vendredi 29 avril 2005

Une balade printanière au Pays musical niçois : poutine & gros poissons


Le vieux Nice - Photo (c) www.06nice.com Gilles EhrentrantNice par coutume est appelée lieu du palmier, c’est dire que cet arbre symbolise sa soi-disant absence de culture, quoique l’on donne la palme aux poètes ! Oui, les grands peintres sont venus ici, mais, pense-t-on, en dépit du magnifique musée de Chagall, ils sont repartis avec leurs trésors, laissant à Nice son unique beauté insolente. C’est bien injuste pour une ville dotée de théâtres, de concerts, d’une belle université… 

     Ce n’est pas la culture qui manque à Nice, elle est, dans les grandes institutions, d’une extrême qualité ; elle est aussi dans le cœur des hommes. Quand d’autres attraits attirent les sens, on n’y est pas pour autant oublieux de la culture. Comme dans toutes les villes, on peut aller goûter la grande cuisine aux adresses étoilées et se faire servir le turbot de Donatien dans un plateau géant, ou bien, en chinant, on peut se régaler de spécialités locales dans un petit restaurant caché, avec au menu les larves de sardines, en nisard : la poutine. C’est un double luxe auquel il faut inviter tout un chacun. Encore faut-il savoir où aller ! Ici, comme ailleurs, à quelques mois d’intervalle on peut écouter, jouées par deux orchestres différents, deux versions merveilleuses du concerto l’Empereur de Beethoven, mais une poignée de curieux seulement seront venus à la découverte des danses du Terpsichore de Praetorius. Ici, comme ailleurs, les chercheurs, les inventeurs, cette poutine féconde, ceux qui veulent montrer autre chose, ceux-là doivent se contenter de l’adage de Malraux : « la culture sinon pour tous, du moins pour chacun ». Partout se trouvent des petits Sisyphes en sueur qui peinent à donner du beau. A Nice aussi, l’excellence des grandes institutions côtoie celle des petits concerts. Louons les unes, indiquons les autres. Voici de quoi lancer un premier débat : « la vie culturelle des villes ». 

Au mois de Mars 

      Prenons, exemple parmi d’autre, le début du mois de Mars, début de printemps prometteur, agaves rouges, mimosas et, déjà, les cerisiers. Commençons par le gros poisson. Le samedi, l’Opéra offrait une création (sur la région) de Philippe Hersant : der Wanderer, issu d’une poésie de Georg Trakl sur le thème germanique du vagabond métaphysique. C’est une barcarolle de la mort commençant, comme c’est une tendance de notre siècle, par la passion du grave et du beau. Nous pressentons que depuis 1980, début de l’ère de la communication, le beau réapparaît d’abord dans la résurgence de la conservation du patrimoine, peut-être dans l’écriture contemporaine. Hersant se disait « ni néo-spectral, ni néo-tonal, ni néo-romantique ». Il n’est ni l’un ni l’autre, ni les trois à la fois : simplement à la recherche du beau… ce serait matière à un deuxième débat : « l’esthétique des siècles ». Toujours est-il que l’émotion naît de cette grave et douce méditation. Quant au reste du programme, il filait la métaphore des racines germaniques de cette œuvre en honorant Schubert, Wanderer lui-même, à travers la symphonie inachevée et Beethoven, Empereur. On nous proposait le principe pédagogique de faire découvrir un trésor contemporain en l’enrobant de mets succulents, augustes et digérés. 

     Le soir, au centre culturel de la providence, à 20h30, la Société de Musique Ancienne de Nice présenta des bals et concerts royaux de l’époque de Louis le treizième et Louis le quatorzième. Connaissez-vous cette SMAN ? Et bien, c’est un fleuron créché dans une salle magnifique au pied du château, la Providence, une ancienne chapelle d’un couvent détruit. Rafraîchie, ses couleurs sont joyeuses, ses ornements baroques, elle est parée d’un orgue historique du dix-septième siècle, muet et en attente de restauration. On s’y sent bien, il y fait bon, chaud, on y entend une musique aussi bien jouée qu’à la cour des rois. 

     Marie-Claire Bert est la tête de ce groupe ; professeur réputée, elle peut attirer vers elle de grands musiciens – certains sont de ses élèves, dont Jérémie Papasergio, bassoniste, douceur de jeu et grâce de sourire (parmi ses nombreux disques, celui sur Selma y Salaverde Chez Ricercare est à conseiller). Ils étaient accompagnés d’Elsa Franck au hautbois et Emanuelle Guigue sur une sorte de gigue ou rebec. Il faut y ajouter le continuo de Michaela Chitrite. 

