge Haendel. 

Crédit photographique : © Jêrome Bernard-Abou

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