     Souvent, à la lecture d’un programme XVIIIe siècle la peur de la monotone répétition nous étreint, ici : pas du tout ! c’est un choix artistique réfléchi de chefs d’œuvre ajoutant chacun un éclairage nouveau : un programme de disque. 

     Si l’ouverture de Lully manquait de son orchestre, elle figurait là pour ouvrir l’écoute sous ce haut patronage. La sonate de J. CH. Schickhart, corellien inconnu des dictionnaires, proposait une légèreté absolue dans l’écriture à quatre voix, élégance des années 1690. Tandis que la sinfonia de Bach était remplie de cette émotion et de cette science ! Intéressante est l’utilisation de cette fameuse gigue ou rebec : sa sonorité, plus roque que celle du dessus de viole fut choisie pour rivaliser avec les vents. Leurs harmoniques ne lui permettaient pourtant pas de s’exprimer tout à fait, quoique qu’une oreille bienveillante, bien tendue vers le discours du contrepoint, entendait tout de même suffisamment clairement. Pourtant ce genre d’instrument ajoutait quelque chose d’ineffable : l’ingratitude technique qui lui est inhérente est propice à la plus noble émotion. L’instrumentiste s’y meut difficilement et c’est cela même qui procure un sentiment lancinant. Qu’est-ce alors d’entendre sur ces cordes immobiles et contraintes ces volutes infiniment flexibles, plastiques, expressives de l’écriture bachienne : c’est un arrachement du cœur, une admiration pour l’artiste adroite, plus adroite encore que si elle eût tenu un violon au son rond et facile. C’est ainsi que parfois on est plus admiratif à entendre une soprano lyrique parvenir au registre aigu qu’une soprano colorature s’y promenant avec aisance. De même la virtuosité sied aux instruments difficiles sous les mains des habiles. C’est là un thème pour un troisième débat : « la technique et l’expression ». 

     Puis un Purcell instrumental, peu connu, nous offre une chaconne à trois dessus de flûtes, héritière de la ciaccona de Corelli, quoiqu’en deçà de sa valeur, et infiniment plus souple que le canon de Pachelbel qui partage un tiers du thème de sa basse, ce qui n’a pas manqué de frapper le public. Subjuguée un instant par le jeu de bassoniste de Papasergio dans les thèmes heurtés d’une sonate pleine de fugues françaises d’un Dornel, chaque oreille dut ensuite s’étonner que François Couperin surnage de loin, certes en compagnie de Bach, le répertoire de son temps. Que l’on sent, dans ce huitième concert Royal, que l’amour de la viole donna à cette famille un tour inimitable, clair et mélancolique ! Enfin, un instant, couleur (basse de viole et basson seuls) et rythme de rigaudon firent d’une sonate de Boismortier un petit bonheur, tandis que Corrette, l’amuseur amusé, avec laservante au bon tabac, vint achever ce concert sur le ton de l’aristocratie mêlée artificiellement au populaire : tout le charme du « raffiné naturel » du XVIIIème siècle, fausse simplicité, décalage plein de douleur et de regret : c’est que la « société a perverti l’homme ». et l’on ressort de ce concert en songeant à un quatrième débat : « les sentiments de la révolution française ». 

     Ajoutons que le jeudi qui précéda, ce fut un concert Purcell à deux voix par deux solistes de l’ensemble Voxabulaire (Liesel Jürgens, soprano et Michel Géraud, alto, accompagnés au clavecin par l’étonnant Dimitri Goldobine) c’était dans le cadre de la saison de cet ensemble, Chapelle Sainte Croix, Vieux-Nice, rue de la Loge, tous les premiers jeudis du mois à 20 h 30 ; ajoutons encore que le Dimanche même, l’ensemble Baroque de Nice dirigé par Gilbert Bezzina, donnait à l’église Saint François de Paule, en face de l’Opéra (elle accueillit les morts de son incendie, il y a plus de cent vingt ans), une version instrumentale des Sept paroles du Christ de Haydn, avec comme récitant le moine bénédictin Benoît Peckle, aumônier des artistes, et qu’enfin on pouvait simultanément entendre Nathalie Lebrun, professeur de Harpe du conservatoire et concertiste réputée à l’église anglicane, the Holly Trinity, rue de la Buffa – on avait pu l’écouter, peu de temps auparavant, dans un vernissage d’art contemporain, populeux et mondain : en une somptueuse villa à l’escalier à double révolution. Où chercherait-on donc à donner de la tête dans ce printemps fleuri ? Que choisir encore à la fin du mois entre laPassion selon Saint-Jean par le Chœur Universitaire des Alpes-Maritimes dirigé par Alain Joutard à l’église Saint-Pierre d’Arène pour le Festival de la voix ( quelques jours plus tard ce fut Bouzignac et Schütz par le grand chœur), ou les oratorios de Carissimi (encore par l’ensemble Voxabulaire) au Temple Protestant, boulevard Victor Hugo, temple qui tient, depuis vingt ans, sous la houlette du Pasteur Gœrtz, une belle saison annuelle de concerts spirituels ? Sans compter les nombreuses manifestations de la Semaine Sainte – on entendait, le Vendredi Saint, par exemple, jusque dans la rue, résonner le son Renaissance des cors placés par la Mairie, l’Université et le Conservatoire dans la cour du palais-musée Lascaris : car plusieurs groupes illustraient par un nocturne la fin d’un vernissage organisé par « Mars au Musée » (étudiant de la section Médiation culturelle de l’Université). Le même soir, outre les offices de Ténèbres des diverses chapelles - qui là en grégorien, qui là en concert -, la Grande Duchesse d’Offenbach était donnée à l’Opéra…). A moins finalement d’aller écouter, le dimanche de Pâques, Werther de Massenet à l’opéra de Monaco – c’est à deux pas ! 

Au mois d’Avril 

      C’est au deuxième Week-end d’avril qu’on trouve un autre exemple de profusion. Le vendredi, en même temps qu’un nouveau concert vieux-niçois de l’Ensemble baroque de Nice, l’ensemble Apostrophe, détachement de l’opéra, donnait un programme sériel à Cimiez : Berg, Webern, Schœnberg. L’actuelle direction musicale de l’Opéra de Nice, affectionnant la musique contemporaine, a eu cette idée heureuse de laisser s’exprimer dans le cadre d’une formation réduite, les sensibilités artistiques de ses musiciens. L’ensemble Apostrophe s’est ainsi acquis une réputation et se trouve désormais à demeure dans le musée Chagall de Cimiez, dans la salle des vitraux bleus, celle du clavecin Dowd au couvercle peint. Son public est fidèle. Comme grands moments de cet ensemble, on a pu, au cours de l’année, entre autre, assister à un concert à quatre clarinettes lors duquel la soprano Tanya Laing chanta Dallapiccola, Webern et Gershwin, ou encore un magnifique quatuor de la fin des temps d’Olivier Messian… une prochaine chronique permettra sans doute de commenter le travail de cet ensemble. 

     Le lendemain ce fut une chose étonnante : plus de cinq cent personnes se trouvèrent en l’église Saint-Pierre d’Arène pour assister à un magnifique concert du settecento sicilien par un ensemble de Palerme, Antonio Il Verso, ensemble qui a participé à nombre de disques montéverdiens de Gabriel Garrido. L’église était trop vaste pour la musique baroque. C’était stupéfiant d’entendre quand-même sonner là, sans micro, un clavecin et un luth, une viole, un violon baroque et une flûte de voix, sans compter les quatre solistes de chant. Le public dut tendre l’oreille et s’en accommoda sans problème. D’où venait l’affaire ? D’abord, l’instigation du consulat d’Italie, doublant le concert d’une exposition de photos de la Palerme baroque – belles, cela va de soi - fut un apport certain de public. Ensuite le choix du lieu, malheureux pour l’esthétique et pertinent quant à la géographie de la ville et sa disposition sociale. Enfin le charisme du curé de cette paroisse, son activisme artistique, le faste de ses cérémonies, apport d’une clientèle sensibilisée de toutes les façons à la culture. Il y a lieu de s’interroger : que fut-il advenu de ce concert dans les somptueuses églises baroques du Vieux-Nice, le public eut-il était aussi nombreux ? Hormis la cathédrale, place Rossetti, aucune église du Vieux-Nice ne peut parvenir à un tel rendement. On expliquera cela par la position du quartier, barricadé en contrebas entre la colline du château et le cours de l’ancien fleuve, jouxtant le centre voitureux de la ville : il est quasi impossible de bien se garer sinon en payant ; les ruelles étroites découragent les personnes âgées de sortir la nuit ; une réputation de dangerosité, non méritée, accompagne la présence des bars de jeunes qui fonctionnent le week-end : en semaine les rues nocturnes sont un désert inquiétant, les restaurants sont tôt fermés ; il faut attendre mai pour qu’une vie étrangère s’y installe. 

     Au-delà des questionnements sur l’accessibilité des quartiers, le public de Saint-Pierre d’Arène n’est pas le même que celui du Vieux-Nice et les amateurs baroques connus du Vieux-Nice furent peu nombreux dans l’assistance de ce soir-là. De fait, cet espace de culture correspond à la partie ouest de la ville, proche de l’ancien quartier russe, quartier plus moderne et commerçant. L’Eglise longe le boulevard Gambetta juste derrière la promenade des Anglais. Inachevée à cause de la guerre de 14-18, elle devait être une sorte de Fourvière niçoise, art déco ou néo-gothique ; elle est désormais grise et sans décor, sans clocher avec, à l’intérieur, des colonnes non dégrossies (elles ont encore les cales entre les blocs de pierre) : elle est presque seule à assurer sa place culturelle dans le quartier, tel un catalyseur. N’oublions cependant pas le CUM, Centre Universitaire Méditerranéen, fondé par Paul Valéry au bord de la mer avec son amphithéâtre ; la faculté des lettres, desservie par son architecture, mais très active ; le musée Chéret sur la colline des baumettes, magnifique villa russe, hélas perdu par sa situation géographique pour l’organisation des concerts ; la cathédrale russe et ses activités aussi spécifiques que prisées ; l’église anglicane qui, culturellement, suivant les saisons et les organisateurs, fait tantôt le plein, tantôt le vide ; enfin le temple protestant et sa saison de concerts spirituels au public d’habitués. Le musée Masséna aurait-il pu créer un phare – laïc - pour le quartier ? Il est à remarquer qu’ailleurs dans la ville, à Cimiez, le monastère franciscain eut été une alternative pour aller à la rencontre d’un autre public : celui des hauteurs de la ville, public huppé et certainement cultivé. Architecture baroque, site lumineux, jardin de roses, à l’intérieur trois chefs-d’œuvre de la peinture (les plus fameux tableaux de Bréa), un autel splendide, mais pas d’orgue baroque (pour toujours ?). C’eût été le lieu pour y placer l’ensemble de Palerme et son public. Mais, pour l’instant en restauration, le monastère ne cherche pas à avoir un dynamisme musical qu’il sut et serait certainement encore avoir. Voilà ainsi de quoi alimenter le débat, cinquième dans l’ordre, sur « la géographie de la culture à Nice ». Cependant, nous n’avons pas parlé du programme chanté et joué par l’ensembleAntonio Il Verso : gardons cela pour une critique que vous pouvez lire sur Resmusica. 

     Pour le dimanche, il fallait faire le choix : ou écouter l’Ensemble Baroque de Nice ou voir le chemin des Abeilles à l’Opéra. En ce qui concerne le programme du concert de l’Ensemble de Bezzina, on devinait sur le papier qu’il était aussi endeuillé que l’actualité et comptait en sus du « concerto Morte e sepoltura di Cristo » de Caldara, d’autres œuvres méditatives et funèbres de Corelli et Vivaldi, émotions « baroques » dirigées par le violoncelliste Felix Knecht. Les témoignages recueillis plus tard étaient enthousiasmés au sens religieux du terme : les œuvres firent donc l’effet voulu. Attendons le prochain concert des 6 et 8 mai avec Agnès Mellon pour parler de l’Ensemble Baroque dans une prochaine chronique… 

     Mais parlons du Chemin des Abeilles, du projet, du résultat. Le projet est d’importance, c’est une démarche audacieuse et difficile. Il n’est que de citer le livret. L’opéra trouve d’abord un mécène pour l’entreprise, la Caisse des Dépôts qui « consciente que le goût pour la musique s’acquiert dès le plus jeune âge, a décidé, dès 1992, d’orienter une partie de son mécénat musical vers les jeunes publics. Elle apporte son soutien aux actions entreprises localement en direction des publics scolaires. ». Ainsi doté, l’Opéra se tourne vers l’enseignement, trop content de trouver là matière à nourrir l’IUFM, Institut de Formation Universitaire des Maîtres. Les jeunes professeurs font chacun un mémoire sur un projet porteur : le chemin des Abeilles a trouvé son terreau. Ainsi lit-on dans le livret : « Depuis deux ans, une expérience nouvelle a été initiée par la direction de l’Opéra de Nice en partenariat (…) : la création à Nice, d’un opéra spécialement conçu avec et pour les enfants qui sont associés à toutes les étapes –l’invention de l’histoire et l’écriture du livret, la fabrication des décors et des costumes, la création de la mise en scène, et leur participation aux représentations. Des élèves de l’école des Moulins (située en Z. E. P), qui étaient en CE2 au début de l’aventure et qui sont aujourd’hui en classe de CM2, ont participé à l’écriture du livret avec la librettiste Sugeeta Fribourg. Ces élèves joueront, sur scène avec les solistes professionnels et le Chœur d’enfants de l’Opéra, les rôles qu’ils viennent de créer. D’autres classes ont imaginé des décors et des costumes. Dans la salle, lors des représentations scolaires, des enfants leur donneront la réplique en chantant des airs appris en classe ». Impeccable et édifiant. 

     La réalisation … il faut être dur, mais pour défendre cette entreprise passionnante de ses propres pièges. Tout d’abord, la musique est si pauvre ! l’instrumentation privilégie les couleurs âpres d’une certaine tradition des années vingt et trente du siècle dernier, d’esprit ironique et terne ; mais cela perdure trop longtemps dans une œuvre pour enfant qui voudrait parler d’espoir. Les cuivres et les bois dominent, les cordes sont clairsemées, les percussions efficaces, le piano un peu effacé, le résultat lugubre, comme les bandes dessinées sur les mondes bioniques. On entend quelques belles pages : avec des effets, telle la scène de la soupe ou de l’émotion, tel l’attroupement autour de la Rumeur endormie, d’un pathétique inquiet. Les enchaînements entre une scène musicale et l’autre essoufflent peut-être le rythme de l’action. Quand la Poésie arrive : que le public aurait voulu de la lumière ! Peut-être s’attarde-t-on définitivement trop sur la partie consacrée à la « ternissure » de Cassiturne ? Que dire des thèmes musicaux : presque une mélodie de paix hébraïque, un thème d’enfance ressemblant au célèbre « Dès aujourd’hui ton Royaume est né », à peu près repris comme leitmotiv opératique, portant, dans le final, les paroles : « bientôt nous pourrons moissonner de vastes champs de blé ». On aurait préféré quelque chose de plus personnel - mais peut-être d’autres trouveront ce rapprochement émis porteur d’un sens très positif ? Etait-ce délibéré ? était-ce le but ? Ce thème, l’a t’on choisi ou imité parce qu’on le voulait un élément mnémotechnique pour les représentations scolaires ? 

     L’histoire est belle, très belle même : un jeune paysan, Lucio, de la planète Cassiturne, tout plein de bonté, voudrait offrir l’âge d’or à l’Humanité. Il s’adresse à un magicien qui lui donne une baguette magique à deux côtés : un noir et l’autre blanc. Il doit se frapper la tête et choisir entre le sommeil ou l’action. On devine ce qu’il choisit … mais malheureusement une abeille le divertie et le voilà qui se cogne la tête avec le côté noir. Il s’endort pour trois cent ans, se réveille sur cette même planète devenue désertique. La scène est obscure avec des lunes, les pierres parlent au pauvre homme et lui disent le malheur de la planète : c’est le chœur d’enfant. Puis il voit les gens boire une soupe chimique ; un mendiant lui dit comment tout est arrivé : c’est par les pesticides ; ils ont tué les abeilles, lesquelles permettaient la reproduction des fleurs. Plus de végétation, plus d’eau potable. Il raconte aussi que la Rumeur, vêtue de papiers journaux, est un tyran, puant d’une odeur de punaise, et qu’elle domine le monde ; qu’au nord du pays est un jardin merveilleux gardé par un Ogre Volant. Là sont plantes et eau. Lucio le paysan décide, avec sa baguette (« ne touche pas à cette baguette ! » disaient les pierres) de retrouver ce Jardin et cherche la Poésie : elle lui dira le chemin. La Rumeur se fait passer pour cette dernière, mais avec ses mains rugueuses et son odeur, elle est heureusement démasquée. D’un coup noir de la baguette, elle s’endort – la poésie arrive et donne une rose munie d’une abeille à Lucio – l’abeille le conduit. Le mendiant raconte cet espoir aux enfants avant d’aller cacher la Rumeur endormie : « ils sont si naïfs qu’ils seraient capables de la réveiller ! ». L’ogre Volant ressemblant à un paléodinosaure échappé du Roi Pausole (l’opérette fut donnée en début de saison à Nice) avec jumelle et tapette à mouche, fini lui aussi par être endormi grâce à l’agacement de l’abeille et la baguette magique. Quant à la jardinière, jalouse de son paradis, elle refuse un instant de donner les graines : « elles sont faites pour ceux qui les méritent, pas pour les mendiants ! »; mais elle craque devant la rose, espèce disparue, et cède, en troc, toutes les graines. La planète pourra revivre grâce au héros blond, blond comme le petit prince de Saint Exupéry. 

     Cette poétique histoire, malheureusement trop actée, sans doute pour la compréhension par les enfants, a souffert des longueurs du texte, de l’alternance voulue de scènes parlées/airs, finalement aussi mécanique que le récitatif/aria de l’opéra napolitain ! nombreux furent les enfants qui s’ennuyaient dans la salle ; on les entendait souffler : voilà un comble puisque c’est eux qui ont écrit l’œuvre (mais c’était une représentation publique, nul doute que les représentations scolaires connurent une autre ambiance) ! – on sent que l’adulte à trop réfléchi sur leur travail et, par pédagogie, a tué la spontanéité de l’affaire. Il fallait plus d’amusement, moins de paroles. Savons-nous encore exprimer la poésie de l’enfance ? Ce serait un sixième débat : « que reste-t-il du travail des enfants une fois revu par les adultes ? ». Ainsi à la fois critiquable par ses longueurs et louable de son effort pionnier, l’œuvre est-elle faite pour la consommation dans l’instant avant que de sombrer dans l’oubli ? fut-elle pensée pour la seule l’entreprise, en amont, de deux ans et, en aval, pour le seul divertissement du mois d’Avril ? Souhaitons à cette œuvre une postérité et ce, pour deux raisons : primordialement, parce que « créer », et encore plus créer un « projet pilote » est bien plus difficile que réadapter une œuvre pré-existante ; l’humilité de la critique est alors de saluer le tour de force et d’inviter à son renouvellement ; secondement, parce qu’on a peu d’opéras pour enfants ; il est bon d’enrichir, surtout d’une façon aussi originale - par les enfants eux-mêmes - cette tradition qui aligne déjà des chefs d’œuvre dont certains de Ravel et de Britten. D’ailleurs, voyons le positif : les costumes sont très proches de la sensibilité des enfants, le décor de Caroline Constantin, triste et lunaire, poétique ; les chanteurs étaient bons, la diction chantée était particulièrement adaptée au genre pour les barytons Bernard Imbert et Jean-Michel Caune, dont on salue le jeu d’acteur en tant que protagonistes (même s’ils n’étaient pas très à l’aise dans la tessiture vocale de son rôle). Le chœur d’enfant, préparé par Philippe Négrel, était vraiment parfait – l’œuvre étant exigeante pour eux. C’est cela qu’il faut souligner en définitive. Nice est dotée d’un chœur d’enfant qui commence à mériter une célébrité, que la Rumeur le dise… 

     L’opéra s’achevait vers 17h, le temps d’embrasser les petits chanteurs, qui, en se démaquillant, entonnaient le leitmotiv « hébraïque » (dont on a parlé en mal et qui fut pourtant pour eux source de beaucoup de joie : preuve en est qu’ils le chantaient à présent en dehors du spectacle, sous l’instigation des filles ! – les garçons pensaient peut-être aux rollers ?) - il fallait filer à Mougins pour voir un autre concert consacré à la viole de gambe avec Sylvie Moquet et Dimitri Goldobine, concert dont vous pouvez aussi lire la critique sur Resmusica. 

Conclusion 

      Mais, en achevant, on réalise que non seulement on fut nourri à satiété de musique, mais que de plus, on a pu fomenter plusieurs débats sur la culture – six au moins ! Pourquoi ne pas aller au Bar des Oiseaux, dans le Vieux Nice, avenue de l’Abbaye, pour causer philosophie tous les premiers mercredis du mois ? Nous ne l’avons pas encore fait ! Et cela existe, entre autres, à Nice… 

Crédit photographique : © www.06nice.com Gilles Ehrentrant 


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